CHAPITRE V
Jenny avait récupéré sa bassine vide. Avant de tourner les talons, elle prit le temps de vérifier les vêtements des animaux. Quand ceux-ci étaient décousus, elle s’agenouillait, et, à l’aide d’une aiguille et d’une grosse bobine de fil ciré qu’elle avait tirées de sa poche, elle ravaudait hâtivement les camisoles dont les bêtes avaient essayé de se défaire.
— Ils n’aiment pas être habillés, dit-elle en rajustant ta vareuse d’un porcelet. Forcément, ils n’ont pas l’habitude.
Les bestioles se laissaient faire sans trop gigoter, et c’est à peine si les chiens grognaient quand l’aiguille les piquait. David n’osait interroger plus avant cette curieuse gamine à l’expression butée. Un mystère formidable régnait sur la lande et il découvrit soudain qu’il n’était guère pressé d’en savoir plus. Enfin, Jenny se redressa et lui fit signe de la suivre. Ils s’éloignèrent du village lilliputien tandis que les animaux, massés sur la grand-place les regardaient s’en aller. Les chiens gémissaient en grelottant. Debout, avec leurs mains roses dépassant des vêtements d’enfant dont on les avait affublés, ils avaient l’air de sortir d’un dessin animé curieusement perverti. Un dessin animé terrifiant, conçu par un cartoonist gagné par la démence.
— Ne les regardez pas, ordonna l’adolescente. Il ne faut pas s’attacher à eux, ils sont malades, c’est pour ça qu’on les a mis là, au moins ils servent à quelque chose.
— Mais qu’est-ce qu’on leur fait ? ne put s’empêcher de demander David.
— On les guérit, dit Jenny avec un haussement d’épaule. Ça se voit, non ? Quand ils sont arrivés, ils étaient tous moribonds.
La jeune fille marchait vite sur le sentier boueux, et David peinait un peu pour la suivre. Le paysage était triste à mourir. Çà et là, de gros rochers gris au sommet arrondi crevaient la terre comme de gigantesques crânes chauves. À travers la brume, David distingua un autre village en contrebas, à moins d’un kilomètre. Il n’eut pas besoin de l’examiner longtemps pour s’apercevoir qu’il avait sous les yeux l’agglomération ayant servi de modèle au hameau lilliputien. Les maisons y étaient disposées de la même manière, l’église plantée à la même place. Cette fois, cependant, les proportions des habitations étaient normales, il ne s’agissait pas d’une quelconque reproduction à échelle réduite.
Jenny bifurqua vers la droite pour prendre la direction d’une sorte de décharge chaotique aux allures de cimetière de voitures. Au fur et à mesure qu’on s’en rapprochait, David put constater que l’entassement métallique oxydé par la pluie se composait en grande partie de carcasses de camions fracassés.
C’est là que j’habite avec mon père, dit l’adolescente. Avant qu’on ouvre la nouvelle route il y avait beaucoup d’accidents. P’pa récupérait les épaves. Maintenant il ne peut plus bouger, le châssis d’un semi-remorque s’est renversé sur lui, il a eu les deux jambes et le bassin brisés en mille morceaux. De toute manière, la ferraille ça n’intéresse plus personne.
Les abords du cimetière de voitures étaient défendus par des rouleaux de fil de fer barbelé qui donnaient à l’endroit l’allure d’un camp militaire retranché. La pluie avait rouillé toutes les carcasses, les soudant entre elles.
Le métal rougi par l’oxydation avait pris une apparence rugueuse et hostile. Les machines mortes, laminées, s’imbriquaient les unes dans les autres comme les pièces d’une construction dont on ne comprenait pas l’utilité. Une construction inhumaine habitée par des êtres inhumains, Jenny désigna la remorque d’un ancien camion frigorifique placé sur des buses de ciment, et David compris que cette roulotte improvisée lui tenait lieu d’habitation. Un groupe électrogène y était relié, ainsi que les canalisations d’une citerne d’eau de pluie juchée en haut d’un mât.
— V’nez, dit-elle. Faut vous changer, vous allez attraper la mort.
Elle escalada un escalier de bois, et ouvrit le panneau arrière du camion, comme si elle se préparait à décharger des caisses de surgelés. David la suivit, il grelottait de froid, la chemise collée à la peau. L’intérieur de la remorque aurait pu être celui de n’importe quelle ferme si l’on faisait abstraction de l’absence de fenêtres. Des buffets, des armoires rustiques du style Early America avaient été poussés contre les parois de métal. Le filament d’un radiateur électrique rougeoyait dans la pénombre. Tout au fond de la remorque, un homme aux cheveux blancs gisait sur une chaise longue. Il avait le bas du corps enveloppé dans une couverture écossaise qui sentait fort l’urine.
— C’est Matthew, mon père, dit Jenny. Faut pas faire attention à lui, il n’a plus toute sa tête. Mettez-vous près du radiateur et séchez-vous, j’vais vous passer des vêtements secs.
Comme il n’y avait pas de paravent, David dut se dénuder sous les yeux de l’adolescente qui ne lui prêta d’ailleurs aucune attention. Sans doute avait-elle l’habitude de faire la toilette de son père, l’anatomie masculine n’avait donc plus de secret pour elle depuis longtemps. Elle s’approcha d’ailleurs de David pour le bouchonner avec une serviette rêche. Elle agissait avec lui comme s’il était un cheval qu’elle se devait de sécher avant qu’il ne s’enrhume. Il se laissa faire, étourdi par tant de simplicité. Elle lui jeta ensuite une chemise de bûcheron et un jean blanchi par l’usure. Les vêtements étaient trop grands mais secs. Pendant qu’il s’habillait, Jenny avait allumé un réchaud à gaz et préparé du café. Dans le fond de la remorque, le père s’agita soudain, comme s’il venait de prendre conscience de la présence de l’étranger.
— Non ! cria-t-il, je ne veux pas qu’on m’emmène ! Je ne veux pas aller au miracle… Non ! J’veux rester comme ça. J’suis bien ! J’vous dis que j’ai pas mal. Je veux pas guérir !
Sa voix s’enflait, résonnant entre les parois du camion. David, dont les yeux s’étaient à présent accoutumés à la pénombre, vit qu’il s’agissait d’un homme de haute taille, un colosse que la maladie avait brisé et amaigri, mais qui conservait une ossature épaisse et de grosses mains aux doigts puissants. Il brassait l’air tel un oiseau déséquilibré par une volée de plomb, et la chaise longue grinçait sous sa gesticulation.
— Ne me forcez pas à guérir ! répéta-t-il. Jenny ! Sale petite pute ! C’est toi qui a amené ce type ? S’il me touche je lui casse la tête…
L’adolescente ne parut nullement gênée par cette explosion verbale, elle versa le café brûlant dans des quarts de métal, y ajoutant une rasade d’une eau-de-vie de pomme tirée d’une cruche de grès. David s’assit sur un siège d’osier. Une ampoule nue, pendant du « plafond » éclairait la remorque de sa faible lueur. Par la porte arrière entrebâillée on distinguait la plaine et les deux villages : le vrai et le faux.
— Pourquoi ? dit David.
— À cause du pèlerinage, répondit Jenny en s’asseyant sur le sol.
Elle avait un joli visage mais un corps lourd de paysanne, aux épaules carrées et aux hanches larges. Sans doute avait-elle longtemps secondé son père à l’époque où le cimetière de voitures fonctionnait encore. La manipulation des cubes de ferraille avait modelé son corps, lui donnant une musculature de garçon. Ses mains aux doigts courtauds, aux ongles épais et cassés auraient pu être ceux d’un homme.
— Pourquoi deux villages ? insista David. Un grandeur nature, et un à taille réduite ?
— La ville des animaux, murmura l’adolescente, c’est un leurre… Une protection.
— Je n’y comprends rien, s’impatienta David.
— Ici, jadis, commença Jenny, se produisaient de grands miracles. Des gens venaient de partout. On amenait des infirmes, des aveugles, des mutilés, et ils repartaient guéris. Complètement guéris.
— Complètement ? Même les mutilés ?
— Oui… même les mutilés. Ça prenait un peu plus de temps, c’est tout, mais les cul-de-jatte repartaient sur leurs deux jambes, c’est vrai.
David se sentit envahi par la lassitude. À quoi bon discutailler ? Il n’allait pas polémiquer avec cette petite paysanne superstitieuse, tout ce qui comptait c’était d’obtenir qu’elle l’aide à tirer la voiture du fossé, rien de plus.
— Vous ne me croyez pas, dit Jenny, mais c’est vrai, je n’invente rien. J’étais toute petite à l’époque, mais je me souviens bien.
Les yeux fixés sur la lande qu’envahissait le brouillard, elle se mit à évoquer les foules silencieuses convergeant vers le village. Les civières ficelées sur le toit des vieilles voitures, les impotents installés à l’arrière des camions de légumes. On venait de loin, de très loin parfois, et des femmes au visage pâli par l’angoisse soutenaient des hommes dont l’une des jambes avait été happée par une moissonneuse-batteuse. Une escouade de béquillards, d’estropiés, tous ceux que les accidents de travail avaient rendu manchots, unijambistes, boiteux. Ils venaient avec leurs moignons encore enveloppés de pansements, leurs gueules fracassées, leurs échines rompues par la chute d’une échelle ou l’écroulement d’un arbre fauché par la foudre. Ils venaient pour la guérison. Pour le miracle.
On leur recommandait de se taire, on les menaçait des pires représailles s’ils avaient le malheur d’ébruiter le phénomène. Le miracle ne devait profiter qu’à quelques-uns, qu’aux fils de la terre, pas aux étrangers des villes, aux riches, à ceux qui se croient tout permis. Le miracle c’était la revanche des pauvres gens sur l’infortune, la malchance, la déveine… C’était quelque chose qu’on avait mis là pour réparer les injustices.
Le miracle agissait là où la science des savants demeurait impuissante. Il rendait possible l’incroyable, il régénérait la chair malade, il rénovait les os, remettait en place les carcasses brisées.
Jenny parlait sans plus s’occuper de la présence de David. De temps à autre, elle s’interrompait pour avaler une gorgée de café brûlant. Son regard semblait perdu dans les brouillards de la plaine.
— On leur disait de ne pas bavarder, murmura-t-elle, mais ils ne pouvaient jamais tenir leur langue, alors, finalement, de mois en mois le nombre des pèlerins augmentait. Les rues du village se remplissaient de civières, et pour aller faire les courses chez l’épicier, il fallait enjamber tous ces malades qui lorgnaient sous votre jupe… Je me rappelle bien. P’pa disait que ça finirait mal un jour, qu’il se passait des choses trop incroyables pour que ça vienne uniquement de Dieu.
— Mais que se passait-il ? ne put s’interdire de demander David.
— Les malades, marmonna rêveusement l’adolescente. On les déshabillait et on leur bandait les yeux, puis on allait les déposer tout nus au pied du Grand Mur, là-bas, à l’ancienne abbaye. On les couchait dans la boue, et puis on s’en allait vite, sans regarder derrière soi.
Oui, c’était de cette manière qu’on procédait. Les mutilés, les infirmes étaient emmenés un par un à travers la plaine. Les anciens recommandaient de leur bander les yeux afin qu’ils ne puissent pas voir ce qui se passerait ensuite, au moment du miracle, car il n’est pas bon que les hommes en sachent trop sur les manigances des divinités. On les emmenait, grelottant de froid et de peur, vers le mur d’enceinte de pierre grise, et on les laissait là en leur recommandant de prier à voix basse et de ne pas se rebeller, quoi qu’il arrive.
— En ensuite ? interrogea David, qu’est-ce qui se passait ?
— Je ne sais pas, répondit Jenny. Personne ne sait. Lorsqu’ils revenaient, guéris, ils ne se souvenaient jamais de rien, sinon qu’ils avaient fini par s’endormir d’un sommeil profond et sans rêve.
— Et ils revenaient ? insista David. Les mutilés ?
— Oui. Les cul-de-jatte avaient des jambes neuves, roses comme la chair d’un nouveau-né. Il fallait les voir tituber là-dessus à la façon des gosses qui font leurs premiers pas. Les bras coupés avaient repoussé, comme la queue des lézards…, les aveugles avaient des yeux neufs, et les sourds entendaient à nouveau.
— Et cela prenait combien de temps ?
— Parfois une nuit, parfois deux jours selon la gravité de la blessure ou de la maladie. Ceux qui étaient arrivés moribonds, le corps plein d’organes pourris, s’en repartaient bien portants. Et l’on avait beau leur regarder le ventre ou la poitrine, c’est à peine si on parvenait à leur voir l’ombre d’une cicatrice. Les points de sutures étaient déjà en train de s’effacer.
David grogna. Il aurait voulu hausser les épaules et décréter qu’elle était folle, mais quelque chose l’en empêchait, quelque chose qu’il ne comprenait pas. L’adolescente continuait à évoquer le temps des prodiges de la même voix émerveillée. Elle avait aimé vivre dans cette atmosphère de magie quotidienne.
— Seule la mort était définitive, expliqua-t-elle. Quelques-uns ont bien essayé de déposer des cadavres au pied du Grand Mur, mais ça n’a jamais marché. Jamais on ne les a vus revenir sur leurs deux pieds. La magie n’opérait que sur les vivants ou les moribonds, mais dès que la dernière étincelle de vie avait quitté le corps, le miracle ne fonctionnait plus. Dans un sens ça rassurait tout le monde, c’était la preuve que rien d’impie ne se faisait là-bas, que les règles fondamentales de la vie et du trépas étaient respectées.
— Des bras qui repoussaient, s’étonna David, ça vous semblait normal ?
— Et alors ? grogna Jenny. La queue des lézards repousse bien, elle… et les fruits sur les branches, alors même qu’on les a cueillis l’année précédente !
David hocha la tête. Pour s’être intéressé à la zoologie, il savait ce phénomène fort répandu dans le monde animal.
— Ça a duré des années, murmura Jenny. Nous étions heureux, nous ne manquions de rien car les pèlerins nous apportaient des offrandes : du vin, des victuailles, des étoffes, parfois même un porc ou une vache selon la guérison espérée. Et puis un jour tout à commencé à aller de travers.
— Les guérisons ont cessé ?
— Non… mais elles sont devenues… bizarres.
Jenny fit une grimace. Dans sa chaise, le père recommença à s’agiter et à crier qu’il ne voulait pas être guéri. David s’attendait à ce que l’adolescente reprenne le cours de son récit, mais elle semblait tout à coup effrayée à l’idée d’en avoir trop dit.
— Vos amis ne m’ont pas écoutée, lança-t-elle sur un ton de reproche, ils sont allés s’installer à l’abbaye, de l’autre côté du Grand Mur. Une bande de petits crétins à la mode conduite par un vieux type à la tête rasée. Ils avaient des sacs à dos, comme s’ils partaient camper. Ils riaient pendant que je parlais, et certains me prenaient en photo.
— Quand les as-tu vus ?
— Il y a une semaine, ils tournaient autour du Grand Mur à la recherche d’une entrée.
— D’une entrée ?
— Oui, il n’y a pas de porte, ni de grille, rien. Le mur fait complètement le tour de l’abbaye. Si l’on veut entrer dans le jardin, il faut passer par-dessus, l’escalader. C’est ce qu’ils étaient en train de faire. J’ai voulu les en empêcher. Si les moines qui vivaient là n’ont pas prévu de porte, c’est qu’ils ne tenaient pas à ce qu’on entre dans le bâtiment, vous ne pensez pas ?
David sentit le rythme de son cœur s’accélérer. La présence de cette muraille ininterrompue le mettait mal à l’aise. Il imaginait déjà un rempart à l’antique, interminable paroi de pierre grise constituée de blocs énormes posés les uns sur les autres, sans mortier.
— Parle-moi de ces moines, dit-il. Que sais-tu d’eux ?
Mais Jenny haussa les épaules. Au village on ne savait pas grand-chose des moines qui avaient fondé le couvent. C’était trop ancien, cela remontait à la guerre civile, peut-être à plus loin encore. Certains racontaient qu’ils avaient élevé ce mur pour se protéger des Indiens Pitahui, d’autres pensaient différemment.
— Quoi donc ? insista David. Est-ce qu’ils avaient dans l’idée que le mur était peut-être là pour empêcher que quelque chose ne sorte du couvent ?
— P’t’être bien, fit l’adolescente. P’pa disait que la muraille était faite pour nous protéger nous, pour nous protéger de ce qu’on avait enfermé dans les ruines.
— Et qu’est-ce qui s’y trouverait, d’après toi ?
— J’sais pas… Les vieux l’appelaient le grand guérisseur, ou l’homme-médecine. Personne du village n’est jamais allé voir. Personne n’a franchi la muraille, jamais.
— Et les moines ?
— Les moines sont morts à l’intérieur, les uns après les autres, de vieillesse. On disait d’eux qu’ils avaient tous dépassé les cent dix ans. C’étaient des reclus. On leur lançait de la nourriture par-dessus le mur. Jamais on n’a vu leur tête. Bien plus tard, des gens de la ville sont venus, ils ont visité l’abbaye pendant deux heures et l’ont classée monument historique… et puis plus personne ne s’y est intéressé.
— Les pèlerinages avaient déjà cessé à ce moment-là, n’est-ce pas ? fit David.
— Oui, admit l’adolescente. Les pèlerins étaient devenus plus rares. La rumeur s’était répandue. Ils avaient peur.
— Peur de quoi ? Et quelle rumeur ?
Jenny se redressa d’un mouvement vif. Le visage buté, elle marcha jusqu’à la porte arrière et demeura figée au bord de la passerelle, à regarder le brouillard qui se coulait doucement sous les barbelés encerclant le cimetière de voitures. Elle avait enfoncé les poings dans ses poches, rageusement, et faisait le dos rond comme un chat en colère.
— Les guérisons, dit-elle avec réticence. Elles n’étaient plus… parfaites. Les membres qui repoussaient devenaient bizarres. Les bras neufs se transformaient peu à peu en autre chose. Et les jambes… et tout le reste…
Sa voix frémissait de peur et David devait tendre l’oreille pour comprendre le sens de ses paroles.
Dans un chuchotis effrayé, elle évoqua les étranges métamorphoses qui avaient affligé les miraculés. Les bras, les jambes qui avaient repoussé comme par magie, s’étaient peu à peu couverts d’écailles. Doigts et orteils s’étaient palmés, les ongles avaient pris l’aspect de robustes griffes de corne. La chair elle-même avait commencé à dégager une odeur étrange, inhumaine, comme jamais on n’en avait senti sur cette terre. Quant aux organes profonds – estomacs, poumons, intestins malades – ils s’étaient transformés eux aussi, donnant à leurs propriétaires de curieuses habitudes alimentaires… ou autres. Les autopsies pratiquées par les médecins légistes montrèrent qu’ils ne s’apparentaient à rien de vivant. Ces cœurs, ces foies, ces viscères n’étaient répertoriés dans aucun manuel médical. On parla de malformation par commodité, et l’on classa l’affaire sans plus tarder.
— P’pa prétendait que c’étaient des organes de démon, dit Jenny en retenant ses larmes. Son idée c’était qu’à force d’abuser du miracle, les choses s’étaient inversées, pour nous punir.
David frissonna. Ailleurs, au fond d’un bar douillet, devant une bière fraîche, dans le brouhaha d’un juke-box, il aurait sûrement souri de cette affirmation, mais ici, dans cette remorque transformée en roulotte et qu’encerclait un brouillard de plus en plus dense, il n’avait pas envie de rire.
— Des membres de monstre, répéta Jenny, vous comprenez ? Les pauvres types qui s’en sont retrouvé affligés ont dû se faire amputer de nouveau, en secret, par leur femme ou leurs copains. Comment est-ce qu’on peut vivre avec un bras de lézard géant ? Un bras à la peau verte, écailleuse, et dont les doigts palmés se terminent par des griffes, hein ? Vous y avez pensé ?
Le brouillard commençait à escalader la passerelle pour s’introduire dans la remorque. Jenny s’en aperçut et claqua la porte qu’elle verrouilla au moyen d’une barre transversale.
— C’est la nuit qui tombe, dit-elle d’une voix lasse. Il faut que vous dormiez ici, il est trop tard aujourd’hui pour qu’on s’occupe de votre voiture.
— C’est pour ça que ton père veut rester malade ? s’enquit David. Je veux dire : à cause du miracle qui s’est inversé ?
— Oui. Dans le village on a cessé de déposer les malades au pied du mur. Et on essaye d’intercepter les pèlerins qui se lancent à travers la lande. Il y en a toujours, des désespérés qui veulent tout tenter, même au risque de devenir des démons. Quand je vous ai vu, j’ai cru que vous étiez l’un d’eux. Parfois ils se cachent dans les maisons des animaux. Quand on veut les dissuader d’aller plus loin ils deviennent méchants, l’un d’eux a essayé de m’étrangler, une fois.
— Je comprends, fit David. Mais tu ne m’as pas expliqué… pour les animaux ?
— À quoi bon ? soupira Jenny. Ça vous servira à quoi de savoir ? Vous allez dormir là, et demain je prendrai le camion de remorquage pour sortir votre voiture du fossé. Si je ne devais pas m’occuper de mon père, je vous demanderais de m’emmener avec vous. Il n’y a plus rien de bon ici. Si nous n’étions pas si pauvres, il y a longtemps que nous serions partis, tous.
David eut le sentiment qu’elle ne lui disait pas toute la vérité. Il faisait sombre dans la remorque, et maintenant que la porte était fermée, l’odeur d’urine qui montait des couvertures du père se faisait plus forte.
— Je vais faire réchauffer un peu de soupe, décida Jenny. Et puis vous dormirez dans mon lit.
David ne sut que répondre. Dehors, le vent jouant dans l’amoncellement des carcasses métalliques éveillait d’étranges craquements. On eût dit qu’un chevalier portant une armure géante se déplaçait sur la plaine. Ce n’était guère rassurant.
Jenny versa la soupe dans d’énormes bols. Il n’y avait pas de cuillère, il fallait boire le brouet à même le récipient, comme du café au lait. C’était bon et chaud, David apprécia cette nourriture épaisse et grumeleuse, pleine de débris de légumes mal écrasés. Aucune soupe en boîte n’avait ce goût-là. Depuis que Jenny ne parlait plus, il était submergé par les images qu’elle avait levées dans son esprit. Il songeait au Grand Mur, à ce rempart sans porte ni grille que les moines avaient dressé autour du couvent. Qu’est-ce qui pouvait vous pousser à agir ainsi ? La peur du dehors… ou, au contraire, la crainte que quelque chose ne s’échappe des profondeurs de la chapelle ?
Il soupira, heureux de se retrouver pour ce soir entre les parois de tôle du camion sur cales. Le métal le rassurait. Il ne le sentait pas perméable aux sortilèges. Quand ils eurent terminé leur soupe, Jenny partagea un morceau de pain et un quartier de fromage mou qu’ils firent passer à l’aide d’une piquette qui agaçait les gencives. Puis la jeune fille se redressa pour aller faire la toilette de son père, au fond de la remorque. L’invalide entra de nouveau dans une vive colère, réclamant qu’on le laisse en paix. Il affirma haut et fort sa volonté de ne pas guérir et de rester tel qu’il était. David s’assit sur le lit de fer de l’adolescente. La fatigue lui plombait la tête. Quand Jenny revint, plus tard, le surprenant au beau milieu d’un assoupissement, il eut cependant la force de lui demander une fois de plus :
— Pourquoi les animaux ?
— Pour détourner l’attention du guérisseur, dit Jenny en s’agenouillant sur le lit. Pour l’empêcher de venir jusqu’à nous.
David fronça les sourcils.
— Tu veux dire…, commença-t-il.
— Oui, souffla l’adolescente. Comme on ne va plus le voir, c’est lui qui vient nous rendre visite. Comme un docteur qui passerait à domicile… II… il nous oblige à guérir. Tu comprends ? Il essaye de continuer à nous soigner contre notre volonté.
David eut un coup d’œil involontaire vers la porte à double battant. La barre de fermeture était bien en place.
— Vous ne savez toujours pas quel aspect il a ? interrogea-t-il. Personne ne l’a vu ?
— Non, personne. Quand il approche, on s’endort, automatiquement, et il vous opère pendant votre sommeil. Quand on se réveille il est trop tard.
— Il sait donc où sont les malades ?
— Oui, bien sûr. Il détecte toutes les affections, même les plus secrètes. L’odeur de la maladie l’attire. Dès que quelqu’un se blesse, le guérisseur traverse le Grand Mur et descend jusqu’au village, pour lui prodiguer ses soins. L’odeur du sang provoque son arrivée la nuit même de l’accident. Et il faut se garder de saigner si l’on ne veut pas avoir affaire à lui. C’est pour ça que nous avons construit le village des animaux. Pour le tromper.
— Tu veux dire qu’il ne sait pas faire la différence entre les chiens, les cochon… et vous ?
— Exactement. Il croit que les chiens sont des humains mal formés. Des anormaux. Alors il les opère pour faire d’eux des hommes capables de se déplacer sur leur deux jambes. Il transforme leurs pattes en mains. Il modifie leurs cordes vocales pour leur permettre de parler. Parfois, il agit sur leur pilosité, pour les débarrasser de tous ces poils, puis il modifie leur museau. La plupart du temps les bêtes meurent avant qu’il ait fini. Ça n’a pas d’importance, nous en amenons d’autres. Pendant qu’il s’occupe d’elles, il nous laisse en paix, c’est tout ce que nous souhaitons.
David eut besoin d’une minute pour assimiler l’information. L’image des petites mains de bébé du cochon qu’il avait failli renverser le poursuivait.
— Et les animaux, demanda-t-il, est-ce qu’ils… guérissent ?
— Ils se changent en monstres, peu à peu, comme les pèlerins, jadis. Mais nous les tuons dès les premiers signes de métamorphose. C’est mon travail. Je suis la gardienne de la cité des bêtes. Je les nourris, je les habille et je les tue.
Elle fit passer son pull par-dessus sa tête et s’immobilisa pour fixer David.
— Tu ne partiras pas demain, n’est-ce pas ? fît-elle. Tu vas vouloir secourir tes amis, de l’autre côté du mur…
— Je vais… essayer, balbutia David soudain très mal à l’aise.
— Alors tu auras besoin de mon aide, soupira Jenny en défaisant le premier bouton de sa chemise. En attendant tu vas me baiser, j’en ai besoin. Les garçons du village ont peur de moi et je n’ai pas d’amoureux. Tu peux bien faire ça pour moi, je t’ai aidé, non ?
Elle s’était débarrassé de sa chemise, et ses seins lourds oscillaient dans la pénombre. David demeurait interdit, fasciné par cette peau laiteuse que piquetaient des essaims de taches de rousseur.
— Allez, déshabille-toi, commanda-t-elle, sois un peu plus dégourdi !
Au moment où elle se glissait dans le lit humide, à côté de David, elle ajouta en guise d’excuse :
— Avant je le faisais avec P’pa, mais depuis son accident il ne peut plus, et comme les autres du village ne m’aiment pas…
David se laissa bousculer par ce corps massif aux mains rugueuses. Elle ne voulait pas de caresses ni de baisers, elle ne désirait qu’être prise rudement, sans aucune finesse, et elle lui talonna les reins jusqu’à ce qu’elle ait pris son plaisir, ce qu’elle fit en silence, la bouche obstinément fermée, avec une grimace qui pouvait passer pour une expression de souffrance.
— Tu es vieux mais tu bandes bien, lui dit-elle en se dégageant. Il faudra recommencer demain matin.
Puis elle s’endormit, laissant David éberlué et incrédule.