CHAPITRE XVI

Les éléments du Sixième d'Infanterie Montée occupèrent leur position à la faveur de la nuit, comme prévu, une heure avant l'aube. Le vieux poblado, au cœur des collines, était enveloppé d'un épais silence. De temps à autre clignotait l'œil rouge d'un feu de camp qui mourait. La fumée montait toute droite dans l'air qu'aucun souffle de vent n'agitait.

Le colonel Diaz vint s'accroupir aux côtés de Lee Kershaw.

— De combien d'hommes dispose-t-il ?

Lee eut un haussement d'épaules évasif.

— Deux cents, deux cent cinquante, peut-être.

— Pas plus ? Vous en êtes sûr ?

Il regarda de biais le colonel, fit rouler sa chique dans ses joues et cracha.

— Lopez est un magicien. Sous ses ordres, douze hommes en valent vingt.

— Ils doivent être plus de deux cents, s'entêta Diaz.

— De nombreuses femmes les accompagnent, intervint Gil Luscombe.

— Ce qui donne à Lopez l'air d'avoir une armée, colonel, dit Lee.

— Quel sera leur sort ? s'enquit Gil.

— Le même que celui des hommes, rétorqua Diaz.

— Ce n'est pas juste !

Lee se tourna vers son jeune compagnon.

— Certaines d'entre elles combattent avec plus d'âpreté et de cruauté que les hommes. Comme les squaws apaches ou yaquis. J'en ai vues s'acharner à coups de couteau sur les blessés ennemis.

— Ce n'est pas juste, répéta Gil. Ce n'est pas une façon civilisée de faire la guerre.

— Qui a prétendu que c'en était une ?

Diaz acquiesça.

— Ce garçon n'a pas encore reçu le baptême du feu dans ce genre de combat de guérilla, Kershaw.

— Il l'aura avant que le soleil ne se lève, promit Lee tandis que Gil s'éloignait dans l'obscurité. Puis il ajouta : Colonel, vous pouvez maintenant donner l'ordre à votre première compagnie d'aller prendre position dam l'arroyo que vous voyez à l'ouest du poblado. Vos soldats auront un champ de tir dégagé au-dessus des toits de ces maisons en ruine. Je vous suggère de poster une autre compagnie à l'est, pour couper la retraite aux fuyards.

— Et au nord ?

— Inutile. Les collines sont trop éloignées pour que les Lopezistes puissent espérer les atteindre. Les Remington les faucheraient comme des quilles s'ils tentaient de gravir ces pentes escarpées. En outre, leurs chevaux sont parqués à l'est, juste au-delà de la plaza. S'ils essaient de les rejoindre, vous disposerez là-bas d'une compagnie montée pour les accueillir.

Diaz lança un regard par-dessus son épaule. Un cheval, dans la nuit, poussa un hennissement plaintif.

— Et moi je chargerai au bas de cette pente à la tête de mes deux autres compagnies montées pour prendre Lopez à revers ?

— Un bon point, colonel !

— Je vous ai dit que vous auriez dû être soldat.

— C'est ce que Lopez a toujours pensé, mais je crois vous avoir déjà dit que je n'aimais ni les horaires, ni la paie.

Accroupi sur ses talons dans l'obscurité, Lee resta à contempler le poblado endormi en devinant, plutôt qu'il n'entendait, les mouvements furtifs des soldats et des chevaux en train de prendre position. Diaz sortit de l'étui son revolver et en fit tourner le barillet.

— Vous viendrez avec moi, Kershaw ?

Lee fit un signe d'assentiment.

— J'espère que vos hommes nous reconnaîtront, le gosse et moi.

Diaz haussa les épaules.

— Comment pourraient-ils se méprendre ?

Lee leva les yeux et sourit.

— C'est une question à double tranchant, colonel.

— Je ne saurais être tenu pour responsable des accidents qui pourraient vous arriver au cours de la mêlée, Kershaw.

— À d'autres ! fit Lee en se levant.

Le visage de Diaz devint dur comme du granit.

— Ne me parlez plus jamais sur ce ton, mister ! Jamais !

— Nous avons conclu un marché. J'ai respecté mes engagements !

— Je respecterai les miens. Vous avez ma parole d'officier et de gentleman.

Lee vérifia son colt et sa carabine. Gil s'approcha derrière lui.

— Il vous reste encore un peu de brandy ?

Il lui tendit le flacon. Gil but une longue rasade, puis une autre. Il levait la bouteille pour la troisième fois quand une main de fer lui encercla le poignet.

— Ça suffit pour l'instant.

— Depuis quand êtes-vous ma nurse ?

Lee but à son tour puis remit le flacon sous sa veste.

— Il faut bien que quelqu'un t'en tienne lieu…

Il lorgna Diaz de biais. Le vent se levait. À l'est, une pâle lueur grise commençait à poindre dans le ciel. Diaz fit signe à son ordonnance de lui amener sa monture. Il enfourcha son splendide cheval noir et mit le sabre au clair, aussitôt imité par plus d'une centaine de soldats. Le clairon vint se placer derrière lui.

Le temps semblait s'être arrêté pendant ce bref moment de répit précédant la naissance du jour. Diaz se dressa sur ses étriers et contempla le poblado en contrebas. Sur la plaza, un Lopeziste ranimait un feu à coups de pied. Çà et là, dans des bosquets ou sur des tertres, les hommes s'agitaient sous leurs couvertures. Un bourricot, dans un corral, poussa un braiment rauque. Diaz tourna ses regards vers le nord-ouest, en direction de l'arroyo plongé dans l'ombre. Il leva son revolver et l'arma, puis son doigt se raidit sur la détente. Le revolver cracha et l'écho de la détonation rebondit de colline en colline, noyé, avant même de s'être éteint, par une salve fracassante tirée du rebord de l'arroyo.

Les Lopezistes hurlèrent sous ce déluge de plomb. Certains furent tués avant même de s'être réveillés. Les soldats tiraient au-dessus des ruines aussi vite qu'ils pouvaient recharger, prenant à peine le temps de viser, fauchant de nouvelles victimes qui s'abattaient sur les corps de ceux qui étaient déjà tombés.

Diaz se tourna vers le clairon.

— Sonnez la charge !

L'appel strident retentit et le tir depuis l'arroyo cessa aussi subitement qu'il avait commencé. Le colonel leva son sabre.

— Degüello !

— Qu'est-ce que ça veut dire ? hurla Gil en se mettant en selle.

— Cela veut dire : « Pas de quartier ! » répondit Lee qui, piquant des deux, s'élança sur la pente derrière le colonel, aux accents terrifiants de cette sonnerie de la Vieille-Espagne.

Les Lopezistes – ceux du moins qui n'étaient pas morts, mourant, ou trop sérieusement blessés pour s'enfuir – se dispersèrent, pris de panique en entendant le degüello et coururent vers les corrals à l'est du poblado. La charge de Diaz les prit sur le flanc droit. Les sabres firent leur office et les revolucionarios, coupés de leurs chevaux, cherchèrent le salut en s'engouffrant dans les rues transversales. Ceux d'entre eux qui réussirent à atteindre le corral tombèrent sous les rafales des fantassins postés au sud. Ceux, plus rares encore, qui purent enfourcher leurs chevaux et commencèrent à fuir vers l'Est furent accueillis par les fusils et les sabres de la compagnie montée établie de ce côté sur les conseils de Lee. En désespoir de cause, ils se replièrent vers le nord en direction de la pente escarpée des collines. Les soldats postés dans l'arroyo rectifièrent aussitôt la hausse et tirant dans le dos des revolucionarios débandés, les repoussèrent vers l'abrupte paroi où ils furent cueillis un à un alors qu'ils s'efforçaient désespérément de trouver une prise sur les rochers nus. Pas un seul n'atteignit la crête.

Un suaire de fumée de poudre s'étendait sur tout le village. Lee contourna l'église et reconnut la silhouette familière de Lopez, encore alourdie par les ceintures-cartouchières entrecroisées sur son torse trapu, qui courait, de cette allure gauche du cavalier à pied, en direction des corrals. Le dépassant au galop, Diaz rattrapa rapidement le chef rebelle, et, d'un coup de son sabre effilé comme un rasoir, fendit l'épais sombrero de feutre et lui enleva l'oreille gauche. Lopez poussa un cri de porc qu'on égorge. Le deuxième coup de sabre lui trancha l'oreille droite avec une égale précision. Lopez pirouetta pour lever les bras en signe de reddition, mais une troisième fois le sabre du colonel s'abattit avec une force terrible, lui coupant la peau du front, le nez et les lèvres. Il chancela, épave inhumaine, en poussant des cris inarticulés.

— Pour l'amour du ciel ! hurla Gil.

Lee le regarda de biais en arrêtant son cheval à sa hauteur.

— Tu n'as jamais entendu parler du traitement que Lopez et ses joyeux drilles infligèrent au jeune frère du colonel lorsqu'ils le capturèrent blessé à El Corralitos ! Même un Yaqui aurait rendu ses tripes !

Sortant sa carabine du fourreau, Gil l'arma rapidement et visa le revolucionario sans visage qui essayait d'échapper au sabre tournoyant de Diaz. Il tira. Touché d'une balle en plein cœur, Lopez s'effondra comme un bœuf à l'abattoir. Aussitôt le colonel fit volter sa monture et galopa vers Gil en brandissant son sabre rouge de sang. Vivement Lee s'interposa entre eux.

— Vous avez eu votre maudite vengeance, Diaz ! rugit-il. Maintenant arrêtez cette boucherie !

Comme dégrisé, Diaz fit tourner son cheval et alla rejoindre ses hommes qui braillaient à s'époumoner.

Dans une rue transversale, une femme poussa un cri. Gil y engagea sa monture et vit sa sœur Leila qu'un soldat menaçait d'un sabre ensanglanté. Il l'abattit d'une balle entre les omoplates puis fit bondir son cheval par-dessus le cadavre. Lee s'empressa de regarder si personne ne l'avait vu tuer le soldat, puis demanda à Leila :

— Où est passé Mercer ?

Un homme jaillit alors de la porte d'une maison et se mit à courir à toutes jambes dans la direction opposée à la plaza. Lee éperonna sa monture et eut tôt fait de le rejoindre. Penché sur l'encolure, il asséna un violent coup de crosse à la tempe de Chad Mercer qui s'effondra la tête la première dans le caniveau fangeux. Il sauta à terre, le retourna du pied et en un clin d'œil lui passa les menottes.

— Venez ! cria-t-il aux deux Luscombe. Toi, Gil, va chercher le gris !

Parvenu au bout de la rue envahie par les broussailles, il jeta Mercer dans un buisson puis sauta sur le dos du louvet pour aller rattraper un cheval bai qui s'éloignait parmi les halliers. Il saisit les rênes au vol et ramena l'animal à Leila.

— En selle !

Elle le regarda, les yeux agrandis par l'épouvante.

— Ils sont en train de les exterminer, dit-elle d'une voix étrange.

— Cela figure au programme, rétorqua Lee d'un ton froid.

Gil revint avec le gris et une mule de ravitaillement dont le flanc poussiéreux s'ornait de la marque de la République du Mexique.

— J'ai pensé qu'on pourrait avoir besoin de rations, annonça-t-il en souriant.

— Il t'arrive donc parfois de te servir de ta cervelle !

— De quel côté allons-nous ?

— Droit au nord.

— Mais c'est le territoire yaqui !

Lee hissa Mercer sur le dos du gris et lui lia mains et pieds sous le ventre de l'animal. Il prit en main les rênes du gris et enfourcha le louvet.

— À cette heure, ils sont en train de détaler ventre à terre vers les montagnes. Ils n'en ressortiront plus avant le printemps prochain. Ils ont vu ce qui est arrivé à Lopez et n'ont aucune envie de connaître le même sort ! Nous pourrons voyager sans ennuis tout le jour.

Ils firent le tour du poblado. Des tirs sporadiques éclataient encore, coupés parfois de soudaines fusillades. Avec le lever du soleil, des nuées de mouches commencèrent à se diriger vers la plaza rouge de sang. Pour elles était venu le temps de la fiesta.