CHAPITRE XIII

La secousse les réveilla aux premières heures de l’aube. Elle fut si violente que les amoncellements de carcasses du cimetière automobile s’effondrèrent dans un vacarme effroyable. En bon Californien, David était habitué aux tremblements de terre, mais jamais il n’avait eu à supporter un ébranlement d’une telle amplitude. La roulotte se coucha sur le côté, et tous les meubles qui la remplissaient s’écrasèrent les uns sur les autres. Le père de Jenny hurlait. Arraché de sa chaise longue, il avait été catapulté contre la paroi métallique, et rampait entortillé dans ses couvertures, traînant ses jambes inertes. David s’extirpa du lit-cage. Il avait une bosse au front et saignait de l’arcade sourcilière gauche. À quatre pattes au milieu des objets éparpillés, il essaya de rassembler ses vêtements. Bien que le calme fût revenu, il sentait encore l’écho de la secousse dans tous ses os, comme si ses organes n’étaient pas vraiment retombés à la bonne place. Il savait que la bête venait de s’arracher du sol. Elle avait pris appui sur les arbres qui lui servaient de pattes, et décollé son ventre du sol. Et dans ce ventre il y avait l’abbaye, mais aussi le vaisseau spatial, le robot, et les prisonniers des ruines… L’Apocalypse entamait son premier round.

David rampa vers l’arrière. Les portes s’étaient dégondées dans la chute, et le jour gris entrait, faisant couler sur toute chose sa lumière cendreuse d’après-bombardement.

À demi nu, il émergea enfin de la roulotte renversée. Autour de lui, les carcasses de voitures continuaient à dégringoler, levant un brouillard de poussière de rouille qui prenait à la gorge. Son premier regard fut pour la bête dont la silhouette se dressait à l’horizon, et il vit qu’elle se tenait debout, bien plantée sur ses quatre pattes. Le mur d’enceinte, déployé, s’était changé en une immense queue qui bougeait doucement. Sous l’abdomen de la créature, s’ouvrait le cratère qui avait contenu les fondations de l’abbaye et l’épave du vaisseau spatial. Mais le plus étrange c’était que cet animal monstrueux n’avait pas l’aspect terrible qu’on prête d’ordinaire aux grands reptiles préhistoriques. En réalité, il avait l’air d’un diplodocus de pâte à modeler confectionné par un enfant de dix ans en classé de travail manuel. Cela tenait à son aspect inachevé, approximatif, à cette tête sans yeux ni bouche, à ces pattes dépourvues de griffes. Malgré sa taille gigantesque, il ne faisait pas peur. On eût dit l’une de ces grandes reproductions malhabiles, en plâtre peint, qui trônent dans les parcs d’attractions pour touristes fauchés. Pire que tout : il était rose !

Et l’horreur, la fin du monde peut-être, allait venir de cette chose dont aucun cinéaste n’aurait voulu dans un film de science-fiction, même le plus branquignol.

David courut jusqu’à la sortie du cimetière de voitures. Il ne savait plus vraiment ce qu’il faisait. Un déferlement d’images incohérentes lui emplissait la tête. Il songeait à tous les films d’anticipation qu’il avait ingurgités lorsqu’il était gosse, à ces animaux géants qu’on voyait s’avancer en crachant le feu au milieu des buildings qu’ils renversaient d’un coup de tête…

Et cela allait se produire devant lui, aujourd’hui. Une bête qui n’existait pas allait détruire toutes les cités qui auraient le malheur de se dresser sur sa route. Un monstre aveugle, et qui n’était même pas réellement vivant ! Les ruines d’une abbaye déguisée en diplodocus…

Le brouillard de l’aube ne permettait pas d’examiner la bête à loisir, à travers la fumée cotonneuse qui stagnait sur la plaine, on ne distinguait guère plus qu’une silhouette dont le cou longiligne aurait pu passer pour une cheminée d’usine.

Enfin, la créature risqua un premier pas, puis un second. Mal équilibrée, elle semblait prête à rouler sur le flanc chaque fois qu’elle levait la patte. Son avance faisait trembler la plaine comme une peau de tambour.

Oui, comme une peau de tambour… C’était une comparaison éculée, mais David n’en trouvait pas de meilleure. La terre vibrait sous ses pieds nus comme si elle n’avait soudain pas plus d’épaisseur qu’une membrane caoutchouteuse. Et cette trépidation vous fauchait les chevilles, vous empêchant de tenir debout.

David songea que les détecteurs du Pasadena Earthquake Center allaient assimiler ces vibrations à un séisme localisé. Un de plus… et c’est à peine si les techniciens blasés daigneraient noter l’heure des premières secousses.

Jenny l’avait rejoint. Hagarde, elle enfilait ses vêtements sans quitter des yeux la silhouette de la bête. Celle-ci s’était mise à marcher droit devant elle ; ses pattes creusaient des trous énormes dans la terre molle de la lande. Sans doute ne savait-elle même pas où elle allait. Elle marchait parce qu’elle était vivante, et que la vie c’est le mouvement, mais il n’y avait aucune idée préconçue dans la boule de chair qui lui tenait lieu de tête. Aucun sentiment non plus. Rien que la volonté farouche de survivre.

« Et elle est aveugle ! songea David tandis que ses bras se couvraient de chair de poule. La Californie va être détruite par un dinosaure aveugle… »

— Elle va droit sur le village ! balbutia Jenny en désignant le clocher pointu crevant la brume.

David essayait de déterminer ce qu’il devait faire. Comment se comportaient les héros des films de son enfance en présence des monstres colossaux jaillis des entrailles de la Terre ? Il y avait toujours des avions qui piquaient sur la bête pour la mitrailler, et des hélicoptères que le dinosaure happait d’un coup de gueule gourmand. Et tout cela ne servait jamais à rien, les villes de carton-pâte continuaient à s’écrouler…

— Va chercher le camion, lança-t-il à tout hasard. Nous allons la suivre. Est-ce que tu as de la dynamite ?

La dynamite serait inefficace, il en était à peu près certain, mais il ne voulait pas rester les bras croisés.

— Si on réussit à faire sauter une ou deux de ses pattes, expliqua-t-il, elle perdra l’équilibre et roulera sur le flanc. Ça l’immobilisera un temps… Ensuite on verra. Mais il faut l’empêcher de se promener au hasard à travers tout le pays.

Jenny hocha la tête. Sa bouche tremblait. Elle courut vers une casemate de ciment et en ressortît portant une caissette sur laquelle on avait peint une tête de mort au pochoir. La dynamite. Tous les paysans en possédaient, David le savait. Elle leur servait à creuser les puits ou les fondations des maisons lorsqu’ils butaient sur une couche rocheuse. Parfois même les pêcheurs paresseux l’utilisaient pour mettre les étangs à sac.

Ils grimpèrent dans le camion de remorquage. Sur la lande, le monstre avait trouvé son allure de croisière. Il avançait d’une démarche régulière, coordonnant à peu près le mouvement de ses pattes. De temps à autre il roulait comme un vaisseau de haut bord trop lourdement chargé, et l’on avait l’impression qu’il allait se coucher sur le flanc, mais il retrouvait toujours son assiette et poursuivait sa course. Chacun de ses pas ébranlait la terre comme l’explosion d’une charge enfouie dans une galerie de mine.

David comprit immédiatement que le danger viendrait de son appendice caudal, cette queue énorme qui balayait le sol en un mouvement pendulaire incessant. Droite-gauche, droite-gauche… Le frottement était tel qu’il bousculait les roches, soulevait des geysers de boue et mettait à nu la pierre qui affleurait sous la mince couche de terre stérile. Le vacarme de ce balayage interdisait toute conversation. Jenny roulait, penchée sur le volant, les phalanges si crispées qu’elles en devenaient blanches.

À cause du mouvement de la queue, il devint rapidement manifeste qu’il serait impossible de s’approcher de la bête et de se glisser sous son ventre, comme David l’avait d’abord espéré. Le camion, s’il voulait échapper au balayage, devrait rester très en arrière, dans le sillage du monstre, et ne pas chercher à le rattraper, car la queue se déplaçait avec une extrême rapidité, serpentant et claquant à la manière d’un fouet colossal. Rien ne lui résistait et son passage aplanissait les buttes de terre, les collines comme l’aurait fait le va-et-vient d’une faux gigantesque. En quelques minutes le paysage de la plaine avait été bouleversé, arasé.

L’animal marchait à présent sur le village, et les vibrations de son approche faisaient se lézarder le crépi des premières maisons. Grâce aux jumelles, David put voir que toute la population de Peregrine Junction se tenait rassemblée sur la grand-place. Agenouillés, les yeux baissés, hommes, femmes, enfants, priaient sans esquisser un mouvement de fuite. En dépit du danger qui s’avançait, pas un d’entre eux ne levait la tête. Ils semblaient engourdis par les psaumes, victimes d’une sorte d’auto-hypnose qui les affranchissait de la peur.

Jenny donna un brutal coup de volant à droite pour éviter le bout de la queue qui se rabattait brusquement dans la direction du camion. Le véhicule fut aspergé de pierres et débris végétaux. L’appendice caudal décapait véritablement la lande, épluchant un peu plus à chaque passage la couche de terre.

Et soudain la bête entra dans le village. David entendit craquer les maisons. Il vit la pointe du clocher se planter dans la chair du poitrail comme un harpon et y demeurer fichée, en dépit de l’écroulement de l’église. L’animal continua sa course, imperturbable, insensible, n’éprouvant ni peur ni douleur. Cette indifférence avait quelque chose de terrifiant car c’était la démonstration même de l’invulnérabilité de la bête. Elle avançait comme une machine, ne pensant qu’à vaincre l’obstacle.

Sa tête et son corps sortirent du hameau saccagé au moment où sa queue y entrait. Ce fut alors comme si un cyclone s’abattait sur les ruines, faisant voler dans les airs la pierraille et les charpentes des bicoques écrasées. David leva instinctivement les bras pour se protéger de cette averse de débris. Peregrine Junction tombait du ciel sous la forme de lambeaux éparpillés. La puissance du balayage était telle que des maisons de deux étages s’envolaient dans les airs à des centaines de mètres de hauteur avant de retomber et d’exploser en touchant le sol. Des dizaines de cadavres se mêlaient à ces débris, entiers ou démembrés. Ils tournoyaient dans le ciel, les articulations rompues, à la manière de ces mannequins que les cinéastes jettent du haut des gratte-ciel, et qui se désarticulent au cours de la chute jusqu’à prendre une consistance caoutchouteuse.

Puis ce fut le tour de la forêt qui défendait les abords de l’agglomération. Les arbres, sectionnés à ras de terre, furent soulevés telles des bûchettes. Ils montaient haut dans les airs avant de retomber comme des bombes. Certains se fichaient droit dans la boue du sol, d’autres se volatilisaient, projetant en tous sens des esquilles aussi meurtrières que des flèches ou des éclats d’obus.

David et Jenny s’étaient ratatinés au fond du véhicule, priant pour qu’aucun débris de maçonnerie ne vienne aplatir le camion. Tout autour d’eux le bombardement continuait, mêlant cadavres, arbres fauchés et maisons disloquées.

La confusion était totale. David aurait voulu se boucher les oreilles pour ne plus entendre l’horrible frottement de la queue faisant le vide autour d’elle. Ce fouet de chair et de pierre n’épargnait rien, et l’on devinait sans peine qu’il faucherait avec la même aisance les buildings qui auraient le malheur de se dresser sur sa route.

Un sentiment d’impuissance et de terreur envahit David. Il venait de comprendre qu’on ne pourrait rien contre la bête. Personne, sur Terre, ne serait dans la mesure de lui infliger le moindre préjudice puisqu’elle ne connaissait pas la douleur, puisqu’elle ne saignait pas…

Elle avait été bâtie pour durer mille ans, elle mourrait à son heure, pas avant, et aucun stratège, aucun héros de pacotille ne pourrait précipiter sa fin, abréger sa vie…

Elle n’avait pas besoin de se nourrir, elle ne ferait rien que marcher et se reposer quand le protoplasme qui la composait serait fatigué. Puis elle marcherait encore, et encore… et cela pendant les mille ans à venir, jusqu’à ce qu’elle soit enfin devenue vieille. Mais à ce moment, elle aurait déjà détruit toute vie sur la Terre, pas par haine, pas par voracité, non, simplement en se promenant à l’aveuglette.

C’était un fléau innocent, imbécile. Un somnambule gigantesque qui aurait détruit une planète en dormant. Elle allait se transporter d’un bout à l’autre des Amériques, revenant sur ses pas quand elle atteindrait la terre de Feu, déboisant l’Amazone, puis faisant demi-tour pour remonter vers l’Alaska, à la manière de ces tigres qui tournent à l’infini entre les barreaux de leur cage sans jamais se lasser de cette déambulation mécanique et sans espoir.

Un arbre heurta le camion à l’arrière, le faisant pivoter sur lui-même, David crut un instant qu’ils allaient être aplatis, mais le tronc tomba à deux mètres du capot, les épargnant de justesse.

Jenny avait abandonné le volant, les poings serrés devant la bouche elle se mordait les phalanges jusqu’au sang en gémissant sur une note continue.

David songea qu’il ne leur restait plus qu’une chance, une seule d’échapper au désastre total : que les trépidations provoquées par l’avance de la bête déclenchent un véritable séisme. C’était possible dans une région aussi sensible que la côte californienne, si prodigue en tremblements de terre.

Oui, seul un vrai séisme pouvait encore les sauver. Une crevasse énorme qui s’ouvrirait sous le ventre de l’animal et l’engloutirait dans les profondeurs du monde. Mais de tels coups de théâtre ne se produisaient qu’au cinéma, à la fin de la dernière bobine, juste avant que le héros et sa petite amie n’échangent un baiser sur fond de ruines fumantes.

Il secoua Jenny pour la forcer à reprendre le volant. Il voulait continuer à se déplacer dans le sillage de l’animal pour guetter une hypothétique ouverture.

Combien de temps encore avant que l’existence du monstre soit connue ? Pour le moment le brouillard le masquait en partie, quant au tremblement de terre soulevé par sa marche, il allait lui servir d’alibi tant que le soleil ne serait pas vraiment haut dans le ciel. Et puis ce point de la côte était quasi désert, seules quelques petites bourgades piquetaient la carte, cela en raison du climat détestable qui régnait d’un bout de l'année à l’autre, installant un smog étouffant au sein duquel l’humidité poisseuse atteignait 36 degrés Celsius dans la journée, pour chuter vertigineusement à la tombée de la nuit. La bête d’Apocalypse allait traverser ce paysage déprimant où alternaient déserts de poche, landes pelées, et villes fantômes du vieil Ouest.

Tant que le soleil ne serait pas levé, le monstre passerait inaperçu. L’alerte ne serait pas donnée. D’ailleurs, lorsque les premiers messages d’alerte parviendraient au standard de la police, il y avait fort à parier qu’on commencerait par n’en pas tenir compte, tout simplement parce qu’on les jugerait fantaisistes…, invraisemblables ! Il faudrait à n’en pas douter un bon moment avant que les autorités, devant l’affluence des témoignages concordants, ne se décident à bouger. De plus, le tremblement de terre – ou ce qu’on prendrait pour tel – monopoliserait les patrouilles, et les flics seraient alors trop occupés à empêcher le pillage des boutiques pour s’intéresser à un prétendu monstre préhistorique lâché dans la campagne. On ne commencerait à s’inquiéter réellement que lorsque la silhouette de la bête se dessinerait à l’horizon, et que son ombre gigantesque se casserait sur les façades des buildings. Alors, seulement, on se mettrait à hurler de terreur, et le raz de marée de la foule déferlerait dans les rues.

Jenny avait repris le volant. Il devenait difficile de rouler à travers la plaine jonchée de débris et de se déplacer dans le sillage de l’animal. Les va-et-vient de l’appendice caudal soulevaient un mur de poussière qui montait jusqu’au ciel. Les volutes jaunes de cette tempête masquaient la silhouette de la bête à la manière d’un écran de fumée, si bien que le monstre se déplaçait sans qu’on puisse l’apercevoir de loin, à certains endroits, le raclement de sa queue avait décapé le sol jusqu’à la roche, éparpillant dans les airs la mince couche de terre péniblement cultivée par les fermiers de la région.

David songea qu’il en irait désormais ainsi partout où la bête viendrait à passer. Il ne faudrait que quelques mois à peine pour que sa promenade imbécile transforme les deux Amériques en un immense champ de décombres concassées. Il l’imaginait déjà, faisant les cent pas comme une sentinelle sur un chemin de ronde. Elle remonterait d’abord vers l’Alaska, piétinerait dans la neige jusqu’à l’océan, puis ferait demi-tour. Tâtonnante, elle redescendrait vers le Canada, puis traverserait les États-Unis. Ensuite elle parcourerait le Mexique avant de s’engager en Amérique latine, et ce serait le tour du Brésil, de la Bolivie. Arrivée à l’extrémité sud de l’Argentine, il ne lui resterait plus qu’à faire demi-tour, une fois de plus, et à recommencer… à l’infini.

Elle passerait et repasserait aux mêmes endroits, écrasant chaque fois un peu plus les ruines laissées par ses précédentes visites, et ses pieds transformeraient les cailloux en farine grise, comme une meule. Et il en irait de même durant les cent années à venir, jusqu’à ce qu’elle vieillisse et s’arrête enfin. Entre-temps les survivants auraient appris à se cacher sous la terre, à vivre dans des galeries de mines, des abris, des tunnels. Pour échapper au laminage aveugle. Oui, ils auraient appris à vivre comme des taupes, loin de la surface, s’enfonçant de plus en plus profondément dans le sous-sol de la planète afin d’échapper aux trépidations nées du va-et-vient de la bête.

David fixait la plaine sans la voir, submergé par les images de cauchemar qui emplissaient son esprit. Il savait qu’il n’exagérait pas. Il assistait en ce moment même au premier jour de la fin du monde, car la créature était invulnérable. On aurait beau tirer sur elle au canon, lui lâcher des bombes sur le dos, la griller au lance-flammes…, le protoplasme cicatriserait toujours. La bête guérirait quoi qu’on lui fasse. C’est en cela qu’elle différait des monstres du cinéma traditionnel, tous étaient mortels, tous saignaient, souffraient, hurlaient. Pas elle. Elle n’aurait pas peur, elle n’aurait pas mal, elle traverserait les brasiers sans ralentir, et sa peau couverte de cloques se régénérerait en l’espace de quelques minutes. Elle n’avait pas de cœur, pas de poumons, aucun organe vital qu’on aurait pu espérer léser au moyen d’un missile ou d’un quelconque projectile. King-Kong avait fini par s’abattre, criblé de balles, mais King-Kong était un animal vivant… Une enveloppe de cuir et de poil remplie de tripaille brûlante… Pas elle ! Et les balles des mitrailleuses s’aplatiraient sur son épiderme sans pénétrer ses tissus. Et les obus, et les rockets, et…

David était glacé de terreur car il n’entrevoyait aucune solution. Aucun espoir.

« Il ne nous restera plus qu’à prendre la fuite, pensa-t-il. À émigrer, en espérant qu’un autre continent daignera nous accueillir… »

Il lui semblait voir cette armada du désespoir quittant les ports de la côte. Des centaines de bateaux chargés de fuyards hirsutes. Des milliers de cargos pleins à craquer, pleins à sombrer… Une population entière abandonnant sa terre natale, chassée de chez elle par la déambulation d’un monstre somnambule.

Jenny roulait au ralenti au milieu de la tempête de poussière. De temps à autre, un morceau de roche ou une branche d’arbre s’abattait en travers du capot.

Dans la demi-heure qui suivit, l’animal pulvérisa deux hameaux. Ses coups de queue ne laissaient aucune chance aux survivants car ils les fauchaient en pleine fuite, les rattrapant alors même qu’ils se croyaient hors d’atteinte. L’appendice caudal les écrasait ou les projetait dans les airs, à plusieurs dizaines de mètres de hauteur. Ceux qui n’avaient pas été broyés par le pilonnement des pattes, mouraient désarticulés par le choc, si bien que le passage de la bête n’épargnait personne.

David eut le réflexe de consulter sa montre. Il y avait à peine quarante minute que le monstre s’était mis en marche et il avait pourtant l’impression de rouler dans ses traces depuis une éternité.

— On va vers la mer, dit Jenny d’une voix blanche.

— Quoi ? hurla David, assourdi.

— La bête…, répéta l’adolescente. Elle va droit vers l’océan. À ce train-là, elle y sera dans moins d’un quart d’heure.

Elle va sans doute bifurquer dès qu’elle détectera la présence de l’eau, observa David. Ensuite elle se mettra à longer la côte, et elle descendra vers Los Angeles.

Ils ne dirent plus rien jusqu’à ce que l’étendue miroitante des vagues n’apparaisse à travers le voile de poussière. À cet endroit la pente était vive, et la bête, entraînée par son poids, avançait de plus en plus vite.

« Elle va s’arrêter et bifurquer…, pensait David. Dès que ses pattes détecteront le contact de l’eau, le protoplasme modifiera sa trajectoire. Il est programmé pour assurer la survie de l’animal, pas pour le pousser à se noyer. »

Au moment même où il formulait cette pensée, une évidence le foudroya : était-il complètement stupide ?

Comment la bête aurait-elle pu se noyer puisqu’elle ne respirait pas ? Puisqu’elle n’avait ni bouche ni poumons ?

Le protoplasme pouvait survivre dans n’importe quel milieu. Il était adaptable à l’infini…

Jenny freina, de crainte d’être entraînée par les éboulements nés des trépidations. Elle immobilisa le camion en travers, roues braquées à l’extrême pour résister à la pente.

Là-bas, la bête était en train d’enjamber la plage. Elle pénétrait dans l’eau sans faire mine de ralentir, et son poitrail sur lequel se brisaient les vagues, faisait mousser l’écume comme l’étrave d’un paquebot quittant une cale sèche.

David ouvrit la portière et se hissa sur le capot pour mieux suivre le déroulement du phénomène. L’animal n’avait pas dévié sa course d’un degré. Fidèle à la ligne droite, il continuait à avancer sans se soucier de l’eau qui le recouvrait déjà à mi-corps. Il s’enfonçait…

— Bon dieu ! hoqueta David. On dirait qu’il ne va pas flotter. Il va marcher au fond de la mer ! Il s’enfonce ! Regarde ! Il s’enfonce !

C’était vrai. Au lieu de nager, la bête continuait son bonhomme de chemin, suivant la pente du plateau continental. Le fait qu’elle fût remplie d’air ne semblait nullement la gêner. Mais peut-être le protoplasme s’était-il déjà modifié, ouvrant çà et là des évents, des ouïes, par où l’eau s’engouffrait dans le ventre de l’animal ?

Si c’était le cas, Joke et ses compagnons d’infortune étaient en train de se noyer. Seul le cou du monstre émergeait encore au-dessus de la surface. Dix mètres d’un tuyau lisse et rose que surmontait la boule absurde de la tête sans yeux.

— Elle va marcher ! répéta stupidement David. Elle va marcher au fond de l’eau… Elle va continuer sa promenade au fond de l’océan !

Elle ne se noierait pas. Elle allait descendre, descendre dans les abîmes, à des profondeurs que personne n’avait jamais atteintes. Et la pression fantastique qui régnait en ces lieux de ténèbres ne l’écraserait pas parce qu’elle serait devenue une créature aquatique. Oui, elle allait continuer sa déambulation au sein des océans, zigzaguant entre les fosses marines…

Jenny avait rejoint David sur le capot du camion. Serrés l’un contre l’autre, ils regardèrent la bête s’engloutir au fur et à mesure qu’elle s’éloignait de la côte. Bientôt seule la tête aveugle émergea encore des vagues, puis elle disparut à son tour, et il ne fut plus possible de deviner les déplacements du monstre qu’aux remous puissants qui bouleversaient la surface.

— Elle est partie ! gémit la jeune fille en se jetant contre la poitrine du romancier. On ne la reverra plus.

David lui caressa les cheveux sans rien dire. Il aurait voulu partager son optimisme, il n’y arrivait pas.

Quelque chose restait bloqué dans sa poitrine, une peur sourde qui le blessait comme un caillou qu’il aurait avalé par mégarde. Un caillou qui blessait son œsophage et remplissait son estomac de sang.