CHAPITRE VII
Il essayait de conserver son calme, mais l’ombre du mur l’écrasait chaque seconde davantage. Elle lui semblait plus noire que toutes les ombres projetées par les cailloux des environs, comme si elle était d’une texture différente, d’une autre densité. Il hésitait à s’en rapprocher et restait prudemment à la lisière de cette frange obscure, long ruban nocturne qui bordait la muraille sur toute sa longueur.
Les milliers de processions rituelles qui s’étaient déroulées là avaient fini par creuser le sol, y ouvrant un chemin raviné. On distinguait nettement la route suivie par les porteurs de civières, comme on pouvait lire, inscrit dans la terre, l’emplacement exact où l’on avait déposé les corps souffrants. Le poids des malades s’était imprimé dans la glaise molle, y dessinant les contours d’un sarcophage approximatif. David s’agenouilla au bord de la cavité. La fosse oblongue ressemblait à une tombe ouverte et n’avait rien de rassurant. L’argile possédait une consistance élastique qui rappelait le mastic ou la pâte à modeler. C’était rose et ça suintait comme une chair pâle en sueur. Il se redressa, secouant la tête pour se débarrasser des images morbides qui l’assaillaient. Est-ce qu’on essayait de lui faire peur pour le pousser à rebrousser chemin ? Est-ce qu’une volonté étrangère s’insinuait dans son esprit pour l’effrayer avec des visions de cauchemar ? Il leva les yeux. Il n’avait pas encore pu se décider à toucher le mur. C’était un rempart d’une hauteur de cinq ou six mètres, sans aucune meurtrière. L’ouvrage avait été bâti par des amateurs, et sa rectitude laissait à désirer. Toutefois, il se dégageait de cet interminable entassement de pierres brutes une impression de force inébranlable.
David ne pouvait admettre qu’on eût volontairement « oublié » d’y ouvrir une porte, aussi se mit-il à longer la construction dans l’espoir d’y dénicher un passage. La muraille lui renvoyait l’écho de ses pas avec un léger décalage, ce qui finit par lui donner l’illusion que quelqu’un le suivait, s’arrêtant quand il s’arrêtait, repartant lorsqu’il se remettait en marche. Quelqu’un d’invisible…
Au début il pensa : « C’est bête, je ne me retournerai pas. » Puis l’angoisse s’installa dans sa poitrine, grossissant jusqu’à l’étouffer, et il comprit qu’il ne pourrait continuer plus avant s’il ne jetait pas un coup d’œil par-dessus son épaule pour vérifier qu’il était bien seul. Il tourna brusquement la tête, espérant surprendre quelque chose. Mais il ne vit rien. Il marcha pendant une minute encore, écoutant le bruit des pas dans son dos, essayant de repérer une différence de rythme. Il pivota de nouveau sur lui-même, faisant face à la menace invisible. Malgré lui, il se surprit à explorer le sol du regard, à la recherche des traces de pas laissées par le suiveur. Il ne vit rien, que ses propres marques imprimées dans la glaise élastique.
« Ça ne veut rien dire, lui souffla la voix qui résonnait dans Sa tête. La chose qui t’a pris en filature peut très bien se déplacer en posant les pieds dans tes traces. »
Cette éventualité lui fut insupportable, et il eut la tentation de boxer l’air pour vérifier qu’un être invisible ne se tenait pas derrière lui, immobile, attendant sagement qu’il se remît en marche.
« Ce n’est que l’écho ! » se répéta-t-il, et il reprit sa déambulation. Arrivé à l’angle du mur, il s’arrêta un instant. La muraille se cassait à quatre-vingt-dix degrés et repartait vers le nord, pour une course d’au moins deux cents mètres. C’était comme un cimetière parfaitement enclos, sans aucune entrée. Ceux qui avaient érigé ce rempart l’avaient fait avec l’intention bien arrêtée de s’emmurer eux-mêmes. Leur besogne n’était pas très belle mais d’une solidité à toute épreuve. Par endroits, une végétation hostile et noire débordait du faîte du mur. Des branches noueuses, du lierre dont les enchevêtrements pendaient jusqu’à terre. Des lianes aussi, constituées d’une sorte de chanvre épais, et qui ressemblaient à des cordages de navire.
Çà et là, des lézardes se dessinaient entre les blocs de maçonnerie, comme si le mur s’était fendu sous l’action d’un glissement de terrain. Un ciment rose colmatait ces brèches. Qui avait exécuté ces travaux ? Les villageois ? Les pèlerins ? Jenny ne lui en avait pas parlé. Il regretta son absence. Depuis qu’elle était partie il se sentait vulnérable, perméable aux fantasmes les plus puérils.
Il observa les lézardes. À force de fixer son attention sur ces sillons d’enduit pâle, il eut l’illusion que le ciment frissonnait dans le vent froid du matin, comme une peau nue surprise par la fraîcheur de l’aube. C’était complètement stupide. Il fit un pas en avant, ne pouvant se résoudre à tendre la main pour palper la fissure. Allons ! Il devenait idiot ! Si c’était mou c’était simplement parce que l’enduit n’était pas encore sec, voilà tout ! Pourquoi construire des fables invraisemblables ? Il pressa le pas, décidé à en finir. Il tourna une nouvelle fois à l’angle du mur. La tension nerveuse lui faisait paraître cette marche interminable. N’y avait-il vraiment aucune porte, aucune grille ? Il aurait aimé pouvoir examiner ce qui se cachait de l’autre côté du rempart sans le franchir pour autant, tenter une reconnaissance visuelle, mais pour cela il lui aurait fallu disposer d’une échelle ou d’un bloc rocheux sur lequel il aurait pu se hisser, or il n’y avait rien de tout cela à proximité. Comment Joke et ses stagiaires étaient-ils entrés ? En utilisant le lierre, probablement. Joke avait dû aimer ça, à cause de l’aspect « commando » de la chose… Pauvre Joke !
La muraille paraissait très ancienne, et David n’avait pas besoin d’en gratter les pierres pour savoir qu’elles étaient poreuses, rongées par l’humidité. Des pierres qu’on aurait eu aucun mal à creuser. Les remontées de l’eau de pluie stockée dans le sol argileux avaient peu à peu délité les blocs friables. Le rempart était malade, et sa puissance illusoire. Un simple bulldozer aurait suffi à le renverser, il s’en rendait compte maintenant.
David tourna encore deux fois à angle droit pour se retrouver à son point de départ. Il consulta sa montre, il avait marché plus d’une heure sans dénicher la moindre ouverture. Mais peut-être l’abbaye disposait-elle d’un passage secret, d’une porte dissimulée qui pivotait lorsqu’on l’actionnait de l’intérieur ?
N’ayant aucun moyen de déceler cet artifice, il ne lui restait plus qu’à escalader le mur en se servant des lianes, comme l’avait fait Joke une semaine auparavant.
L’estomac noué, il se cramponna aux tresses de chanvre qui tombaient du faîte de la muraille, et se hissa à la force des bras. L’enchevêtrement végétal émit une série de craquements mais résista à la traction. Dérangées, des araignées et des scolopendres prirent la fuite, cherchant l’abri des fissures. David atteignit le sommet du mur en soufflant. Aucun tesson de bouteille n’avait été noyé dans le ciment, aussi put-il y prendre appui sans se blesser. Il resta quelques minutes à cheval en haut du rempart, essayant de se faire une idée de ce qui l’attendait de l’autre côté.
Une végétation noire et fibreuse avait envahi le jardin, formant une gigantesque pelote d’épines qui n’était pas sans entretenir quelque ressemblance avec un rouleau de fil de fer barbelé dont on aurait mélangé les spires. Ce réseau inextricable décourageait l’exploration. S’y déplacer, c’était courir le risque de se faire écorcher vif.
— Merde ! chuinta David. J’aurais dû emporter une armure…
Une armure ou un lance-flammes, car les buissons de ronces constituaient un véritable labyrinthe qui moutonnait à plusieurs mètres au-dessus du sol. Cette forêt hostile semblait défendre l’accès d’un camp de prisonniers.
Des ruines elles-mêmes, on n’apercevait pas grand-chose. Un dôme de pierre effondré par endroits, une sorte de cage thoracique crevée ou plutôt une cuirasse détruite par implosion. Une tour haute d’une vingtaine de mètres flanquait cette coupole, tel un minaret lézardé. L’architecture en était rudimentaire, presque barbare. David, qui s’était attendu à découvrir une abbaye dans la plus pure tradition gothique, fut surpris par le spectacle de cet igloo gigantesque à la coupole émiettée.
Il ne pouvait pas rester à cheval en haut de la muraille toute la journée, il lui fallait se décider à descendre. Cramponné aux lianes, il se laissa glisser vers le sol. Lorsqu’il eut touché terre, il songea que Joke avait sans aucun doute ouvert un passage au travers des ronces. Joke était un survivaliste convaincu qui n’allait jamais nulle part sans emporter dans son sac à dos un fusil à canon scié, une machette et une pelle pliable. Depuis son retour du Viêt-nam, Joke Warkowsky vivait dans l’attente d’un conflit imminent. Il ne savait pas très bien ce qui causerait cet affrontement définitif, mais il en pressentait l’inéluctabilité par tous ses pores.
Les ronces tissaient sur le sol un tapis craquant, hérissé de piquants. Les épines étaient si grosses que David se demanda un instant si elles n’allaient pas transpercer la semelle de ses chaussures. Il avança à pas prudent, écrasant ces milliers de griffes végétales qui semblaient sortir de terre. Il poussa un soupir de soulagement en les entendant craquer sous ses talons. Il longea le mur jusqu’à ce qu’il découvre la trouée ouverte par Joke. À cet endroit on avait taillé une tranchée dans l’épaisseur des ronces, sectionnant les fibres noueuses qu’on avait ensuite piétinées. Les tiges blessées laissaient goutter une sève rose foncé, en voie de coagulation. David s’engagea dans cette saignée qui menait droit aux ruines. Il progressait avec beaucoup de prudence, veillant à ne pas s’écorcher. Il gardait bien présents à l’esprit les conseils de Jenny : Pas la moindre coupure…
Il se sentait tout à coup dans la peau de ces naufragés qu’une infime blessure condamne à la gourmandise des requins. Quelques gouttes de sang dans la mer… Quelques gouttes qui suffisent à appâter les squales.
En approchant des ruines, il vit les statues… ou plutôt ce qui en restait. Il eut la conviction qu’on les avait volontairement saccagées à coups de pioche pour les rendre inidentifiables. Si les têtes avaient été réduites en poussière, subsistaient néanmoins les formes générales des corps, et ces formes n’avaient rien d’humain.
« Les démons, pensa-t-il en avalant sa salive. Une église consacrée aux démons… »
Il s’arrêta devant un piédestal. Les jambes qui s’y enracinaient encore prenaient appui sur des pieds griffus, écailleux. Les membres postérieurs puissant d’une créature reptilienne. Peut-être l’une de ces chimères dont étaient si friands les sculpteurs du Moyen Âge. Des gargouilles ? Des gargouilles ailées, à face de lézard ?
Mais non, c’était absurde, le grand mur n’aurait pu retenir prisonniers des êtres pourvus d’ailes membraneuses.
Il dénombra treize socles de pierre grise. Treize, un nombre maléfique. Ce qui restait des idoles donnait à penser qu’elles avaient été sculptées par un artiste peu doué.
« Une religion de barbares », songea de nouveau David en se détournant des statues mutilées. Prenant une profonde inspiration, il entra dans les ruines de l’abbaye.
Il n’osait appeler. Et pourtant Joke se trouvait là avec ses étudiants.
D’emblée, il fut désorienté. Il s’était préparé à explorer une véritable abbaye, or le bâtiment qui s’étendait devant lui n’avait rien de commun avec un couvent du Moyen Âge. On aurait pu davantage la comparer à une caverne artificielle. On aurait cherché en vain des vitraux, des décorations, des chapelles, c’était plutôt une énorme bulle de pierre en partie éboulée. Quelque chose comme la carapace d’une tortue morte depuis longtemps. Une gigantesque carapace vide et ouverte aux quatre vents. Çà et là, des piliers soutenaient le dôme. La lumière du dehors n’entrait que par les trous de la voûte effondrée, et certaines salles étaient plongées dans la plus complète obscurité. David sentit son estomac se nouer. Il continuait à penser : « igloo ». Les parois avaient jadis été ornées de grandes fresques mais on les avait grattées avec fureur, ne laissant subsister que des écailles de peinture rouge qui tachaient la voûte comme des éclaboussures de sang. David marchait à pas lent, la tête rentrée dans les épaules. Son pied buta contre un objet abandonné dans les gravats. C’était un téléphone portable fracassé. Le téléphone de Joke Warkowsky. Plus loin, il ramassa trois cartouches de chasse percutées, et qui empestaient encore la poudre. Aucun doute ne subsistait : on s’était bel et bien battu à l’intérieur de l’abbaye.
Son cœur battait très fort à ses tempes. L’énorme masse de la construction de pierre l’oppressait. Est-ce qu’elle n’allait pas s’ébouler tout à coup, l’ensevelissant sous une montagne de débris ?
La première salle formait une rotonde au pavage inégal dont les grandes dalles se chevauchaient parfois. David nota des traces d’impacts sur les murs, comme si l’on avait tiré à bout portant sur la maçonnerie. La chevrotine avait creusé de profondes blessures dans la pierre tendre. Tout cela n’avait aucun sens. Pourquoi Joke se serait-il mis à fusiller la paroi, au risque d’être sérieusement blessé par les ricochets ? Car il n’y a qu’au cinéma qu’on se mitraille sans danger dans un appartement, dans la réalité il en va tout autrement. David s’avança au seuil de la deuxième salle. L’odeur d’humidité le prit à la gorge. Dans les gravats, il repéra des mégots, des emballages froissés de paquets de cigarettes ou de chewing-gum, et même un préservatif utilisé. Cela datait sans doute des premiers jours de l’installation du groupe. Ces quelques jours pendant lesquels tout s’était déroulé normalement. Les filles avaient trouvé l’endroit follement romantique, quelques garçons frottés de poésie avaient récité des vers de Lovecraft ou de Robert Howard. On s’était remémoré tous les bons vieux contes de terreur de jadis, les horreurs « gothiques » de cette chère vieille Ann Radcliffe. Joke avait laissé l’atmosphère s’électriser avec la tombée de la nuit, puis il avait allumé un joint qui avait commencé à circuler de main en main, ensuite, de sa voix sourde, merveilleusement mise en valeur par les résonances de la voûte, il avait entrepris d’exposer le programme de l’atelier d’écriture.
Bon sang ! David les imaginait sans mal, frémissants, inquiets, excités, jouant à se faire peur, et surtout écoutant le Maître dans l’espoir de lui voler la recette qui ferait d’eux tous des écrivains de terreur riches et célèbres.
Il voyait Joke, évoquant dans un murmure la fameuse nuit du 16 juin 1816, cette nuit d’hystérie dont la villa Diodati, sur les bords du lac de Genève, fut le cadre. Cette nuit d’orage durant laquelle Mary Shelley inventa le personnage de Frankenstein.
Petits crétins ! Ils avaient frissonné délicieusement, survoltés par ces ruines si photogéniques. D’un seul coup, ils s’étaient tous senti du génie. Foutre ! C’était là le cadre rêvé pour pondre une œuvre magistrale, et ils allaient tous devenir des maîtres, c’était sûr.
Ils avaient pris des notes, griffonné des ébauches de romans, de nouvelles, et pendant ce temps la chose les guettait à leur insu, les regardant agir, prenant leurs mesures. La chose… Le grand guérisseur, comme l’appelait Jenny, ce mystérieux maître des organes qui opérait la nuit venue pour le meilleur ou pour le pire…
Au seuil de la seconde salle David aperçut une forme sombre allongée sur les dalles. Une espèce de cocon brunâtre qui l’effraya tout d’abord mais qui se révéla être un simple sac de couchage. Une jeune fille s’y trouvait, étendue sur le dos, les yeux clos. Elle était blonde et ne devait pas avoir plus de dix-huit ans. Elle dormait d’un sommeil profond, et de la sueur perlait sur son visage, comme si elle avait la fièvre. David lui toucha l’épaule pour essayer de la réveiller, mais elle garda les paupières closes. Quand il la secoua plus durement, elle se contenta de gémir. Elle était très jolie, avec un visage un peu poupin de jeune fille bien nourrie et une énorme crinière blonde qui débordait de la capuche du sac de couchage. Pris d’un soupçon, David chercha la fermeture Éclair du duvet et la tira vers le bas. L’étudiante était nue à l’intérieur de l’abri matelassée. Complètement nue. Une grande cicatrise rose lui fendait le corps depuis la pointe du sternum jusqu’en haut du pubis, comme si on l’avait ouverte en deux. Cette incision avait été recousue à l’aide d’un fil à suture qui commençait à se dissoudre. David sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Comment avait-on pu procéder à une opération de cette importance dans un tel endroit, sans disposer d’aucun bloc opératoire ? C’était de la folie. Les mains tremblantes, il referma le sac de couchage. Maintenant que ses yeux s’étaient habitués à la pénombre, il distinguait d’autres formes étendues. D’autres duvets, d’autres jeunes gens endormis. Anesthésiés.
Dans le quart d’heure qui suivit il ausculta huit corps, tous plongés dans l’inconscience. Chacun d’eux avait subi une opération terriblement complexe. David pensa que la chose avait détecté en eux des maladies ou des malformations dont elle avait essayé de les guérir. Il supposait pour sa part qu’on avait tenté une greffe de rein, un pontage cardiaque, une intervention directe sur le lobe temporal droit d’un cerveau, et différentes petites interventions visant à corriger des malformations héréditaires sans grande gravité. Ce programme, réalisé dans les ruines d’un temple païen, en dehors des règles d’asepsie les plus élémentaires, relevait du délire total.
Contre un pilier lézardé, il découvrit des sacs à dos empilés. Là se tenait la réserve de vivres du groupe, composée en grande partie de rations de survie. Il était facile d’y voir la marque de Joke. Par cette nourriture de soldat, il avait probablement voulu augmenter le sentiment d’isolement des stagiaires et les sortir de leur confort quotidien. David se fit la réflexion qu’il n’avait vu aucune voiture sur la lande, cette absence impliquait que Joke et ses élèves étaient venus à pied, comme une patrouille en reconnaissance à travers les rizières. Sans doute un car Greyhound les avait-il abandonnés en bordure de l’interstate ? Ils avaient fait le reste du chemin par leurs propres moyens, pour s’imprégner de l’atmosphère des lieux…
David piocha dans un paquet d’abricots secs ; en dépit de l’angoisse qui lui comprimait la poitrine il mourait de faim. Il mangea avidement, en jetant de fréquents coups d’œil autour de lui, tel un animal qui redoute de se faire surprendre en posture de vulnérabilité. Il fit passer les fruits séchés avec deux gorgées d’eau volées à un bidon de campeur. Le bruit produit par le moindre de ses gestes était amplifié de manière désagréable par le dôme et l’effet de résonance lui renvoyait avec un décalage d’une demi-seconde l’écho de sa propre respiration. Ce phénomène créait véritablement l’illusion que quelqu’un haletait dans l’obscurité, un être doté d’une énorme cage thoracique. Un géant peut-être…
Il ne put s’empêcher de regarder derrière le pilier. La colonne de pierre était énorme mais fendue de haut en bas par une interminable crevasse. Ses voisines se trouvaient dans le même état. Camper sous cette voûte au bord de l’effondrement relevait de l’inconscience.
Dans le sac à dos, il préleva une grosse torche électrique à manche caoutchouté et l’un de ces poignards de combat vulgarisés par le cinéma, et qui ont remplacé les couteaux scouts de jadis. La lampe allumée, il se lança dans l’exploration de la troisième salle. Quatre sacs de couchage s’y trouvaient, dont celui de Joke. L’ancien Marine était lui aussi couché sur le dos, emballé nu dans son duvet, et son corps portait les traces d’opérations chirurgicales récentes. Connaissant les problèmes de santé de son ami, David put déterminer d’après la localisation des plaies qu’on lui avait ôté de la chair les fameux éclats d’obus « mal placés » que les médecins avaient jusqu’alors toujours refusé d’extraire sous prétexte qu’une telle intervention causerait sa mort. Mais Joke n’était pas mort. Bardé de cicatrices rougeâtres, il dormait tandis que des gouttes de sueur roulaient sur son front et ses tempes. On avait dû lui ouvrir le corps à cinq ou six endroits différents. David sentait l’affolement le gagner. Des peurs irréfléchies l’envahissaient. Jenny lui avait affirmé qu’il était en bonne santé, mais qu’est-ce qui se passerait s’il avait soudain la migraine ? Est-ce que le maître des organes sortirait de l’ombre pour lui découper la calotte crânienne et intervenir directement sur son cerveau ? Par Dieu ! il n’était pas loin de le croire.
Il fut presque sur le point de se palper pour s’assurer qu’il allait bien. Cet étrange hôpital de campagne le terrifiait.
Ne pouvant rien pour Joke, il se redressa et continua son exploration. Il allait rebrousser chemin quand le halo de sa torche accrocha quelque chose d’insolite. Une souris. Une souris qui reposait sur le dos, dans la poussière, les pattes en l’air. David crut d’abord qu’elle était morte, puis il distingua une zone de pelage rasé sur son abdomen. Un cercle de peau nu, parfaitement délimité. Une pensée absurde lui vint à l’esprit, qu’il repoussa aussitôt. Il s’agenouilla toutefois pour ramasser la bestiole. Elle n’était pas morte, elle dormait et les battements de son cœur minuscule faisaient vibrer ses flancs. On l’avait opérée, elle aussi. Une incision minuscule mais parfaitement suturée fendait son ventre, on l’avait effectuée avec une précision relevant de la microchirurgie. David crut qu’il perdait la tête, posa la souris sur une pierre plate et s’enfuit.
Cette fois il traversa les différentes salles au pas de course pour retrouver la lumière du jour. Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut dans le jardin de ronces, et s’adossa au socle d’une statue lapidée pour reprendre son souffle. Il ne savait pas ce qu’il devait faire. Bouger les convalescents était sans doute dangereux, mieux valait attendre qu’ils reprennent conscience. De plus il se voyait mal escaladant le mur en portant un corps inerte sur les épaules.
Il s’était mis à tourner autour du dôme, longeant le mince chemin de ronde que n’avaient pas encore envahi les broussailles. Dans la découpe d’un créneau il vit un corbeau, endormi, anesthésié. Son aile droite brisée avait été réparée au moyen de broches métalliques microscopiques, comme celles qu’on utilise pour la chirurgie humaine. C’était là un travail délicat et d’une précision absolue qui provoquait la stupeur.
Dans la demi-heure qui suivit, David découvrit un grand nombre d’animaux convalescents. Tous dormaient du même sommeil artificiel qui les préservait de la souffrance. Il y avait là des lièvres, des belettes, des ratons laveurs… et même des escargots dont on avait restauré la coquille brisée. Tout se passait comme si le maître des organes ne pouvait s’empêcher d’intervenir dès qu’il détectait la présence d’une affection cachée. Il dispensait sa science sans discrimination, en faisant profiter les hommes comme les animaux. Il soignait tout le monde, avec le même sérieux et la même dextérité. Sur la coquille lézardée des escargots on avait posé des agrafes minuscules à peine discernables. Et chacune de ces interventions s’était déroulé la nuit !
David renonça à poursuivre ses investigations à travers le jardin. Il était maintenant certain qu’en cherchant bien il aurait pu mettre la main sur des araignées opérées de l’appendicite ou des limaces ayant bénéficié d’un triple pontage cardiaque ! Il retint un rire hystérique ; il se sentait devenir fou. Malgré lui, il continuait à scruter l’herbe. Allons, où se cachaient les scarabées trépanés ? Les mouches auxquelles on avait greffé des prothèses auditives ? Il était prêt à tout admettre, à tout envisager, même les hypothèses les plus farfelues…
Un rire noir proche du sanglot le secouait tout entier et il devait faire des efforts pour conserver le contrôle de ses nerfs. Il consulta sa montre. Dans quelques heures la nuit serait là. Quelle stratégie devait-il adopter ? Quitter les lieux au plus vite pour ne revenir que le lendemain matin ou bien… faire face ? Tenter d’élucider le mystère et de surprendre le maître des organes en plein travail.
Il avait peur de ce qui se cachait derrière ces vieilles pierres mais il en avait assez de fuir. Joke l’avait prévenu : un jour il serait contraint de faire face…
D’attendre le tigre de pied ferme.
Était-ce ici qu’allait se dérouler l’affrontement différé un si grand nombre de fois ?
Il remonta le col de la veste de chasse car l’humidité le transperçait jusqu’aux os.
« Je suis en bonne santé, songea-t-il, je ne souffre d’aucune blessure récente, la chose qui officie entre ces murs devrait donc normalement se désintéresser de moi. »
Il récitait le théorème énoncé par Jenny pour se rassurer. La jeune fille lui avait commandé de se garder des ronces, il l’avait écoutée. Aucune égratignure ne zébrait ses mains ou son visage. Il était intact, aucune odeur de sang n’émanait de son corps. Dans ces conditions il pouvait s’embusquer derrière un pilier et attendre la venue de la nuit. Sa bonne santé le rendrait « invisible » aux yeux de la chose qui hantait l’abbaye.
Affronter le tigre… Oui, il sentait que le moment était arrivé. Il fuyait depuis trop longtemps maintenant, il fallait en finir avec ce vieux cauchemar, cette prémonition qui le hantait depuis trente années.
Les muscles raidis, il rentra dans le bâtiment avec l’intention de terminer son exploration avant le coucher du soleil. Le jour, à ce que prétendait Jenny, il ne risquait rien, il lui fallait donc en profiter. La torche au poing, il s’enfonça dans la pénombre de la coupole. Certaines salles étaient dépourvues de la moindre ouverture et il y régnait une nuit totale assez oppressante. L’architecture était si fruste qu’il avait le plus souvent l’impression de se déplacer au fond d’une caverne. Enfin, dans la dernière salle, le halo de la lampe isola une ouverture dans le sol. Un grand carré de nuit où s’enfonçaient un escalier de pierre aux marches branlantes. David considéra un instant l’ouverture avant de s’y engager. Il balaya vivement les ténèbres du pinceau de sa torche. Le sous-sol empestait la moisissure et le caveau. Au bas des marches commençait une crypte au plafond surbaissé et dans laquelle on ne pouvait se déplacer qu’en se courbant. Dans des niches creusées dans la paroi s’entassaient ce que David prit d’abord pour des grimoires poussiéreux. En y portant la main il vit qu’il se trompait. Ce n’étaient pas des parchemins noircis mais des radiographies. Des centaines de radiographies médicales entassées les unes sur les autres et qui commençaient à se dissoudre sous l’effet de l’humidité. Il y en avait des piles impressionnantes toutes encroûtées de salpêtre, certaines manifestement très anciennes. Il les examina par transparence. C’étaient des radiographies en pied de malades couchés, les bras le long du corps. Les clichés, d’une netteté extraordinaire, étaient constellés de symboles étranges et de points rouges se surperposant aux anatomies rendus transparentes par la magie des rayons. Il supposa que ces localisations signalaient la présence des organes atteints.
Les clichés les plus récents, vierges de poussière, ne concernaient plus que des animaux. Un cochon, des chiens, des chats. Probablement ceux qui habitaient le village lilliputien. David reposa les grands négatifs dans leurs niches. Comment ces clichés étaient-il venus ici… et surtout comment les avait-on réalisés puisque l’abbaye n’était même pas alimentée en électricité ?
Toujours courbé, il progressa vers le fond de la crypte. Ce qu’il aperçut le figea dans sa marche. De longues alvéoles avaient été creusées dans les murs, constituant des sortes d’étagères primitives. Dans ces renfoncements s’entassaient des squelettes… pas des squelettes entiers, non, des squelettes en pièces détachées.
Ce fut la première comparaison qui s’imposa à son esprit. Des pièces détachées. On avait rangé tous les crânes les uns à côté des autres. Les tibias avaient été rassemblés sur une autre étagère, en vrac. Les vertèbres, elles, se trouvaient alignées dans une troisième niche, comme des roulements à billes. Les ossements avaient été classés… Démontés et classés, comme les organes d’une voiture chez un concessionnaire. Ce n’était pas une nécropole, mais un magasin ! David en fut immédiatement persuadé. Un magasin où l’on avait prévu de venir se servir si le besoin s’en faisait sentir. Dominant sa peur, il s’approcha des niches de pierre. Les ossements étaient anciens, très anciens, et il se demanda si ce n’étaient pas en réalité ceux des moines à l’origine de la construction du temple. Ils étaient morts de vieillesse, et le Maître des Organes, au lieu de les inhumer, avait récupéré leur squelette, au cas où… En prévision d’interventions futures. Il lui sembla toutefois que les crânes n’étaient pas véritablement humains. Leur morphologie avait quelque chose de bizarre : un angle facial trop accentué, des orbites curieusement réduites. Quant aux dents…
David toussa, suffoqué par la poussière que soulevaient ses mouvements. L’atmosphère à l’intérieur de la crypte était celle d’une champignonnière : moite, habitée par cette tiédeur caractéristique des fermentations lentes.
Au fur et à mesure qu’il avançait, il soulevait un brouillard pulvérulent qui mettait une éternité à se dissiper. Tout à coup il céda à un début de panique claustrophobe et il eut peur de ne plus retrouver l’escalier. Il avait déjà acquis la certitude que la crypte ne contenait rien de révélateur, si l’on exceptait ces os étranges classés avec un soin maniaque, et ces piles de radiographies à demi dissoutes. Ce n’était pas là qu’il découvrirait la solution de l’énigme. Il rebroussa chemin en se retenant de courir. La poussière du sol collait à sa peau en sueur, donnant à son visage un aspect terreux particulièrement horrifiant. Quand il émergea du trou, il haletait comme un vieillard au bord de la crise cardiaque.
Eh bien c’était joué : s’il voulait savoir la vérité, il lui faudrait attendre les prodiges de la nuit.
Il regagna la première salle, s’agenouillant en chemin auprès de chaque malade. Ils dormaient toujours, mais les fils à suture fermant leurs plaies s’étaient complètement dissous. Quant aux ouvertures pratiquées dans leur chair, elles avaient disparu, et il était manifeste qu’aucune cicatrice ne résulterait de ces interventions pourtant gravissimes. Celui qui opérait disposait d’une technique inconnue du corps médical. Une technique qui ne lésait nullement l’épiderme et n’enlaidissait pas ses patients.
David décida de s’organiser pour la nuit. Appuyé au pilier au bas duquel on avait entassé les sacs à dos, il mangea lentement des abricots secs, du chocolat, du fromage en portion, et vida le fond d’une gourde d’eau tiède.
C’était maintenant que tout allait se jouer. Déjà la lumière baissait dans le jardin de ronces. À l’intérieur du dôme, l’ombre se faisait plus dense. David se cala contre la colonne de pierre. Il devait s’entraîner à rester parfaitement immobile, comme une statue. Pris d’un doute, il examina ses mains et explora son visage à tâtons pour s’assurer qu’il ne souffrait d’aucune coupure. Pas la moindre goutte de sang, avait dit Jenny.
Il enfonça les poings dans les poches de la veste de chasse. Ainsi ratatiné sur lui-même, il se faisait l’illusion de moins trembler. Mais il crevait de peur.
« Le tigre, lui chuchotait sa voix intérieure. Le tigre va venir te prendre… Il t’a tendu un piège et tu viens de t’y jeter tête basse. Fiche le camp ! Fiche le camp avant que le mur ne s’entrouvre pour le laisser passer… »
Il crispa les mâchoires à s’en faire mal. S’il n’avait pas eu peur de saigner, il se serait mordu la langue pour détourner ses pensées de la nuit de terreur qui se préparait.
Il songea aux impacts sur les murs, à ce combat dérisoire qu’avait tenté de mener Joke quand la chose avait essayé de s’emparer de lui. Cela n’avait servi à rien. Il fallait être plus malin, miser sur la ruse et la passivité.
Pendant que les ténèbres s’épaississaient il fut plusieurs fois tenté de se relever et de courir jusqu’au mur. Il avait conscience de faire une énorme bêtise mais il était las de fuir, de déménager sans cesse. Une rage honteuse l’habitait, le désir destructeur d’en finir une fois pour toutes.
Il se rappela ce que lui avait dit Joke, quelques mois auparavant : « Ce cauchemar qui te poursuit depuis trente ans, c’est peut-être le symbole d’un affrontement futur… »
S’il avait raison, le futur c’était ce soir, dans quelques instants… Le mur allait enfin éclater, et la bête montrerait son nez. David l’imaginait en train de rire, mais c’était idiot, les tigres ne rient pas… Du moins pas les tigres ordinaires.
Comme il avait trop peur, il alluma la lampe torche, éclairant la masse sombre des malades endormis au creux des duvets. Le pinceau jaune accrochait des livres, des stylos, des blocs de papier abandonnés au milieu des gravats, l’habituel outillage des ateliers d’écriture. Est-ce qu’ils avaient eu seulement le temps de se rendre compte de ce qui leur arrivait ou bien la chose les avait-elle surpris au beau milieu du sommeil ? Seul Joke avait senti venir le danger, à cause de son entraînement militaire et du sixième sens acquis dans la jungle vietnamienne.
David eut un ricanement amer, ils étaient venus apprendre à écrire des histoires de terreur, et la terreur avait été fidèle au rendez-vous… Pas celle qu’ils comptaient apprivoiser, non, la vraie terreur, celle qui vous fait les cheveux blancs et dilate vos pupilles au point de faire d’elles deux trous noirs sans fond.
Il éteignit la lampe. L’obscurité le fit suffoquer, et, durant une seconde, il eut l’impression d’être en train de se noyer en pleine mer par une nuit sans lune.
Maintenant il était aveugle. Complètement aveugle.
Il s’appliqua à respirer lentement afin que son souffle cesse de résonner sous la voûte.
L’adrénaline sécrétée par ses glandes l’empêchait de souffrir du froid et, sous la veste de chasse, des rigoles de sueur coulaient de ses aisselles. Une heure s’écoula sans que rien ne se passe, puis, quelque part dans les profondeurs de l’abbaye, se produisit un déclic sourd, comme si un passage secret s’ouvrait dans la muraille.
« Ça vient… », songea David. Oui, ça venait. Ça montait du fond des ténèbres. C’était lourd et ça marchait pesamment sans prendre aucune précaution.
Il crispa les doigts sur le manche de la torche électrique. Est-ce qu’il aurait seulement le courage de pousser le bouton et de braquer le faisceau de lumière sur le grand guérisseur quand il le sentirait tout proche ? Il n’en savait foutre rien. Peut-être allait-il demeurer paralysé, grelottant de peur, pendant que l’autre officierait dans l’obscurité ?
Les pas se rapprochaient, faisant trembler les dalles. Et tout à coup, alors qu’il se préparait à l’assaut, David entendit un sifflement. Une odeur étrange parvint à ses narines et tout son corps s’engourdit.
Il jura. L’anesthésique ! Bordel ! Il n’y avait pas pensé ! Le chirurgien de la nuit était en train de renouveler l’anesthésie de ses patients avant de les traiter un par un.
Il voulut se lever pour gagner l’extérieur mais ses membres pesaient déjà bien trop lourds et il ne put rien faire que se laisser glisser le long du pilier, au milieu des sac à dos empilés. Au moment où sa tête toucha le sol, il dormait déjà.