CHAPITRE XIX
Une petite pluie d'automne tombait, fine et froide. Sur les collines arrondies, les sapins et les pins gémissaient et oscillaient au gré du vent soufflant vers les prairies. Le crépuscule s'installait.
Lee Kershaw fit halte et se retourna sur sa selle.
— La croisée des chemins, dit-il. Cibola ou le Querencia ?
Gil regarda sa sœur.
— Leila ?
Chad Mercer gardait un visage hermétique.
— Cigarette, hombre, demanda-t-il à Lee.
Tout en roulant la cigarette demandée, Lee étudiait la jeune femme. Dans le lointain, au bas des pentes plantées d'arbres, clignotaient les lumières jaunâtres des faubourgs de Cibola. Il se pencha vers Chad et lui plaça la cigarette entre les lèvres. Il gratta une allumette sur l'ongle de son pouce et lui présenta la flamme, abritée dans ses mains en coupe.
— Leila ? répéta Gil.
Elle regarda Chad.
— Et lui ?
— Nous l'amènerons sain et sauf à Papa, promit-il.
— Erreur, dit Lee en roulant pour lui-même une deuxième cigarette. Je l'amènerai tout seul, kid.
— Je vous ai aidé…
— C'est mon travail. Tu as toi-même une tâche à accomplir. Un devoir, si tu préfères.
— Oui ?
D'un signe de tête, il lui indiqua sa sœur tout en allumant sa cigarette.
— Conduis-la au Querencia. Elle ne tient pas vraiment à rentrer à Cibola pour affronter la colère de votre père.
— Ce n'est pas du tout ça, dit-elle.
— Alors, très bien. Finissons-en. Ce vent est glacial et la pluie va bientôt se mettre à tomber sérieusement.
Elle hésitait encore, faisant aller son regard de Lee à Chad. Gil se pencha et posa une main sur les siennes qu'elle avait jointes sur le pommeau de sa selle.
— Lee a raison, dit-il. Viens, sœurette. C'est la meilleure solution.
Lee se frotta les yeux. Il se sentait très las. Moins physiquement, d'ailleurs, que moralement. Il ne voulait plus penser. Tout ce qu'il souhaitait, c'était de mettre Chad dans une chaude cellule de la prison de Cibola puis d'encaisser la prime. Il prendrait ensuite un ou deux verres, et peut-être même davantage, puis décamperait de Cibola comme si la peste s'était abattue sur la ville.
Leila leva la tête.
— Je viendrai te rendre visite, Chad, promit-elle, mais sa voix manquait de chaleur.
Mercer cracha.
— Ne te donne pas cette peine.
Gil s'empara des rênes du cheval de sa sœur et l'engagea sur la route menant au Querencia. Elle ne se retourna qu'une seule fois vers les deux hommes muets qui, sous la pluie battante, la regardaient s'éloigner.
Lorsque les deux Luscombe eurent disparu à un tournant, Lee toucha des talons les flancs de son louvet et tira sur les rênes du cheval que montait Mercer.
— Quelle scène touchante ! dit Chad, mais il n'obtint aucune réponse.
Ils descendirent la dernière côte et arrivèrent en vue du pont. La rivière, gonflée, avait un fort courant et l'eau noire se creusait de tourbillons frangés d'écume blanchâtre.
— L'hiver approche, dit Chad. Tu vas pouvoir te la couler douce dans ta baraque, à écouter la pluie crépiter sur le toit.
— Il faut d'abord que je répare les fuites, répondit Lee en s'engageant sur le pont.
— Le rancher… fit Chad en souriant.
— Ça te fait marrer, hein ?
— Je n'y peux rien, hombre.
Au sortir du pont, Lee se retourna.
— Sans rancune, hombre ?
— C'est ton boulot, dit Chad. – Il fit aller sa cigarette d'un coin de sa bouche à l'autre et ajouta : « Judas… »
Un homme, qui avait surveillé leur approche à travers le rideau de pluie, fila à toutes jambes vers le Granada House. La tête bien droite, Lee descendit la rue creusée d'ornières. Lorsqu'il s'arrêta contre le trottoir de bois devant l'hôtel, quatre hommes l'y attendaient déjà, abrités sous le toit du porche : Morgan Beatty, Jed, un autre individu au masque dur qu'il ne connaissait pas et le traqueur métis Manuel qui rivait sur lui ses yeux d'agate.
« Le bâtard », murmura-t-il sous cape en mettant pied à terre dans la boue. Il se tourna vers Beatty.
— Où est Luscombe ?
— Ne vous en faites pas, il viendra. Vous pouvez me remettre Mercer.
— Pas quand il a les menottes et qu'il est sans défense.
— Vous êtes bien arrogant, Kershaw.
— Et vous, bien sûr de vous quand vous avez vos trois gorilles !
La porte de l'hôtel s'ouvrit et Bennett Luscombe s'avança sous le porche. Son regard voltigea de Mercer à Lee.
— Bien, dit-il. Où sont Leila et Gil ?
— Ils font route vers le Querencia. Ce sont mes hôtes, Luscombe.
Le visage du shérif ne refléta aucune expression. Il se borna à acquiescer.
— Remettez Mercer à mes gars et montez avec moi prendre un verre. J'aimerais que vous me racontiez comment ça s'est passé.
Lee secoua la tête.
— Je vous remets, dès maintenant, et à vous personnellement, le prisonnier Chadwick Mercer, en présence de ces témoins.
— Très à cheval sur les formes, dit le shérif en souriant. Je pourrais vous employer, si vous êtes intéressé.
Lee fit signe que non en attachant le cheval de Mercer à la barre.
— Je vous dois de l'argent, Kershaw.
— Déposez-le à la banque, à mon compte.
— Vous ne pourrez pas vous acquitter des autres paiements avec le revenu de votre ranch.
— Je paierai. D'une façon ou d'une autre.
Çà et là, le long de la rue, des visages curieux étaient collés aux vitres embuées des fenêtres. D'autres observaient la scène, tapis dans l'encadrement de leur porte.
Lee sortit le mandat d'une poche intérieure de sa veste puis dégrafa son étoile. Il les tendit au shérif.
— Vous êtes en train de commettre une erreur, Kershaw.
De nouveau, Lee secoua la tête. Il lança à Beatty la clé des menottes puis commença à s'éloigner en tirant le louvet par la bride.
— Au revoir, kid, dit-il à Chad.
Mercer, toujours en selle, baissa les yeux sur lui.
— Judas… dit-il doucement.
Lee haussa les épaules et gagna le saloon le plus proche. Il attacha le louvet sous les regards des cinq hommes restés sous le porche de l'hôtel.
Il poussa les portes battantes et se dirigea vers le comptoir.
— Rye, Buck.
Le barman lui apporta une bouteille et un verre. Toutes les têtes, dans la salle, s'étaient tournées vers Lee Kershaw, ce grand gaillard barbu aux vêtements trempés de pluie et aux bottes crottées, dont le regard semblait perdu dans la contemplation d'un autre univers. La pluie tambourinait sur le toit. Nul ne soufflait mot. Le goulot de la bouteille de rye tintait à intervalles réguliers contre le bord du verre.
Dans la rue, un homme poussa un cri. Il y eut une galopade dans la boue. Un coup de feu éclata. Puis deux autres. Un cri rauque. Le bruit d'une chute. Nouvelle galopade vers le bas de la rue, suivie d'un tonnerre de sabots sur le pont de bois. Puis le silence.
Lee reposa son verre sur le comptoir. Il s'essuya machinalement la bouche du dos de la main puis plaça près de la bouteille une pièce d'argent de un dollar. Il gagna la porte et l'ouvrit, puis s'avança sur le trottoir en planches. Un homme gisait la face contre terre dans la boue, à quinze mètres du saloon. Quatre hommes se tenaient dans la rue, leur revolver au poing. Bennett Luscombe n'était nulle part en vue. Lee marcha vers le corps et le retourna sur le dos. La pluie redoubla soudainement, lavant le sang qui coulait sur le visage livide de Chad Mercer.
Il entendit quelqu'un patauger derrière lui.
— Il a tenté de s'échapper, dit Beatty.
Lee leva les yeux sur le visage du deputy.
— Avec les menottes aux poignets ? demanda-t-il tranquillement.
Bien qu'il n'eût fait vers lui aucun mouvement, Beatty, dans un instant de panique, eut un brusque recul. Lee se releva et se dirigea vers son cheval. Il le détacha, l'enfourcha et s'éloigna en direction du pont, sans se retourner une seule fois pour regarder les visages curieux de la foule qui se formait rapidement.