6 – AU FOND D’UN BOUGE
— Ralph, mon garçon, tu prendrais bien un verre de gin ?
— De whisky, Bob, si cela ne te fait rien ; mon estomac, fatigué par les privations, ne s’accommode plus des fadeurs… si tu paies, Bob, c’est du whisky.
— Ce sera donc du whisky, mon cher Ralph ; le tout est de découvrir une maison tranquille où le comptoir soit confortablement à la hauteur de nos coudes, et les verres pas trop petits.
— Le détestable brouillard, en vérité…
— Tu ne t’habitueras jamais à Londres.
— Je ne le nie pas. Trop de fumée, trop de maisons noires, ici. Vrai Dieu, on vivait plus facilement et plus agréablement à Madrid…
— Il fallait y rester, Ralph…
— Tout le monde n’était pas de cet avis.
— Tu t’entends mieux avec les policemen ?…
— Jusqu’ici.
Les promeneurs qui causaient ainsi suivaient les rues populeuses et sinueuses du sinistre quartier des Docks de Londres.
C’était autour d’eux la foule minable, misérable, en haillons. Un va-et-vient intense de pauvres gens marchant vite sous l’œil froid et sévère des policemen, habiles à rechercher les vagabonds, toujours prêts à l’arrestation qui, dans ces rues mal famées, ne soulevait aucune émotion.
— Et alors, on va…
— Je connais un établissement pas trop mal.
— Avec deux portes ?
— Naturellement !
— Et c’est loin ?
— Pas trop, dans Bella Street…
— Connais pas.
— Tu ne connais rien, à Londres.
— Au fait, c’est vrai.
Les deux promeneurs marchaient encore, puis, celui qui répondait au nom de Bob poussa son compagnon au tournant d’une rue encore plus étroite et plus noire que les rues avoisinantes.
— Par là, vieux garçon… tu vas voir si la maison est confortable… le whisky chaud qu’on y donne a emprisonné du soleil…
— Du soleil, ici ? impossible.
— Si, de temps en temps…
Les deux pauvres hères, car ni Ralph ni Bob ne semblaient des gens cossus, mais bien plutôt de ces sans-travail qui pullulent à Londres et vivent d’on ne sait quelles besognes d’occasion, voire de larcins furtifs, avancèrent encore de quelques mètres. Bob, du doigt, désigna une devanture, toute tendue de rideaux :
— Voilà le comptoir, mon vieux Ralph…
— Décidément, nous entrons ?
— Nous entrons…
Déjà sur le seuil de la porte et prêt à pénétrer, Bob retenait son ami :
— Ah ! au fait, mon vieux Ralph, il y a si peu de temps que je te connais, depuis le moment où nous nous sommes accoudés ensemble au même parapet le long des berges de la Tamise, alors que, sans but apparent, tu regardais les vagues mouiller la vase du fleuve, qu’il est bon que je te prévienne. À l’intérieur de cet établissement, il ne faut rien dire… écouter si l’on veut, cela oui, ne contrarier personne…
— Police ?
— On ne sait jamais ! affirmait Bob. Tu as voyagé partout… d’après ce que tu m’as dit, tu es pour trois pfennings allemand, pour quatre sous français, pour quelques pences anglais… quelques piastres brésilien, quelques lires italien, quelques pesetas espagnol… Bref, tu as assez roulé ta bosse pour connaître à peu près toutes les polices du monde… donc, tu n’ignores pas que celle d’Angleterre est la plus terrible de toutes et la plus expéditive surtout… Ralph, mon garçon, viens…
Bob, en habitué des lieux, ouvrit la porte du bar et fit entrer son compagnon.
***
Étrange, ce Ralph qui pénétrait maintenant dans cet établissement de Whitechapel, brillamment éclairé par les becs de gaz…
Il apparaissait à la lumière crue, coiffé d’une courte casquette de jockey dont la visière déchirée barrait la moitié du visage, sans nul linge autour du cou et à demi engoncé dans une sorte d’énorme paletot, de nuance marron jadis, à présent verdâtre, jaunâtre, usé, déformé, lamentable… Son pantalon s’effilochait sur des bottines fines, ramassées quelque part évidemment, des bottines à boutons, dont les boutons étaient absents, des bottines vernies dont le vernis était craquelé et qu’une magistrale entaille au canif avait provisoirement agrandi, rajusté au pied du personnage…
Si Ralph ne semblait pas riche, Bob, son introducteur, son ami de rencontre, comme il l’avait dit lui-même, ne payait pas plus de mine.
Bien qu’il fût huit heures et demie du soir, qu’un brouillard glacial, torturé par des rafales de vent froid, pesât dans la rue, il portait, pour tout vêtement un court veston sans gilet. Des boutons manquaient, remplacés par des épingles doubles.
Comme chapeau, enfin, Bob possédait une sorte de feutre mou, sans ruban, qu’il s’était enfoncé sur le front et dont les bords, amollis par les orages, brûlés par le soleil, cassés par les nuits passées dehors, pendaient avec des brisures étranges.
— Par tous les dieux, cria Bob, qui, visiblement, affectionnait ce juron, cela fait du bien de se trouver au chaud. Qu’en penses-tu, Ralph, mon ami ?
— Ce n’est pas moi qui dirai le contraire…
Tous deux, la porte ouverte sur le bar à l’aspect extérieur si tranquille, éprouvaient une impression de bien-être immédiat.
L’endroit n’était pourtant pas séduisant. Les rideaux masquant la devanture ne dissimulaient en aucune façon un intérieur des plus hospitaliers.
Le bar du Old Fellow, à plafond bas et noirci par les pipes, était essentiellement constitué par une petite salle que coupait dans toute sa largeur un gigantesque comptoir de bois noir en forme de fer à cheval, recouvert d’une étroite bordure de zinc, sur lequel les verres, en grand nombre, s’étageaient, séparés par des piles d’œufs durs, des monceaux de bananes, et aussi des gobelets de cuir avec des dés, préparés pour d’interminables parties. Au fond de la salle, enfin, tout contre le comptoir géant, une petite porte basse s’ouvrait sur un boyau obscur qui aboutissait, on le devinait plutôt qu’on ne le voyait, à une autre salle lointaine, qui n’apparaissait, de l’entrée, qu’indécise et vague dans l’atmosphère bleuâtre saturée de fumée…
L’odeur du tabac, du whisky chaud, du gin répandu, du porter, était d’ailleurs insupportable.
Il était impossible à quiconque sortait de la rue et pénétrait dans le bar de n’être pas suffoqué par tous ces âcres relents.
Cependant, tandis que Ralph toussait éperdument, pris à la gorge, Bob, semblant très à l’aise, s’était approché du comptoir. Du coude, il écarta les verres, se ménagea une petite place et jetant à l’avance, suivant l’usage, sa monnaie, il appelait le tenancier :
— Ismaël ?… Deux whisky chauds, et tâchez que vos verres, pour une fois, soient plus grands que des dés à coudre…
Dans le cadre du comptoir, un gros homme, d’une taille colossale, à figure féroce et poupine à la fois, ramassa d’un geste preste les quelques pences que Bob venait de déposer, il grogna :
— Les verres d’Ismaël ont la contenance de tous les autres verres, mon garçon. Et ceux qui ne les aiment pas ou qui les trouvent trop petits n’ont qu’à aller boire ailleurs…
— Toujours aimable, ce brave Ismaël. Il n’y a que deux manœuvres commerciales pour lui : tirer de ses clients tout l’argent qu’ils ont en poche, et quand ils n’en ont plus, les flanquer à la porte. Mais Ralph, vraiment, vous n’aviez jamais vu ce bar ?
— Jamais, Bob…
— Eh bien ! vous le reverrez, car j’imagine que vous apprécierez très vite la liberté que l’on a dans la maison… Franchement, on y fait ce que l’on veut, dès que l’on y a des amis…
Ralph, d’un hochement de tête, approuva.
— En vérité, Ralph, je crois que le whisky d’ici est le meilleur du royaume.
Bob vida son verre lentement, en amateur, cependant que Ralph, plus pressé, plus assoiffé sans doute, plus alcoolique vraisemblablement, renouvelait sa consommation, sachant fort bien, pour l’avoir vu compter sa monnaie, que Bob, son ami de rencontre, était en état de payer plus d’une tournée…
— Je le crois, répondit-il. Bob, mon cher, voici quatre heures que je vous connais seulement, mais vous m’offrez d’excellents liquides, je vous le rendrai…
Bob eut un geste d’insouciance, et haussant les épaules, il proposa :
— Et maintenant Ralph, puisque je suis en fonds aujourd’hui, rapport à cette maudite barrique que j’ai aidé à descendre, puisque je suis en fonds, Ralph, que diriez-vous d’une saucisse ?… Manger n’est pas une désagréable chose, et nous boirons mieux après… cela plaît-il à Votre Honneur ?
D’un signe de tête, Ralph approuva.
— Fameux… déclara-t-il, une saucisse n’a jamais fait de mal à un honnête crève-la-faim comme moi…
— Deux saucisses chaudes cria donc Bob, et des longues, Ismaël ! vous les ferez porter dans la salle du fond…
Mais comme il achevait ces mots, le patron de l’établissement protestait :
— Dans la salle du fond ? non, j’ai du monde…
— Vous avez du monde, Ismaël ? quelle importance ?
— Voyons, Bob, répondit le tenancier, qu’une table seule est libre là-bas, je crois, et ce sera quatre sous pour vous, s’il vous la faut ?…
Mais décidément, grand et généreux, Bob jeta sur le comptoir les deux pences que réclamait le débitant.
— Ce sera quatre sous que voici, fit-il, et quatre sous de saucisse que je vous donnerai quand vous les apporterez, vieux voleur, car sans quoi, vous jureriez tout à l’heure, que je n’ai pas payé mon addition…
Et Bob, posant les deux mains, familièrement, sur les épaules de Ralph, entraînait son compagnon :
— Par ici, garçon, je vous dis que la maison est tout à fait confortable… en vérité, pour dix-huit sous de dépense, nous nous traiterons ce soir mieux que le lord Maire…
Sous la conduite de Bob qui, depuis longtemps sans doute, fréquentait le bar du Old Fellow, Ralph pénétra alors dans l’étroit boyau qui conduisait à la petite salle réservée, où prenaient place les seuls amis de l’établissement connus du patron pour être de bonnes pratiques et désireux de souper…
Il fallait d’abord suivre pendant une dizaine de pas l’étroit couloir obscur dont le plafond était si bas qu’on devait baisser la tête pour ne point le heurter, puis on débouchait dans une petite pièce, plus enfumée encore que le bar, dont le sol était dallé de carreaux rouges, lavables, mais jamais lavés, dont le plafond était fermé d’une sorte de marquise vitrée… la salle avait été évidemment aménagée dans une courette que le patron de l’établissement avait fait couvrir.
Comme Ralph et Bob y pénétraient, les consommateurs qui s’y trouvaient déjà firent soudainement silence pour dévisager les arrivants…
C’était là un accueil froid, même un peu soupçonneux qui fit froncer les sourcils à Bob et, presque, intimida Ralph :
— Bonsoir, dit Bob, qui, planté sur le seuil, sans regarder aucun de ceux qui se trouvaient dans la pièce, choisissait une table où s’asseoir…
— Bonsoir, répéta Ralph.
De vagues « bonsoirs » furent répondus… Mais ni Ralph, ni Bob, n’y prêtèrent attention.
Il n’y avait que trois tables dans la piécette. Une était occupée par un groupe d’hommes et de femmes, deux autres étaient libres, Ralph et Bob s’assirent devant l’une d’elles… Déjà, d’ailleurs, Ismaël arrivait, portant sur des morceaux de papier gras les deux saucisses commandées :
— Et avec cela, interrogea-t-il, vous boirez ?
Bob haussait les épaules de son geste favori :
— Peuh ! fit-il, nous ferons un mélange, quelque chose qui est comme une recette, que je serais seul à connaître. Ismaël, vous nous donnerez deux de vos grands verres, puis du ginger-beer, du gin et du porto… des pintes de chaque…
— Entendu, gentleman…
Les boissons apportées, Ralph et Bob, firent largement honneur à l’affreuse mixture que Bob avait composée.
Ils y faisaient si bien honneur qu’un peu plus tard, Ralph, d’un geste machinal, avait ôté sa casquette et les deux coudes sur la table, la tête entre les mains, il s’était endormi.
Pour Bob, son court brûle-gueule entre les lèvres, il fumait à courtes bouffées, assis de travers sur sa chaise, le crâne à la muraille et regardant fixement devant lui, les yeux dilatés, l’air absorbé…
De la table voisine, pourtant on n’avait pas perdu de vue les deux amis.
Il y avait là, devant des piles de soucoupes, des séries de verres, une respectable quantité de bouteilles débouchées, une imposante société…
C’était d’abord un nègre du plus beau noir, qui, le bras tendu sur la table, la manche de sa chemise retroussée jusqu’à l’épaule, demeurait dans une immobilité parfaite :
— Mes petites pensionnaires, disait-il de temps à autre, ne mourront pas de faim aujourd’hui… hélas …. il est dommage qu’elles crèvent toutes de maladie…
Les petites pensionnaires du nègre, étaient des puces, qu’il venait de poser sur son bras et auxquelles de son sang, il servait un repas.
— Job, mon vieux, dit dans le pur argot français un individu pâle, d’une jeunesse équivoque, Job, mon vieux, tes puces crèvent parce que tu leur donnes trop à bouffer, vois plutôt… nous autres qui nous serrons la ceinture d’un cran chaque jour, nous sommes bien vivants… tu les nourris trop bien tes pensionnaires… Pas vrai les aminches… il les traite comme des bourgeoises…
Autour de la table, on riait, et sur le bras du nègre, un grand gaillard à la figure mauvaise, se penchait curieusement.
— Combien qu’il t’en reste ? dis voir, Job ?
— Sept ! affirma le nègre…
— T’as encore sept puces apprivoisées ?… eh bien, mon colon… comme nous ne sommes que quatre ici, toi, moi, Beaumôme et Nini… qu’est-ce qu’on attend pour souper ?… Passe-les voir tes pensionnaires… on va siffler Ismaël et lui dire de les mettre à la broche…
Mais le nègre avait bondi en arrière :
— Non, non ! moi n’y pas vouloir que l’on touche à mes pensionnaires… en vérité, li sont des filles qui me gagnent mon pain… moi ne pas vouloir que l’on y touche…
Et tirant de sa chemise débraillée une boîte d’allumettes, debout, à l’écart, il prit soigneusement les puces une par une et les serra dans leur prison…
Cela fait, plus tranquille, sachant ses « pensionnaires » à l’abri, il se rapprocha de la table, se versa une nouvelle rasade de gin, en remarquant…
— Toi, d’abord, monsieur le Bedeau, c’était pas la peine de faire le malin, toi ne pas savoir compter…
— J’sais pas compter ? des fois Job, tu ne serais pas déjà un peu saoul… Pourquoi que j’sais pas compter ?
— Mais toi, monsieur le Bedeau, tu dis que nous sommes quatre, et nous, nous étions cinq…
— Où ça, le cinquième, moricaud ?
— Le cinquième, li était le fils de Nini…
— Ah ! c’est vrai… Tiens, Nini, fais-le voir, ton gosse ?
Beaumôme s’était levé. Étrange réunion dans ce bouge londonien, que celle de ces voyous, de ces apaches de Paris.
C’était en effet Beaumôme, le cruel repris de justice, le Bedeau, le terrible sonneur, Nini, la fille de la brave Mme Guinon, tombée à la plus crapuleuse misère, qui se trouvaient réunis avec le nègre Job dans la salle réservée du Old Fellow.
À la suite de quelles évasions extraordinaires, de quelle crainte salutaire de la police française, Beaumôme et le Bedeau avaient-ils passé le détroit, pour venir se perdre dans la plèbe grouillante de Whitechapel ? Nini elle-même n’aurait peut-être pas été capable de le dire exactement…
Il y avait déjà quelque temps d’ailleurs, que le Bedeau et Beaumôme étaient arrivés à Londres, et quelque temps aussi que le hasard les avaient mis en plein Strand en présence de Nini, l’ancienne copine de la Chapelle, qui, depuis trois mois avait subitement disparu de la rue de la Goutte-d’Or.
Les deux poteaux, crevant de faim, ne « jaspinant » pas un seul mot d’anglais, se demandaient ce qu’ils allaient devenir et n’avaient pas hésité à aborder leur ancienne camarade.
Bonne fille, Nini n’avait marqué nul ennui de la rencontre, bien au contraire. Les voyant dans la dèche, elle les avait immédiatement menés au Old Fellow et leur avait payé à dîner.
Nini était très connue dans le quartier, très aimée dans l’établissement, dont elle était l’une des clientes les plus régulières, elle avait présenté Beaumôme et le Bedeau comme des copains et, sur sa recommandation, les deux apaches avaient été admis, insigne privilège, à pouvoir disposer chaque soir d’une des tables de la salle réservée…
Et là, chaque soir, ou presque chaque soir, Beaumôme, le Bedeau et Nini se retrouvaient devant des verres de brandy qu’ils vidaient consciencieusement.
Job, le nègre, de temps à autre, se joignait à eux. Il était bête, disait Nini, mais il n’était pas méchant ; et puis, le cas échéant, il avait d’excellents poings pour faire taire les disputes, comme il avait aussi, au moins trois fois par semaine, des pence pour payer le brandy, des pence qu’il gagnait avec ses puces savantes…
— Fais voir ton gosse, avait demandé le Bedeau…
Et c’était Beaumôme qui s’était levé… Assurément, il n’était pas dans les habitudes de l’éphèbe de se déranger lorsqu’il était à table, et cela était encore moins dans ses habitudes lorsqu’il s’agissait d’éviter une fatigue à une femme. Beaumôme, orgueilleux, conscient de sa valeur, dédaignait en effet « toutes les porteuses de jupes », ainsi qu’il le répétait en toute occasion. Il les trouvait juste bonnes à le servir, à le nourrir, lorsque l’une d’elles, séduite par son extraordinaire laideur d’avorton vicieux, consentait à devenir sa « marmite »… Et cependant, il s’était levé. Il s’était levé en disant à Nini :
— Bouge pas, je vais chercher le salé !…
C’est que Beaumôme, sentiment étrange et inattendu, s’était pris d’une véritable tendresse pour Nini : la brune chevelure de la fille, et surtout ses façons excentriques, indépendantes et plus encore peut-être le dédain qu’elle lui avait manifesté le séduisaient étrangement.
Beaumôme faisait à Nini une cour assidue, inlassable, vaine.
— Alors, te voilà passé nourrice, à c’t’heure ? demanda le Bedeau.
Mais Beaumôme n’avait cure de cette observation. Il avait été dans un coin de la pièce et, précautionneusement, il déroula un gros paletot – son propre paletot – posé à terre…
Dans le vêtement était enveloppé un enfant qui dormait, poings fermés, bouche ouverte, avec la conviction que peut mettre à dormir un poupon de dix-huit mois.
Beaumôme, point trop maladroitement, prit le baby et l’assit sur la table, au plein centre des verres :
— Le voilà, Bedeau ! voilà l’héritier de ma gonzesse…
Mais, prestement déjà, Nini avait repris son fils et le berçait :
— Hé, les hommes, dites voir un peu seulement qu’il n’est pas beau ?… ça fera un gars que je vous dis… mon Jack…
— Un fils de qui ? demandait narquoisement le Bedeau…
Nini lui coupa la parole :
— Un fils de moi… et ça suffit…
— Ça, j’dis pas, fais voir s’il te ressemble ?…
— Bien sûr qu’il me ressemble, déclara-t-elle. Tu ne t’imagines pas que je l’aurais fait à ton exemple, hein, face-moche ?…
— Ne te fâche pas, Nini, je ne doute pas que t’aies des modèles mieux que moi… Et puis, c’est juste, après tout… il n’est pas mal ce gosse-là… pas vrai, Job ?
— Li était une joli bébé, mais li n’était pas l’même ?
Nini, véhémente – sans doute n’aimait-elle pas que l’on n’admirât point en tout et pour tout son fils – protesta :
— Des fois, l’enfant de l’Afrique, t’as bu, hein ? qu’est-ce que tu veux dire dans ton patois ? tu ne le reconnais pas mon fils ?…
— Li était une joli garçon, mais li était pas ton fils…
Cette fois Nini foudroya le noir d’un regard coléreux…
— Pas mon fils, c’est-y que tu l’as accouché pour moi ?… j’te dis qu’il s’appelle Jack…
Mais le Bedeau trouvait Job impayable. Il insista, à son tour, histoire de « faire monter à l’échelle » la copine :
— Vrai, Nini, dit-il, c’est pas de la blague, tu sais, mais le fait est que ton fils il ne te ressemble pas. T’as dû te tromper toi-même le jour où tu l’as fait ?…
Alors Nini se fâcha : elle n’admettait pas la plaisanterie.
Qu’on l’insultât, elle, n’est-ce pas, elle s’en moquait, elle avait une langue pour répondre, et même un lingue dans sa poche, seulement fallait pas qu’on s’en prît à son fils… Ah, ça non, ou alors il y aurait du bois de chauffage…
— Tiens, parbleu, cria-t-elle, tu t’y connais, toi, en gosse… il ne me ressemble pas ?… possible, puisque c’est un garçon…
Mais cela n’impressionna personne. Job, qui buvait toujours, insista :
— Moi avoir déjà vu li, et pourtant moi pas le reconnaître…
Et le Bedeau :
— Tu l’as peut-être changé en nourrice… dis voir Nini ?
Nini remmaillota l’enfant :
— Ça va bien, fit-elle, rageuse, en voilà assez sur mon salé, n’est-ce pas ?… je vous ai dit que c’était Jack et que c’était mon gosse… je me fous pas mal qu’il ne vous plaise pas. Moi je le trouve gentil… Et sûr que dans l’avenir, quand il aura bouffé beaucoup de soupe et que toi, Bedeau, tu en seras à sucer les pissenlits par la racine, il fera un rude costaud. Il tiendra de sa mère…
Le Bedeau, voyant que cela tournait mal, s’efforça de calmer la jeune femme :
— Oh ! ça va ! j’te disais cela pour te faire bisquer, quoi ! que que tu veux que dans un gosse de c’t’âge on reconnaisse quoi que ce soit ?… ça sera peut-être un hercule, ton crapaud… j’y vois pas d’inconvénient… Et puis c’est pas tout ça, on boit à sa santé ?…
Une tournée générale réconcilia la bande. Beaumôme reprit la parole :
— Qui c’est qui a lu le journal, aujourd’hui ? demandait-il…
— Moi, répondit Nini, pourquoi ?
— Y a-t-il du nouveau sur le machin de Putney ?
— Quel machin de Putney ?
Emporté, Beaumôme abattit le poing sur la table :
— Fais donc pas ta gourde, Nini, tu sais bien ce que je veux dire, pas vrai ?… Le truc machin chose du dentiste ?… celui qui a soi-disant découpé sa femme ?…
Sombrement, Nini interrogea :
— Quèque ça te fout ?
— Tu sais bien que quand il y a des affaires comme ça, la police tombe toujours sur les bougres comme nous… Et je tiendrais pas à me faire poisser ici… Deux ans de hard labour, tourner dans une cage comme un écureuil, merci, dit le Bedeau.
— Mais t’en es pas de c’t’affaire de Putney ?
— Non, je n’en suis pas, et Beaumôme non plus, bien sûr. Seulement, s’il y a des rafles, on risque toujours d’être pincé, et c’est ce qui fait que Beaumôme te demande si t’as des nouvelles…
Nini, cette fois, se contentait de hausser les épaules :
— Calmez donc votre frousse, allez, puisqu’il paraît que les tourtereaux sont en route pour le Canada…
— Comment que tu sais ça, Nini ?
— C’est bien malin, j’ai fait causer les voisines… il paraît que la maîtresse du Garrick, elle est persuadée que son fils lui a été volé par son mari… un ancien à elle qu’habite le Canada… alors elle a cavalé…
— Et son amant ?
— Le docteur ? eh bien, on dit comme ça dans le quartier qu’il en était fou et qu’il a dû se trotter avec elle…
Mais Job s’était levé, et sans que rien ait pu annoncer son intention, il sauta sur la table et dansa un cake-walk effrayant.
Au bruit qu’il faisait, les consommateurs accoururent de la première salle. Joyeux vacarme, que domina, avec peine, quelques minutes après, la voix du patron, Ismaël, qui, les poings sur les hanches, lançait en son argot londonien :
— Alors, c’est-y pour aujourd’hui ou pour demain, gentlemen ? voilà minuit qui sonne. Dehors tout le monde…
…Car Ismaël n’oubliait pas que la police tient essentiellement, au quartier des Docks comme ailleurs, à ce que tous les bars, et surtout les bars interlopes, soient fermés à minuit.
Pourtant il devait servir encore une tournée, – ce qui ne l’inquiétait guère, il n’était en réalité que minuit moins le quart, – et ses clients partirent enfin.
Nini s’en alla seule, à grands pas. Job, soutenu par Beaumôme et le Bedeau, tourna à droite, s’enfonçant dans les rues noires qui mènent aux Docks où il est des cabanes abandonnées, abris possibles contre le froid. Les autres consommateurs s’éparpillèrent dans la nuit…
Les deux pauvres bougres portant les noms de Bob et Ralph sortirent en dernier.
Bob, encore qu’il eût eu l’air toute la soirée passablement éméché, semblait parfaitement maître de lui-même… Ralph était gris comme trente-six Polonais.
Bob, amicalement, entraîna son compagnon vers une ruelle sombre où, d’un croc-en-jambe, il l’affala sur le trottoir, dans une encoignure de porte :
— Dors là, garçon, murmura-t-il…
Et l’abandonnant sans autre forme de procès, Bob gagna le centre de Londres.
Mais au sortir des ruelles obscures des Docks, Bob avisa une voiture stationnant depuis une bonne heure… Bob y monta, réveillant d’un coup de sifflet le cocher :
— À Scotland Yard, lança-t-il…
Car Bob – Bob, le pauvre bougre qui, dans l’après-midi, avait raccroché au hasard des quais de la Tamise le sans-travail Ralph, Bob qui lui avait payé de nombreuses tournées, Bob qui l’avait emmené enfin se saouler complètement au bar du Old Fellow – Bob n’était autre que le policier Shepard, bien connu pour ses enquêtes extraordinairement audacieuses et habiles dans la pègre de Londres…
Et le détective Shepard estimait qu’il n’avait pas perdu sa soirée…