29 – EST-IL MORT ?
Dans le salon du rez-de-chaussée d’une maison isolée, au milieu du quartier populeux de Waterloo, une jeune femme se tenait immobile, effrayée.
Elle hurla soudain, rompant par un cri terrible le silence absolu et impressionnant qui régnait autour d’elle :
— Qu’allez-vous faire ? qu’allons-nous voir ?
Devant elle, dans la pièce à peu près vide, sans meubles, et dans laquelle on s’était contenté de dresser en hâte un lit de fer, un lit de malade, se trouvait un homme. Celui-ci, accroupi sur le plancher, se livrait à une besogne effroyable.
Il était penché sur un cercueil et il dévissait les vis du couvercle.
La malheureuse femme que peut-être on condamnait à assister à quelque horrible spectacle, après s’être instinctivement approchée de la bière, reculait épouvantée.
— Qu’allons-nous voir ?
Son interlocuteur répondit :
— Lui, madame, lui seul.
Et comme la malheureuse insistait :
— Qu’allons-nous faire ?
— Nous allons tenter l’impossible.
C’était une bière humble et modeste, faite de six planches de sapin verni qui répandait autour d’elle une odeur prenante de créosote.
Une dernière pesée, et le couvercle s’abattit sur le plancher, rebondissant par trois fois, retentissant, avec une lugubre sonorité…
Cependant que la femme dissimulait son visage derrière ses mains, l’homme déployait en hâte le linceul blanc, d’où émergeait la face congestionnée d’un être qui ne donnait plus signe de vie…
Le mystérieux personnage s’empara de ce corps inerte et, révélant alors une vigueur peu commune, l’arracha d’une brusque étreinte hors de son cercueil, pour le déposer sur le lit voisin.
L’homme appela son aide :
— Venez, madame, venez, j’ai besoin de vous…
L’infortunée, qui venait d’être, malgré elle, témoin de cette affreuse scène, s’efforça d’approcher et, de ses yeux écarquillés par l’horreur, considéra la dépouille, dont le visage violacé faisait un étrange contraste avec la blancheur de l’oreiller sur lequel il reposait.
Rapidement d’ailleurs, sans plus s’occuper de sa compagne, l’homme procédait sur le cadavre à de mystérieuses pratiques, piquant la chair aux muscles avec une seringue de Pravaz, disposant sur la poitrine, largement découverte, des appareils bizarres.
L’homme enfin, se faisant aider de sa compagne, ouvrit la bouche du mort et, y introduisant ses doigts sans la moindre pudeur, en retira, après mille difficultés, un objet surprenant :
Une sorte de caoutchouc, creux à l’intérieur et long d’environ vingt-cinq centimètres.
L’homme cependant, plus préoccupé encore que l’instant précédent, effectua des tractions rythmées de la langue, s’efforça de créer une respiration artificielle.
De temps à autre, il appliquait son oreille sur le cœur de ce corps inerte, murmurant des mots inintelligibles…
Mais soudain, il poussa un cri de triomphe, cependant qu’une action de grâce s’échappait des lèvres de sa compagne…
Tous deux désormais, penchés sur le ressuscité, épièrent les signes les plus subtils de son retour à l’existence.
Peu à peu le visage se décongestionna. Les yeux, jusqu’alors révulsés reprenaient leur position normale, la sensibilité se manifestait à nouveau sur les épaules, de la poitrine à la paume des mains.
Les paupières, les lèvres, s’agitèrent insensiblement ; enfin, grâce aux efforts répétés, grâce à l’oxygène qu’on lui faisait absorber, l’être jusqu’alors inerte commençait à respirer de lui-même.
Actifs et silencieux, l’homme et la femme prirent sur la table voisine toute une série de médicaments, des cordiaux, qu’ils firent absorber au malade.
Et cela dura environ une heure.
Enfin, le ressuscité s’agita, ses lèvres qui, insensiblement, étaient devenues rouges, émirent des sons, inarticulés d’abord, qui se précisèrent ensuite. Puis ses yeux s’ouvrirent : successivement, ils se fixèrent sur l’homme et la femme, et comme si les êtres qu’il voyait déterminaient à la fois chez lui de l’épouvante et de la joie, il articula lentement ces deux noms :
— Juve… Lady Beltham…
À ces mots, Juve et lady Beltham, car c’étaient eux, en effet, associés dans cette délicate et périlleuse besogne, reculèrent, poussant un long soupir de satisfaction, cependant qu’ensemble ils répondaient :
— Fantômas.
Oui, ces trois êtres extraordinaires, ces trois adversaires formidables, se trouvaient désormais réunis seuls dans une maison isolée, dans la maison que, la veille, Juve, désespérant de pouvoir arracher Fantômas au supplice qui l’attendait, avait louée pour y recevoir son cadavre de supplicié, cadavre qu’il avait acheté avec l’espoir vague et fou de ramener à la vie celui que la justice humaine avait condamné à mort.
Les soins prodigués à Fantômas avaient été d’autant plus efficaces, que par suite de l’aveugle entêtement des détectives, qui croyaient à l’innocence de Tom Bob, le supplice de la pendaison ne s’était trouvé qu’à moitié consommé.
Garrick, précipité dans le vide, avait bénéficié d’une corde trop longue, qui lui permettait de toucher le sol avant d’avoir les reins rompus par la chute. Il avait en outre, au cours de la pendaison effectuée, imposée par la loi mais écourtée le plus possible, pu respirer quand même, grâce à l’appareil à s’enfoncer dans la gorge que lui avait remis le révérend William Hope.
Maintenant, Fantômas qui bénéficiait d’une vigoureuse constitution et qui venait d’échapper si miraculeusement à la mort, revenait complètement à la vie.
Il était guéri, remis de l’effroyable secousse qu’il avait éprouvée… La circulation reprenait, normale, dans son corps.
D’ici peu Fantômas serait sur pied, une fois de plus.
Mais Juve, déjà, le considérait d’un œil féroce, et croisant les bras, fixant de son regard perçant le visage du monstre, il exigeait sur un ton comminatoire :
— Fantômas, l’heure définitive a sonné. Il va falloir parler. J’ai tenu ma promesse, moi. Voici lady Beltham, Fantômas, dites où se trouve Fandor ?
Le sinistre bandit fit un effort pénible pour se soulever sur sa couche, il esquissa une hideuse grimace :
— Hélas, murmura-t-il d’un ton accablé, je ne sais pas… je ne sais pas…
Certes Fantômas prononçait ces paroles avec l’accent le plus sincère, mais il avait l’impression, en considérant son adversaire qu’il ne parviendrait pas à le convaincre.
Juve crispa sa lèvre, durement il déclara :
— C’est fini Fantômas, plus de délai, plus de trêve. Répondez. Vous avez cinq minutes pour me dire où se trouve Fandor et pour me le prouver. Si vous n’obéissez pas…
Fantômas demanda :
— Si je n’obéis pas ?…
— Alors, déclara Juve résolument, je vous démasque l’un et l’autre… vous êtes tous deux à ma merci, je n’aurai pas de pitié…
— Juve, Juve, suppliait lady Beltham, accordez-nous encore…
— J’ai déjà trop attendu madame, j’ai trop pactisé avec ma conscience. Que Fantômas parle… il n’a plus que quatre minutes…
Ils se considérèrent atterrés. Lady Beltham s’était laissée choir sur le plancher de la pièce. Fantômas dans un effort suprême de volonté, s’efforçait de se redresser sur son lit, mais il était encore trop faible, il retomba anéanti.
— Fandor, balbutia-t-il, je ne sais pas où est Fandor…
Juve, très pâle considérait sa montre, comptait les secondes qui s’écoulaient…
Rompant le silence, un violent coup de sonnette retentit.
— Qui est-ce ? demanda lady Beltham, jetant sur Juve un regard fou.
— C’est la justice, madame… allez lui ouvrir…
— Juve… supplia encore lady Beltham…
Le policier avait donné ses ordres, la grande dame s’exécuta.
— Une dernière fois, Fantômas, insista Juve, voulez-vous, oui ou non, me dire où est Fandor ?…
Le bandit ne répondit point, mais ayant élevé, à la hauteur de ses lèvres, sa main droite à l’annulaire de laquelle se trouvait une bague, il fit jouer avec ses dents un ressort… et absorba le liquide contenu dans le bijou…
Le mouvement avait été si précipité que Juve n’avait pu le prévenir.
Fantômas eut un tressaillement par tout le corps, ses yeux s’illuminèrent d’une étrange lueur.
— C’est fini, Juve, déclara-t-il, vous avez triomphé de Fantômas et Fantômas meurt ! Mais vous n’avez pas voulu croire à sa parole, Juve, et vous avez eu tort…
Lady Beltham, revenue depuis quelques instants, avait vu le geste de Fantômas. Elle comprenait que Juve avait été inflexible, et que son amant infortuné avait préféré franchir le pas suprême plutôt que de tomber aux mains de la justice.
Sans souci de ce qui pourrait advenir d’elle, lady Beltham se précipita sur le corps de son amant, couvrant ses lèvres de baisers désespérés.
Devant Juve, cependant, s’était dressé quelqu’un.
— Michel, s’écria le policier, en apercevant le nouveau venu…
C’était, en effet, Michel, le collègue de Juve, l’inspecteur de la Sûreté parisienne qui, hors d’haleine, était arrivé jusqu’à la maison isolée de Waterloo, dont il avait appris l’adresse par un pli cacheté que Juve avait laissé pour lui à son domicile.
— Juve, haletait Michel, j’ai pour vous une grande nouvelle, j’apporte une dépêche. Une dépêche de Fandor…
L’inspecteur tendait à son ami un télégramme tout froissé dont la suscription indiquait l’adresse de Juve à Paris :
« Juve, sauvez-moi, je suis aux mains de Fantômas et chaque jour qui passe je me perds, je me dégrade, je me tue, venez, il le faut. »
C’était signé « Fandor »…
Juve avait lu tout haut et, Fantômas avait entendu les mots extraordinaires qu’articulait le policier.
Réagissant encore contre la torpeur morbide qui l’envahissait, le sinistre bandit, s’arrachant aux étreintes passionnées de lady Beltham, hurla :
— Juve, d’où vient ce télégramme ? Fandor aux mains de Fantômas, c’est impossible, ou plutôt si, je vais comprendre, je vais savoir… dites… d’où vient ce télégramme ?…
— De Pretoria… du Transvaal… ce télégramme vient d’Afrique du Sud…
Et Fantômas eut un rire d’halluciné. Il articula péniblement, cependant que son regard peu à peu se révulsait :
— C’est la victoire, c’est la vérité… je comprends tout, Juve. Rendez-vous ici même, dans trois jours. De grâce, n’oubliez pas, ayez confiance et nous le sauverons… Fantômas vous donne sa parole… Juve, à dans trois jours !
Le policier abasourdi par les dernières paroles du moribond s’était penché sur lui épiant son dernier souffle, son ultime regard, se demandant s’il parlait en ayant conscience de ses paroles, ou en proie au délire.
Mais il ne pouvait se répondre à lui-même, ni formuler la moindre hypothèse. Le monstre désormais était plongé dans le coma. Sa face devenait de plus en plus pâle, ses membres se raidissaient, son cœur cessait de battre.
— Il est mort, balbutia Juve, en regardant lady Beltham.
Mais celle-ci qui avait repris tout son calme et dont le visage impassible ne trahissait aucune émotion, se contenta de murmurer :
— Juve, il vous a dit : « À dans trois jours… »
***
Le sinistre épisode de la pendaison de Garrick venait à peine de s’achever dans le hangar qui terminait les vastes locaux de la prison de Pentonville, que le détective Shepard, qui attendait au greffe avec le Révérend William Hope, l’issue de l’exécution, se précipitait dans la courette intérieure où le bourreau devait procéder à l’inhumation du cadavre.
Les détectives n’avaient pas été autorisés à assister au supplice. Même William Hope, quoique ministre du culte, avait dû abandonner son pénitent au moment où le bourreau passait la fatale cravate autour du cou de ce dernier.
Seuls avaient été témoins le shérif désigné par le Roi, le bourreau, ses deux aides et le policeman prévu par la loi pour représenter la Société… le policeman qui n’était autre que le « 416 »… Juve.
Shepard et Hope, en pénétrant dans les tragiques bâtiments, éprouvèrent une émotion effroyable.
Bourreau et cadavre avaient disparu.
Anxieusement, ils interrogèrent les gardiens :
— Garrick ?
— Pendu haut et court, répondit Edward…
Et Shepard insista, montrant la tombe ouverte et toujours vide.
— L’inhumation ?
— Elle n’a pas eu lieu, détective, le bourreau à emporté le cadavre. C’était son droit. Le mort lui appartient…
Shepard considérait Hope en blêmissant.
Que voulait dire cette aventure, pourquoi le bourreau ne leur avait-il parlé de rien ?
Même s’il agissait selon son droit.
Un doute affreux s’emparait des détectives. Malgré leurs efforts et leurs précautions, l’acte horrible et définitif s’était-il produit ? L’ignominieuse mort avait-elle irrémédiablement frappé leur malheureux collègue, Tom Bob, condamné mais innocent ?
Inutile d’épiloguer. Il fallait agir.
Les deux détectives, comme des fous, quittèrent la prison et coururent au domicile de Joé Lamp.
Ils trouvèrent le bourreau nonchalamment installé dans son arrière-boutique, en face d’un thé copieux que lui avait préparé sa vieille servante, Dame Betty.
— Joé Lamp, questionna anxieusement Shepard, qu’avez-vous fait de Garrick ? Où est le corps ?
Le bourreau, ahuri de l’émotion qui se peignait sur les visages des détectives, répondit doucement en montrant quatre billets de banque :
— Le corps…, je l’ai vendu, comme c’était mon droit.
— À qui ? à qui ? interrogèrent ensemble Shepard et William Hope.
— Je l’ai vendu…
Mais le bourreau s’arrêta :
— Que vous importe ? les cadavres des suppliciés ne sont-ils pas ma propriété, et n’ai-je pas le droit…
Hors de lui Shepard empoigna le bourreau aux épaules :
— Parle, je t’ordonne de me parler, ou je t’étrangle…
La colère du détective était si terrible que le bourreau s’effraya :
— Là… là… doucement, dit-il, calmez-vous, monsieur Shepard.
Et soudain soumis, obéissant, Joé Lamp, communiqua aux deux détectives l’adresse du docteur Silver Smith, auquel, moyennant quatre cents livres, il avait vendu, cercueil compris, la dépouille de l’infortuné Garrick.
Joé Lamp, surpris de cet interrogatoire allait questionner les détectives, mais ceux-ci remontèrent précipitamment dans leur automobile…
Joé Lamp, troublé, revint à son thé interrompu, réfléchissant à l’incident qui venait de se produire.
Mais les bouchées de pain grillé qu’il s’efforçait d’avaler ne passaient pas. Joé Lamp était inquiet.
Que se passait-il ?
Pourquoi cette subite invasion des détectives chez lui ? pourquoi leur départ plus rapide encore ? Joé Lamp avait-il fait quelque gaffe ? Les détectives se lançaient-ils dans une folle aventure ?
— Ma foi, se dit brusquement Joé Lamp en interrompant son repas, je ne suis pas tranquille, et je veux en avoir le cœur net, je vais aller raconter ce qui vient d’arriver à M. le Coroner. De cette façon-là, s’il y a des bêtises de commises, chacun supportera les responsabilités de ses fautes…
***
Fantômas venait à peine de fermer les yeux, et Juve n’avait pas encore eu le temps de s’entretenir avec Michel, que des pas précipités se faisaient entendre dans le couloir silencieux de la maison de Waterloo.
Dans la pièce au milieu de laquelle gisait le cadavre de Fantômas, Shepard et William Hope pénétrèrent. Ils s’arrêtèrent sur le seuil, interdits.
Mais Shepard était allé à Juve, il avait reconnu son ancien subordonné :
— Policeman 416, s’écria-t-il, vous ici ? pourquoi ?… comment ?
Juve, sans répondre, désignait de la main la dépouille mortelle du sinistre bandit. Allait-il tout dire, allait-il révéler aux détectives, en commençant par l’identification de lady Beltham, en finissant par celle de celui que les policiers anglais prenaient simplement pour Tom Bob, et qui n’était autre que Fantômas ?
Certes, lady Beltham, depuis la veille qu’elle se savait, grâce à Juve, recherchée par la police, avait complètement modifié son aspect en recouvrant ses cheveux d’or d’une lourde perruque noire, mais rien ne serait plus facile à Juve que de la faire voir, telle qu’elle était…
Cependant que Juve hésitait, en proie à une terrible perplexité, se souvenant, malgré lui du surnaturel rendez-vous que Fantômas lui avait donné en prononçant sa dernière parole, le détective Shepard comprenait tout… ou du moins croyait tout comprendre… Il se précipitait vers Juve, lui étreignait affectueusement les mains, le remercia avec une sincère émotion.
— Ah ! policeman 416, s’écria-t-il, policeman… mon ami… ah ! vous saviez comme nous que Tom Bob dit Garrick était innocent. Afin de le sauver, je sais que vous vous êtes fait passer pour médecin, que vous avez acheté sa dépouille au bourreau. Merci policeman, ce que vous avez fait là est bien. Hélas, un concours affreux de circonstances nous empêcha de prouver à la justice humaine l’innocence de notre collègue, mais elle était démontrée pour nous, et le Devoir que Dieu nous dictait, c’était de le sauver…
— Le sauver, reprit William Hope, en jetant un coup d’œil inquiet sur le corps immobile, Tom Bob ne bouge plus. Est-ce que par hasard… est-ce que par malheur ?
Juve hocha la tête, lentement. Shepard comprit.
William Hope, déjà s’était agenouillé au pied du lit de fer et murmurait des prières. Shepard se découvrit.
— Il est mort, n’est-ce pas ? murmura-t-il, pauvre Tom Bob.
Michel, qui ne comprenait absolument rien aux événements extraordinaires qui, depuis qu’il était arrivé, se déroulaient sans interruption dans cette pièce tragique, alla machinalement à l’entrée de la chambre où il avait entendu du bruit.
Il se recula pour laisser passer deux hommes : Joé Lamp, fort intimidé, roulant entre ses doigts sa casquette, suivi de M. Tilping, le Coroner.
Que venaient-il faire là ?
Les détectives pâlirent.
— Monsieur le Coroner, quel motif me vaut donc l’honneur de votre visite ?
Le Coroner s’expliquait :
Il avait été attiré chez le Dr Silver Smith, acheteur du cadavre, sur les objurgations du bourreau, inquiet de la tournure des événements.
Juve avait répondu avec un calme imperturbable :
— Le docteur Silver Smith, c’est moi, monsieur le Coroner. Il ne se passe ici rien d’anormal. J’ai fait acquisition de ce cadavre, comme c’est mon droit, pour me livrer à des travaux anatomiques. C’est tout.
Le Coroner, interdit, reconnut qu’en effet les choses étaient les plus correctes du monde, et semblait fort gêné de son intervention.
Il avisa toutefois les deux détectives.
— Que font, demanda-t-il, chez vous, Docteur, ces deux messieurs, ces deux détectives, membres du Conseil des Cinq, qui semblent être, m’a dit le bourreau, si désireux de savoir ce qu’était devenu le cadavre du condamné Garrick, exécuté ce matin ? Leur présence ici me semble assez incorrecte. Comment la justifient-ils ?
— Monsieur le Coroner, déclara Shepard, vous n’ignorez pas que Garrick n’était autre que Tom Bob, notre collègue et notre chef au Conseil des Cinq. Lorsque nous avons appris que son cadavre était entre les mains d’un homme de science qui se proposait de le disséquer, nous avons éprouvé une émotion assez compréhensible. Nous sommes venus en hâte trouver monsieur le Docteur pour lui demander de consentir à se dessaisir de son acquisition, afin que nous puissions ensevelir notre défunt ami, sans faste ni luxe, mais dans un cimetière chrétien, et sans que son corps ait été dépecé.
Le Coroner approuvait Shepard au fur et à mesure, par de petits hochements de tête significatifs.
— L’inhumation du supplicié, déclara-t-il, a lieu légalement, en fait ou en effigie, dans l’intérieur de la prison ; c’est par faveur que le bourreau peut disposer de son corps, c’est par faveur également que les médecins peuvent l’acquérir. Mais j’éprouve comme vous cette répugnance au démembrement d’un cadavre humain, je ne puis qu’approuver votre démarche. Que vous a répondu le Docteur ?
Shepard se tourna vers Juve, celui-ci hochait la tête affirmativement.
— J’accepte de faire droit à votre requête, messieurs. Le cadavre de Tom Bob est à votre disposition, si vous désirez l’ensevelir selon les rites de la religion à laquelle il appartenait.
— Dieu soit loué, murmura le révérend William Hope…
Le Coroner, convaincu que la décision du médecin n’était due qu’au fait de son intervention, se retira pleinement satisfait de son rôle.
Déjà, Joé Lamp s’était éclipsé depuis quelques instants, à dater du moment où il avait acquis la certitude qu’il avait bien rempli son métier de bourreau et n’avait pas outrepassé ses fonctions.
À peine toutefois le magistrat était-il parti que Shepard se précipita vers le pseudo docteur, qu’il avait alors jusque là connu sous la désignation du policeman 416.
— Merci encore, merci, lui dit-il.
Mais, en même temps qu’il donnait libre cours à son émotion, Shepard ne pouvait dissimuler sa curiosité.
— Pardonnez-moi de vous interroger, fit-il, vous n’êtes d’ailleurs pas forcé de me répondre, mais enfin, tant que vous étiez dans la police anglaise, vous avez opéré des découvertes sensationnelles, vous avez effectué des arrestations remarquables. Sans nous connaître, sans être le confident des membres du Conseil des Cinq, vous avez deviné nos sentiments. Bien qu’ignorant Tom Bob, vous avez compris qu’il était innocent des crimes pour lesquels, sous le nom de Garrick, un juge ignorant, doublé d’un jury incapable, a cru devoir le condamner. Tout cela est remarquable et surprenant. Dites-moi, policeman 416, qui donc êtes-vous ?
Sur les lèvres minces de son interlocuteur qu’il interrogeait anxieusement, Shepard vit errer un sourire amer.
Les deux hommes se considérèrent un instant en silence, puis le pseudo docteur, l’ex-policeman 416, articula simplement :
— Je suis Juve, inspecteur de la Sûreté à Paris.
— Juve, s’écria Shepard… eh bien, je m’en doutais, Juve… bravo.
Shepard tendit sa large main, avec une spontanéité cordiale, à son célèbre collègue français.
… Cependant lady Beltham demeurait immobile dans un angle de la pièce, se tenant volontairement à contre-jour, haletante, anxieuse de l’issue que comporterait cette série d’événements, qui se succédaient avec une rapidité qu’elle jugeait effrayante, mais désespérante de lenteur.