12 – LE MYSTÉRIEUX BOUCHER DU « SUSSEX »

Si les voyageurs qui se rendaient ce jour-là d’Angleterre en France n’avaient pas été éprouvés, de façon presque générale, par les terribles affres du mal de mer, ils auraient peut-être remarqué qu’à Dieppe, descendait du Sussex un passager qui ne s’était point embarqué à Newhaven.

Phénomène étrange, en vérité, car il est assez inaccoutumé qu’entre son point de départ et son point d’arrivée, un steamer embarque des passagers !…

C’est qu’à tout dire, s’il débarquait à Dieppe un robuste gaillard, vêtu d’une blouse bleue lui tombant jusqu’aux pieds, le visage barré d’une forte moustache noire, – l’air d’un boucher en rupture d’abattoir – il ne débarquait plus un mince jeune homme d’une trentaine d’années, au visage rasé entièrement, et qui n’était autre que le détective French…

Habile aux déguisements, French s’était embarqué à bord du Sussex sous son apparence habituelle, mais une fois descendu dans la cale du steamer, il s’était empressé de dépouiller ses vêtements ordinaires et, bien que muni d’un billet de première classe, s’était rendu vers l’avant du bateau, vers les troisièmes où l’on avait vu ainsi tout le temps de la traversée l’inélégante silhouette qu’il s’était savamment composée dans son accoutrement.

…Et de la sorte, à Dieppe, il n’était pas, en vérité descendu du bateau un passager de plus, mais bien un autre passager…

Or, tandis que les voyageurs s’empressaient, qui vers le bureau de poste installé à la gare maritime de Dieppe, qui vers le buffet où des tasses de thé et de chocolat fumaient, toutes prêtes, à leur intention, le toucheur de bœufs, car c’était en vérité, l’apparence qu’il avait, évitant de se faire voir, se dirigeait vers le train de marée rangée le long du quai et où des hommes d’équipe s’empressaient d’entasser, avec une brutalité effrayante, les bagages les plus fragiles des voyageurs.

French avisait un compartiment de seconde classe – les trains de l’après-midi ne comportant pas de troisième – et y prenait place.

***

Le détective anglais qui, bien que jeune, était arrivé à la situation de membre du Conseil des Cinq, possédait avant tout un esprit réfléchi.

À peine parvenu dans son wagon, il se rencogna confortablement et se prit à songer.

Aussi bien, French était ému…

Pour la première fois de son existence de détective, il devait s’occuper d’une affaire de police qui le touchait en quelque sorte directement, à laquelle il portait un intérêt personnel…

Il s’agissait pour lui de sauver son collègue, son confrère Tom Bob, et même un peu son patron, car, jadis, Tom Bob l’avait protégé, avait voté pour lui au moment où il avait été élu membre du Conseil des Cinq.

Pour sauver Tom Bob, il fallait retrouver Mme Garrick, prouver ainsi que Tom Bob-Garrick n’était pas un assassin… French se rendait compte que sa mission était simple dans son exposé, mais complexe dans ses détails.

Car enfin, où pouvait être Mme Garrick ? dans quel coin perdu de la France – à supposer qu’elle fût vraiment en France – s’était-elle réfugiée ?…

French n’en avait et ne pouvait en avoir aucune idée.

Tom Bob, il est vrai lui avait affirmé qu’il y avait en France un homme qui, à coup sûr, arriverait à retrouver rapidement Mme Garrick…

— Voyez Juve, avait conseillé le détective prisonnier, dites à ce policier qui me connaît un peu que vous êtes envoyé par Tom Bob, et que lady Garrick était en réalité la femme de Tom Bob… Je suis persuadé qu’après cela il se mettra tout à votre disposition et fera tout son possible pour vous aider à joindre ma femme…

Malheureusement, si Tom Bob avait ainsi tracé le plan de conduite utile pour arriver à retrouver son épouse en fuite, il n’avait pas indiqué à French où il lui serait possible de rencontrer Juve…

Juve, parbleu, French ne l’ignorait pas, n’était pas un policier ordinaire. On ne pouvait aller le demander à la Préfecture. Juve, c’était en quelque sorte un inspecteur hors cadre, qui depuis de longues années n’avait qu’une mission, qu’un but, qui avait consacré toute sa vie à la poursuite d’un criminel, et ce criminel c’était Fantômas. Fantômas, le génie du crime, Fantômas, l’insaisissable assassin, dont l’existence même était mise en doute par les sceptiques…

Où trouver le policier qui s’était fait un devoir de poursuivre un coupable si fantastique ?

French craignait que Juve, toujours à la poursuite du monstrueux bandit, ne fût très difficile à interviewer… À peine avait-il pour se guider une vague indication…

Il avait appris en effet à Scotland Yard qu’un apache français du nom du Bedeau était récemment passé à Londres, puis s’était décidé à regagner la France. De Scotland Yard, une note avait été envoyée à Paris, pour signaler le retour du Bedeau, que recherchait la police française. Juve était-il sur sa piste ?… étant donné que le Bedeau avait été jadis un des lieutenants de Fantômas, French pouvait l’espérer, mais c’était à vrai dire bien vague et bien problématique…

Et French raisonnant de la sorte, concluait :

— J’ai trois personnes à poursuivre : le Bedeau, qui m’amènera à rencontrer Juve, Juve qui me conduira à Mme Garrick, Mme Garrick enfin…

Le train filait au long de la voie, avait depuis longtemps dépassé Rouen, s’approchait à toute vapeur de Paris, prenant les aiguilles, en dépit des règlements, à pleine allure, passant en grand vacarme dans les petites stations de banlieue, franchissant avec un bruit de tonnerre les ponts métalliques jetés sur les boucles de Seine, que French réfléchissait toujours.

Il importait de plus en plus, d’ailleurs, de prendre un parti. Dans quelques minutes maintenant l’express allait stopper gare Saint-Lazare, il était huit heures du soir, il convenait de décider le plan de campagne à suivre.

— Bon ! songeait French, celui que j’ai le plus de chance d’atteindre, est évidemment le Bedeau. Donc, commençons par rechercher le Bedeau.

Le Bedeau, avait appris French, était un ancien ébouillanteur des abattoirs de Montrouge. À l’époque où il n’avait pas encore renoncé au travail, le Bedeau exerçait le sinistre métier qui consiste, aux abattoirs, à ébouillanter les porcs fraîchement abattus.

C’était donc l’un de ces grands gaillards qui vivent continuellement dans l’atmosphère sanglante des boucheries et qui, du matin au soir, en habit taché de rouge, demeurent au milieu des cris des bêtes que l’on égorge, que l’on torture un peu même, à l’occasion, pour rien… pour rire entre camarades.

Or, dans l’esprit de French, l’ancien métier du Bedeau avait une importance extrême.

Dès lors que le Bedeau avait quelque temps avant éprouvé le besoin de passer en Angleterre, c’était évidemment qu’en tant qu’apache, il devait être brûlé dans le quartier de la Chapelle, qui, les fiches de Scotland Yard le lui avaient appris, avait été son quartier général. Brûlé à la Chapelle, il y avait des chances pour que le Bedeau, revenu en France, n’osât aller s’y installer tout de suite. Où irait-il donc ?

French savait fort bien que les individus du genre du Bedeau passent la moitié de leur vie dans les cabarets borgnes des barrières.

Et French se demandait tout simplement en quel genre de cabaret louche il avait chance de rencontrer le Bedeau dont il possédait le signalement…

De la Chapelle aux Halles, les allées et venues sont fréquentes. C’est la même série d’apaches que l’on rencontre en ces deux quartiers… et même une brigade de policiers est chargée de la surveillance de ces deux centres de la pègre…

— Je vote donc pour Vaugirard, se dit French. Il y a gros à parier qu’il est là… ancien ouvrier des abattoirs de la rue des Morillons, il a des camarades de ce côté, c’est dans les bouges de Vaugirard qu’il doit, ce soir, boire alcool sur alcool…

French, ainsi que son surnom de détective l’indiquait, avait longtemps habité la France et parlait français avec un pur accent faubourien, que n’eût pas désavoué la plus franche gouape de la capitale.

Il lui était facile de se faire passer pour français, pour parisien. En sautant sur le quai, French était résolu à commencer cette nuit-là même à visiter les bouges où il pensait que devait se trouver le Bedeau…

Perdu dans la foule des voyageurs, French sortit de la gare Saint-Lazare par la rue d’Amsterdam et, ne s’occupant pas du bagage, d’ailleurs fort restreint, qui l’attendait à la consigne, s’en alla les mains dans les poches, l’air d’un badaud qui se promène, jusqu’à un petit mastroquet de modeste apparence où il fit un dîner rapide.

Puis il se mit en chasse.

— Les choses les plus bêtes, pensait French, sont parfois celles qui réussissent. Il est à l’heure actuelle neuf heures et demie, les bouges ne sont intéressants à visiter qu’à partir de onze heures, moment où la clientèle arrive. Donc, j’ai le temps. Commençons par nous rendre rue Bonaparte, domicile légal de Juve, quand ce ne serait que pour n’avoir pas le remords de n’y être pas allé.

French raisonnait juste en accordant peu de valeur policière à la visite qu’il tentait ainsi. Rue Bonaparte, la concierge, à laquelle il demandait : « M. Juve ! », lui rit au nez :

M. Juve était en voyage depuis près de six mois, on n’en avait aucune nouvelle et nul ne savait quand il reviendrait. Les termes de son loyer étaient payés d’avance…

— Bon, se dit French, aucune importance. Maintenant, à Vaugirard !

***

Quiconque n’aurait pas été du quartier, quiconque n’aurait pas connu la maison, aurait certainement pu passer devant l’étroite entrée sans se douter qu’elle menait à un bar.

C’était une porte basse, à demi dissimulée par un avancement de la maison voisine que ne surmontait aucune enseigne. Elle était faite d’un lourd panneau de bois sculpté de haut en bas d’inscriptions faites au canif, et représentant dans un pittoresque désordre des devises, des noms, des dessins emblématiques, cœurs transpercés d’une flèche, oiseaux à formes d’hirondelles et puis encore couteaux, eustaches, surins…

Cette porte donnait sur un étroit couloir qui, au bout de deux mètres, se coupait d’une série de marches presque usées, gluantes, verdâtres de mousse. On avançait de quelques pas, puis on se heurtait à une nouvelle porte plus épaisse que la première dont il fallait, dans l’obscurité, découvrir le loquet. Cette deuxième porte c’était l’entrée du Cabaret des Égorgeurs.

Là, dès la nuit tombante, se réunissait pour des saouleries interminables qui ne s’achevaient qu’au petit matin le plus souvent par une rixe générale, la population flottante qui vit de commissions, de besogne de raccroc, autour des abattoirs de Vaugirard.

Le Cabaret des Égorgeurs – dont le titre eût pu donner à penser qu’il avait pour clientèle les robustes gars chargés de mettre à mal les bestiaux nécessaires à la nourriture de Paris – n’était, en réalité, pas du tout fréquenté par ceux qui avaient un emploi régulier aux abattoirs municipaux. Il servait de rendez-vous aux apaches du quartier qui, rassurés par la réputation de l’établissement où la police, d’ailleurs, osait rarement tenter des rafles, venaient en toute liberté régler leurs comptes et préparer leurs méfaits.

Dans la vaste salle, des tables, des tabourets, et au centre, sur une sorte de piédestal, le phonographe géant qui beuglait d’ineptes refrains populaires.

Du temps qu’il exerçait en France la surveillance délicate des anarchistes, French avait été l’un des plus fidèles habitués. Tout naturellement, dès lors qu’il s’agissait d’entreprendre la visite des établissements louches de Vaugirard, il s’y était rendu.

Et maintenant, toujours vêtu de sa longue blouse bleue mais le revolver tout armé dans la poche, il s’y trouvait, espionnant, regardant, enquêtant sans en avoir l’air…

French avait merveilleusement choisi son poste d’observation.

En ouvrant la porte basse qui donnait dans la salle, il avait, d’un ton fort naturel, lancé le bonsoir traditionnel en ce milieu de soi-disant bouchers :

— De la bonne vidure, m’sieurs dames…

Ce qui lui avait attiré la réponse traditionnelle aussi :

— Amen.

Et l’on ne s’était pas autrement occupé de lui, tandis qu’en toute tranquillité se dandinant sur ses hanches, tirant de courtes bouffées d’une pipe de terre qu’il tenait serrée entre les dents, il avait gagné l’un des coins du cabaret, le coin le plus éloigné de la porte d’où il était le plus facile de surveiller les allées et venues des consommateurs.

French, de son poing avait alors heurté la table :

— Garçon ! eh là ! tonnerre de nom d’un chien ! deux fines… un café et de la choucroute. Hop !

Et puis il avait bu, il avait mangé, il s’était fait apporter d’autres verres d’alcool… qu’il avait soigneusement vidés, sur le plancher d’ailleurs.

Et tout cela, French l’avait fait si naturellement que nul de ses voisins n’avait seulement prêté attention à ses gestes.

French maintenant, depuis un grand quart d’heure, affectait de dormir.

S’asseyant de côté sur sa chaise, une jambe étendue sur la table, l’autre sur un tabouret renversé, il s’était appuyé à la muraille crasseuse et, comme pour se garantir de la lumière fatigante des becs de gaz s’était posé sur la figure sa casquette de jockey.

Quiconque à ce moment aurait regardé French, aurait décidé, à coup sûr, que cet honnête marchand de bestiaux dormait à poings fermés.

Mais il n’en était rien.

French avait en effet mieux à faire qu’à dormir.

Les yeux grands ouverts sous sa casquette, il dévisageait à travers le fond de sa coiffure, où, avant d’entrer, il avait soigneusement préparé une savante déchirure, les consommateurs assis dans la salle.

Il les regardait avec d’autant plus d’attention que, dès l’entrée, mais sans qu’un tressaillement ait agité son visage, il avait aperçu le Bedeau…

French dans la poche droite de son veston sentait les trois petits cartons qu’il avait, depuis son départ d’Angleterre, maintes fois examinés et sur lesquels étaient collées les trois photographies que la police anglaise possédait du Bedeau…

Mêmes yeux, même nez, même bouche, si l’individu portait maintenant la barbe alors que jadis il n’avait que les favoris… La conversation du Bedeau, d’ailleurs – French en entendait des bribes lorsque le tumulte s’assourdissait un peu –, était significative. Cela donnait :

— Ah, mince de refile, si jamais j’y retourne de mon plein gré là-bas dans l’pays des Albions, c’est que j’aurai salement des argousins sur la peau en France… cré bon Dieu, quel patelin de misère, pas même de pain dans les boîtes, du bread qu’ils appellent cela. Faut s’battre pour en avoir des morceaux… Et les gonzesses ! toutes des typesses à la r’luque… pas une d’un peu costaud, pas une de qui faire une marmite… Et puis des policemen, ah ! mon vieux, ils en boufferaient des agents de chez nous !… J’te jure qu’il ne faut pas rigoler avec… Non… non.. ! quand j’pense qu’il y a des types de la haute, des gens à braise, qui s’payent des voyages d’agrément dans ces colonies-là, vrai, ça me fait rigoler… gras de plaisir pour eux alors. Moi je préfère Pantruche…, cochon d’endroit, je m’y fais des cheveux… et c’est pour ça que je suis rappliqué… Dommage que je doive retourner…

Dans le groupe on approuvait.

À coup sûr si le Bedeau avait une importance considérable aux yeux de ses amis, par le seul fait qu’il avait réellement été en voyage au loin, il n’était pas un de ses auditeurs qui ne fût, comme lui, convaincu qu’il n’y avait encore que « Pantruche » où l’on pouvait vivre heureux, sans trop d’embêtement, dès lors qu’on était pour de vrai un « zig à la r’dresse »…

Une fille interrogea pourtant le Bedeau d’un ton curieux :

— Et t’étais seul, là-bas ? dis voir mon poteau ? Beaumôme t’accompagnait pas ? moi d’abord, je l’avoue je le regrette, j’avais l’béguin pour c’t’homme là !

Ce que répondit le Bedeau fut perdu dans une clameur : le patron de l’établissement venait de déclencher le phonographe et les habitués du Cabaret des Égorgeurs reprenaient en chœur le refrain d’une scie à la mode : « J’ai perdu ma sœur qu’était travailleuse… »

Qu’importait d’ailleurs ce que disait le Bedeau ?…

Toujours dissimulé sous sa casquette, French maintenant qui bénissait l’inspiration qui l’avait conduit au Cabaret des Égorgeurs, observait à présent un autre consommateur.

C’était un gros homme, vêtu très exactement comme les bouchers : courte blouse de toile bleue claire, pantalon boueux, large tablier à bavette taché de sang et sale.

L’homme, les deux bras croisés sur la table devant laquelle il était assis, le front appuyé sur cette table semblait, comme French, dormir profondément…

Mais…

Mais voici qu’un doute venait à French.

Dormait-il, cet individu ?…

Non.

Non ! il ne dormait pas ; oh ! French l’aurait juré… Mieux même : il surveillait. Il surveillait quelqu’un, quelque chose.

French, soudain, s’était aperçu en effet d’une ruse extraordinaire employée par ce soi-disant boucher… car évidemment ce n’était pas un boucher…

L’homme, qui posait son front sur le rebord de la table et dissimulait son visage entre ses bras, avait, French l’avait noté en se baissant pour taper sa pipe contre le sol, les yeux grands ouverts… il regardait en fronçant les sourcils, qui ? quoi ? Oh ! pardieu, c’était bien simple ! il regardait le boîtier d’une énorme montre qui brinquebalait sur son ventre…

Et cela, c’était pour French le trait de lumière… Cette montre… mais son boîtier qui, de loin, semblait en argent, était en réalité fait d’un miroir, et ce que l’homme regardait dans ce miroir, c’était évidemment ce qui s’y réfléchissait, et ce qui s’y réfléchissait c’était, ce ne pouvait être que la table où se trouvait le Bedeau, table placée juste en face de l’homme.

— Seigneur ! se disait French, si je surveille le Bedeau, cet homme le surveille aussi… mais alors ?

French n’hésita pas.

Se levant rapidement, il jeta quelque menue monnaie au garçon et gagnant la table où se trouvait le mystérieux boucher, il vint d’un air naturel, lui poser la main sur l’épaule :

— Hé ! vieux, appelait French du ton le plus faubourien qu’il pût prendre, cependant qu’interloqué, le boucher le regardait. Qu’est-ce que t’as donc à roupiller ? Écoute voir un peu : j’ai une affaire à te proposer, veux-tu venir deux minutes avec moi ?…

Rapidement, la voix sifflante, French ajouta, brûlant ses vaisseaux, car il était maintenant persuadé qu’il avait reconnu Juve :

— Vite, sortons. Je suis le détective French, police anglaise. Je vous ai reconnu, monsieur Juve, j’ai besoin de vous, mais pas un mot ici…

Et à voix haute :

— Alors quoi ! c’est-y que tu dors encore, mon poteau ? t’as l’air vraiment de me regarder à la façon d’une vache voyant un aéroplane… hé ! vieux frère !

Franchement, en effet, le visage du boucher qu’interpellait ainsi le détective anglais, sans que d’ailleurs personne autour de lui y prît garde, respirait un profond ahurissement.

L’homme ne paraissait rien comprendre à ce que lui disait French.

— Une affaire à me proposer ?… faisait-il enfin. Qu’est-ce que vous me chantez là vous ? ne pas causer de ça ici ? pourquoi ? et puis pourquoi que vous me réveillez ? j’vous connais pas, moi… En voilà des manières, à la fin ! qu’est-ce que que c’est que c’t’enflé-là !… les affaires, ça se traite le verre à la main !… Soyez-vous ! on causera, si vous voulez… mais quoi, d’abord, comment que vous vous appelez ?…

Et cette fois, devant l’ahurissement du boucher, French eut une seconde de réel effroi.

Ah çà ! s’était-il trompé ? n’était-il pas en face de Juve ? avait-il commis la gaffe abominable de s’adresser à un réel membre de la pègre ?

Fallait-il craindre qu’un scandale n’éclatât et que, dénoncé comme policier aux clients du Cabaret des Égorgeurs, il n’eût bientôt à défendre sa peau contre une vingtaine d’apaches… Non, non, il ne se trompait pas. Son œil exercé de détective n’était point victime d’une ressemblance : c’était Juve ! c’était bien Juve…

Et pourtant l’homme répétait, inlassable :

— Eh bien ! j’vous dis, comment que vous vous appelez ? c’est-y que vous êtes devenu muet à c’te heure ? hein ? vous en faites, vrai, un drôle de particulier !

Il fallait évidemment prendre une décision…

D’ailleurs une remarque rassurait French. Alors qu’il avait dit carrément : « Je suis de la police… » Ce boucher n’avait pas bronché, n’avait eu aucun recul… C’était donc bien Juve ?

Mais cependant…

Une second encore, French connut la plus cruelle indécision… Que faire ?

— Soyons prudent, pensa-t-il… Partie remise n’est pas partie perdue…

Et reprenant son ton faubourien, à son tour, il répondit :

— Ah ben quoi ! ne te fâche pas, mon poteau, si je ne te réponds pas c’est que, vrai, j’en suis comme deux ronds de flanc… mince alors ! j’avais cru te reconnaître ! j’t’avais pris pour un autre, pendant que tu roupillais !… Mais, maintenant, je vois que je me suis trompé… t’es pas le gars que je cherche… pardon…. excuse !…

Le boucher se vautra à sa table, grommelant :

— En voilà un louf ! sûr qu’il est bu !… enfin…

Et, accoudé, l’homme feignait de se rendormir. Pour French, mentalement, il se répétait :

— Juve ! c’est Juve ! j’en suis sûr !… mais peut-être ne veut-il pas être reconnu ? Ah ! nom d’un chien ! j’en aurait le cœur net !…

Traînant les pieds, parfaitement à l’aise, French s’éloignait pourtant vers la sortie du Cabaret des Égorgeurs.

— Nous verrons bien ! pensait-il, nous allons bien voir !

Le détective anglais déjà venait d’inventer une ruse qui lui permettrait de savoir l’exacte identité du boucher, de ce boucher qu’il s’obstinait à prendre pour Juve…

Le pendu de Londres
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