CHAPITRE VII

Une minuscule lueur troua le velours de la nuit et disparut aussitôt. Lee tourna son louvet et lui fit traverser les voies ferrées du South Pacific. Un bruit indistinct lui parvint, porté par le vent. Il vit de nouveau ce fugitif point lumineux, comme si quelqu'un avait tiré une bouffée de sa cigarette. Il consulta le ciel à l'est. La lune ne tarderait pas à se lever. Chad Mercer devrait donc bientôt sortir de sa cachette pour tenter de gagner la frontière.

Un cheval hennit dans l'obscurité. Lee mit pied à terre et tira sa Winchester du fourreau. Il y eut un crissement sur le sol dur.

— Restez où vous êtes !

Il se baissa et discerna quatre cavaliers.

— Police ! cria l'un d'eux. Shérif adjoint du comté de Luna. Pas un geste !

— Lee Kershaw ! Ou je me trompe fort, ou c'est la voix de Bert Dixon.

— C'est bien lui, Lee ! Que diable fabriquez-vous par ici ? Vous êtes venu à tire-d'aile ?

— Ne parlez pas si fort. Avec ce vent, les voix portent loin.

Les quatre membres de la patrouille mirent pied à terre et Bert Dixon s'avança, la main tendue.

— Cela fait plaisir de voir que vous avez repris le collier. Où Chad Mercer se cache-t-il donc ? Vous devriez le savoir, hein ? sacré vieux limier !

— Il a dû traverser le Rio Grande ce matin, quelque part au nord.

— Dans ce cas, nous avons une chance de le coincer.

— Il a deux chevaux et n'hésitera sans doute pas à en crever un.

Dixon hocha la tête.

— Nous avons reçu hier un télégramme de Cibola, envoyé par le shérif Luscombe. Il nous signalait que Mercer était dans le San Mateos, avec Morgan à ses trousses, et que vous vous étiez lancé solo sur sa piste. Je persiste à penser qu'il se trouve à l'est du Rio Grande et qu'il se dirige actuellement vers l'Enclave.

Lee s'adossa au flanc de son louvet et coupa une chique dans sa carotte de Wedding Cake.

— Mercer était à l'aube à l'Ojo del Muerte. Il a abattu l'un de mes chevaux d'un coup de fusil puis a franchi le col pour passer à l'ouest des montagnes. Il a probablement traversé le Rio de bonne heure avant de mettre le cap sur le sud.

— Comment avez-vous fait pour rappliquer si vite ?

— J'ai fait stopper un train de marchandises du Santa Fe et il m'a conduit jusqu'à Las Cruces.

— Pas bête… De notre côté, nous avons posté des hommes le long de la ligne du chemin de fer et nos patrouilles quadrillent tout le secteur.

— Il ne reviendra plus à l'est, dit Lee en faisant rouler sa chique d'une joue à l'autre. – Il cracha et regarda Dixon de biais. – Pourquoi ce soudain intérêt pour Mercer ?

Dixon eut un geste évasif.

— Le comté de Luna est toujours heureux de coopérer.

— Je t'en fiche ! Quelle récompense Luscombe vous a-t-il offerte pour Mercer ?

— Cinq mille dollars, mort ou vif. Tient-il donc tant que cela à avoir sa peau ?

— En tout cas, il a les moyens.

— Mort ou vif… dit Bert en tapotant la crosse de son fusil. Cela facilite toujours la tâche. – Il dévisagea Lee d'un air perplexe. – Mais comment se fait-il que vous soyez embarqué dans cette affaire ? On vous disait de retour à la vieille estancia de votre grand-papa où vous aviez décidé de vous adonner aux joies de l'élevage, de préférence à celles de la chasse à l'homme. Par ailleurs, Chad Mercer n'était-il pas votre meilleur ami ?

— Que pèse l'amitié quand il y a cinq mille dollars sur l'autre plateau de la balance ? intervint l'un des policiers, sarcastique.

— J'ignorais tout de cette prime avant de vous rencontrer.

— Vous êtes connu, de toute façon, pour pratiquer des tarifs fort élevés.

— C'est que Lee est le meilleur spécialiste du genre ! fit Dixon.

— Ce qui veut dire qu'il empochera ces cinq mille dollars avant nous.

— Je ne suis pas dans le coup, répondit Lee sans se démonter. Je me contente de percevoir mes honoraires et n'en demande pas plus. Mais pendant que nous sommes là à jacasser, Mercer peut en profiter pour filer.

— Vos suggestions ?

— Répartissez vos hommes le long de la voie ferrée au lieu de continuer à courir dans toutes les directions. Tenez-vous tranquilles et dès que l'un de vous l'aura repéré, qu'il tire trois coups de feu en l'air. Vous devriez alors être capables de le cerner avant qu'il ne puisse aller très loin. À l'heure qu'il est, ses chevaux doivent être fourbus et il n'est sans doute pas en grande forme lui-même.

— Mercer est increvable, marmonna l'un des hommes. Dur comme l'acier, souple comme le roseau.

— Est-il dangereux, Kershaw ? s'enquit le plus vieux de la patrouille.

— Il s'appelle Chad Mercer… repartit Lee en enfourchant son louvet. À propos, Bert, où se trouve le plus proche point d'eau ?

— À dix miles d'ici, droit au sud. C'est un ancien relais de la Southern Overland Mail, abandonné il y a vingt-cinq ans, depuis qu'on a trouvé de l'eau ici, le long de la ligne du South Pacific. Tous les points d'eau qui jalonnent la voie sont actuellement gardés par nos hommes.

Lee acquiesça d'un signe de tête et prit aussitôt la direction indiquée. Lorsqu'il fut hors de vue de la patrouille, il rendit la main au louvet. Il atteignit une ancienne route creusée d'ornières qui contournait vers le sud-ouest une chaîne de basses collines. Il la suivit dans les ténèbres jusqu'à un profond arroyo. Se dressant alors sur ses étriers, il distingua au-delà la masse sombre d'un bâtiment.

Il fit descendre son cheval dans l'arroyo et l'attacha par le licou à un arbuste rabougri puis retira ses bottes qu'il remplaça par des n'deh b'keh, des mocassins apaches conçus pour le désert. Après avoir accroché son chapeau au pommeau de sa selle il but à sa gourde quelques gorgées d'eau, puis, à pas de loup, suivit le cours de l'arroyo jusqu'à ce qu'il fût à même de voir la route. Au-delà de la route, derrière le bâtiment qui avait précédemment retenu son attention, il distingua les ruines d'un ancien corral ceint de murs. Opérant un large crochet, il revint par le côté Sud. La lune s'était levée et se mirait sur la surface gris plomb de la tinaja qu'alimentait la source située près du relais. Rampant sur le ventre entre les buissons jusqu'à un surplomb qui dominait la tinaja, il étudia le sol aux abords du trou d'eau et constata que plusieurs pierres avaient récemment été déplacées, car elles se trouvaient sens dessus dessous, renversées sans doute par des bottes ou par des sabots.

Poussant plus loin son inspection à la faveur du clair de lune, il découvrit bientôt les preuves qu'un homme et deux chevaux étaient passés par-là quelques heures plus tôt. Il reporta alors son attention sur les ruines. Le vent avait tourné et lui apportait une odeur de cheval. Il vit une petite bouffée de fumée sortir par l'une des fenêtres du bâtiment.

Immobile, patiemment, il surveilla les ruines que l'ombre commençait d'envahir. Au bout d'une éternité, la lune apparut enfin au-dessus des collines, à l'ouest. Soudain une silhouette se profila dans l'encadrement du large portail du relais. Sans bruit, l'homme s'avança à découvert, conduisant deux chevaux dont l'un était déjà sellé et qu'il enfourcha aussitôt.

Lee épaula sa carabine et visa le cheval non sellé. À l'instant même où il pressait la détente, le premier animal tourna la tête de côté et reçut en plein front la balle de 44/40. Il s'abattit, foudroyé, mais son cavalier, dégageant prestement ses pieds des étriers, eut le temps de sauter à terre. Il pirouetta vers le second cheval et son visage, sous le clair de lune, devint nettement reconnaissable. Chad Mercer !

Lee tira sur le second cheval au moment même où l'animal se mettait en mouvement. La balle s'écrasa contre le mur de la station. Le cheval s'affola, Mercer plongea dans une fenêtre. Lee bondit sur ses pieds et courut sur une quinzaine de mètres. Il tira dans la fenêtre et changea de place aussitôt, tandis que s'estompait dans le lointain le bruit des sabots du cheval emballé.

La lune continua sa course vers l'ouest et l'ombre envahit peu à peu le côté Est du relais. Lee s'y dirigea en rampant. Il entendit un hennissement et jura. Un cheval dont les sabots n'étaient pas chaussés de bottines approchait du relais au trot. Pendant un moment angoissant il crut que c'était son propre louvet puis il constata avec soulagement qu'il s'agissait d'un bai clair. Il fronça les sourcils. D'où diable sortait-il, celui-là ? Il dressa la tête. Quelqu'un appelait le bai. Des bottes crissèrent sur le sol. Une ombre se détacha des ruines et courut à toute vitesse vers le cheval perdu.

Vivement Lee leva son fusil. Une petite flamme rouge jaillit sur sa droite, suivie d'une sèche détonation. La balle ricocha sur le sol à quelques dizaines de centimètres de lui, aspergeant sa joue droite d'une grêle de petits graviers. Une deuxième balle passa en miaulant au-dessus de sa tête. Un crépitement de sabots retentit au sud, annonçant le départ de Mercer pour la frontière. Risquant le tout pour le tout, Lee bondit sur ses pieds, mais pour se jeter aussitôt à plat ventre comme une troisième balle lui sifflait aux oreilles.

Anxieusement il pensa à son louvet. Quiconque aidait Mercer l'avait peut-être pris. En silence il suivit en rampant le lit du cours d'eau limoneux. Le fusil cracha de nouveau alors qu'il s'était hasardé à courir sur quelques mètres en terrain découvert. Il plongea aussitôt dans les buissons. Les minutes s'égrenèrent lentement puis, las d'attendre, il se risqua à lever la tête.

— Hé ! Kershaw ! Vous avez perdu quelque chose ?

Un rire rauque ponctua le départ de Gil Luscombe et Lee, la mort dans l'âme, son fusil inutile dans les mains, entendit décroître au loin le bruit sourd de la galopade.