19 – LE POLICEMAN 416
— Hop ! policeman… que diriez-vous policeman, si l’on vous demandait de lever les yeux jusqu’à ce mur qui est devant vous, et de donner votre opinion ?
— Je dirais, gentleman, que c’est là une question saugrenue, qu’il ne m’est pas nécessaire d’examiner…
— Que diriez-vous, policeman, si on vous faisait remarquer que ce mur immensément vieux est muni, dans sa partie supérieure, de crampons qui forment une véritable échelle, par laquelle on peut monter sur les toits ?…
— Je répondrais que ce n’est pas là un chemin d’honnête homme, et je conseillerais à qui me parle de passer son chemin…
— Que diriez-vous, policeman…
— Que diriez-vous, gentleman, si je vous invitais à faire demi-tour et à déguerpir ?
— Que diriez-vous, policeman, si je refusais de partir…
— Que diriez-vous, vous même alors, si je vous arrêtais ?…
Cette étrange conversation avait lieu dans une rue écartée de Whitechapel, précisément dans Belmont Street, entre un robuste policeman – le « 416 » – et un gaillard aux apparences non moins solides, modestement vêtu…
Il était aux environs de quatre heures du matin. Une aube pâle pointait au-dessus des toits noirs de la ville, qui se silhouettaient sur le ciel jaune, en allure d’ombres chinoises.
Un silence absolu régnait alentour. À peine, de temps en temps, une rumeur sourde se percevait-elle au loin, ou encore le bruit d’une course effrénée, d’une bataille que les chats de la Cité livraient aux innombrables rats qui pullulent dans le quartier pauvre et populeux de Londres.
Le policeman et le civil s’étaient rapprochés l’un de l’autre, et tout en parlant à mi-voix, comme s’ils redoutaient d’être entendus, ils s’étaient toisés du regard. Désormais, les deux hommes étaient à se toucher, s’observant les yeux dans les yeux, cherchant à se comprendre.
La menace du policeman n’avait pas paru effrayer outre mesure son interlocuteur.
Ce personnage ironique, qui semblait insuffisamment respecter l’autorité, synthétisée par l’uniforme, avait sans doute l’habitude de se faire arrêter, et ne craignait rien.
Ou alors avait-il droit à l’indulgence de la police ?
Cette dernière hypothèse devait être la bonne. Le civil se pencha à l’oreille du policeman, et d’une voix railleuse, souffla :
— Que diriez-vous si j’étais Shepard ? détective, membre du Conseil des Cinq ?
Le policeman ne sourcilla pas :
— Je vous dirais de montrer votre carte, déclara-t-il.
Il achevait à peine sa phrase que son vœu était exaucé.
Le policeman, aussitôt rectifia la position, esquissa un salut : c’était bien le chef, celui qu’il avait devant lui.
Mais à peine avait-il fait cette démonstration de politesse que le visage du policeman, qui venait de s’empourprer d’une rougeur subite, affectait à son tour une expression d’ironie :
— Que diriez-vous à votre tour, Monsieur Shepard, si moi-même j’étais…
Mais le mystérieux gardien de l’ordre public s’arrêta net, sans doute ne jugeait-il pas opportun de sortir de l’anonymat que lui concédait l’uniforme.
Shepard, au surplus, avait reculé de quelques pas. Il avait gagné l’angle de la rue, rasant les murs, frôlant les façades, en homme habitué à marcher sans bruit…
Soudain il revenait précipitamment, interpellait à nouveau le policeman :
— Hum, murmurait-il, ça sent le gibier par ici, vous allez m’aider…
Celui-ci se gratta le menton et objecta :
— C’est que, monsieur Shepard, je ne suis pas de service… ça n’est pas mon quartier… tout de même je vous donnerais bien volontiers un coup de main… mais excusez-moi si je ne suis pas un aussi bon guide que je le voudrais, je vous répète, ce n’est pas mon secteur…
— En effet, reconnut Shepard qui venait de constater en considérant d’un coup d’œil rapide la manche du policeman, que celui-ci ne portait pas en évidence le brassard bleu et blanc caractéristique du gardien de la paix en service, en effet, je m’en aperçois, mais que faisiez-vous donc par ici ?… à cette heure ?… dans ce quartier perdu ?
Le policeman eut un sourire. Shepard rit à son tour :
— Parbleu, je comprends, fit-il, vous sortez au moins de chez votre petite amie…
— Hé ! hé !…
Mais le membre du Conseil des Cinq avait mieux à faire que de s’inquiéter des amours du policeman. En deux mots il lui expliquait :
— Je cherche dans ce coin un individu suspect dont je tiens à connaître les moyens d’existence et dont il importe que j’identifie le domicile. Cet homme habite un hôtel meublé dont la porte est à cinquante mètres de nous… la voyez-vous là… à droite ? tout à côté du bar ?
— En effet, détective, je vois la maison que vous désignez…
— Cet individu, poursuivit Shepard, est un Français. On l’appelle le Bedeau… je n’ai pas besoin de vous en dire plus. Il m’a semblé tout à l’heure que précisément les toits de la maison où il demeure présentaient une activité anormale…
Le policeman interrompit le chef :
— Bien que n’étant pas de service, je crois monsieur Shepard, avoir fait la même remarque que vous, il m’a semblé, voici dix minutes environ, voir quelqu’un se glisser le long de cette corniche…
— Une femme, n’est-ce pas ? interrogea Shepard…
— Une femme ? non, répliqua le policeman après une légère hésitation, je crois plutôt que c’était un nègre…
— Policeman, reprit le détective, ne perdons pas une minute, suivez-moi… Êtes-vous armé ?
— Bien que n’étant pas de service, répondit le policeman, j’ai toujours mon revolver chargé de six balles.
Se hissant sur un muretin haut de deux mètres environ, et profitant des crampons de fer dont le détective Shepard avait signalé l’existence quelques instants auparavant, les deux représentants de la police londonienne atteignirent rapidement le niveau des toits.
Cette ascension achevée, ils se trouvèrent à la hauteur d’une multitude de cheminées qui se dressaient vers le ciel, isolées au milieu des toitures de tuiles, ou alors adossées à des fenêtres mansardées qui s’ouvraient, soit sur la rue, soit sur des courettes intérieures.
Shepard devait savoir exactement où il voulait aller, car, avec une adresse d’acrobate, il passait d’un immeuble à l’autre, montait sur des charpentes pointues, s’accrochait à des gouttières, avec une habileté toute professionnelle.
Le policeman, nullement gêné dans son lourd uniforme, le suivait sans la moindre difficulté.
Le membre du Conseil des Cinq s’en aperçut et se félicita que le hasard l’eût mis en présence d’un second aussi habile à se promener dans ces parages qu’à monter la garde sur un refuge au milieu du Strand.
Combien de temps cette promenade aérienne allait-elle durer ?
Shepard, soudain, fit un signe de la main à son compagnon, lui signifiant de s’arrêter.
Le détective s’accroupit derrière une fenêtre, prêt à bondir si d’aventure quelque chose surgissait.
Une fenêtre venait de se relever : un individu à la face patibulaire avait passé le haut du corps par cette fenêtre, et considéré d’un air méfiant les toits sur lesquels elle donnait.
À peine toutefois avait-il fait ce geste qu’il avait eu un brusque recul en arrière, étouffa un cri, tenta de disparaître. Trop tard !
Shepard, plus vif que l’éclair, l’avait appréhendé par le poignet, avait sauté avec lui à l’intérieur de la maison, le maintenant vigoureusement.
Quant au policeman qui avait suivi le mouvement de son chef, il avait bondi à son tour par la croisée entrebâillée dans la pièce qu’elle faisait communiquer avec les toits.
Les deux policiers se trouvaient dans la mansarde, à peine éclairée par une lampe fumeuse. Deux lits sordides constituaient le seul ameublement de cette pièce, avec une grande malle noire et plate, dont le couvercle ouvert montrait un intérieur sordide, encombré d’objets hétéroclites : vieux vêtements, bouteilles vides, objets de toilette, chaussures dépareillées…
Shepard qui n’avait toujours pas lâché son homme, venait d’allumer sa lanterne de poche qu’il braqua en plein sur le locataire de la mansarde. Le policier eut un geste de désappointement :
— Ce n’est pas lui, murmura-t-il…
Mais, chose curieuse, en même temps qu’il marquait son dépit, le policeman qui l’accompagnait avait laissé échapper une exclamation de satisfaction :
— Comment vous appelle-t-on ? interrogea Shepard en secouant son prisonnier…
Celui-ci articula lentement :
— Beaumôme.
L’interrogatoire se poursuivit :
— Qui est votre compagnon de chambre ?
— Le Bedeau.
— Où est-il ?
— Je ne sais pas.
Shepard, un peu interloqué par la netteté des réponses qui lui étaient faites, s’arrêta. Beaumôme s’enhardit alors. Il avait compris qu’on ne lui en voulait pas à lui personnellement, dès lors il était tout prêt à se montrer aimable avec la police dans l’espoir que celle-ci ne tarderait pas à s’en aller…
— Le Bedeau, affirma-t-il effrontément, est parti depuis une dizaine de jours pour la France. Depuis il n’est pas revenu… J’en suis même fort ennuyé car il ne m’a pas laissé sa part de loyer, et je me demande comment je paierai le logeur à la fin de cette semaine…
Beaumôme mentait.
Son interrogatoire avait lieu précisément une demi-heure à peine après la scène au cours de laquelle il avait essayé d’aller consoler Nini dont l’enfant venait de disparaître… En rentrant dans leur chambre il n’avait pas retrouvé le Bedeau.
Peu importait, du reste, à Beaumôme, pourvu qu’on le laissât tranquille.
Beaumôme poussa un soupir de satisfaction.
Le détective venait de le lâcher.
À mots précipités, il murmurait à l’oreille du policeman :
— L’individu que je cherche n’est peut-être pas très loin… nous allons fouiller l’étage, faites-moi le plaisir de visiter les logements du côté gauche, moi je verrai le reste… Le Bedeau est un homme gros, glabre et chauve… arrêtez-moi tous ceux qui répondront plus ou moins à ce signalement… Quant à vous, poursuivit le détective en s’adressant à Beaumôme, défense de quitter votre logement jusqu’à nouvel ordre.
Beaumôme pour toute réponse alla s’étendre sur son grabat…
Les deux policiers s’étaient séparés.
Sans la moindre vergogne, l’un et l’autre effectuaient leurs perquisitions domiciliaires.
Elles avaient quelque chose de sinistre et de déconcertant, de macabre, leurs incursions dans ces misérables logis où grouillait une foule innombrable d’individus dépenaillés…
Shepard d’un côté, le policeman de l’autre, lorsqu’un coup violent frappé à la porte ne leur suffisait pas pour se faire ouvrir, crochetaient froidement les serrures, projetaient à l’intérieur des mansardes la lueur aveuglante d’une lanterne sourde, puis refermaient les portes s’ils n’avaient rien découvert de suspect, avant même que les habitants surpris dans leur sommeil aient pu s’apercevoir de ce dont il s’agissait…
Cependant, le policeman, qui venait de frapper à un logement dont l’entrée se trouvait tout au fond du couloir vit, derrière la porte qui s’entrebâillait, surgir un énorme nègre, gris de peur.
— Bon monsieur, dit le nègre, moi pas méchant. Moi rien fait. Moi pas aller en prison. Ici personne.
Le policier l’écarta sans l’écouter et s’introduisit dans le logement.
Une femme devait habiter ici : des jupes pendaient au mur, des chapeaux à plume étaient accrochés aux clous. Des bottines sans boutons voisinaient sur la table-toilette avec un peigne édenté, le savon encore humide où collaient les épingles à cheveux… Partout, un désordre à l’avenant. Le policier paraissait prodigieusement intéressé, en proie à une sorte de passion, presque. Tellement, qu’il en parlait à mi-voix, répétait un nom comme une litanie :
— Nini… Nini… Nini Guinon…
Un peu après, il ajouta :
— La misérable !… Quelle déchéance !
Puis, après cette minute d’émotion, il manifesta une surprenante activité, ouvrant les placards, fouillant les tiroirs sans rien négliger, inventoriant jusqu’au moindre recoin de la pièce.
Au moment où il avait mis la main sur un petit coffre noir, le nègre resté silencieux devant la porte, avait poussé un gémissement de terreur, et gémit :
— Non… Non… C’est pas moi… Job pas voleur…
Puis il avait bondi hors de la mansarde et plongé dans l’escalier noir… au bas duquel un grand cri avait éclaté… En se sauvant, le pauvre Job devait avoir fait une chute grave.
Sans broncher, le policier avait ouvert le coffret, il en avait extrait une pellicule photographique aussitôt glissée dans la poche intérieure de sa tunique. Son visage était transfiguré, il rayonnait.
— Par exemple, murmura-t-il, c’est un coup de veine ou je ne m’y connais pas. Non, véritablement, c’est de la chance…
Mais une porte s’entrebâillait.
Était-ce le Bedeau, pourchassé par Shepard, qui, ayant échappé aux premières recherches, tentait de fuir ?
D’un bond, le policeman fut à l’endroit d’où le bruit partait. Une porte, en effet, s’était ouverte, celle de la mansarde par la fenêtre de laquelle le détective et le policier étaient entrés quelques instants auparavant…
Mais ce n’était pas le Bedeau que le policeman aperçut, mais Beaumôme, Beaumôme attiré par le bruit de la chute de Job, et qui venait aux renseignements.
Le policeman posa la main sur l’épaule de l’apache.
Décidément, c’était un policeman bizarre, voilà qu’il s’exprimait dans le plus pur des argots de Paris :
— La Nini Guinon… elle s’est débinée de sa piaule ? Tu dois savoir ousqu’elle a cavalé ? Jaspine…
Subjugué, Beaumôme répondit sans barguigner :
— La Nini, fit-il lentement, comme à regret, all’ s’est pourtant ramenée ici ce soir, vers les douze plombes… même qu’elle était fin saoule… Puis, comme ça sur le coup de deux heures, on l’a entendue qui gueulait tant que ça peut…
— Pourquoi ?
— Est-ce que je sais, moi…
— Allons… allons… poursuivit le policeman, ne fais pas de magnes, autant te mettre à table tout de suite… c’est peut-être le meilleur moyen pour éviter la boîte…
— Je crois que la Nini gueulait rapport à ce qu’on lui a chauffé son gosse…
— Chauffé son gosse ?
— Oui, le mignard s’est barré… or, probable qu’il ne s’est pas carapaté tout seul comme ça, dans la nuit… faut croire plutôt que c’est quelqu’un qui aura eu envie de se payer un salé sans avoir la barbe et l’honneur de le mettre au monde…
— Qu’est-ce qu’elle est devenue ensuite ?
— Probable qu’elle cavale après le salé…
La conversation s’interrompit.
Shepard, de l’étage inférieur, appelait impérativement :
— Policeman ?
L’interpellé rompit aussitôt l’entretien qu’il avait avec Beaumôme, laissant libre l’apache étonné de tant de condescendance, puis, à pas pressés, descendit l’escalier pour rejoindre son chef…
— Un petit whisky chaud, policeman ?
— Ma foi, monsieur Shepard, ça n’est pas de refus ; bien que n’étant pas de service, je n’ai pas mal travaillé.
Les deux policiers, qui, une demi-heure auparavant, étaient encore dans l’immeuble louche et mal fréquenté de Belmont Street, profitaient désormais du petit jour levé, et de l’ouverture de quelques boutiques pour se réconforter.
Un bar avait relevé sa devanture et le patron de l’établissement, tout en fourbissant ses cuivres dès l’aube, était enchanté de servir à boire à des consommateurs levés dès potron-minet, ou alors pas encore couchés, pensait-il.
Les tenanciers de bar sont toujours satisfaits de voir venir chez eux les policemen ; la présence dans leur boutique des représentants de l’autorité est pour eux une garantie de bon renom et nombreux sont les patrons, à Londres, qui sont trop flattés de désaltérer pour rien ces messieurs les agents qui, cependant, sont des gens ayant bien souvent soif.
Shepard et son compagnon, debout le long du comptoir, devisaient à voix basse.
Shepard semblait ennuyé.
Aucun résultat intéressant. En dépit de ses efforts, il n’avait pu mettre la main sur le Bedeau qu’il recherchait depuis plusieurs jours.
C’était vexant, mais la partie n’était pas perdue. Shepard avait sa conviction, en dépit de ce que lui avait déclaré Beaumôme, que le Bedeau n’était pas à Paris, mais à Londres…
Il exposait sa façon de voir avec un grand luxe de détails, et le policeman, pendant ce temps, tout en se grattant violemment la gorge comme quelqu’un qu’étoufferait un whisky trop fort, prenait l’air d’un imbécile qui approuve de temps à autre, par des hochements de tête, les pronostics et déductions de son chef…
— Mais, interrogea-t-il enfin, pourquoi recherchez-vous ce Bedeau ?
Shepard toisa le policeman. Quelle question idiote. Il répondit néanmoins :
— Parbleu, j’ai mes raisons pour croire que cet individu est coupable d’avoir fait disparaître un détective de nos collègues… le détective French, qui était en mission en France pour retrouver… Mais, au fait, cela ne vous regarde pas…
— Vous avez raison, continua le policeman, cela ne me regarde pas de savoir que French, membre du Conseil des Cinq, était parti pour Paris afin de retrouver Mme Garrick, si toutefois celle-ci existait…
Shepard, cette fois, regarda le policeman, les yeux ronds.
Décidément, cet homme n’était pas un imbécile… Il n’y avait pas lieu de faire de mystère avec lui…
Shepard, alors, auquel le whisky déliait la langue, d’autant plus qu’il se trouvait en tête à tête avec un subordonné sympathique, confia au policier toutes ses appréhensions, toutes ses craintes.
Il lui racontait l’extraordinaire disparition de French, le vol non moins surprenant des photographies découvertes par Mme Davis dans l’officine de Sigissimons…
Le policeman l’arrêta pour déclarer :
— Dans toutes ces aventures, monsieur Shepard, il ne me semble pas que vous ayez eu la moindre communication avec la personnalité policière que French, votre collègue, était allé voir à Paris ?… Ce M. Juve, ce « fameux Juve », comme on dit, ne s’est-il donc pas mis en relations avec vous ?…
— Ma foi non, répondit Shepard, maintenant que j’y pense, je trouve ça surprenant…
Le policeman cligna des yeux, regarda fixement Shepard et, avec un léger sourire, lui demanda :
— Le connaissez-vous personnellement ?
— Qui donc ?
— Hé ! parbleu, Juve, M. Juve…
— Non, fit Shepard brusquement, mais peu importe, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je regrette vivement que la perquisition de cette nuit ne m’ait pas donné satisfaction. J’ai manqué le Bedeau, peut-être de quelques minutes seulement. Par contre, j’ai perdu mon temps avec des gens insignifiants… ce jeune apache… ce Beaumôme ne m’inspire certainement pas grande confiance, mais, en tout cas, je n’ai rien à lui reprocher… ce nègre, ivrogne et imbécile, qui est tombé dans l’escalier, s’est cassé trois ou quatre dents… et enfin cette femme perdue, cette malheureuse Française, cette Nini Guinon…
— Nini… interrompit le policeman, l’avez-vous vue tout à l’heure ?…
— Eh bien, oui, fit Shepard, elle était installée chez une voisine…
— Elle ne vous a rien dit ? Elle ne s’est plainte de rien ?
— Non…
Il y eut un silence. Le policeman sembla réfléchir profondément avant de reprendre la parole. Enfin, préoccupé, soucieux, il demanda à son supérieur :
— Que diriez-vous, monsieur Shepard, si une femme, une mère à qui l’on vient de voler son enfant avait, après le vol, la chance inespérée de rencontrer des représentants de l’autorité, et qu’elle n’en profite pas pour les aviser de ce malheur ? Si, au contraire, elle taisait prudemment les détails de ce vol, dissimulait son émotion et son chagrin ?…
— Où voulez-vous en venir ? interrogea Shepard…
— À rien, poursuivit le policeman, je demande simplement ce que vous penseriez d’une femme qui aurait une telle attitude ?
— Ma foi, déclara le détective, je me demanderais si cette femme n’est pas elle-même bien suspecte, bien sujette à caution pour hésiter ainsi à solliciter l’appui de la justice…
— C’est ce que je voulais vous faire dire, conclut le policeman… Voulez-vous, monsieur Shepard, accepter un autre whisky chaud ?
***
Une heure après seulement, le détective et le policeman sortirent du bar.
Ils avaient absorbé de nombreux verres d’alcool et plusieurs sandwichs au jambon…
Shepard éprouvait désormais la plus grande sympathie pour ce policeman décidément intelligent et qui, chose curieuse, semblait, quoique n’étant pas du quartier, fort bien connaître tous les habitants de Belmont Street, et fréquenter la petite colonie française dont les apaches, tels que Beaumôme, le Bedeau, les femmes telles que Nini, le nègre tel que Job, étaient les plus beaux ornements…
Quant au policeman, il s’était prodigieusement amusé lorsque Shepard avait parlé du policier français, Juve en particulier.
***
C’était le matin, le mouvement recommençait dans Whitechapel, quartier sinistre la nuit, mais qui, au grand jour, avait repris le caractère nettement commercial de tous les autres quartiers de Londres.
Shepard et le policeman allaient se séparer, mais au moment des adieux le détective qui, depuis quelques instants semblait préoccupé, soucieux, dit à son compagnon :
— Écoutez, policeman, un vieux dicton anglais prétend que pour exercer votre métier, il faut être à la fois grand et bête… or, vous n’êtes ni l’un ni l’autre et, sans que je sache d’où vous tenez vos renseignements – ce qui ne me regarde pas mais fait honneur à vos capacités – j’estime qu’en me renseignant sur cette colonie française vous m’avez rendu cette nuit un signalé service… Je veux que vous m’en rendiez un autre. Les bons comptes ensuite feront de bons amis… Vous pourrez espérer ma protection… Policeman, êtes-vous disposé à m’aider de votre mieux pour sauver un innocent qui est en même temps un collègue ?
Énigmatique, le policeman répondit :
— Chef, je serai toujours à votre disposition.
— Il faut être mieux qu’à ma disposition, policeman. Il faut être presque mon associé… Je vous ai prévenu qu’il s’agissait d’une affaire délicate, puis-je compter que vous m’aiderez ? Naturellement, j’obtiendrai de votre chef de brigade l’autorisation de vous employer, mais je ne lui dirai pas à quelle besogne…
Le policeman scruta du regard le visage de Shepard pour bien lire le fond de sa pensée :
— Vous voulez, demanda-t-il, que je m’engage à commettre avec vous… même une illégalité ?
— Peut-être… avoua Shepard…
Le policeman baissa les yeux, considéra attentivement la pointe de ses souliers, puis, relevant la tête, il déclara :
— Je suis assez ambitieux et désireux d’arriver rapidement au grade de « sergeant ». Votre protection me sera fort utile. Si je vous promets mon dévouement, pourrai-je compter sur vous à mon tour ?
Le détective sourit. Du geste, il interrompit le brave policeman : on pouvait compter du lui.
Changeant alors de ton, le policeman interrogea :
— Quand avez-vous besoin de moi, chef ?
— Dans sept jours et pour quarante-huit heures, particulièrement les 14 et 15 juin…
Les deux hommes allaient se quitter. Au moment où ils se séparèrent, le policeman lâcha un dernier mot :
— La nuit du 14 au 15 juin… c’est à cette date, n’est-ce pas, que doit avoir lieu l’exécution de Garrick ?
Shepard eut un haut-le-corps : décidément ce policeman était d’une rare intelligence, il comprenait à demi-mot… il devinait avant qu’on lui expliquât.
— Oui, dit Shepard, c’est en effet, pour l’exécution de Garrick que j’ai besoin de vous.
Puis il s’éloigna à grands pas, cependant que le policeman demeuré immobile sur le trottoir souriait silencieusement en le regardant partir.