CHAPITRE IV

Il roulait depuis quatre heures quand la pluie se mit à tomber, opposant à la voiture un mur liquide dont les vagues tambourinaient avec fracas sur la carrosserie.

Il ne savait plus exactement où il se trouvait. Depuis cent kilomètres le paysage restait le même : une lande broussailleuse, inculte, qui défilait de part et d’autre de la piste. Par moments, il devait jeter un bref coup d’œil au compteur kilométrique pour s’assurer qu’il ne faisait pas du surplace. La violence de l’averse l’effrayait un peu. À plusieurs reprises il s’était penché vers le pare-brise pour s’assurer que le capot de la voiture ne se bosselait pas sous la puissance dévastatrice des gouttes. Une idée bizarre s’était peu à peu installée dans son cerveau : la certitude inexplicable que l’averse le réduirait en chair à pâté s’il commettait l’erreur de sortir de la Benzler-Goddis.

« Si tu es encore en vie, lui murmurait la petite voix qui chuchotait au fond de sa tête, c’est uniquement parce que la voiture est blindée, sinon… »

Cette averse voulait sa peau, il en était de plus en plus convaincu. Un véhicule normal, pris sous le déluge, aurait été broyé en quelques minutes, tels ces sous-marins perdus dans les grands fonds, et que la pression ratatine dans sa main invisible telle une boîte de bière vide.

Il roulait presque au pas maintenant, la tête rentrée dans les épaules, comme si le toit de la voiture allait s’aplatir sur son crâne. Le vacarme était effroyable, il couvrait le son de la radio, sa vieille radio sans stéréo ni bande FM.

« Les grandes profondeurs… » murmura la voix errant dans son esprit. Il haussa les épaules, irrité. Bon sang ! Il ne s’enfonçait pas sous terre, il était bel et bien à la surface du monde, un monde d’une platitude désespérante, du reste. D’accord, d’accord, admit-il mentalement, mais alors pourquoi n’arrivait-il pas à se défaire de l’impression d’être prisonnier d’une épave en train de couler, hein ?

Il s’aperçut qu’il jetait instinctivement de brefs regards des deux côtés de la piste, pour vérifier qu’aucun promeneur ne s’y trouvait, étendu dans la boue. Lapidé par l’averse, le corps criblé de meurtrissures. Pourquoi s’obstinait-il ? C’était un signe, un avertissement. On ne voulait pas de lui ici. S’il sortait de la voiture, les gouttes lui transperceraient la peau du crâne comme des plombs de chasse tirés du haut du ciel. Il regarda le plan. Il lui avait fallu une loupe pouf déchiffrer le nom du village : Peregrine Junction. Un trou perdu qu’avait totalement coupé du reste du monde le tracé de la nouvelle route à grande circulation. David n’aurait pu dire si l’endroit était beau ou laid à faire peur ; pour l’heure, chaque fois qu’il regardait à travers les vitres latérales, il avait l’illusion d’examiner le fond d’un aquarium. Un aquarium sans poisson.

La silhouette traversa la route au moment même où il était occupé à scruter la lande. Il fut si surpris qu’il braqua bêtement le volant, jetant la voiture dans le fossé. C’était une manœuvre idiote, il roulait si lentement qu’il aurait pu freiner sans crainte de renverser le promeneur imprudent.

La lourde Benzler-Goddis essaya d’escalader le talus et retomba dans la tranchée boueuse, moteur calé. David jura ; maintenant il était échoué, jamais la machine n’aurait assez de puissance pour s’extraire de l’ornière par ses propres moyens. C’était une vieille voiture, une très vieille voiture. Il faudrait trouver un tracteur, ou un quelconque engin agricole pour la tirer du bourbier. Mais y avait-il seulement une moissonneuse-batteuse ou un Tomcat dans la région ? Faisait-on pousser quelque chose sur cette plaine de vase ? Il posa la main sur la portière. La silhouette s’était immobilisée au milieu de la route. Sa petite taille donnait à penser qu’il s’agissait d’un enfant. Un enfant curieusement empaqueté dans un ciré jaune, trop grand pour lui, et dont le visage disparaissait sous la visière d’un chapeau de toile huilée. Il ne bougeait pas, les bras ballants, le corps curieusement planté de guingois, comme déformé par quelque infirmité. David hésitait à sortir. Il n’aurait su dire pourquoi, mais, soudain, cette petite ombre lui faisait peur. Il y avait dans sa posture quelque chose d’étrange, de… non humain ?

« Connerie ! » songea-t-il en se forçant à bouger.

« – Hé ! cria-t-il tandis qu’il entrebâillait la portière.

Dès qu’il perçut le son de sa voix, l’enfant prit la fuite en claudiquant. Sa manière de se déplacer faisait peine à voir car elle trahissait une grande difficulté à maintenir son équilibre. David, sans plus réfléchir, abandonna la voiture et se lança à sa poursuite : La force de l’averse le surprit, lui coupant la respiration, et il eut l’illusion de recevoir entre les omoplates le jet d’une lance à incendie. Il fit le dos rond pour résister à ce matraquage liquide, et pataugea dans la boue pour rejoindre le gosse.

« – Hé ! lança-t-il encore, reviens, je ne te ferai pas de mal. Merde ! Je suis en panne.

Mais plus il parlait, plus le mioche accélérait, augmentant son avance. Malgré sa claudication, il se déplaçait avec une souplesse surprenante, presque animale. David glissa dans la gadoue et s’affala à deux reprises. La lande ressemblait à un champ de manœuvre militaire pour chars d’assaut en exercice ; partout ce n’était que trous, cratères et fossés. Une végétation grise et rase couvrait cette pauvre terre gorgée de cailloux. À travers le rideau de pluie, il distingua enfin les lumières d’un village. En plissant les yeux, il reconnut même les formes des maisons. Sans doute pourrait-il trouver de l’aide là-bas ? À présent, il avait cessé de courir et se guidait sur l’éclat jaune des fenêtres. Un panneau surgit au bord du chemin. On pouvait y lire :

 

PEREGRINE JUNCTION. 75 HABITANTS

 

Le chiffre 75 avait été raturé d’un coup de crayon, et quelqu’un y avait substitué un 72 malhabile. Mais il y avait quelque chose d’étrange qui fit s’arrêter David.

Le panneau était tout petit, comme s’il avait été conçu pour des enfants… ou des nains.

David se retourna. Sa course l’avait éloigné de sa voiture, et d’où il se tenait, dans une sorte de cuvette naturelle, il ne pouvait plus voir la route. Le village aux fenêtres illuminées lui paraissait à la fois tout proche et très éloigné. C’était une impression curieuse qui tenait de l’illusion d’optique et du tour de passe-passe. Il hésita, ne sachant s’il devait continuer, et puis, tout à coup, il réalisa que les maisons n’étaient qu’à une dizaine de mètres de lui. Il les avait cru lointaines parce qu’elles étaient, elles aussi, toutes petites !

C’étaient des maisons de poupées. Un village lilliputien dont les habitations ne dépassaient pas un mètre cinquante de hauteur. Seul le clocher de l’église devait frôler les deux mètres. David s’agenouilla pour reprendre son souffle. À travers le ruissellement de l’eau qui l’aveuglait à demi, il constata que le hameau avait été exécuté avec un grand souci de détails. Les matériaux étaient les mêmes que ceux utilisés dans la construction des vraies maisons, et rien ne manquait : ni les boîtes aux lettres accrochées aux petites barrières, ni les mignons volets ajourés en cœur. Dans la vitrine de la quincaillerie, on distinguait des accessoires ménagers miniatures, comme on en donne d’ordinaire aux fillettes : balais, assiettes, brocs. Mais la boue souillait les vérandas, montrant qu’on avait piétiné là sans jamais s’essuyer les pieds.

D’abord il songea à une attraction pour touristes, à une ville réduite bâtie à l’intention des enfants, une pauvre initiative de la municipalité pour essayer d’attirer les voyageurs à Peregrine Junction en dépit de la déviation. Oui, ce devait être cela… Puis il vit, tout au bout du village, le gosse en ciré jaune ouvrir une porte et entrer dans l’une des maisons, comme s’il habitait là.

— Hé ! lança-t-il pour attirer son attention, mais le gamin se dépêcha de refermer le battant sans répondre.

David commençait à se sentir mal à l’aise. Certaines fenêtres étaient illuminées, toutefois le verre dépoli dont elles étaient faites interdisait de voir ce qui se passait à l’intérieur. David se décida à remonter la rue principale. Ses coudes frôlaient les toits des maisons, et il se faisait l’effet d’un géant tombé des étoiles dans un film de science-fiction des années 50. Son passage provoqua une agitation incompréhensible à l’intérieur des baraques, et des coups sourds en ébranlèrent les parois, comme si une foule invisible s’y débattait soudain, prise de panique.

Il dépassa le clocher de l’église, avec un coup d’œil incrédule pour la minuscule cloche de bronze pendue à deux mètres du sol. « Laisse tomber, songeait-il. Ce n’est qu’un gosse de paysan qui a choisi de faire du village de poupées son repaire secret. Tu vas lui foutre une trouille du diable en le poursuivant jusque dans sa tanière. »

Maintenant il était devant la maison de bois dans laquelle s’était engouffré l’enfant. La pluie clapotait sur la pente du toit d’ardoise, glougloutait dans la gouttière. La girouette minuscule grinçait dans le vent. Il y avait même une boîte aux lettres avec un nom en lettres blanches, qui s’écaillait un peu. Leroy Morgan.

David s’agenouilla, faisant face à la porte. Décidant de jouer le jeu, il cogna poliment sur le battant. Toc-toc. Il se sentait idiot, mais c’était peut-être le seul moyen de rassurer le gamin ? Sa tentative provoqua une série de chocs sourds, comme si une foule hagarde s’enfuyait en désordre au long de couloirs tortueux, pour aller se terrer à la cave. Cette fois il fallait en finir. Il se pencha, tendit la main pour tourner la petite poignée de cuivre. La porte n’était pas verrouillée ; en se baissant, un adulte pouvait entrer dans la bicoque et s’y déplacer sur les genoux. David décida de s’inviter. Il grelottait dans ses vêtements trempés, il fallait qu’il se mette au sec s’il ne voulait pas attraper une pneumonie.

Il entra, ses épaules râpèrent le chambranle mais il ne resta pas coincé, comme il le redoutait. Dès qu’il eut pénétré dans la maison de poupée, il fut suffoqué par l’odeur de crasse qui y régnait. Cela puait la pisse et l’étable. Comment un gosse pouvait-il venir jouer ici sans être incommodé ? Des ampoules nues brillaient au plafond, diffusant une lumière jaune. Nulle part il n’y avait d’interrupteur.

— Bonjour, dit-il en essayant de prendre une voix rassurante. N’aie pas peur, je veux juste te demander un coup de main. Ma voiture est bloquée dans le fossé, il faudrait…

Il se tut, devinant qu’il parlait en pure perte. Quelque chose lui soufflait que personne ici ne pouvait comprendre ses paroles. Il y avait bien une présence – mais aucune intelligence, rien qui puisse lui répondre.

À quatre pattes, il traversa la pièce, l’odeur d’étable était vraiment incommodante. De plus, la cabane ne contenait aucun de ces trésors de guerre que les enfants aiment entasser dans leur repaire secret. Il avait beau regarder, il ne voyait pas de magazine érotique, pas de carabine, aucun stock de gâteaux ou de tablettes de chocolat.

Alors qu’il s’introduisait tant bien que mal dans la deuxième pièce, il aperçut le gosse qui lui tournait le dos. Il avait peur, et le ciré jaune grelottait sous l’effet du tremblement nerveux agitant son échine. Plus encore que tout à l’heure, David le trouva mal bâti, presque bossu avec ses épaules déjetées.

— Tu ne dois pas être effrayé, murmura-t-il doucement. Je ne suis pas méchant, mais j’ai froid, je cherche un abri en attendant que la pluie s’arrête. Tu comprends, hein ?

Alors, après une hésitation, l’enfant se retourna et David faillit pousser un cri de terreur.

Ce n’était pas un enfant. C’était un cochon, un cochon encore jeune, qui luttait pour conserver la stature verticale. Un porcelet debout sur ses pattes postérieures, et qu’on avait affublé d’un ciré jaune, taille 10 ans.

Deux petits yeux noirs à l’expression égarée dominaient son groin souillé de morve et sa bouche ( ?) baveuse. La bête se dandinait d’un pied sur l’autre en gémissant sourdement, David remarqua qu’elle portait des bottes de caoutchouc vert. Des bottes d’enfant de la marque L’Indien bleu.

Il n’osait plus bouger. Seule la certitude qu’il était en train de rêver l’empêchait de se redresser en hurlant, ce qui aurait du même coup fait voler en éclats la maison de poupée.

Le cochon gémit. Le chapeau de pluie lui tombait sur les yeux, et il se tenait penché en avant, les pattes antérieures enfouies dans les poches du ciré. Enfin, comme s’il avait compris que David ne lui voulait pas de mal, il fit un pas mal assuré dans sa direction, et sortit ses pattes de ses poches. David eut un nouveau sursaut de stupeur. C’étaient des mains humaines. De petites mains humaines taillées dans une chair rose très fine et très douce. Des mains pas plus grosse que celles d’un enfant. Dans leur paume il n’y avait aucun pli, et pas la moindre ligne de vie…

La bête s’avança en gémissant de façon déchirante, brandissant devant elle ces appendices dont elle semblait ne savoir que faire. David remarqua que les ongles, trop épais, avaient conservé la consistance du sabot.

L’animal poussa un couinement désespéré, puis laissa retomber ses bras de chaque côté de son corps. Une expression de profonde détresse s’était installée sur son visage. « Son visage ? » pensa David au comble de la stupeur. Il n’eut pas le loisir de se reprendre, car déjà d’autres silhouettes voûtées se pressaient à sa rencontre, surgissant des profondeurs de la cabane. Il y avait là des chats, des chiens au poils collés par la boue. Ils sortaient de l’ombre en titubant, tous claudicants, déjetés, mal assurés sur des jambes torses, malheureux dans cette posture verticale qui leur était tellement étrangère. Tous se trouvaient affublés de gros vêtements de toile paysans dans lesquels ils avaient manifestement pissé et qui dégageaient une puanteur suffocante. Ils se soutenaient les uns les autres, avançant au coude à coude, meute infirme et suppliante qui convergeait vers David dans un grand bruit de chaussures raclant le sol.

Ils devaient être sept ou huit, emplissant toute la baraque, les yeux dilatés par l’angoisse, et c’était un spectacle cauchemardesque que de voir ces chats maigres, miaulant plaintivement en étendant devant eux des pattes grêles qui se terminaient par d’étranges mains de nourrisson.

David réalisa qu’ils venaient à lui à la manière de ces animaux blessés qui se tournent vers l’homme en dernier recours. Leurs mains étaient roses, d’un rose de tissu cicatriciel fraîchement sorti des pansements, pourtant aucune d’elles ne présentait la moindre trace de suture. Des mains de bébés. David, ne sachant que faire, se mit à caresser la tête d’un chien, un bâtard roux qui glapissait en montrant ses paumes inutiles, comme s’il suppliait qu’on le débarrassât de ces appendices dont il ignorait le mode d’emploi.

Leur odeur de bêtes mouillées emplissait la maison de poupée. Maintenant qu’il les distinguait mieux, David remarqua que les vêtements dont ils étaient affublés avaient été cousus sur eux, pour qu’ils ne puissent s’en défaire. Il n’y avait ni boutons ni fermeture à glissière sur ces vestes de grosse toile, ces chemises de jute, rien que des trous par où passaient la tête et les pattes.

David respirait avec difficulté, essayant de conserver son calme et de ne pas céder à la panique. Pour gagner du temps, il caressait les animaux peureux, les grattant entre les oreilles. Dans quel enfer était-il tombé ?

Le cochon qu’il avait pris pour un enfant, le regardait fixement en reniflant, les mains levées, paumes offertes, comme s’il désirait qu’on lui dise la bonne aventure. Nulle menace ne se dégageait de ce groupe de silhouettes boitillantes, seulement une profonde détresse et une incompréhension proche de la terreur.

David s’agenouilla dans la boue. Sa tête frôlait le plafond de la maison de poupée. Est-ce qu’il était en train de devenir fou ? Est-ce que ça y était, cette fois ?

Pourtant les animaux torturés étaient bien réels, il le savait. Ce qu’il ne comprenait pas, c’était la raison de tout cela, de ce village impossible rempli de bêtes trafiquées.

Il décida d’aller voir ce qui se cachait dans les autres pièces. Il fallait qu’il sache. Toujours à quatre pattes, il avança, franchissant une nouvelle porte. De l’autre côté, dans un réduit empestant la bauge, deux chats et un chien se tenaient recroquevillés comme des prisonniers épuisés. Du sang séché couvrait leurs vêtements, et, en plissant les paupières, David put voir qu’ils étaient occupés à se ronger les mains… Patiemment, avec une obstination sourde à la douleur, ils dévoraient les mains humaines qu’on avait placées au bout de leurs pattes. C’était le seul moyen qu’ils avaient trouvé pour se débarrasser de ces choses étrangères qui les embarrassaient tant. D’un mouvement de mâchoires régulier et tenace, ils croquaient ces longs doigts roses, si malhabiles, et les broyaient en deux coups de dents, avec l’espoir qu’ils ne repousseraient pas.

Cette fois David crut qu’il allait vomir, il recula précipitamment. Les bêtes, absorbées par leurs travaux de mutilation, n’avaient pas même levé un œil sur lui. Il retourna dans la première pièce, essayant d’ordonner ses idées, mais aucune hypothèse rationnelle ne lui vint à l’esprit. Incapable de décider de ce qu’il convenait de faire, il s’assit dans la boue, le dos contre la paroi de planches. Les animaux perçurent son découragement, car ils gémirent davantage. Comprenant que le visiteur ne pouvait rien pour eux, ils se détournèrent et se couchèrent sur le sol en frissonnant, donnant l’image d’une résignation qui faisait mal.

David frictionna ses épaules. Sa chemise était trempée, il mourait de froid mais n’osait plus quitter la cabane. La stupeur anesthésiait son intelligence et annihilait tous ses réflexes. « Je dois bouger, se répétait-il. Je dois me lever et ficher le camp avant de me mettre à aboyer à la lune, comme un foutu cinglé. »

Dehors, la pluie avait perdu de sa violence. Les gouttes se clairsemaient. Une brume grise se levait sur la plaine boueuse, envahissant les rues de la ville miniature. David ouvrit la porte. Maintenant qu’il était installé au ras du sol, il distinguait mieux le décor de l’étrange cité. Rien ne manquait : ni les réverbères, ni la statue commémorative sur la place du village – un homme barbu portant Stetson et Winchester. Toutes les enseignes étaient à leur place : le drugstore, la mercerie, le marchand de grain…

Tout cela relevait de la folie pure. Est-ce qu’il allait rester là jusqu’à la nuit ? Non, surtout pas, il devait se remettre en marche tant qu’il faisait jour et fuir sans se retourner. Mais comment fuir, puisque la voiture était prisonnière du fossé ?

Soudain, alors qu’il allait se décider à sortir, il perçut le bruit d’un pas foulant la boue. Quelqu’un s’approchait sans se soucier d’être entendu. Redoutant ce qui allait surgir du brouillard, David referma la porte, ne laissant subsister qu’un entrebâillement par lequel il pouvait surveiller l’extérieur. Une ombre se dessina dans la brume, à l’entrée du village miniature.

C’était une jeune fille, une adolescente d’une quinzaine d’années, aux cheveux couleur maïs tirés en chignon. Sa grosse bouche rose, gourmande, contrastait avec l’expression d’austérité de son visage couvert de taches de rousseur. Elle portait un chandail informe, un jean, et des bottes de caoutchouc. David remarqua qu’elle tenait à la main une cuvette de plastique remplie d’une sorte de pâtée. Elle allait d’une maison à l’autre, s’agenouillait, ouvrait les petites portes, et remplissait des écuelles qu’elle poussait ensuite à l’intérieur des habitations. Chaque fois qu’elle faisait ce geste, elle chantonnait une de ces onomatopées au moyen desquelles les paysans provoquent le rassemblement des animaux. Elle avait la peau très pâle et une expression décidée sur le visage. Peu à peu, elle se rapprochait de la maison où David se tenait caché. Les bêtes, qui avaient senti la nourriture, s’agitaient derrière lui, s’impatientant. Les chats feulaient, les chiens grondaient. David songea qu’il devait se montrer sans attendre, mais la jeune fille le prit de vitesse. Au moment où il s’apprêtait à sortir, elle ouvrit la porte de la maison de poupée et l’aperçut. Elle eut si peur qu’elle n’eut même pas la force de crier. Elle laissa tomber la bassine de nourriture et pataugea dans la boue pour essayer de se relever au plus vite. Si David ne l’avait pas saisie par le poignet, elle aurait filé ventre à terre. Dès qu’il eut posé la main sur elle, elle devint molle, comme si la terreur annihilait ses forces. Il dut l’attirer contre lui pour l’empêcher de s’affaisser dans la boue. Elle resta inerte entre ses bras, les yeux grands ouverts, la bouche béante.

— Je ne vous veux pas de mal, dit-il le plus doucement possible. Ma voiture est en panne. Vous êtes de Peregrine Junction ?

Elle battit des paupières. Son gros pull exhalait une odeur de mouton mouillé. Son cœur palpitait à un rythme effrayant, David en percevait l’écho contre sa cage thoracique.

— Vous êtes un pèlerin ? demanda-t-elle d’une voix qui sortait mal. Vous venez pour le pèlerinage ?

— Non, dit David. Je ne connais pas la région. Je cherche une propriété qui s’appelle le Grand Mur.

— C’est pareil ! cria la jeune fille en se débattant. C’est la même chose. Il ne faut pas. Fichez le camp. Le pèlerinage est interdit depuis dix ans…

Elle reprenait des forces. Il la lâcha. Elle s’écarta un peu et le regarda par en dessous, d’un air soupçonneux.

— Vous êtes malade ? demanda-t-elle. Vous avez une maladie incurable ?

— Bordel ! J’espère bien que non ! grogna David. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

L’adolescente se rapprocha de lui et, sans aucune gêne, glissa les mains sous sa chemise pour le palper. Elle avait fermé les yeux, pour se concentrer, et ses petites paumes glacées allaient et venaient sur le torse et le ventre de David, poursuivant leur auscultation mystérieuse. Quand elle eut terminé l’exploration de la cage thoracique, elle défit la ceinture du pantalon, ouvrit la braguette et glissa sa main gauche dans le slip de l’homme pour lui palper le scrotum. C’était si incongru, que David faillit protester comme une pucelle molestée. Mais il n’y avait rien d’érotique dans ce contact. Ce n’était réellement qu’une visite médicale insolite, donnée en plein champ, les genoux dans la gadoue.

Non, admit la jeune fille en se reculant. Vous n’êtes pas malade, je le sens bien. J’ai un don. Je repère tout de suite les tumeurs et tout ce genre de choses. Vous êtes en bonne santé.

Elle paraissait décontenancée. David se rhabilla. L’adolescente grommela un juron parce que les animaux avaient profité de l’incident pour sortir de la maison de poupée et se jeter sur la bassine de nourriture. Elle entreprit de les chasser en leur distribuant des claques.

— Ces bêtes, attaqua David, pourquoi sont-elles ici ?

— Elles sont malades, grogna la jeune fille, plus bonnes à rien. Alors on les met là.

— Tu te fiches de moi ? s’impatienta David. Ça n’explique pas pourquoi elles ont des mains et pourquoi elles marchent sur leurs pattes de derrière !

— C’est vrai que vous allez voir les fous qui se sont installés à l’abbaye du Grand Mur ? demanda l’adolescente. Si c’est pour les aider vous arrivez peut-être trop tard. J’ai essayé de les prévenir mais ils n’ont pas voulu m’écouter, ils se croyaient malins, comme tous les gens de la ville.

Elle haussa les épaules et retourna à ses occupations. La distribution de nourriture achevée, elle s’appliqua à rajuster les vêtements des animaux, comme une institutrice rhabille ses élèves au terme d’une récréation agitée. Les bêtes se laissaient faire sans protester. Aucune ne semblait capable d’utiliser réellement les mains dont on l’avait affublée. David décida de ne pas la brusquer. Il l’observa tandis qu’elle grondait les animaux truqués. La situation était visiblement pour elle d’une grande banalité.

— Je m’appelle David Sarella, dit-il. Et toi ?

— Moi, c’est Jenny. Mon nom complet c’est Jennifer Margareth Amanda Holmes. J’ai quinze ans. Je suis née ici. Je connais toutes les règles, vous devez croire ce que je dis, et m’obéir.

David comprit qu’il ne devait pas la heurter de front. Elle ne semblait pas avoir conscience du côté extraordinaire de la situation et se comportait comme si elle avait été environnée de poulets dans une basse-cour. Il se demanda si elle était un peu demeurée, mais décida que non. Elle vivait depuis toujours au milieu des prodiges, c’est pour cela qu’elle ne s’étonnait plus de rien.

Quand elle eut terminé sa tournée, elle parut se rappeler l’existence de David et se tourna vers lui.

— Venez, dit-elle. Il ne faut pas rester sur la lande, surtout quand la nuit tombe. Même si vous n’êtes pas malade il pourrait vous arriver des choses. Des choses désagréables.