CHAPITRE IX
Le soir même il eut recours à une ruse pour tenter de surprendre la créature. Quand la nuit commença à recouvrir le jardin d’épines, il sortit du bâtiment et s’embusqua derrière l’un des piédestaux. Il espérait ainsi échapper au nuage de gaz anesthésiant qui précédait d’une minute l’arrivée du chirurgien des ténèbres.
Mais sa tentative avorta. À peine s’était-il accroupi derrière le socle de pierre, qu’il sentit ses paupières se fermer toutes seules. Le guérisseur n’avait eu aucune peine à localiser la présence de cet intrus encore éveillé, et il avait aussitôt expédié un jet de gaz en direction du jardin. David, titubant, les mains sur la bouche, réalisa dans un début de panique qu’il risquait fort de se blesser s’il perdait connaissance au milieu des ronces.
Il se raccrocha au piédestal, refusant de s’effondrer. Sous ses semelles, il sentait craquer les redoutables épines tapissant le sol. S’il tombait maintenant il se blesserait aux mains, aux genoux, et son sang s’échapperait par toutes ces coupures…
Il utilisa ses dernières secondes de lucidité pour franchir les quelques mètres qui le séparaient d’une pierre plate sur laquelle il se coucha. Ses membres ne lui obéissaient plus et ses yeux ne distinguaient que des formes mouvantes, en cours de dissolution. Comme la veille, il s’endormit au moment où les pas du maître des organes ébranlaient les dalles de la rotonde. À l’instant où il perdait conscience il crut apercevoir une silhouette géante s’avançant au milieu des ruines. Un homme revêtu d’une armure, comme un chevalier du Moyen Âge. Puis ses paupières se fermèrent et il ne put en voir davantage.
Quand il s’éveilla, le lendemain, il était nu, étendu sur la pierre comme pour un sacrifice. On avait de nouveau découpé tous ses vêtements au scalpel pour l’examiner à loisir. Même ses chaussures avaient été sectionnées dans le sens de la longueur sans jamais, toutefois, que la redoutable lame n’entame sa peau, ce qui témoignait d’une incroyable dextérité manuelle. Il pesta contre ce cérémonial qui le laissait pieds nus, dans l’incapacité de traverser le jardin sans s’entailler immédiatement la plante des pieds. Récupérant les moitiés de souliers, il les réassembla et les fit tenir autour de ses orteils en les entortillant dans des lambeaux de tissu prélevés sur sa chemise. C’était à peu près aussi facile que de réunir les deux parties d’une coquille de noix au moyen d’une ficelle, mais il parvint à se protéger convenablement des épines hérissant le sentier, et s’avança vers le dôme, les pieds enfermés dans les étuis bizarres qui lui tenaient maintenant lieu de chaussures.
La rosée du matin le faisait grelotter et il redoutait d’avoir pris froid. La tête lourde, il entra dans l’abbaye avec l’espoir d’y dénicher de quoi se couvrir. Comme il passait près d’un arbre mort, il se figea. Le tronc fendu, dont les branches étaient nues la veille encore, portait à présent des feuilles. Pas de vraies feuilles, non, mais des feuilles roses, charnues, qu’on avait modelées dans cette chair étrange à partir de laquelle le guérisseur accomplissait ses habituels miracles.
Les bras serrés contre la poitrine, il fit le tour de l’arbre. C’était un chêne au tronc fendu, évidé, qu’aucune sève n’irriguait plus. Le chirurgien de la nuit n’avait visiblement pas supporté ce spectacle désolant et lui avait greffé des feuilles. Des feuilles de chair tièdes, douces comme des petites mains d’enfant.
David, d’abord hésitant, les effleura du bout de l’index. Elles frémirent comme si on les chatouillait et se rétractèrent légèrement. Le guérisseur anonyme avait toutefois commis une erreur en les modelant, car leur découpe n’était pas celle, si particulière, des feuilles de chêne. En fait, quand on les étudiait attentivement, on finissait par leur trouver l’allure de ces feuilles d’arbre approximatives que dessinent les gosses en classe de sciences naturelles. De plus, leur limbe ne présentait pas de nervures. David haussa les épaules, de mauvaise humeur. Et puis qui avait déjà vu des feuilles roses, hein ?
À l’intérieur de l’abbaye une autre surprise l’attendait. Cette fois la créature s’était attaquée aux piliers soutenant le dôme, ces piliers que de longues crevasses sillonnaient de haut en bas. Elle avait planté des broches dans la pierre lézardée, comme les chirurgiens le font d’ordinaire lorsqu’ils consolident les os brisés. De longues vis brillantes façonnées dans un métal que David ne put identifier. Dans l’interstice des lézardes subsistantes on avait tassé de la chair pour colmater les brèches et renforcer l’ensemble.
« Bon sang ! explosa mentalement David. Pourquoi pas des attelles et des béquilles pendant qu’on y était ? »
La créature prenait-elle donc les piliers d’église pour des tibias de skieurs malchanceux ?
Il était atterré par le décalage qui existait entre la prouesse technologique accomplie et cette sorte d’aveuglement imbécile qui semblait caractériser les entreprises du guérisseur. Agissait-il sans souci de logique, au gré de ses errements, ou bien existait-il derrière ces aberrations apparentes un plan secret dont il ne percevait pas encore les tenants et les aboutissants ?
Inquiet, il s’habilla de bric et de broc, au moyen de vêtements trop petits qui le gênaient dans ses mouvements, mais il était important de ne pas geler. Puis il entreprit de se restaurer malgré la peur qui lui nouait l’estomac.
Sur le sol, dans les gravats, la souris avait déjà commencé à se transformer. Ses poils étaient tombés, tous, et de fines écailles les remplaçaient. Elle avait abandonné la posture à quatre pattes pour se redresser sur ses membres postérieurs et marchait ainsi, tel un lézard des sables.
Elle n’avait plus grand-chose de commun avec le rongeur qu’elle était encore deux jours auparavant. Sans doute les organes qu’on lui avait greffés orchestraient-ils cette métamorphose ? Il allait se passer la même chose pour Joke et ses étudiants. Ce n’était plus qu’une question de temps. On les avait guéris, soit, mais cette guérison allait faire d’eux des monstres.
David devinait qu’il ne résisterait plus très longtemps à la tension nerveuse qu’impliquait un séjour prolongé à l’intérieur de l’abbaye. D’ailleurs il commençait à désespérer de surprendre le chirurgien de la nuit. Plus il attendait, plus il courait le risque de faire lui-même les frais d’une opération. Il pouvait glisser dans un éboulis, se blesser. Une pierre pouvait se détacher de la voûte et lui ouvrir le crâne, faisant de lui un patient idéal…
Or il n’avait aucune envie de poursuivre son existence avec un cerveau reptilien au creux de la tête.
Désœuvré, malade d’inquiétude, il fit la navette entre les ruines et le jardin. Chaque fois qu’il passait devant les statues emmaillotées de bandages, il grimaçait.
Est-ce que la chair continuait à progresser sous les pansements, recouvrant peu à peu la charpente de pierre ? Probablement, il y avait en elle une horrible vitalité qui semblait capable de triompher des pires blessures, des plus terribles affections. Il sourit amèrement en songeant à ces colles miraculeuses vantées par la publicité. Des colles en mesure de ressouder les miettes éparses de n’importe quel objet brisé. La chair rose utilisée par le guérisseur était un peu à l’image de ces glus modernes. Elle réparait tout : les maisons, les animaux, les hommes, les arbres… C’était un baume universel qui venait à bout de toutes les blessures et s’enracinait n’importe où, la peau, la pierre, le bois.
David s’approcha des statues couvertes de pansements. Malgré sa répugnance, il se força à les toucher. Son index détecta sous les bandelettes la présence d’une surface molle gaînant la pierre. La chair avait continué à pousser, enveloppant les statues d’une écorce vivante.
Qu’allait-il se passer maintenant ? Cette viande absurde allait-elle noircir et mourir ? Il fallait l’espérer.
Il avait du mal à tenir en place. Trois fois dans la journée il « ausculta » les malades. Le rajeunissement de Joke était visible à l’œil nu. Ses cheveux repoussaient, ses rides s’effaçaient. Lorsqu’il se réveillerait, ce vieux dingue de Warkowsky aurait la surprise de se découvrir vingt ans plus jeune. Sans doute cette transformation s’accompagnerait-elle d’une impression de vitalité grisante, comme cela s’était produit pour Fergus le Suédois ?
De telles modifications n’étaient pas aussi aisément repérables sur les étudiants dont le corps ne portait pas encore les stigmates de l’âge. Mais la souris paraissait beaucoup plus rapide qu’avant sa métamorphose.
David en était là de ses observations quand des craquements en provenance de l’extérieur éveillèrent son attention. Avant même de franchir le seuil de l’abbaye il sut qu’il devait se préparer à un spectacle effrayant.
Il avait vu juste. Sur leurs piédestaux, les « momies » se convulsionnaient dans leurs bandages. L’enveloppe de chair qui les recouvrait maintenant de la tête aux pieds avait fait craquer la pierre poreuse au niveau des coudes, des genoux, donnant à ces structures inertes des articulations sommaires qui leur permettaient de bouger.
David, les yeux écarquillés, les regardait s’agiter en vain. C’était comme une danse grotesque qu’on aurait dû exécuter en conservant les deux pieds collés au sol.
À force de gigoter, les sculptures avaient rompu les attaches des bandages dont elles étaient enveloppées, et les bandelettes se déroulaient un peu plus à chaque mouvement brusque. Des visages nus se dégageaient des pansements. Des visages terrifiants et pitoyables, sans yeux, sans bouche, sans oreilles, car la chair rose s’était ; contentée de recouvrir l’armature de granit sans se soucier de créer d’autres organes. Ce n’était qu’une combinaison de peau enfermant un squelette de pierre, mais une combinaison d’une incroyable vitalité, capable de contraindre le granit à lui obéir. Au bout de quelques minutes, les pansements tombèrent tout à fait, dévoilant des corps nus dépourvus de sexe et de pilosité. Les statues s’étaient muées en de grandes poupées vivantes qui ne pouvaient ni voir, ni parler, ni entendre. Des mannequins qui n’avaient que l’apparence de la vie et qui bougeaient sous l’effet d’un instinct rudimentaire inscrit dans les cellules inhumaines de leur chair.
David finit par comprendre que ces êtres ainsi créés s’impatientaient sur leurs socles. Ils voulaient en descendre, ils voulaient marcher, habités par une énergie qui tolérait mal l’immobilité… Ils continuaient à s’agiter, redoublant d’efforts, et leur « squelette » de pierre émettait des grincements sourds chaque fois que les cassures de leurs articulations frottaient les unes contre les autres.
David avait d’abord pensé que la chair allait se déchirer sous le poids de cette armature trop massive, mais il n’en était rien. La viande rose résistait, se contractait, commandait à la pierre. Si on l’avait soumise à l’analyse, on aurait été stupéfié par les capacités de survie autonome de ce tissu à la fois rudimentaire et terriblement élaboré. Cela vivait indépendamment de toute logique, avec un entêtement, une obstination d’organisme primitif que n’affaiblit aucun état d’âme.
Il y eut un grand craquement. L’un des piédestaux se fendit comme une bûche sous la cognée, et la première créature arracha ses pieds du socle. Libre, elle sauta lourdement sur le sol, les bras étendus devant elle, cherchant à la fois à assurer un équilibre instable et à s’orienter.
David recula, terrifié à l’idée que ces mains approximatives pourraient se poser sur son visage.
La statue vivante avait l’apparence d’un poupon de cire grossièrement modelé. Ses mains n’avaient pas de doigts et s’apparentaient plutôt à des moufles de chair dont seul le pouce se dégageait. La tête n’était qu’une boule anonyme où se dessinaient vaguement les bosses des pommettes et les creux des orbites. C’était un être inachevé, infirme, qui titubait dans le jardin, se cognant aux arbres morts.
Dans le quart d’heure qui suivit, dix autres statues se dégagèrent de leur socle et mirent pied à terre. Elles constituaient une troupe aveugle et tâtonnante qui déambulait au hasard, se heurtant les unes les autres comme des hommes ivres.
David jugea plus prudent de se mettre à l’abri, il ne tenait pas à être pris en sandwich entre ces golems qui pesaient chacun trois fois son poids. Ç’aurait été comme de se retrouver coincé entre deux voitures. Sa cage thoracique n’y aurait pas résisté.
Fasciné, il demeura pourtant embusqué à l’entrée des ruines, observant le manège des statues à la dérive. Certaines s’étaient égarées dans la broussaille des ronces, et se débattaient, la chair lacérée par les épines. David nota cependant qu’elles ne saignaient pas. La viande rose qui les recouvrait ne semblait pas irriguée par des vaisseaux sanguins, c’était davantage un protoplasme régi par un certain nombre d’informations génétiques et dont le principal mot d’ordre était survivre.
Deux statues seulement étaient restées prisonnières de leur piédestal. Elles bougeaient avec moins de vigueur que les autres, et leur chair s’était déchirée à la hauteur des articulations. Il y avait fort à parier que le guérisseur viendrait les soigner dès la tombée de la nuit. En attendant, la promenade chaotique des créatures aveugles rendait l’accès au jardin presque impossible. À tout moment on risquait de se faire bousculer par ces titans infirmes, sans visage, qui se heurtaient avec une grande violence, et dont la peau se marbrait d’hématomes. S’il voulait rejoindre le mur d’enceinte, David serait désormais contraint de zigzaguer entre ces curieuses sentinelles en priant pour qu’aucune main ne le frappe à la tête, car s’il tombait à terre, assommé, il ne faisait nul doute que les formidables pieds de granit des statues l’écraseraient.
Elles marchaient lentement, mais en ébranlant le sol à chaque pas. Elles avaient fini par comprendre que les ronces représentaient un danger, et restaient massées dans l’allée.
David redoutait le moment où elles se mettraient à converger vers les ruines. Il songea aux malades inconscients allongés sur les dalles. Que leur arriverait-il si les statues envahissaient la salle ?
Ne sachant quelle stratégie adopter, il saisit les sacs de couchage contenant les malades, et les traîna sur les dalles pour les sortir du passage. Puis il se chercha une arme : un bâton ou une tige de fer avec laquelle il pourrait repousser les golems si ceux-ci faisaient mine d’approcher.
Pour le moment les statues tournaient en rond, explorant le jardin, tâtonnant le long du mur. Hélas, cela ne durerait pas ! Comme il le redoutait, elles entrèrent bientôt une à une, à la queue leu leu, et leur déambulation anarchique fit trembler le pavage disjoint.
Quand elles s’approchaient d’un malade endormi, David tentait de les repousser à l’aide de son bâton, ou de les faire dévier de leur course, mais elles étaient beaucoup trop lourdes pour qu’il puisse espérer sérieusement infléchir leur trajectoire. Trop nombreuses également. C’était un troupeau fou, lent, mais terriblement dangereux.
Elles se cognaient aux murailles et aux piliers avec des bruits de bélier heurtant la porte d’un château fort. Et bien sûr, elles piétinèrent les patients anesthésiés.
David entendait craquer les jambes, les bras ou les cages thoraciques des dormeurs sous leurs pieds énormes. Ce bruit horrible lui faisait dresser les cheveux sur la tête, cependant, aucun des blessés ne se réveilla sous l’effet de la douleur tant l’anesthésique employé par le chirurgien de la nuit était puissant.
David frappait à tour de bras les statues tâtonnantes. Il s’était pris d’une haine subite pour ces curieux infirmes sans visage. Il craignait que leur dandinement ne finisse par ébranler les piliers déjà mal en point, provoquant l’écroulement de la coupole.
Il aurait voulu les faire sortir de la salle, ou du moins les pousser plus avant à l’intérieur du bâtiment, là où ils ne risqueraient pas d’écraser les malades.
Il espérait que – parvenus à la dernière salle – les golems culbuteraient tous dans l’escalier menant à la crypte et ne parviendraient pas à se remettre debout.
Il était stupéfié par la résistance de la chair qui les enveloppait. Il se demanda si le principe de vie qui habitait le protoplasme était capable de s’adapter à n’importe quelle structure et de l’animer.
« Si ça peut faire marcher une statue, ça peut faire rouler une automobile ! » pensa-t-il dans une sorte d’illumination.
Était-il en train de délirer ? Non, il ne le croyait pas. Il sentait que cette viande d’un rose mièvre, pleine d’une inextinguible vitalité, aurait été capable d’animer la carcasse d’une vieille voiture. Elle devait se fixer sur tout ce qui lui semblait pouvoir faire office de squelette.
Oui ! c’est de cela dont elle avait besoin : d’une charpente, humanoïde ou non. Elle ne proliférait qu’à condition d’être installée sur un bon support.
Quand les statues eurent quitté la salle, David examina les malades. La plupart d’entre eux avaient été piétinés en dépit de ses précautions. Beaucoup présentaient des jambes ou des bras cassés. Trois garçons avaient eu la cage thoracique enfoncée. Ils étaient morts sur le coup. Seul Joke avait été épargné.
David ne pouvait rien pour les blessés. Ceux-ci ne s’étaient d’ailleurs même pas réveillés sous l’effet de la douleur, et ils continuaient à dormir sans laisser échapper un gémissement.
Le piétinement des golems s’éloignait. Il leur faudrait sans doute pas mal de temps pour émerger des profondeurs du bâtiment, c’était toujours cela de gagné.
David sortit dans le jardin. Les métamorphoses avaient poursuivi leur évolution avec entêtement. Les feuilles de chair que le guérisseur avait accrochées aux branches des arbres morts avaient proliféré. Une peau douce et tiède enveloppait maintenant les troncs desséchés, du haut en bas, probablement parce qu’une fois de plus le protoplasme avait cru reconnaître dans la forme de l’arbre celle d’un squelette, et qu’il s’était donné pour mission d’habiller au plus vite cette charpente dénudée.
David sentit des gouttes de sueur perler à la racine de ses cheveux. Une fois recouverts de viande, les arbres allaient-ils faire comme les statues : arracher leurs racines du sol et mettre à déambuler en tâtonnant autour d’eux pour se guider ? Il comprit tout à coup pourquoi les moines avaient désassemblé les squelettes de leurs congénères défunts, en bas, dans la crypte, éparpillant tous les os au lieu de chercher à préserver l’intégrité des dépouilles comme cela se fait d’ordinaire.
« C’est parce qu’ils ne voulaient pas que le protoplasme s’empare de leur squelette, songea-t-il. Ils ne voulaient pas servir de charpentes, devenir des structures inertes, mais parfaitement conçues, que la chair se serait empressée de recouvrir pour les faire se relever et… marcher ! Ils voulaient qu’on les laisse en paix ! »
En proie à une grande agitation, il s’était éloigné de l’abbaye. Les arbres, dont la peau rosâtre frissonnait dans le vent, lui faisaient horreur. Il avait l’impression que s’il devait les voir sortir de terre et se mettre à déambuler en aveugle, il deviendrait aussitôt fou.
Comme il s’éloignait à reculons, les yeux fixés sur l’impossible chaos qu’était en train de devenir le jardin, une main se posa sur son épaule, le faisant hurler de surprise.
C’était Jenny. Elle avait franchi le mur au moyen d’une corde et d’un grappin qu’elle avait solidement fiché au faîte de la maçonnerie.
— J’avais honte de t’avoir laissé tout seul, dit-elle en se jetant dans ses bras. Mon dieu ! Tu as une tête à faire peur.
David l’étreignit. La présence de l’adolescente lui faisait un bien immense. En phrases décousues, il lui raconta les événements des deux derniers jours.
— Pour l’instant il faut sortir de là, décida la jeune fille, nous reviendrons mieux équipés, viens.
Et elle l’entraîna vers la muraille d’enceinte.
David se laissa faire. Au vrai, il n’était pas fâché de s’échapper de cet enfer avant que les arbres ne se mettent en marche. Il n’aurait pas supporté qu’ils lui explorent le visage du bout de leurs brindilles changées en d’interminables doigts grêles. Des arbres aveugles et tâtonnant ? Non, c’était plus qu’il ne pouvait accepter.
Ils franchirent le mur en hâte au moyen de la corde à nœuds apportée par Jenny et se retrouvèrent de l’autre côté, sur la lande grise.
David s’aperçut qu’il ne pouvait plus s’empêcher de parler, les mots coulaient de sa bouche en un flot ininterrompu.
« Les nerfs », pensa-t-il.
— Tu comprends, expliqua-t-il précipitamment à l’adolescente, c’est comme si cette chose avait horreur de la mort… Comme si elle mettait un point d’honneur à faire bouger tout ce qui est inanimé. C’est chez elle une sorte d’idée fixe.
Jenny hochait la tête en l’écoutant.
Quand ils arrivèrent au cimetière de voitures, la jeune fille débarrassa David de ses hardes, le frictionna pour le réchauffer et lui fit boire du café brûlant. Elle ne paraissait nullement désarçonnée par ce qu’elle venait d’apprendre.
— Écoute, dit-elle en couvrant de mélasse de grosses tartines qu’elle passait ensuite à David, il y a peut-être un moyen d’échapper au gaz. C’est ce que tu veux, hein ? Rester éveillé pour pouvoir surprendre le guérisseur ?
— Oui, confirma David. Il faut que je sache ce qui se passe là-bas.
— Mon père a travaillé pour l’industrie chimique, expliqua Jenny. Il vaporisait des saloperies cancérigènes sur des forêts à déboiser, là-bas en Amazonie. On lui faisait porter des masques à gaz pour ne pas souffrir des effets du produit. Il les a conservés. Il y en a trois ou quatre dans un coffre à outils. Est-ce que tu crois que ça marcherait ?
David n’en savait rien. Il avait entendu dire que les filtres utilisés dans les respirateurs étaient très sélectifs. C’est-à-dire qu’on les avait fabriqués pour n’arrêter que certaines substances, et seulement celles-là.
— On peut toujours essayer, dit-il. De toute manière c’est notre seule chance de ne pas nous endormir à la première bouffée d’anesthésique.
Mais pourquoi tiens-tu tellement à savoir ? interrogea l’adolescente. Tu n’as qu’à récupérer tes amis, à les sortir de là et à ne plus t’occuper de ce qui se passe de l’autre côté du mur.
— Non, murmura David. On ne peut pas se contenter de ça. Je crois que quelque chose est en train de se dérégler là-bas… Un dérèglement qui va en empirant. Tu vois ce que je veux dire ? Au début, le guérisseur ne s’en prenait qu’aux êtres vivants – les hommes ou les animaux –, mais maintenant il s’attaque à la pierre, aux arbres. Je crois qu’un grand bouleversement se prépare. Quelque chose de terrible, et qu’il faut essayer d’arrêter avant qu’il ne soit trop tard.
Jenny l’écoutait, une expression d’attention extrême sur le visage.
— Tu as sans doute raison, admit-elle. Allons voir ces masques.