CHAPITRE II

D’un regard débarbouillé par le coup de fil incompréhensible qu’il venait de recevoir, il examina l’appartement, comme s’il le découvrait pour la première fois. Au bout d’un moment il réalisa que ses yeux faisaient le tour de la pièce pour revenir chaque fois au même endroit : le pan de mur surplombant la tête du lit, là où le papier peint se décollait légèrement, et il se surprit à fixer la cloison avec trop d’attention, comme si…

Il grogna, irrité, mal à l’aise. Instinctivement, il quêta le réconfort des objets familiers, la petite meute des serviteurs fidèles qui ne le trahissaient jamais : la grosse machine à écrire d’une espèce disparue (une Schneider-Gomez assemblée au Mexique en 1948 !) dont le capot gris, bosselé, évoquait les Cadillac des sixties. La tasse à café, ébréchée, tachée, poisseuse de sucre durci s’empilant en strates géologiques, mais toujours là, près du pot à crayons depuis vingt ans déjà. Et, sur une étagère accrochée de guingois, la collection des petits romans populaires qu’il avait écrits pour les éditions du Chat Hurlant, une cinquantaine de titres aux couvertures naïves où se bousculaient des squelettes brandissant des poignards, des loups-garous tapis sous le lit de belles adolescentes, et des assassins défigurés cachant leur face de cauchemar sous des masques de caoutchouc souriants.

Il savait qu’il ne pourrait plus se rendormir. Une démangeaison désagréable courait au long de ses nerfs, un inexplicable sentiment d’urgence comme en éprouvent les soldats à l’approche d’un danger. Le besoin soudain de lever le camp et de détaler, ventre à terre, avant que ne tombe l’obus qui les réduira en morceaux. Comment appeler cela ? De la prescience ? De l’instinct ?

Il s’habilla en hâte, sans même se doucher, enfilant ses vêtements de la veille qui traînaient au pied du lit. Brusquement tout lui semblait étranger. C’était comme s’il venait de se réveiller chez quelqu’un d’autre, au beau milieu d’objets inconnus. Il s’approcha de la table de travail, jeta un coup d’œil à la feuille de papier engagée dans le chariot de la machine. C’était la première page d’un scénario de comics qu’on lui avait commandé pour Clark Beaumont-Upshaw, un dessinateur à la mode qui vivait à Beverly Hills, mangeait végétarien, pratiquait l’abstinence, le yoga, et portait en permanence des gants en kevlar pour protéger ses mains – la droite étant assurée pour un million de dollars. David détestait Clark Beaumont-Upshaw qui n’avait jamais accepté de le recevoir en tête à tête, et ne communiquait avec son scénariste qu’au moyen de fax péremptoires. Beaumont-Upshaw passait ses journées à prendre le soleil au bord de sa piscine. Un peu avant la tombée de la nuit, un kinésithérapeute japonais venait lui masser les mains, les articulations et chacun des doigts, après quoi le grand artiste s’asseyait à sa table de travail et dessinait une case, une seule, jamais davantage, et s’arrêtait jusqu’au lendemain. S’il travaillait davantage – prétendait-il – des douleurs insupportables lui taraudaient les phalanges, l’empêchant de trouver le sommeil. Ses albums se vendaient à un million d’exemplaires mais le nom de David n’apparaissait sur aucun d’eux. Ce dernier ne s’en affligeait nullement, ne voyant dans ce banal trafic éditorial qu’un gagne-pain commode.

Penché sur la machine à écrire, il déchiffra les premières lignes du texte avec l’impression dérangeante qu’il les lisait pour la première fois. Cela parlait d’un quelconque super-héros – un ninja dont l’art martial consistait en une série de cris dont la seule vibration pouvait réduire votre squelette en poudre, faire éclater votre estomac, ou déboîter les os de votre crâne, selon l’inspiration du moment.

— Conneries, marmonna-t-il en se redressant.

Mais le sentiment d’étrangeté demeurait. La certitude brutale de ne plus se trouver au bon endroit. Au fond de sa tête une petite voix familière murmurait : « Fiche le camp ! Fiche le camp sans attendre ! »

C’était absurde. Il n’avait aucune raison de s’enfuir. Au cours de sa vie il avait totalisé un nombre invraisemblable de déménagements, certes, mais depuis qu’il s’était installé ici, au-dessus de ce restaurant spécialisé dans le chili con carne, la bougeotte l’avait quitté.

Il s’empara de la tasse à café, la renifla, comme s’il allait surprendre une odeur inconnue. L’odeur d’une bouche étrangère qui se serait posée là, à son insu. Pour un peu il aurait sorti les vêtements de la penderie pour vérifier qu’ils étaient bien à sa taille. Dieu ! Il était en train de perdre la boule. Il était chez lui ! Chez lui ! Alors pourquoi se sentait-il si mal ?

Il s’aperçut qu’il faisait les cent pas, d’un bout à l’autre de l’appartement, passant et repassant devant la porte de la chambre. Il luttait contre l’envie grandissante de passer la tête dans l’ouverture pour examiner le papier peint à la tête du lit. Pour vérifier qu’aucune bosse inexplicable ne le gondolait, par exemple…

Il transpirait. Depuis trois ans qu’il était installé ici, sa vieille obsession l’avait à peu près laissé en paix. Il s’était engourdi entre ses quatre murs comme on s’assoupit dans un fauteuil de cuir, bien à l’aise dans des vêtements usagés, distendus. Après toutes ces années de tumulte et de fuite aveugle, il avait fini par se fabriquer un semblant de sérénité, par se construire un territoire à sa mesure, ni trop grand ni trop petit. Et sur la scène de ce théâtre intime il se livrait à la comédie des joies simples : un bon livre, un chili brûlant comme l’enfer, une fille un peu douce collant ses seins fermes aux poils déjà gris de sa poitrine d’écrivain populaire. Il ne se plaignait pas, il savait l’équilibre fragile. Il n’avait pas besoin de beaucoup d’argent, juste de quoi acheter des livres, s’offrir le restaurant deux fois par jour, et acheter quelques babioles à ses petites amies du moment. Il avait espéré que cela durerait encore un peu… Mais ce soir le téléphone avait sonné, et Joke Warkowsky, le cueillant au beau milieu d’un rêve, avait marmonné quelque chose à propos d’un danger immédiat grattant à la porte, et tout était revenu, jaillissant du passé.

Il s’assit sur son fauteuil de travail, un vieux rocking-chair d’osier dans lequel il tapait ses textes en se balançant entre deux paragraphes. C’était le seul siège qui lui permettait d’écrire sans avoir mal au dos. Une horreur pour touristes manufacturée à Santa Fe, et qui faisait grimacer sa directrice de collection.

Des images se bousculaient dans sa tête, le recensement de tous ses déménagements précédents : la hâte des paquets jetés à l’arrière de la voiture, la moitié des meubles abandonnés sur place. Des fuites, un exode dix fois répété, quelques objets prioritaires ficelés sur la galerie ou entassés dans le coffre : le rocking-chair, la Schneider-Gomez, la tasse à café, le pot à crayons, la cafetière de métal que lui avait offerte sa mère pour son départ à l’université – une vraie cafetière de cow-boy conçue pour se chauffer le cul à la braise d’un bivouac.

Et chaque fois la même certitude : celle de s’en être tiré de justesse. Cela se passait toujours de la même manière : une nuit le cauchemar le dressait sur son lit, haletant, et c’en était fini de sa quiétude, il allumait la lumière en sachant que plus rien ne serait pareil, à l’avenir. Quelque chose avait envahi l’appartement, l’emplissant d’une odeur de paille et d’urine. D’une odeur de zoo. Alors il faisait ses bagages comme un réfugié prenant la fuite sous les bombes. D’abord la machine à écrire, toujours elle, ensuite le fauteuil à bascule. Il ne pouvait pas s’en empêcher ; dès que la peur débarquait à l’improviste, tout était dit. Il lui était arrivé de prendre ainsi la route en pleine nuit, sans même attendre le lever du soleil. À une époque il s’était fait un devoir de ne rien posséder qui ne puisse tenir dans une valise, une seule valise. Avec la machine à écrire et le rocking-chair avait commencé l’embourgeoisement, la réduction de la mobilité. Il était maintenant comme un soldat affublé d’un paquetage trop lourd, un jour cela lui coûterait la vie.

Car il était vital de s’enfuir aux premières manifestations du pressentiment, dès que le cauchemar le surprenait au cœur du sommeil. C’était là le théorème de base de son manuel de survie personnel.

Ses petites amies mettaient ces déménagements perpétuels sur le compte de son éternelle bougeotte, de son immaturité affective, de sa claustrophobie. Il était le seul à savoir qu’il n’en était rien. Il fuyait avant que le tigre ne le rattrape, c’était tout. Chaque fois que le cauchemar le surprenait au creux du sommeil, la vieille peur enfantine se réveillait, la vieille certitude qu’il ne s’en tirerait qu’à condition de déménager en hâte, comme la première fois, lorsqu’il avait dix ans. Il avait bien évidemment consulté un psychanalyste, mais l’homme n’avait pas su se montrer convaincant, et son charabia freudien ne l’avait nullement apaisé. La peur était toujours restée là, avec son sentiment d’urgence, cette certitude terrible que sa vie ne tenait plus qu’à un fil et que tout pouvait se jouer en quelques minutes…

Alors il avait continué à déménager comme s’il avait le F.B.I. et la C.I.A. aux fesses, parce que le rêve fonctionnait comme un signal d’alarme, comme le bip-bip d’un radar l’avertissant que le tigre l’avait retrouvé, une fois de plus, et qu’il était là, à l’intérieur du mur, creusant la pierre de ses griffes inusables.

— Une histoire de fou, dit-il à voix haute pour se donner l’illusion d’être moins seul.

Le pire, c’était que la sensation de danger ne se dissipait pas avec la venue du jour, jamais. Elle restait fichée en lui au milieu du vacarme des supermarchés, des remous de la foule arpentant les trottoirs, du vacarme de la circulation et des sirènes de police. Rien ne parvenait à la dissoudre, à l’affaiblir. Elle ne s’effaçait pas lentement comme le font d’ordinaire les mauvais rêves à mesure que s’écoule la journée, et la nuit la retrouvait intacte, consolidée même, plus convaincante qu’au matin.

Il n’y pouvait rien. Dès qu’il se retrouvait seul dans l’appartement, il n’osait plus tourner le dos aux murs. Assis devant la machine à écrire, il tressaillait au moindre craquement de parquet et regardait nerveusement par-dessus son épaule. Il finissait par ne plus travailler. La nuit, il repoussait le sommeil à coups d’amphétamines que lui procurait Joke Warkowsky, grand consommateur de pilules interdites. Il lui arrivait de rester une semaine sans dormir, dans un état d’excitation maladif et d’hyper-perception sensorielle qui le menait au bord du délire, puis la dépression lui tombait dessus, et il se surprenait à sangloter en fixant le plafond.

Ce soir, la sensation d’urgence était encore plus forte que d’habitude. Elle le clouait au fond du fauteuil, l’empêchant de se livrer aux préparatifs d’évacuation immédiate dont il était coutumier, et il restait là, anéanti, à surveiller la porte de la chambre et le papier peint cloqué au-dessus du lit.

Joke, le seul à qui il avait parlé du tigre, ne s’était jamais moqué de lui. Mais Joke avait fait le Viêt-nam, là-bas il était devenu extrêmement superstitieux et n’attribuait sa survie qu’à la pratique obstinée de rituels magiques auxquels l’avaient initié les hommes des corps d’élite.

« – Ton tigre, murmurait-il, il n’existe pas réellement, mais c’est le symbole d’une force mauvaise qui cherche à l’atteindre. Un jour ou l’autre tu devras l’affronter. On ne peut pas toujours fuir ce qui est caché de l’autre côté du mur ; à force de courir droit devant soi, on finit par se retrouver en équilibre au bord d’un précipice. Ouais. »

De son séjour en Asie, il avait conservé la manie de parler par paraboles, ce qui exaspérait David.

« – Ton tigre, répétait-il, c’est le symbole d’une épreuve à venir, inévitable, et tu dois t’y préparer, comme un karatéka s’entraîne toute sa vie en prévision d’un unique et hypothétique combat. Penses-y au lieu de sauter d’un appartement à l’autre. »

David détestait le ton doctoral qu’il adoptait lorsqu’il se mettait à jouer les vieux sages asiatiques, il avait chaque fois envie de lui dire :

« – Hé ! réveille-toi, on n’est pas dans un épisode de Kung-Fu, et tu n’es pas Maître Po ! Tu n’as même pas les yeux bridés ! »

David s’arracha péniblement au rocking-chair Santa Fe qui grinça, et caressa le capot de la machine à écrire. Il n’aurait été ni surpris ni effrayé si elle s’était mise à ronronner, il avait confiance en elle. Parfois, il pensait que lorsqu’elle serait définitivement hors d’usage il ne pourrait plus écrire. En deux enjambées, il alla fermer la porte de la chambre. C’était une bonne porte de chêne, elle résisterait bien trois minutes si le tigre jaillissait du mur. Au moment même où il formulait cette pensée il eut honte de lui. C’était peut-être ça la folie ? Quand on ne pouvait plus s’empêcher de croire à des choses dingues en sachant parfaitement qu’elles étaient au demeurant totalement impossible ?

Il regretterait le quartier, et la maison, car il s’y était senti bien, en paix avec lui-même. Il avait aimé la petite terrasse avec ses yuccas, les tommettes mexicaines recouvrant le sol, et surtout une certaine qualité de lumière, chaude et douce, qui tombait sur sa table de travail après s’être insinuée entre les lames du store vénitien de bois brut. Son voisin de palier était un Chinois de soixante ans, qui, pour une somme modique, enseignait le Zen aux ménagères de la rue.

« – À quoi ça sert le Zen ? » lui avait demandé David lors de leur première rencontre.

« – Ici, dans le quartier, lui avait répondu le petit homme, sa première application véritablement pratique consiste à vous délivrer de la peur des cafards. »

« – Le Zen tue les cafards ? »

« – Non, bien sûr, mais il vous permet de les regarder courir sur vos mur en demeurant parfaitement calme. C’est très utile dans cet immeuble, croyez-moi. Est-ce que vous voulez vous inscrire à mon cours ? »

Mais David n’avait pas peur des cafards, il avait d’autres sujets d’inquiétude.

Très vite, sans même s’apercevoir de ce qu’il faisait, il avait rassemblé quelques cartons remplis de livres au milieu de la pièce. De temps en temps il regardait par-dessus son épaule pour vérifier que la porte de la chambre était toujours bien fermée. « C’est pour ça que tu t’en es tiré jusqu’à maintenant, lui chuchotait la petite voix au fond de sa tête. Parce que tu as su, chaque fois, décamper sans attendre. »

Au fond d’un placard il récupéra son sac-parachute. Il surnommait ainsi un sac à dos de cuir fatigué dans lequel il avait entassé des objets de première urgence : savon, rasoir, ouvre-boîtes, couteau scout, argent liquide, pansements et vêtements de rechange. Joke possédait le même, à portée de la main ; ils avaient coutume d’en plaisanter tous les deux.

« – Tu as toujours ton sac anti-C.I.A. ? demandait Warkowsky. Prends-le à la main quand tu entends sonner à la porte, on ne sait jamais, un de ces jours écrire des romans d’épouvante deviendra une activité anti-américaine dans ce pays, et on nous pourchassera comme les communistes de jadis. Il faut toujours être prêt à détaler, vieux, c’est comme ça que j’ai réussi à m’en tirer. Il faut écouter ses pressentiments, et leur obéir scrupuleusement, c’est notre cerveau reptilien qui parle, mec, et à la différence de l’autre, il ne se trompe jamais. »

David empoigna le sac de cuir et l’assujettit sur son dos, puis il souleva la machine à écrire sans même ôter la feuille engagée dans le chariot. Ainsi chargé, il gagna l’escalier pour descendre au parking. Avec les années, sa voiture, une vieille Benzler-Goddis de collection, était peu à peu devenue son second domicile. Il l’avait achetée dans un moment d’euphorie, alors que les droits cinématographiques de son quarantième roman (Profession : Cadavre) venaient d’être vendus à un quelconque studio de production hollywoodien. C’était un véhicule de la fin des années 60, fabriqué sur commande par un industriel texan indépendant pour un mafioso dont on avait oublié le nom. Si le capot de la Benzler-Goddis n’abritait plus qu’un moteur épuisé, la carrosserie et les vitres n’en demeuraient pas moins à l’épreuve des balles. C’était cette particularité qui avait séduit David, ainsi, entre deux déménagements, il pouvait dormir dans sa voiture sans courir le risque de se faire égorger par un junkie en manque. Une fois qu’il était bouclé à l’intérieur de son tank, personne ne pouvait l’en déloger.

Arrivé dans le garage, il enferma la machine à écrire dans le coffre. Les serrures étaient incrochetables, aucun petit voleur n’aurait pu en venir à bout en moins d’une heure, et à condition de beaucoup transpirer. Sur le siège du passager, il jeta le sac de cuir. Il crut entendre la voix de Joke lui lancer : « Hé, petit, n’oublie jamais, un jour on viendra nous arrêter pour délit d’imagination… Ne rigole pas, ça viendra, tu verras. L’imagination ça fait peur aux gens, ça les agace, ça leur fait prendre conscience qu’ils sont infirmes dans leur tête, quelque part… »

Joke abusait des pilules et glissait souvent vers la paranoïa, mais David savait qu’il n’avait pas tout à fait tort. Il n’ignorait pas que ses éditeurs le considéraient avec un léger dégoût, comme un anormal dont le talent aurait dépendu tout entier d’une certaine tumeur enkystée à un endroit bien précis du cerveau. Souvent on lui demandait s’il n’avait pas envie d’écrire enfin de vrais livres ? Des romans d’amour, par exemple ?

Soudain il s’immobilisa, le trousseau de clefs entre les doigts, réalisant qu’il ne savait même pas où se trouvait Joke Warkowsky en ce moment précis. D’où avait-il appelé ? La communication, presque inaudible, pouvait aussi bien provenir du Yucatan que de l’Alaska, car Joke ne restait jamais très longtemps au même endroit. Il se déplaçait en zigzag, « pour dérouter l’ennemi », sans qu’on puisse vraiment savoir à qui il faisait allusion, l’ennemi englobant les agents de l’I.R.S., le F.B.I., la C.I.A., les éditeurs, ses ex-épouses, ses ex-maîtresses, les Hare-Krishna, et toutes les mauvaises vibrations émises par ses collègues verts de jalousie. Car Joke vivait lui aussi de sa plume et travaillait pour le même éditeur que David, aux éditions du Chat Hurlant.

David verrouilla les portières et remonta chez lui. Il était deux heures du matin. La fatigue et la peur lui brouillaient les idées, il agissait mécaniquement, laissant son esprit charrier un flot de pensées décousues qui l’aidaient à ne plus songer à ce qui se déplaçait en ce moment même à l’intérieur du mur de sa chambre. Il s’assit à sa table de travail, regarda le téléphone. Il ne devait pas s’attarder trop longtemps. Quelque part au fond de lui-même il était persuadé que le cauchemar le réveillait de plus en plus tard, réduisant chaque fois sa marge de manœuvre. Au départ, on lui avait laissé trois mois pour évacuer les lieux ; puis avec le temps, ce délai avait commencé à rétrécir, passant peu à peu à trois semaines, puis à trois jours… Il sentait que ce sursis ne ferait que diminuer dans les années à venir. Bientôt, le rêve-signal ne se manifesterait plus que trois heures avant l’arrivée réelle du danger. Trois heures… Puis trois minutes… Trois secondes ? Un jour, il en était obscurément persuadé, il n’aurait plus que le temps d’ouvrir les yeux pour voir le mur exploser au-dessus de sa tête. Trois heures, trois minutes… Plus il vieillissait, plus le signal d’évacuation s’alourdissait d’un sentiment d’urgence intolérable.

Il regarda la porte de la chambre, s’attendant presque à voir tourner la poignée de porcelaine. Allons ! C’était stupide, le tigre ne tournerait pas la poignée, il bondirait à travers le battant, oui, projetant des esquilles de bois en tous sens, mais il ne tournerait pas la poignée, ça non.

Il s’empara du téléphone. Le seul moyen de savoir où se cachait Joke était d’appeler Léonora Warington, leur agent littéraire. Il était deux heures du matin, mais Léonora était insomniaque et passait une grande partie de ses nuits à lire les manuscrits de ses auteurs.

« – Toutes ces histoires, grommelait-elle, c’est tellement con, j’espère toujours que ça va m’endormir, mais ça ne marche jamais. »

Léonora répondit à la seconde sonnerie. David l’imagina sans peine, recroquevillée sur son divan de cuir fatigué, à demi ensevelie sous les manuscrits annotés au feutre rouge. Elle ne fit aucune difficulté pour lui révéler que Joke animait un atelier d’écriture estival au fin fond d’une campagne perdue à proximité d’un village nommé Peregrine Junction. L’atelier en question portait sur le roman fantastique et les moyens littéraires d’évoquer la peur, tout un programme…

L’été voyait toujours fleurir les stages divers, les ateliers, les groupes de création. C’était là, pour beaucoup d’artistes au chômage, le moyen de survivre jusqu’à l’automne, de traverser le désert suffocant des maisons d’édition abandonnées par des directeurs partis réchauffer leurs rhumatismes à Nassau en compagnie de Lolitas dûment appointées. L’été, c’était la période cruciale durant laquelle il était inutile d’espérer obtenir le moindre acompte. Joke jouissait d’un grand prestige sur les campus, et beaucoup d’étudiants, d’apprentis écrivains voyaient en lui une sorte d’Edgar Poe allumé aux amphétamines, son passage au Viêt-nam l’auréolait d’une gloire étrange et funèbre. De plus, personne ne pouvait nier qu’un charisme réel émanait de ce grand type dégingandé, au sourire de squelette, toujours vêtu de treillis, de vestes de commando, et qui, lors de ses conférences, citait pêle-mêle la Bible, le Yi-king, le manuel du fantassin en campagne, et vous expliquait tout sur la manière de pointer un bazooka avant de se mettre à disserter trois heures durant sur un paragraphe des Mystères d’Udolphe. À vrai dire, les jeunes filles étaient folles de son crâne rasé sur lequel subsistaient encore quelques rares poils gris, et des cicatrices qu’il avait lui-même recousues au fond de la jungle laotienne.

David remercia Léonora et raccrocha pour chercher une carte. La lectrice insomniaque avait parlé d’un couvent en ruine loué pour une bouchée de pain mais « terriblement romantique ». Joke était allé s’enterrer là-bas avec une dizaine de jeunes gens qui rêvaient de percer ses secrets d’écriture. Mais le nom de l’endroit avait fait passer un frisson désagréable dans la nuque de David.

« – Ça s’appelle le Grand Mur, avait dit Léonora. C’est inhabité depuis cinquante ou soixante ans, mais il paraît que ça a une gueule terrible. Joke était ravi d’avoir pu signer le bail pour trois fois rien. Un truc à la Bram Stoker, tu vois ? » David n’avait rien vu, et c’est à peine s’il avait entendu le reste de la conversation, son esprit était resté bloqué sur les termes Grand Mur. D’instinct, il sut qu’il détesterait cet endroit au premier regard. Peut-être finirait-il sa vie au milieu du désert Mohave, sous une tente achetée au surplus, à cinq cents kilomètres de toute construction en brique, ciment ou parpaing ?

La ville – un village plutôt : Peregrine Junction ? – n’était signalée sur la carte de l’État que par un point minuscule, à peine visible, en bordure d’une ancienne route aujourd’hui désaffectée. David jeta le plan dans le carton où il avait entassé ses propres écrits, les cinquante petits romans qui avaient fait sa réputation et dont certains, devenus introuvables, se vendaient à prix d’or chez les bouquinistes. Il les appelait ses « livres de comptes », les jeunes femmes comprenaient « livres de contes », mais elles se trompaient, car c’était bien de comptes qu’il s’agissait, au sens où vingt ans de sa vie se tenaient là, entre ces pages déjà jaunies, alignés comme les chiffres d’une interminable addition.

Il souleva le carton, regarda une dernière fois autour de lui. L’impression le submergea, plus forte qu’auparavant. Le sentiment poignant qu’il voyait tout cela pour la dernière fois, qu’il ne remettrait plus jamais les pieds ici.

« Un soldat qui part à la guerre doit éprouver la même chose », songea-t-il en hésitant sur le seuil. Il ne sentait même plus la nécessité de fermer sa porte. On le cambriolerait sans doute, mais quelle importance cela avait-il ?

« Aucune puisque tu seras mort, lui souffla la voix qui résonnait dans sa tête. Aucune, puisqu’on t’aura dévoré… »

Il recula précipitamment et dévala les marches sans se soucier du bruit de ses pas dans la cage d’escalier. Il fit encore un voyage pour récupérer le rocking-chair. Cette fois, lorsqu’il pénétra dans l’appartement, il lui sembla que toutes les pièces empestaient la paille pourrie et le suint. Une odeur de cirque… Une odeur de zoo…

Il s’empara du fauteuil et prit la fuite sans même tirer la porte en sortant. Il savait qu’il ne remettrait plus les pieds ici, c’était sûr, depuis quelques minutes les murs étaient devenus trop minces pour lui, beaucoup trop minces.