CHAPITRE III

Le rocking-chair arrimé sur la galerie, il mit le contact et roula doucement vers la rampe de sortie. La Benzler-Goddis restait fiable à condition de ne pas s’exciter sur la pédale d’accélération. Comme toutes les vieilles voitures de classe, ses cuirs et ses placages se bonifiaient avec le temps. Elle sentait le tabac au miel, et le parfum poivré des filles envisonnées qui s’étaient succédé sur ses banquettes. Dans l’habitacle s’attardait la fragrance fantomatique des cigares cubains qu’on avait fumés là, et celle, plus acide, émanant des bijoux d’or pur mexicain. David savait qu’il imaginait tout cela en grande partie, mais l’atmosphère de luxe désuet qui régnait à l’intérieur de l’automobile calmait ses angoisses aussi sûrement qu’une bouffée d’éther.

Dès qu’il eut quitté le parking souterrain il se sentit plus détendu. Pas une fois il ne leva la tête pour regarder l’immeuble dans le rétroviseur. Il aurait eu trop peur d’apercevoir, derrière les rideaux, la silhouette menaçante d’un tigre aux oreilles dressées, feulant de rage parce que sa proie, une fois de plus, venait de lui échapper in extremis.

Il roula un bon moment, vers la sortie de la ville, pour gagner l’interstate. À présent que la peur s’atténuait, la fatigue le rattrapait et ses paupières se faisaient lourdes.

Il songea qu’il avait quarante ans, qu’il avait écrit cinquante romans, et que toutes ses possessions tenaient à l’intérieur de cette voiture alors que ses confrères avaient acheté de pimpants bungalows sur la plage de Malibu, à Redondo Beach ou même à Venice, où l’on trouvait encore des coins joliment habitables. Et il était là, lui David Sarella, prisonnier d’un vieux cauchemar, comme un hippie attardé prenant une fois de plus la route, sac au dos.

Alors qu’il était arrêté à un feu rouge, une bande de voyous entoura la voiture. L’un d’eux, brandissant une batte de base-ball, essaya de faire voler le pare-brise en éclats, mais le gourdin rebondit sur le verre blindé sans lui causer le moindre préjudice. David profita de la stupeur des gamins pour démarrer. L’incident, loin de le perturber, fortifia en lui l’idée qu’il était en sécurité à l’intérieur de la Benzler-Goddis, et il se félicita une fois de plus de son achat, même si celui-ci avait englouti une grande partie des droits de Profession : Cadavre.

Tandis qu’il roulait, il songeait à Joke Warkowsky. Son vrai prénom était Jokivief, qu’on avait abrégé en Joke, mais certaines mauvaises langues chuchotaient que « Junk » aurait été mieux approprié. David l’avait rencontré à un cocktail littéraire, à Venice, au siège des éditions du Chat Hurlant. Lors de cette soirée mémorable, Joke, qui avait avalé force petites pilules, avait violemment agressé un critique célèbre, Jonas Benton-Miller dont les récents papiers lui avaient déplu. Au plus fort de l’algarade, alors que Benton-Miller, drapé dans sa dignité outragée, lui tournait ostensiblement le dos, Joke avait saisi une fourchette sur la table du buffet, et l’avait enfoncé de toutes ses forces dans le cul du bonhomme.

L’incident aurait pu n’être qu’une farce si les dents de la fourchette, dérapant dans la viande, n’avaient en réalité sectionné le nerf érecteur de Benton-Miller, le rendant du même coup impuissant. Très vite, la blague avait tourné au drame. De son lit de souffrance, dans une clinique de Beverly Hills, Benton-Miller avait mis en branle la machine d’un procès. En l’espace d’une semaine, Joke Warkowsky était devenu la bête noire des pages littéraires. La solidarité corporative jouant à fond, on avait passé tous ses livres à la moulinette et monté une véritable campagne de dénigrement contre le moindre de ses écrits. Joke ne s’en était pas ému. Il s’était promené dans tout Los Angeles, trois fourchettes dépassant de la poche poitrine de sa veste de treillis. Mais, bien qu’il en blaguât, l’affaire lui avait causé du tort et les gens du Chat Hurlant l’avaient mis sur la touche, plaçant tous ses manuscrits au frigidaire, jusqu’à une date « ultérieure non précisée ». Le boycott, efficace, avait en l’espace d’une semaine réduit ses ventes à presque rien, et quelques ligues de vertu avaient même organisé un autodafé de ses ouvrages sur Sunset. Les fonds étant au plus bas, Joke avait dû monter en catastrophe cette affaire d’atelier d’écriture qui lui permettrait de voir venir.

« – Il a fait placarder des affiches dans toutes les facs, avait expliqué Léonora. Les frais de stage étaient assez élevés, si je me souviens bien. »

David conduisait en souriant, ses mains sur le volant n’étaient plus aussi moites qu’au départ de la maison. L’affaire de la fourchette l’avait beaucoup fait rire. Jusqu’à son dernier jour il reverrait l’image de Benton-Miller, glapissant comme une bête harponnée, les deux mains sur les fesses, et courant autour de la pièce en appelant à l’aide !

« – Je ne l’ai pas rendu impuissant, protestait Joke lorsqu’on évoquait l’affaire devant lui, il l’était déjà. Sa femme me le confiait encore ce matin, sur l’oreiller… »

David s’engagea sur l’autoroute. La Benzler-Goddis ronronnait agréablement. Si on ne la poussait pas, elle mangeait bravement le bitume, en machine qui connaît ses limites. David songea à cette histoire d’atelier d’écriture, et il essaya d’imaginer Joke au milieu d’une dizaine d’adolescents béats, abasourdis par son numéro de vétéran allumé. À cinquante-deux ans Joke avait plus que jamais l’air d’un vieux sergent au cuir tanné préposé au débourrage des « bleus », à cette différence près qu’il planait douze heures sur vingt-quatre, ne dormait que trois heures par nuit et était capable de parler en ne reprenant sa respiration qu’une fois toutes les deux minutes. Ses romans d’horreur : La cicatrice qui souriait, Chants opératoires et Promenade du bistouri, avaient conquis la jeunesse et fait de lui un dieu vivant.

David crispa les mâchoires en sentant revenir la peur. Il se rappelait tout à coup la voix terrifiée de Joke, au bout du fil :

Je t’en supplie… Ça va sortir du mur…

Qu’est-ce qui s’était passé ? David craignait le pire. Il savait que ces séminaires de création se terminaient souvent par des débordements alliant l’orgie au psychodrame. L’alcool et le speed aidant, des rancœurs anodines se changeaient en de formidables explosions de haine. On se jalousait, on se disputait l’amour du Maître. Il n’était pas rare que de semblables sessions s’achèvent dans les convulsions d’une grande crise de nerfs collective.

David redoutait par-dessus tout que Joke, perdant une fois de plus les pédales, n’ait poussé ses élèves à augmenter leur champ perceptif en ayant recours aux hallucinogènes. Ne se vantait-il pas de toujours conserver du peyotl à portée de la main ?

À quatre heures du matin il dut s’arrêter sur une aire de repos car ses yeux se fermaient tout seuls et il craignait de s’endormir au volant. Se coulant par-dessus son siège, il alla s’allonger sur la banquette arrière, vérifia que toutes les portières étaient bien verrouillées et bascula dans le sommeil, roulé dans sa vieille couverture mexicaine. Les tigres ne pouvaient rien contre les voitures blindées.

Ce furent les trépidations d’un énorme semi-remorque qui le réveillèrent alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. Il se sentait mieux. Physiquement, du moins.

Il sortit de la voiture pour déjeuner. Il aimait ces moments de solitude, quand, sur un parking désert, il faisait son café sur un petit réchaud et s’asseyait en tailleur sur le goudron pour manger deux beignets à la confiture tirés d’un sac chiffonné. Deux beignets rassis, suant de graisse, mais auxquels il trouvait soudain une saveur incomparable. En ces rares instants de paix – quand la peur le quittait –, il était heureux. Peut-être aurait-il toujours dû vivre ainsi, en nomade, allant d’un camp de trailing à un autre, à la manière de ces ouvriers itinérants, perpétuellement à la dérive ? Est-ce qu’il pourrait supporter ce genre de vie – à la lisière de la clochardisation –, à son âge ? Depuis quelque temps il commençait à avoir peur de la solitude. Quarante ans, c’est l’âge où l’on voit mourir les idoles de son enfance : vedettes de cinéma, stars de séries télé, chanteurs, où les comics dont on dévorait les livraisons hebdomadaires disparaissent, faute de lecteurs…

Ces dernières années, les filles s’étaient succédé dans sa vie sans qu’il fasse aucun effort pour aller les chercher. C’était généralement elles qui venaient à lui, étudiantes échappées des ateliers d’écriture universitaires. Il les trouvait le soir, faisant les cent pas devant son immeuble, avec sur le visage cette expression à la fois effarouchée, timide et sauvage des chatons perdus sous une averse. Elles lui parlaient en avalant la moitié des mots, avec une fièvre pleine d’espoir qui faisait un peu mal. Elles avaient toujours un mémoire, une thèse dans leur grand sac fourre-tout, des questions trop sérieuses qu’elles devaient lui poser sans attendre – il en allait de leur avenir scolaire, n’est-ce pas ?

Elles montaient, le soufflé un peu court avec deux jolies taches roses, sur les pommettes, elles s’excusaient d’avoir intrigué pour obtenir son adresse, d’avoir monté la garde au pied de la maison comme un agent du F.B.I. en planque. Une fois en haut, elles examinaient l’appartement comme si leurs yeux dissimulaient des caméras miniaturisées. Certaines, les plus hardies, n’hésitaient pas à prendre des photos. Plus tard, au cours de l’entretien, elle sortait fatalement un manuscrit de leur sac. Le manuscrit, ce texte qui constituait leur travail du semestre, roman ou recueil de nouvelles à l’écriture fignolée jusqu’à l’obsession. Elles expliquaient qu’elles se moquaient totalement de l’avis du prof, un vieux croûton qui ne connaissait rien au fantastique moderne, c’était son avis à lui qu’elles voulaient… Celui de David Sarella qu’elles tenaient pour le maître du genre. Elles étaient attendrissantes, avec leur belle peau de vingt ans, si souple, si rose, l’enthousiasme qui leur faisait la bouche humide et les yeux brillants. Alors David n’avait pas le courage de les chasser comme il aurait dû le faire, elles le réchauffaient, et, quelque part, elles lui faisaient mal. Il les appelait ses « gentils vampires », car il n’avait aucune illusion à leur endroit. Elles venaient pour le piller, pour lui voler sa substance, persuadées qu’en copiant ses gestes, ses manies, elles s’attribueraient une miette de son pouvoir créateur. Il s’amusait de voir ainsi revenir à la surface le vieux fonds de sorcellerie qui dort en toute femme. Sorcières, toutes sorcières dans l’âme. Elles croyaient à la magie, au mimétisme. L’une d’elles, Miranda Gayle, avait reconstitué chez elle l’appartement de David, comme un décor de cinéma. Fille à papa sans problème d’argent de poche, elle avait même fait fabriquer une réplique fidèle de la machine à écrire Schneider-Gomez 48, aujourd’hui introuvable. Sur les étagères, elle avait rangé – dans un ordre identique ! – les mêmes livres que ceux qui se trouvaient chez David, et celui-ci avait été quelque peu effrayé par ce désir d’identification confinant à la schizophrénie.

« – Je ne peux rien pour toi, lui disait-il le soir, au fond du lit, quand elle nichait son adorable nez au creux de son aisselle. Il faut que tu trouves ton propre style… Ça ne t’aidera pas de me suivre comme une ombre. »

« – C’est faux, répliquait-elle. Vous, les auteurs, vous êtes comme des aimants. De gros aimants très puissants. Quand on colle assez longtemps une petite épingle contre un aimant, tu sais ce qui se produit ? »

« – Elle devient aimantée, elle aussi ? »

« – Voilà, tu as tout compris. Si je reste assez longtemps avec toi, un peu de ton magnétisme passera en moi, c’est obligé, c’est une loi de physique élémentaire. Ça se fera par contact, par contagion… »

Elle y croyait, férocement, à l’instar de toutes ses congénères qui se succédaient sur la vieille couverture mexicaine jetée sur le futon de David. Il avait renoncé à les détromper. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il savait de toutes ces choses ? Il n’était qu’un artisan mettant tout son cœur dans la fabrication de bonnes histoires, rien de plus.

En mangeant son dernier beignet, il pensa à Joke, et l’angoisse revint. Joke le fascinait mais lui faisait également un peu peur. Il dormait nu, un casque de l’armée sur la tête et une baïonnette sous l’oreiller, sans qu’on puisse vraiment déterminer s’il était fou ou s’il s’agissait là d’une pure manifestation de comédie à l’usage de la presse. Joke s’était imposé dès son premier roman. Il écrivait des livres très courts alors que la mode était aux énormes pavés d’un millier de pages, aux briques de papier recyclé intransportables et faisant ployer les étagères des bibliothèques. Les livres de Joke, eux, étaient minces, presque des plaquettes, mais leur texte recelait une puissance effrayante. Certains voyaient en Joke un dealer de fantasmes qu’on aurait dû jeter en prison sans attendre. Il y avait quelque chose de vénéneux et de merveilleusement obscène dans chacun de ses récits, si bien qu’on finissait par en tourner les pages, plein d’une honte moite et délicieuse. Les livres de Joke, c’était de la folie pure en flacon ; arriver au mot fin vous plongeait dans un état de manque douloureux, intolérable qui vous donnait envie de vous cogner la tête contre les murs. David s’efforçait de ne pas relire trop souvent les trois minces ouvrages à couverture rouge que lui avait dédicacés Warkowsky : La cicatrice qui souriait, Chants opératoires, et Promenade du bistouri.

« – Tu sais que les couvertures ont été imprimées avec du sang ? » lui avait dit un jour Miranda Gayle.

« – Tu déconnes ! » avait rétorqué David en essayant de paraître incrédule.

« – Pas du tout, s’était obstiné la jeune fille. J’ai fait analyser l’encre rouge de chacune des couvertures, c’est bien du sang. Il appartient au groupe O, le plus répandu aux États-Unis, et il est fortement chargé en globules blancs, ce qui est signe d’infection. »

David s’était dressé sur un coude, l’esprit en alerte. Des couvertures de romans imprimées avec du sang malade ? Allons, ça ne tenait pas. debout.

« – Bien sûr que si, avait insisté Miranda. Les éditeurs sont prêts à tout pour vendre leurs bouquins. Ils ont eu recours à un envoûtement classique pour convaincre les gens de se jeter sur les livres de Joke Warkowsky, de cette manière on ne peut pas passer devant une librairie sans se sentir obligé de les prendre en main, de les caresser, puis de courir à la caisse pour les payer. Tu sais que je les ai moi-même rachetés trois ou quatre fois chacun, sans que je sache pourquoi ? Et beaucoup de mes amies ont fait pareil. J’ai rencontré une fille, à la fac, qui possédait une étagère entière de Chants opératoires, elle n’avait aucune idée de ce qui l’avait poussé à agir ainsi. C’est un envoûtement, un envoûtement mineur, mais qui fonctionne parfaitement. »

« – Tu insinues qu’ils ont… sacrifié des gens pour imprimer les couvertures ? »

« – Mais non. Simplement qu’ils ont dû acheter des hectolitres de sang dans une banque médicale… pour l’incorporer aux encres d’imprimerie. »

C’était une idée folle, mais Miranda était un peu folle. Pourtant l’hypothèse avait longtemps trotté dans la tête de David, s’attardant en échos inquiétants. N’avait-il pas lui-même l’habitude d’affirmer que les gens du service marketing étaient des vampires ? Joke était-il complice de ces manœuvres, ou bien avait-il été lui même envoûté à son insu ?

« – Si tu veux une preuve, déclarait Miranda chaque fois qu’ils évoquaient cette étrange affaire, prends un livre de Joke et fais-le renifler à un chien affamé, deux fois sur trois tu le verras se mettre à dévorer la couverture comme si c’était du steak cru. Crois-moi, j’en ai fait l’expérience. »

David avait beau hausser les épaules, ces insinuations de fans délirants finissaient par tisser un réseau de présomptions angoissantes. Certains critiques ne se privaient pas de répéter que Joke Warkowsky était dangereux. Ses livres avaient été retrouvés par le F.B.I. chez plusieurs tueurs en série, dans la bibliothèque d’un tireur fou, ainsi que chez un prêtre catholique tombé dans la démence, et qui s’était mis un beau matin à distribuer des hosties empoisonnées à ses fidèles. Aux éditions du Chat Hurlant, on chuchotait que le F.B.I. avait placé Joke sur écoute téléphonique, persuadé qu’il dirigeait une secte dans la mouvance de Charles Manson.

Longtemps, David avait souri à l’énoncé de ces ragots car il avait lui-même fait les frais d’un certain nombre de racontars hautement fantaisistes. C’était là chose fort commune dans le milieu de l’édition où chacun travaillait férocement à la perte de ses concurrents, ne renonçant pour cela à aucun moyen, si bas soit-il.

Pourquoi pensait-il à tout cela brusquement, sur ce parking désert, alors que le café refroidissait au fond du quart de métal ?

« Parce que tu as peur, s’avoua-t-il. Parce que tu as peur de ce qui a bien pu se passer là-bas, dans les ruines de cette abbaye… Tu n’as pas trop confiance en Joke, n’est-ce pas ? Au fond de toi, tu sais bien qu’il est capable de tout dès qu’il est sous l’influence de la dope… »

Est-ce qu’il n’aurait pas été plus simple de prévenir la police ? Non, ça ne se faisait pas, pas entre auteurs « suspects ». iL devait aller voir par lui-même.

Il vida le reste du café dans une touffe d’herbe qui poussait dans une craquelure du bitume, éteignit le réchaud et rangea le tout dans le coffre de la voiture. Le vent de la mer poussait le smog vers l’intérieur des terres, et une brume jaune, chargée de pollution, commençait à stagner sur la route, diminuant de beaucoup la visibilité.

David se réinstalla au volant. À cause de la boule d’angoisse qui lui nouait l’estomac, le petit déjeuner passait mal. Après un bref coup d’œil à la carte, il démarra et jeta la Benzler-Goddis dans le flot de la circulation.