CHAPITRE XI
Ils ne parvinrent pas à rattraper les vélos qui roulaient en aveugle sur la lande.
David, qui courut derrière eux pour tenter d’en capturer au moins un, put constater que tout le métal du cadre, mais aussi la selle, le guidon, les roues étaient désormais enveloppés de chair pâle. Les pédales tournaient toutes seules sous l’effet des contractions du protoplasme, et, quand l’une des bicyclettes, heurtant un obstacle, tombait sur le sol, elle se redressait par une sorte de spasme qui la projetait en l’air et lui permettait de retomber en équilibre sur ses deux roues.
Cette dernière fantasmagorie avait amené Jenny au bord de l’exaspération, et ils rentrèrent au cimetière de voitures sans échanger un mot.
Ils eurent beaucoup de mal à dormir cette nuit-là, et l’aube les trouva hébétés, les yeux perdus dans le vague, la tête remplie des images extraordinaires enregistrées dans le secret de la crypte.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? interrogea l’adolescente en préparant le café d’une main mal assurée.
— Sortir les malades de là-bas, dit David. Est-ce que tu peux me procurer un camion ?
— Oui, il est en panne actuellement mais je peux le réparer dans la journée. Tu crois que c’est une bonne chose de ramener ces gens-là chez toi, à Los Angeles ? Tu sais ce qui va leur arriver ?
— Les métamorphoses ?
— Oui, c’est inévitable. Ils deviendront tous des monstres comme Fergus le Suédois. Mieux vaudrait les laisser ici, à Peregrine Junction, ils pourraient au moins vivre entre eux.
— Les gens du village les accueilleraient, c’est ça ?
— Oui, pas de gaieté de cœur, mais ils ne les chasseraient pas. Ils les toléreraient comme ils ont toléré les excentricités de Fergus.
— Jenny s’approcha de David et lui prit les mains.
— Crois-moi, insista-t-elle, ce serait mieux pour eux. Ils sont condamnés. La machine… Ce robot, comme tu l’appelles, leur a fait subir trop d’opérations. Ils ne resteront pas longtemps humains. Si tu les ramènes en ville, on les enfermera dans un zoo. Ou on les fera disparaître en secret.
David maugréa. Il sentait obscurément que Jenny avait raison mais il ne pouvait se résoudre à abandonner Joke. L’adolescente perçut sa résistance et capitula.
— Comme tu voudras, soupira-t-elle. Je vais réparer le camion et nous irons les chercher.
La journée s’écoula dans une atmosphère d’agressivité rentrée. David devinait que la jeune fille lui en voulait d’avoir détruit l’image qu’elle se faisait du dieu caché de l’autre côté du mur. Elle n’était nullement sensible à l’aspect formidable de la réalité de l’énigme. Une soucoupe volante, ce n’était rien pour elle, qu’une grosse machine tombée en panne. Une sorte de DC 10 des étoiles. Seul le divin et le magique méritaient selon elle d’être pris en considération.
Pendant qu’elle remettait la remorqueuse en état – besogne qui dépassait les maigres compétences mécaniques de David – celui-ci s’était emparé d’une paire de jumelles découverte dans le fouillis de la roulotte et s’était hissé au sommet d’une montagne de carcasses automobiles. Du haut de son perchoir il observait le sanctuaire à travers le voile de brume stagnant sur la plaine.
Il n’était pas satisfait de la tournure prise par les événements, quelque chose le gênait, sans qu’il puisse savoir quoi. Cela tenait à des points de détail : ce subit emballement de la matière, par exemple. Cette folie qui s’était emparée du protoplasme au cours des derniers jours.
Et cette obstination ridicule que le robot mettait à soigner la maçonnerie…
Des images le hantaient : les statues enveloppées de chair rose… Les piliers du dôme réparés comme des jambes cassées. Quelque chose s’était détraqué. Le robot-chirurgien était en train de devenir fou. Jusqu’où pousserait-il son souci de restauration ?
Pourtant David demeurait persuadé que l’androïde n’agissait pas au hasard et qu’il y avait une puissante logique derrière son apparent délire. « Il sait ce qu’il fait ! » marmonna-t-il en manœuvrant la molette de mise au point des lentilles.
Sur la lande, les vélos aveugles roulaient toujours, se poursuivant autour du grand mur, comme s’ils n’osaient pas s’éloigner du sanctuaire. Ce fut en laissant courir son regard sur la voûte du dôme que David fut brusquement gagné par une impression bizarre. Une théorie effrayante pointa soudain le nez dans son esprit, et il la repoussa avec terreur. Non… Non ! C’était trop dingue… Et pourtant…
Les oculaires caoutchoutés rivés aux yeux, il reprit son exploration des ruines. Il y avait le dôme et la tour…
Mais il y avait également quelque chose sur le dôme et sur la tour. Quelque chose de rose, qui semblait s’étendre presque à vue d’œil en un mouvement régulier et tenace.
Quelque chose de rose. De la chair. De la chair qui bourgeonnait, recouvrant peu à peu toute la surface de la coupole de pierre fendillée. Il sentit un frisson lui courir le long du dos, des reins jusqu’à la nuque.
Non… C’était de la folie, il avait trop d’imagination. Vingt années de délire professionnel l’avaient amené au bord de la démence, il finissait par prendre le sujet de ses : livres pour la réalité. Et pourtant il ne pouvait nier la présence du protoplasme sur toute la surface du dôme. Et sur la tour aussi… Cela montait, montait. La pierre grise ; disparaissait sous cet épiderme artificiel qui vivait par le pouvoir d’une science étrangère et supérieure. La coupole ressemblait à un dos, la tour à un cou interminable.
David baissa les jumelles, terrifié par ce qu’il venait d’entrevoir. Un faux mouvement dû à l’énervement faillit le précipiter au bas de l’échafaudage de carcasses. Jenny qui avait remarqué sa gesticulation, abandonna le camion sur lequel elle était penchée et vint le rejoindre. David lui tendit les jumelles et lui commanda de regarder dans la direction de l’abbaye. Il devait être pâle à faire peur, car elle obéit sans rechigner.
— Eh bien quoi ? s’étonna-t-elle. La chair continue à pousser, et alors ?
David n’osait lui faire part de sa théorie. Est-ce qu’elle j allait lui rire au nez ? Est-ce qu’elle allait se détourner de | lui avec dégoût ?
— Tu ne vois pas ? murmura-t-il. Tu ne vois donc ! pas ?
— Quoi ? grogna l’adolescente irritée.
— Le dôme, la tour, chuchota David comme si on pouvait l’entendre. Ça ne te fait pas penser à un dos, à un cou ? À travers le brouillard on dirait presque une bête, non ? Un dinosaure. Un diplodocus…
— Un diploquoi ?
Il lui reprit les jumelles. Plus il regardait l’abbaye, plus il sentait s’affermir sa conviction.
— Le robot, dit-il dans un murmure. Il s’est mis dans la tête de restaurer tout ce qui lui semble blessé. Tu l’as vu à l’œuvre, non ? Je crois qu’il est en train de soigner l’abbaye comme on soigne un malade. Il a commencé par de simples fissures, des lézardes. Puis il s’est lancé dans les greffes. Il a remplacé le mortier par de la chair… À présent il recouvre la coupole de protoplasme, il va la rendre vivante. Tu ne comprends donc pas ? Il va en faire une bête. Une bête énorme. Le protoplasme va s’articuler sur la structure des bâtiments comme il l’a déjà fait sur les statues ou les vélos.
— Non ! balbutia Jenny en le dévisageant avec horreur. Ce n’est pas possible, tu racontes n’importe quoi !
— Pas du tout, protesta David. C’est logique… Je m’en doutais plus ou moins consciemment depuis un moment mais je ne voulais pas me l’avouer. Regarde ! Tout y est ! Le dôme, la tour. Il y a là de quoi faire un merveilleux squelette de dinosaure. Le cerveau électronique du robot a tout calculé. Il va réutiliser l’ensemble de la maçonnerie. La coupole et la tour pour le dos, le ventre, le cou, et puis les piliers pour les pattes… ou encore les grands arbres du jardin… Quant au mur d’enceinte, il en fera une queue… Une queue interminable qui pourra tout balayer d’un simple revers !
Jenny était restée bouche bée, la figure blanchie par la peur.
— Il faut prévenir les anciens du village, bégaya-t-elle. Si tu ne te trompes pas nous allons tous être piétinés.
— Tous, oui ! Pas seulement Peregrine Junction, rugit David, mais toutes les villes des alentours ! Car cette bête sera aveugle, comme tous les organismes produits par l’unité chirurgicale. Aveugle comme les statues, comme les vélos… Elle s’élancera au hasard, sans même savoir où elle va.
Il se tut, car sa voix avait pris un son désagréablement strident. La sueur lui collait les vêtements sur le corps.
— Jenny, dit-il dans un souffle. Il faut détruire cette bête tant qu’elle est encore inachevée. Dès qu’elle se redressera sur ses pattes, il sera trop tard, elle balayera d’un coup de queue tout ce qui tentera de s’approcher d’elle.
— Mais ce ne sera pas une vraie bête…
— C’est vrai…, juste de la peau sur un squelette de pierre, mais il y a quelque chose dans le protoplasme qui fait qu’il n’a pas besoin d’organes pour vivre. Une volonté indestructible. Une force, une vitalité… On l’a fabriqué pour ça, dans ce but. Une science qui nous dépasse a imaginé cette peau qui ne saigne pas et qui est chair, muscle, organes, tout à la fois.
Il fit une pause pour reprendre son souffle.
— Jenny, gémit-il. Je sais que j’ai raison. Ça va arracher l’abbaye du sol, et ça va en foire un animal. Un animal énorme comme il y en a eu sur Terre il y a bien longtemps, avant la naissance de l’homme.
Mais Jenny n’en voulait pas démordre : il ne fallait rien entreprendre sans avoir au préalable recueilli l’assentiment du conseil des anciens. Elle s’était butée. Elle ne réparerait pas le camion tant qu’on n’aurait pas satisfait à cette formalité.
Ils durent donc se transporter au village et aller de porte en porte annoncer la nouvelle. Les battants s’entrebâillaient sur des figures ridées, grises et méfiantes. Jenny palabrait, chuchotait. Quelques-uns la repoussèrent violemment ou lui claquèrent la porte au nez.
Il fallut deux heures pour réunir une douzaine de vieillards dans la salle de la mairie. C’étaient pour la plupart des octogénaires qui n’avaient pas enlevé leur chapeau noir, et qui s’étaient affublés en hâte de vêtements du siècle dernier.
Ils s’installèrent en silence, leurs grosses mains déformées par les rhumatismes posées côte à côte sur le bois de la table de réunion. David leur expliqua ce qui risquait d’arriver à brève échéance. Ils ne lui posèrent pas de questions, ne s’étonnèrent pas et ne donnèrent aucun signe d’inquiétude. Simplement, lorsqu’il eut fini sa démonstration, l’un des vieux lui fit signe de sortir pour qu’ils puissent délibérer entre eux.
Il obéit, plein d’un mauvais pressentiment. Il y avait trop de résignation chez ces hommes pour que quelque chose de bon sorte de leur décision. Quand Jenny réapparut, elle secoua négativement la tête. Il n’y avait plus rien à faire. Les anciens refusaient qu’on s’opposât aux désirs de la créature. Il ne fallait pas porter préjudice au sanctuaire.
— Ils vont prier, annonça la jeune fille. Ils disent que Dieu seul peut intercéder en notre faveur auprès de la chose venue des étoiles. Ils vont rouvrir l’église et rassembler toute la population pour une messe.
— C’est de la folie ! s’exclama David. La bête va se constituer très rapidement. Si nous n’intervenons pas maintenant nous ne pourrons plus approcher d’elle. Elle peut détruire tout le pays. Enfin, réfléchis ! Elle n’est pas réellement vivante, donc elle est indestructible. Elle ne saigne pas, elle ne souffre pas, elle ne possède aucun organisme vital qu’on pourrait détruire. Quand elle se sera mise en marche plus rien ne l’arrêtera.
— Et qu’est-ce que tu espères faire, toi ? aboya Jenny en l’entraînant hors du bâtiment.
— Il nous faut de l’essence, haleta David. Nous brûlerons le protoplasme avant qu’il se soit trop étendu. Et si tu peux trouver une ou deux cartouches de dynamite nous détruirons le robot.
Jenny lui demanda de baisser la voix.
— Fais attention ! souffla-t-elle, les gens d’ici pourraient nous lyncher. Même Fergus le Suédois était contre toi. Ils disent qu’il faut accepter l’épreuve, que c’est le prix à payer pour les bienfaits qu’on nous a accordés jadis.
— Mais toi ! lança David. Tu sais bien que c’est faux, n’est-ce pas ? Tu sais bien que Dieu n’a rien à voir là-dedans, hein ?
Il s’était mis à la secouer par les épaules, elle se dégagea sèchement.
— Je n’en sais rien ! cria-t-elle. Tu parles trop, tu m’embrouilles ! Et puis tu n’es pas d’ici, qu’est-ce que tu sais de nos coutumes ?
Elle sortit du village d’un pas vif, David essayant de se maintenir à sa hauteur. Elle avançait tête basse, boudeuse, en proie à un grand trouble. Pendant qu’ils revenaient au cimetière de voitures David s’arrêta deux fois pour porter les jumelles à ses yeux. Le protoplasme progressait toujours. À ce train-là, les ruines de l’abbaye seraient recouvertes de peau avant quarante-huit heures.
Il s’efforça de rester calme. Le protoplasme aurait-il assez de puissance pour arracher de terre le bâtiment et le promener à travers la lande ? Est-ce que cet énorme amoncellement de pierre ne serait pas trop lourd pour lui ?
Il en doutait. Il avait vu la chair rose décoller les statues de leurs socles, leur casser les genoux et les coudes pour mieux les faire bouger… La force de cette viande était prodigieuse et presque inépuisable.
Quand ils franchirent les barbelés du chantier, Jenny lui posa la main sur le bras.
— Je vais réparer le camion, dit-elle avec lassitude. Nous irons chercher tes amis parce qu’il serait inhumain de les laisser dans le ventre de la bête, mais je ne ferai rien pour la détruire. Tu entends ?
David hocha la tête, résigné. Il avait toujours été seul pour lutter contre le tigre se déplaçant à l’intérieur des murs, il avait pris l’habitude de n’attendre d’aide de personne.
Okay, dit-il. Je ne te demanderai pas d’agir contre tes convictions. D’ailleurs je ne suis même plus certain qu’on puisse encore tenter quelque chose.