5 – LE DÉPART DU « VICTORIA »

Ce matin-là, lundi 26 avril, à l’heure du flot, les lourdes portes de l’écluse du Princess Dock, à Liverpool, s’étaient lentement ouvertes, grinçant sur leurs gonds gigantesques.

L’écluse avait donné passage à un petit remorqueur qui portait à sa cheminée noire l’étoile blanche de l’American White Star Company.

Vomissant des torrents de fumée sombre, le remorqueur, lancé à toute allure et dont l’hélice se vissait avec énergie dans les flots opaques, décrivit une large courbe en sortant du bassin.

Ce n’était qu’un grand navire qui sortait et ce spectacle était trop fréquent pour qu’on y prêtât attention.

Le navire qui sortait du Princess Dock n’appartenait pas à la catégorie des transatlantiques de luxe.

Réputé solide, sinon fin marcheur, le Victoria assurait, depuis des années, le service Liverpool-Montréal.

Le Victoria mettait d’ordinaire de neuf à onze jours pour effectuer ce trajet. Il prenait non seulement des passagers à des conditions fort avantageuses, vu la lenteur relative du voyage, mais aussi – et c’était cela le plus productif pour la Compagnie, qui en était propriétaire – des marchandises dites « de service accéléré »…

Les passagers à destination de Montréal, massés tout autour du pont, observaient, en curieux, la manœuvre qui s’effectuait, lente, majestueuse, muette presque.

Coups de sifflets. Quelques mouchoirs agités sur le quai, quelques adieux lancés par des badauds juchés sur les piliers de l’écluse, au ras desquels passait l’énorme masse flottante.

Appuyée au bastingage de bâbord du pont des secondes classes, une jeune femme demeurait pensive.

Elle était vêtue d’un long vêtement noir, et n’était la plume blanche qui ornait sa toque, on l’aurait prise pour une personne en deuil.

La voyageuse, qui pouvait avoir vingt ans au plus, était jolie, soigneusement habillée, mais son visage semblait empreint d’une grande tristesse. Elle frissonnait, comme sous le coup d’une vive émotion.

Soudain, alors que le Victoria allait définitivement perdre tout contact avec la terre et le port, la jeune passagère à l’attitude douloureuse laissa échapper un cri violent.

Ses bras s’écartèrent, ses yeux démesurément, s’ouvrirent, puis instinctivement, comme si elle venait d’être surprise par une apparition redoutable ou terrifiante elle recula en arrière et s’en fut tomber inerte, à demi évanouie, sur l’une des confortables bergères d’osier qui étaient placées le long des cabines du pont.

L’émotion, la défaillance de la jeune femme passèrent inaperçues des passagers qui l’entouraient, car ceux-ci, avaient eux aussi, éprouvé la même surprise. Tous, sans s’inquiéter de la voyageuse reculée en arrière, se pressaient le long du bastingage ou couraient à l’arrière du bâtiment, pour ne rien perdre du spectacle dont ils venaient d’apercevoir le commencement.

Fendant soudain la foule qui encombrait la jetée, se frayant un passage jusqu’au ras même de la porte de l’écluse, un homme, en dépit des observations et même des bourrades que lui octroyaient ses voisins, s’était précipité.

En dépit de la largeur de l’écluse, les flancs du Victoria étaient si larges qu’ils touchaient presque les portes du bassin.

Pour éviter des contacts meurtriers à la carène du navire, on avait disposé, comme d’habitude, tout le long du bordage, de gros ballons en filin attachés par des câbles aux superstructures du pont.

Or, cet homme, profitant de la stupéfaction que sa course rapide déterminait, et avant que personne eût songé à le retenir, à l’empêcher d’entreprendre une aussi périlleuse aventure, s’était précipité sur le flanc du navire, se servant d’un ballon de filin comme d’un piédestal, puis, avec une agilité inouïe, grimpant le long du cordage amarré au haut du pont, il avait atteint le bastingage le plus élevé.

C’était un personnage d’une quarantaine d’années, stupéfiant acrobate, robuste, le visage énergique, de longs cheveux noirs qui bouclaient sur la nuque, une forte moustache, des favoris épais.

Lorsqu’il parvint au terme de sa périlleuse entreprise, les applaudissements crépitèrent.

Sans doute, il s’agissait là d’un voyageur qui, mis en retard par une cause quelconque, n’avait pas hésité à sauter à bord du Victoria, comme on monte dans le tramway en marche.

En voyageur qui a l’habitude des paquebots, il avisa un escalier et s’y lança impétueusement. L’escalier menait aux cabines des deuxièmes classes.

L’énigmatique personnage fit quelques pas rapides dans l’entrepont et soudain poussa une exclamation à laquelle un cri de joie répondit.

Il venait de se trouver face à face avec la jeune et jolie voyageuse que sa montée à l’assaut du navire avait tant impressionnée.

— Françoise Lemercier…

— Garrick…

Ces deux êtres s’étaient aussitôt reconnus et ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre.

Cependant que sur les lèvres du personnage, qui n’était autre, en effet, que le docteur Garrick, se pressaient de nombreuses questions, la jeune femme s’abandonnant à l’émotion heureuse et inespérée de retrouver ce compagnon, que sans doute elle n’attendait pas, laissait aller la tête sur son épaule, tout en donnant libre cours à ses larmes.

Garrick interrogeait :

— Françoise, ma chère Françoise, m’expliqueras-tu ?… que fais-tu ici ?

— Je suis folle, murmura-t-elle… c’est épouvantable, c’est effrayant, tu sais, n’est-ce pas ?… Garrick…

— J’ai reçu ta lettre, ma chérie…, lettre incompréhensible… j’ai couru chez toi aussitôt après, mais tu étais déjà partie… heureusement tu m’expliquais ton but… un train se trouvait en partance, par bonheur il m’a amené assez à temps de Londres à Liverpool, pour que j’aie pu te rejoindre… c’est ainsi que j’ai appris.

— Daniel… Daniel, dit la jeune femme, qui de nouveau se laissait aller à sa douleur incommensurable, mon pauvre petit Daniel, qu’est-il devenu ?…

Garrick, à ces mots crispa les poings :

— Qui donc s’est permis de nous troubler ?… en plein bonheur.

Puis, menaçant du geste un ennemi imaginaire, un adversaire inconnu, l’amant de Françoise Lemercier, car c’était bien, en effet, la maîtresse du dentiste de Putney qui se trouvait là, poursuivit :

— Ah ! si seulement j’avais pu me douter… oui, ce doit être « lui » qui a voulu reprendre son enfant…

Mais, au fait, Françoise, comment se fait-il que tu sois à bord de ce paquebot ?… pourquoi veux-tu partir en Amérique ?…

— Je pars chercher Daniel, je n’aurai de cesse, que Daniel une fois retrouvé…

— Françoise, je veux t’aider à retrouver ton enfant, poursuivit Garrick. Cela ne me dit toujours pas tes intentions, pourquoi tu pars pour le Canada ?

— Pourquoi ! s’écria Françoise Lemercier, qui paraissait surprise d’une telle interrogation, convaincue sans doute qu’il n’y avait pas, pour retrouver son fils, d’autre solution à adopter que celle qui consistait à s’embarquer à destination de Montréal.

Garrick lui imposa silence ; il murmura à son oreille :

— Descendons dans ta cabine, veux-tu ?… nous causerons plus librement.

***

Françoise Lemercier, jeune Française, mariée à un Canadien et séparée de son époux depuis qu’elle exerçait la profession d’artiste, était non seulement la mère d’un délicieux bambin de dix-huit mois, enfant blond, aux yeux clairs, mais encore la maîtresse du docteur Garrick.

Ce dentiste était marié. Et il ne bénéficiait pas de la sympathie de ses voisins. On le tenait pour un être mystérieux, étrange, perpétuellement en voyage… Dans le voisinage de sa maîtresse, bien que beaucoup moins connu, beaucoup moins remarqué, il n’était pas l’objet d’une beaucoup plus grande considération.

On se rendait parfaitement compte que cet homme qui venait voir son amie en cachette, qui prenait les plus grandes précautions pour se dissimuler lorsqu’il entrait ou sortait de chez Françoise Lemercier, devait avoir quelque chose à cacher.

Françoise Lemercier était plus sympathique que Garrick aux habitants de Jewin Street.

La jeune femme était modeste, réservée, accueillante et serviable. Avait-on besoin d’elle, qu’elle se mettait toujours aimablement à la disposition de ses voisins. Toutefois « la Française », comme on disait, n’était guère loquace. Elle avait beau parler assez correctement l’anglais, elle restait muette sur sa vie privée.

On attribuait cela à la pudeur qu’elle éprouvait, peut-être même à la honte qu’elle ressentait de vivre en concubinage avec un homme marié, sûrement…

***

Or, alors qu’elle était rentrée et qu’elle avait trouvé l’appartement vide, le petit Daniel avait disparu, Françoise avait fixé son regard sur un journal qui traînait sur la table.

Machinalement, Françoise Lemercier en avait lu le titre : Le Précurseur, et soudain la malheureuse s’était écroulée sur le plancher, en proie à une nouvelle émotion, en proie à une lueur d’espoir.

La découverte de ce journal venait de lui ouvrir des horizons nouveaux.

Le Précurseur, c’était en effet une feuille canadienne qui se publiait à Montréal. Françoise Lemercier n’était pas abonnée, elle ne la recevait jamais.

Ce journal avait donc fait son apparition chez elle depuis quelques instants à peine, pendant sa malencontreuse absence, pendant les dix minutes qui avaient suffi au mystérieux ravisseur pour lui dérober son enfant… N’était-ce pas le ravisseur lui-même qui avait involontairement laissé traîner derrière lui ce document révélateur ?

Françoise Lemercier se prenait à l’espérer. Qui pouvait avoir intérêt à lui voler son fils, le petit Daniel ? Sans nul doute, son mari, le mari, le père de l’enfant. Or, le mari de Françoise Lemercier était canadien, la présence de ce journal oublié expliquait tout.

Certes, Françoise Lemercier éprouvait une douleur effroyable à l’idée que le petit Daniel avait disparu, mais elle se consolait aussi en songeant que le ravisseur de l’enfant devait être son père et que ce père, assurément, ne ferait pas de mal à son fils…

Puis, ç’avait été la ruée des voisines dans le petit appartement de Françoise. Nul ne savait rien. On n’avait rien vu. Mais on voulait être là.

Enfin, dès qu’elle avait été seule la pauvre maman du petit Daniel avait pris une décision.

Elle partirait pour le Canada par le premier bateau. Elle arriverait à Montréal, ferait l’impossible pour retrouver son enfant… et elle le retrouverait.

Françoise Lemercier consulta un indicateur, partit le soir même pour Liverpool. Auparavant, n’ayant pu joindre son amant Garrick, elle lui avait écrit une lettre confuse où elle expliquait tant bien que mal ce qui lui était arrivé, puis son projet.

***

À présent c’était de vive voix que Françoise Lemercier expliquait, seule à seul dans sa cabine avec Garrick, pourquoi elle se trouvait à bord de ce paquebot, voguant vers l’Amérique.

— Et c’est tout ?

— C’est tout…

L’homme mystérieux de Putney tressaillit :

— C’est fou… c’est absolument fou, ma pauvre chérie…, partir sans autre indication, sans autres présomptions…, mais tu n’as pas raisonné, Françoise…

Le fait même de laisser ce journal en évidence, d’orienter ton esprit vers le Canada, ne peut que constituer un piège, un piège grossier, ridicule… dans lequel tu t’es laissée prendre… songes-y donc un instant… bien au contraire, ton fils Daniel, loin d’avoir été emmené en Amérique, a dû, pour moi, être caché en Angleterre, peut-être même à Londres… peut-être à quelques mètres de ta maison. On a voulu t’éloigner et on a réussi… ah, par exemple…

Françoise Lemercier, au fur et à mesure que parlait son amant, devenait livide, un tremblement nerveux agitait ses lèvres, gagnait tout son corps, il semblait à la malheureuse femme qu’un voile se déchirait devant ses yeux, la lumière lui apparaissait…, la vérité.

Françoise Lemercier se jeta au cou de son amant, elle le supplia :

— Oui, j’ai eu tort… je comprends maintenant, je me suis trompée… Daniel, mon pauvre petit Daniel doit être encore en Angleterre, alors que nous sommes sur cet affreux navire… et chaque instant qui s’écoule, sans doute, rendra plus vaines, plus difficiles, nos recherches… ne peut-on s’arrêter… descendre ?…

Garrick, absorbé, soucieux, se mordait la lèvre. Brusquement, il s’arracha à l’étreinte de sa maîtresse, s’enfuit hors de la cabine. En deux bonds, le mystérieux amant de la jolie Française arrivait à la passerelle :

— Le bateau-pilote ?… avait-il demandé à l’un des marins…

Mais à peine avait-il jeté un coup d’œil circulaire, sur les flots gris qui l’environnaient, que Garrick laissa échapper une imprécation :

— Trop tard.

À l’horizon se profilant sur la côte, qui, déjà lointaine s’estompait dans la brume, disparaissait la silhouette du remorqueur. Depuis un bon quart d’heure déjà, il avait abandonné le steamer. Les machines du Victoria se mettaient en pleine action. La ville flottante avait le cap sur le sud-ouest, à peine passerait-on en vue de la côte d’Irlande, puis, ce serait l’immensité de l’Océan pendant une semaine, au bout de laquelle on aborderait au Nouveau Continent.

Il n’y avait rien à faire, rien, absolument rien.

Le pendu de Londres
titlepage.xhtml
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_000.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_001.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_002.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_003.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_004.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_005.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_006.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_007.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_008.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_009.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_010.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_011.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_012.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_013.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_014.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_015.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_016.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_017.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_018.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_019.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_020.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_021.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_022.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_023.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_024.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_025.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_026.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_027.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_028.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_029.htm
Souvestre_Allain_Le_pendu_de_londres_split_030.htm