CHAPITRE X
Ils sélectionnèrent deux masques, qui paraissaient en moins mauvais état que les autres, cependant David ne disposait d’aucun moyen pour déterminer si les pastilles des respirateurs étaient encore actives. Il chercha en vain à se rappeler ce qu’on lui avait enseigné à ce sujet lors de sa période d’instruction militaire, mais il n’avait guère prêté attention à ce genre d’enseignement et n’en conservait que des souvenirs diffus.
On verra bien, soupira-t-il avec fatalisme. Dans le pire des cas nous en serons quittes pour faire un somme.
Il essayait de prendre un ton léger car, au fur et à mesure que le soleil baissait à l’horizon, la peur s’installait dans les yeux de Jenny. Elle mourait de frayeur à l’idée de retourner de l’autre côté du mur, et pourtant elle faisait des efforts sur elle-même pour se comporter bravement, dans le seul but d’aider cet homme qu’elle connaissait à peine.
Tu avais vu juste, lui répéta David pour la rassurer. Si tu ne saignes pas, la créature ne s’occupe pas de toi. Mais il faut vraiment faire attention aux ronces, aux épines. À la moindre coupure, elle est capable de te greffer un morceau de peau en guise de rustine.
Ils enfourchèrent deux vieilles bicyclettes et se lancèrent à travers la lande dans les derniers feux du couchant.
Le soleil mourant projetait des ombres gigantesques sur le sol, et l’abbaye se détachait en ombre chinoise sur le ciel rougi. David, qui transpirait en pédalant, fut soudain frappé par la ressemblance qu’offrait les contours des ruines avec la forme générale d’un dinosaure. Il y avait le dôme et cette tour filiforme qui le flanquait. De loin, dans la lumière mourante, on pouvait les prendre aisément pour le dos et le cou d’un saurien des premiers âges de la Terre, et cette silhouette colossale dressée à l’horizon avait quelque chose de véritablement effrayant.
Il baissa la tête et marmonna un juron. Était-ce bien la peine d’en rajouter dans le morbide et de chercher à se faire peur juste au moment d’entrer dans l’arène ?
Il sentait le regard inquiet de Jenny s’attacher à chacun de ses gestes et s’évertuait à rester calme, tel un vétéran des commandos qui sait parfaitement ce qu’il fait alors qu’en réalité son esprit n’était qu’un maelström d’idées incohérentes.
Ils firent un crochet par le village des animaux car David avait insisté pour qu’on emmenât l’un des spécimens. C’était sur cette bestiole que reposait toute sa pauvre stratégie d’exploration. Les masques à gaz ne suffisaient pas, il l’avait expliqué à Jenny, car le guérisseur avait la manie de vous faire passer une visite médicale chaque fois qu’il prenait ses fonctions. Il fallait donc un leurre pour détourner son attention, un appât. Un cochon ferait l’affaire.
L’adolescente obéit, résignée, et se chargea de capturer l’une des bêtes exilées en lisière du territoire interdit. Ce fut le porcelet au ciré jaune qui fit l’objet de son choix car il était presque apprivoisé, et avait tendance à la suivre sans difficulté. Le cochon ficelé en travers du porte-bagages, ils reprirent leur course. L’animal, paralysé de peur, ne se débattait même pas.
Ils arrivèrent enfin au pied du mur d’enceinte. Dès qu’elle eut mis pied à terre, Jenny voulut enfiler son masque, mais David l’en dissuada. La chose qui hantait les ruines ne sortait qu’à la nuit complète, on disposait donc d’encore un peu de temps. Ils empoignèrent le lierre et se hissèrent au sommet de la muraille.
Un spectacle de démence les attendait de l’autre côté. Les arbres greffés s’étaient au cours de la journée recouverts de chair rose. Ayant arraché leurs racines du sol, ils imitaient les statues et marchaient en aveugles, tâtonnant autour d’eux à l’aide des mille doigts que formaient leurs branches. Chaque brindille enveloppée de chair était devenu un interminable index dépourvu d’ongle. Un index palpitant, qui explorait les contours des ruines avec une étrange délicatesse.
David entendit la jeune fille gémir sourdement en découvrant ce spectacle, et il eut un peu honte de l’avoir entraînée dans cet univers en folie.
— Ils ne nous feront pas de mal, assura-t-il. Ils n’ont pas d’yeux, pas de bouche. Dis-toi qu’ils ne sont pas vraiment vivants… Ce ne sont que des objets qui bougent malgré eux, sans savoir ce qu’ils font.
Il avait saisi la main de Jenny et la serrait. L’adolescente hocha la tête et tenta de sourire, mais sa bouche tremblait.
Ils se laissèrent glisser dans le jardin. Comme la nuit tombait réellement, cette fois, David coiffa son masque et sortit de son sac l’une des quatre ou cinq lampes électriques qu’avait rassemblées la jeune fille avant de partir. Il eut un nouveau coup d’œil pour la forme générale des ruines, mais, à présent qu’il se tenait au pied du bâtiment, l’illusion « préhistorique » s’était dissipée. L’abbaye ne ressemblait pas plus à un dinosaure qu’un saxophone à un boa constrictor.
— Qu’est-ce qu’on fait ? interrogea Jenny.
Sa voix sortait étouffée du groin de caoutchouc du masque à gaz. David s’ébroua, il respirait précautionneusement l’air filtré par la pastille et sa bouche s’emplissait peu à peu d’une saveur mêlée de caoutchouc corrodé et de produit antimites. C’était assez écœurant. Prenant l’adolescente par la main, il s’élança vers l’entrée du dôme en évitant les zigzags déambulatoires d’un arbre aveugle. Toutefois, il dut s’avouer que le spectacle offert par cette caricature d’être vivant tâtonnant le long de la muraille à la recherche d’une sortie inexistante, était beaucoup plus pitoyable qu’effrayant.
Ils pénétrèrent sous le dôme et allumèrent les lampes. Rien n’avait changé depuis le matin. Deux statues erraient en se cognant aux piliers, leur chair était couverte d’ecchymoses et elles traînaient les pieds. David se demanda si le protoplasme qui les enveloppait ne commençait pas à se fatiguer de mouvoir un squelette aussi pesant.
Il décida de disposer son piège sans plus attendre et attacha le cochon au bas d’un pilier, à l’aide de la corde dont il s’était muni, puis, sortant son couteau, il entailla profondément l’oreille droite de la bête. Le sang gicla sur la pauvre figure mi-humaine mi-porcine de la bête trafiquée qui se mit à couiner de façon suraiguë.
David replia la lame du canif. Il s’en voulait de n’avoir su imaginer un subterfuge moins cruel.
— On attend là ? s’enquit Jenny.
— Non, gargouilla David au travers du masque. Il faut descendre dans la crypte, c’est en bas que se cache la Chose.
— Oh ? fit l’adolescente, peu emballée par la perspective d’une telle excursion.
David prit l’initiative du mouvement et s’enfonça dans les profondeurs des ruines, la torche brandie. Çà et là, titubaient des statues fatiguées par une journée de piétinement anarchique. La plupart se tenaient voûtées, les bras le long du corps. Jenny tressaillait chaque fois que le halo de sa lampe se posait sur l’un de ces visages dépourvus de traits. Ils descendirent prudemment l’escalier menant à la grande crypte. David choisit de s’embusquer derrière un pilier et d’éteindre les lampes, mais très vite l’obscurité lui fut insupportable et l’amena au bord de la suffocation. Il lui fallut rallumer sa torche.
Il ne savait pas du tout ce qui allait se passer. Le chirurgien de la nuit, dès qu’il serait sorti de sa cachette, ne risquait-il pas de leur arracher leur masque pour les ausculter ? Dans ce cas ils succomberaient aussitôt au redoutable pouvoir des vapeurs anesthésiantes. Le seul espoir qu’ils avaient de passer entre les mailles du filet reposait sur la blessure infligée au cochon offert en appât. David espérait que ce saignement focaliserait toute l’attention du guérisseur et leur permettrait d’échapper à sa vigilance professionnelle. C’était une ruse grossière mais il avait eu beau se creuser la tête, il n’en avait pas trouvé d’autre. La vieille technique de la chèvre et du tigre. Du tigre ?
Il ne restait plus qu’à attendre. À l’étage supérieur le cochon sacrifié poussait des cris stridents qu’amplifiait la voûte. David devenait nerveux. L’immensité de la crypte défiait la puissance de la torche. Pour oublier que leurs jambes tremblaient, ils s’étaient accroupis contre le pilier et fouillaient l’obscurité à l’aide du pinceau des lampes. La lumière, trop faible, ne réussissait pas à éclairer le fond de la crypte, et cette masse de ténèbres compactes béait devant eux comme un gouffre au formidable pouvoir d’aspiration.
Seules deux statues étaient parvenues à ce niveau. Elles sortaient par moments de la nuit, traînant les pieds sans conviction, comme si leur chair fatiguée n’aspirait plus qu’à l’immobilité. David se fit la réflexion qu’il s’agissait à n’en pas douter d’une lassitude toute passagère ; il aurait parié sa tête que d’ici l’aube les golems auraient récupéré leur force brute des premières heures.
Pour se donner l’illusion de faire quelque chose, il promena le halo de sa lampe sur le mur. La présence des pierres entassées à la diable l’étouffait et réveillait ses vieilles angoisses. Il les fixait avec tant d’ardeur qu’il eut bientôt l’illusion que le joint de mortier rosâtre qui les reliaient entre elles frissonnait.
Frissonnait ?
Il battit des paupières, gagné par la méfiance. Était-ce vraiment du ciment ? N’y tenant plus, il se leva, la main tendue, pour explorer la surface de la muraille.
Il eut un hoquet de surprise. Si les pierres étaient bien d’origine minérale, le joint de maçonnerie, lui, se révéla vivant. Il ne s’était pas trompé. Les blocs entassés tenaient entre eux au moyen d’un lien de chair vive. On avait utilisé du protoplasme en guise de mortier, enchâssant les pierres dans un tissu épidermique extensible et mobile qui frissonnait en longs spasmes. Voilà pourquoi les murs ne paraissaient jamais droits ! Au début il avait cru à une simple illusion d’optique, il n’en était rien. Les parois avaient l’air de bouger parce qu’elles bougeaient réellement sous l’action de contractions nerveuses dues au froid ou à la trop longue immobilité. Elles s’ébrouaient pour vaincre l’ankylose qui les gagnait peu à peu.
Il recula. Malgré la température très fraîche de la crypte, la sueur lui ruisselait sur le visage.
C’était fou ! Le chirurgien de la nuit avait restauré toutes les parois, remplaçant le mortier d’origine par le protoplasme qu’il utilisait dans toutes ses manipulations médicales. Il avait traité les ruines de l’abbaye comme il l’aurait fait d’un patient. Sans aucun doute avait-il « soigné » de la même manière le fameux mur d’enceinte ?
Il ne put pousser plus loin ses réflexions car à ce moment précis la paroi gauche de la crypte se mit à bouger sous ses yeux. Elle se dilatait sous l’effet d’une forte poussée interne. Quelque chose se tenait de l’autre côté, appuyant de toutes ses forces sur l’obstacle. La panique déferla dans l’esprit de David. « Le tigre ! hurlait sa voix intérieure. C’est le tigre, il t’a une fois de plus retrouvé ! Il va sortir pour te dévorer… »
Il faillit prendre la fuite, capitulant devant l’assaut des vieilles terreurs venues de l’enfance.
Ce fut la peur, trop vive, qui l’empêcha de bouger et le tint les pieds collés au sol, mais Jenny devina sa frayeur et lui prit la main. Ils se serrèrent l’un contre l’autre, fixant les contractions de la paroi qui se bombait comme le ventre d’une femme enceinte.
La chose emmurée voulait sortir, et elle poussait avec impatience. Enfin la muraille céda dans un bruit mou de chair déchirée et la cloison se mit à bâiller telle une plaie. Quelque chose émergea de cette blessure, un être sombre et complexe qui tenait le milieu entre la mante religieuse et la machine-outil. Il était grand – plus de deux mètres cinquante, et se constituait d’un fouillis de membres articulés pour l’heure repliés contre son abdomen, ce qui lui donnait l’allure d’un mille-pattes retourné sur le dos. Des réseaux de tuyaux, de canalisations, de réservoirs formaient sur ses bras l’équivalent d’une musculature artificielle et d’un circuit sanguin. Ces membres se terminaient par des mains, des outils chirurgicaux ou des instruments dont David ne percevait pas l’usage. La tête de la créature, elle, était presque exclusivement constituée d’objectifs dont les lentilles étincelaient dans la lumière des lampes. David supposa qu’il s’agissait de microscopes surpuissants ou même de cônes d’émission de rayons X. Des jambes épaisses propulsaient l’androïde qui se révéla, par ailleurs, couvert de rouille.
— Qu’est-ce que c’est ? haleta Jenny en broyant la main de David.
— Un robot, s’empressa de répondre celui-ci. Un vieux robot en mauvais état.
Il était tellement soulagé de ne pas se retrouver en face du tigre de ses cauchemars que pour un peu il aurait éclaté de rire et trouvé la situation amusante.
— Un robot, répéta-t-il tandis qu’un sifflement rageur lui annonçait que la crypte se remplissait de gaz anesthésiant.
Les masques allaient-ils réussir à filtrer convenablement le produit ? Pendant quelques secondes, il se retint de respirer, puis se décida à inhaler l’air moisi traversant la pastille. Il n’éprouva aucun malaise, mis à part un début de migraine et une légère désorientation spatiale.
D’un seul coup ses jambes lui parurent trop grandes et ses bras interminables, mais ce fut tout.
Le robot s’arrêta en cliquetant devant les intrus et certains de ses appendices munis de scalpels commencèrent à se déplier dans l’intention de fendre leurs vêtements. Puis il s’immobilisa tandis que des bourdonnements et des grésillements de courts-circuits montaient des profondeurs de sa poitrine.
« Il a détecté l’odeur de l’hémorragie, pensa David. Il sait déjà qu’un blessé saigne à l’étage supérieur. Il va s’intéresser à lui en priorité. »
En effet, l’androïde se désintéressa d’eux et prit en oscillant le chemin de l’escalier. Ses pieds de fer faisaient trembler les marches à chaque pas. Il avançait lentement, et certaines de ses articulations grinçaient de manière stridente lorsqu’il les sollicitait. David et Jenny restèrent sans bouger jusqu’à ce qu’il ait disparu par l’ouverture menant au rez-de-chaussée.
— Ce n’est pas vivant ! s’étonna l’adolescente. C’est une espèce de machine !
Et David réalisa seulement qu’elle ne savait pas ce qu’était un robot. Elle avait grandi dans une communauté religieuse obscurantiste, vivant en marge du monde moderne, sans télévision, sans journaux. Jamais elle n’avait suivi le moindre feuilleton de science-fiction, jamais elle n’avait lu la moindre bande-dessinée d’anticipation scientifique. Le mot « robot » ne signifiait rien pour elle.
Il la sentit presque déçue. Elle aurait accepté un magicien, un avatar de Merlin l’enchanteur, une quelconque fée avec hennin et baguette, mais elle refusait instinctivement d’admettre qu’à l’origine de tous les prodiges auxquels elle avait assisté ces dernières années se trouvait une machine oxydée qui grinçait en marchant.
David n’avait pas le temps de combler les lacunes de son éducation. Il lui fallait profiter de l’absence du robot pour déterminer sa provenance. La peur avait fait place en lui à une terrible excitation, et, déjà, une théorie s’échafaudait dans son esprit. Il décida de s’engouffrer dans la déchirure du mur. La plaie ne saignait pas, elle se contentait de béer en attendant d’être suturée. Ainsi c’était de cette manière que le robot chirurgien disparaissait : son travail achevé, il regagnait sa cachette et recousait la muraille derrière lui. La prodigieuse vitalité du protoplasme assurait une cicatrisation rapide, si bien que toute trace de son passage était effacée au lever du jour.
David balaya les ténèbres du halo de sa torche. Derrière le mur vivant s’étendait un paysage chaotique de poutrelles et de ferrailles tordues. Un magma de machines broyées, de fuselages pliés en accordéon. Tout un enfer de métal chiffonné.
« Une usine, songea-t-il. Une usine tombée des nuages et qui se serait aplatie comme un crachat au moment de l’impact… »
C’était quelque chose de formidablement complexe, et que l’écrasement avait réduit à l’état d’une jungle de tôles froissées. Le saccage était tel qu’il se révélait aujourd’hui impossible de reconstituer par l’imagination la forme primitive du vaisseau échoué. Car c’était là un vaisseau spatial, à n’en pas douter. Une « soucoupe volante » comme on avait l’habitude de dire dans les années 50.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea une fois de plus Jenny.
David essaya de le lui expliquer, mais elle resta incrédule, définitivement rebelle à l’idée d’un véhicule venu des étoiles. David s’engagea dans le labyrinthe de fer. Seules certaines coursives étaient encore utilisables, elles se révélèrent assez semblables à celles d’un sous-marin. Il n’y avait nulle part de ces « formes non-humaines » dont raffolent les auteurs de science-fiction. Seuls quelques panneaux oxydés portaient des inscriptions indéchiffrables, mais l’écriture utilisée pour leur rédaction était au demeurant bien moins remarquables que les hiéroglyphes des pyramides égyptiennes.
David avançait prudemment, redoutant d’être englouti par les crevasses qui s’ouvraient dans le sol des coursives.
Alors qu’il regardait entre ses pieds, la lumière de la lampe s’infiltrant dans une crevasse du sol, lui permit de constater la présence d’un grand nombre de cadavres, dix ou quinze mètres plus bas. Plusieurs centaines, dont les squelettes imbriqués se trouvaient mélangés au fond d’une cale, hors s’atteinte. Ces squelettes étaient ceux de trois races extraterrestres à la morphologie sensiblement différentes. Les dépouilles desséchées paraissaient sanglées dans des armures étranges, cabossées. Des armes en vrac les entouraient. Un monceau de lames ou de lances forgées dans un métal bleuâtre et phosphorescent.
— C’était un vaisseau de guerre, murmura David penché au-dessus de la fosse. Plusieurs races rassemblées pour une quelconque expédition guerrière. Leur vaisseau est tombé en panne en survolant la Terre… ou bien il a été saboté, et ils se sont écrasés.
— Tu veux dire que les moines de l’abbaye…, haleta Jenny, c’étaient des hommes d’une autre planète ?
— Sans doute, fit David, c’est pour cette raison qu’ils ne se sont jamais montrés à vous. Ils ont élevé l’abbaye sur les décombres de leur vaisseau, puis ils se sont emmurés par mesure de prudence… pour qu’aucun Terrien n’aperçoive jamais leur visage.
David aurait voulu éponger la sueur qui ruisselait sur son visage mais le masque de caoutchouc l’en empêchait.
Des extraterrestres naufragés, voilà ce qu’avaient été les moines mystérieux de Peregrine Junction. Ils avaient essayé de survivre en secret, d’échapper aux persécutions en se retranchant du monde. C’était là la véritable raison du mur d’enceinte infranchissable.
Ils avaient survécu très longtemps, aidés en cela par le robot-médecin du vaisseau. Le seul androïde que la collision n’avait pas réduit à l’état de pièces détachées. Puis, se sentant mourir, ils avaient pris soin d’effacer leurs traces en détruisant les statues de leurs dieux, en grattant leurs fresques. Ils n’avaient oublié qu’une chose : le robot-médecin, machine obstinée qui avait continué son travail, s’adaptant vaille que vaille à une réalité terriblement différente de celle pour laquelle elle avait été conçue.
— Le guérisseur, expliqua David. C’est une machine fabriquée pour la médecine militaire d’urgence. Un robot destiné à officier sur les champs de bataille et à rafistoler les blessés coûte que coûte. Tu comprends ? On l’a programmé pour cela… Pour guérir des gens dont la physiologie, l’organisme, sont très différents des nôtres. Alors, il a fait avec les moyens du bord, en improvisant, à partir de données imparfaites. Il a tenté de s’adapter et il y a réussi pendant un certain temps. Puis il s’est déréglé, parce qu’il est vieux lui aussi. Il s’est mis à tout confondre, à voir des plaies là où il y avait de simples fissures de la maçonnerie. Il a commencé à bricoler les animaux parce qu’il n’était pas capable d’établir une distinction entre les différentes races vivant sur la Terre. Comment aurait-il pu ? Il n’avait pas été préparé à cela !
David se tut, à bout de souffle. La tête lui tournait et il se sentait comme grisé. Il mit cet état sur le filtrage imparfait du masque à gaz. Toute peur l’avait déserté, et il restait là, penché au-dessus des soutes broyées du vaisseau, essayant d’en sonder les abîmes.
Un cimetière s’étendait sous ses pieds. Un cimetière auquel plus personne ne pouvait accéder. Un champ de bataille de corps fracassés, jetés les uns sur les autres. Des squelettes dont la tête évoquait davantage le crâne d’un reptile que celui d’un humain. Mais ces serpents avaient eu des bras et des jambes, ils avaient porté des armures faites d’un étrange métal bleuté. Dans ce charnier, on distinguait des créatures plus grandes et plus lourdes, d’apparence simiesque. Encore une fois, ces singes étaient « vêtus en guerre », comme l’on disait au Moyen Âge, témoignant de la vocation belliqueuse de l’expédition.
Le choc de l’impact les avait affreusement mêlés, leur rompant l’échine, les projetant contre les parois métalliques de la soute. Combien étaient-ils ? Le halo trop faible de la torche ne permettait pas de les dénombrer avec exactitude. Aucune odeur désagréable ne montait de cette nécropole, mais peut-être la pastille du masque filtrait-elle les relents de charnier prisonniers du vaisseau ?
Jenny saisit David par l’épaule et le secoua. Elle paraissait peu sensible à l’aspect grandiose de la découverte, et elle n’aspirait manifestement qu’à quitter l’abbaye au plus vite. David s’arracha avec regret à sa contemplation. Il aurait voulu pouvoir prendre des photos, graver dans sa mémoire chaque détail de cette formidable machine qui avait traversé l’espace. Lui qui avait écrit tant de romans de science-fiction, voilà qu’il lui était donné de toucher du doigt la matière même de ses rêves !
Il se releva. Le sol de la coursive était très incliné, et ils durent s’agripper aux poutrelles tordues pour continuer à descendre. Il leur apparut très vite qu’ils ne pourraient visiter l’épave à loisir tant le choc l’avait changée en un magma de fer inextricable. La soucoupe, le vaisseau, la… fusée ( ?) s’était fichée en diagonale dans le sol de la lande telle la pointe d’une énorme flèche. La secousse avait dû être effroyable, et c’était un miracle qu’une douzaine de voyageurs aient pu y survivre.
Les torches pâlissaient déjà, ils durent en changer. Jenny donnait des signes d’impatience. Elle avait cru en l’existence d’un dieu caché, les créatures d’outre-étoile ne l’intéressaient pas. Ils finirent par dénicher l’antre du robot médecin. Une rotonde dont les murs étaient tapissés d’étagères. Sur ces rayonnages s’entassaient un nombre incalculable d’outils chirurgicaux et de machines mystérieuses. Un énorme réservoir translucide occupait le centre de la pièce. Il contenait plusieurs hectolitres d’une matière rose, quasi liquide, dont la surface frissonnait comme l’eau d’une mare sous la caresse du vent.
— C’est de la chair ! siffla David. Le protoplasme ! C’est là qu’on le stocke. C’est ici que le robot vient faire le plein avant de partir en opération.
Il écarquilla les yeux et nettoya fébrilement la vitre de son masque pour mieux examiner la prodigieuse réserve de tissu médicinal. C’était donc là la matière formidable avec laquelle les hommes de l’espace comptaient réparer leurs blessures ? Un ciment organique capable de suturer n’importe quelle plaie, une pâte vivante qu’on modelait comme de l’argile et qui permettait de concevoir des prothèses mille fois plus élaborées que toutes celles fabriquées sur Terre.
On pouvait avoir les jambes et les bras arrachés, les tripes sur les genoux, les poumons crevés, rien n’était grave tant que la réserve de protoplasme n’était pas épuisée. Voilà à quoi devait servir le robot-chirurgien : à rafistoler les blessés les plus grièvement atteints, les presque morts, les mutilés… et à les rendre le plus vite possible de nouveau opérationnels, de manière à ce qu’on puisse les renvoyer sans attendre sur le champ de bataille.
Un robinet gouttait au bas du réservoir. Les gouttes, en s’accumulant, avaient fini par donner naissance à une petite flaque de chair informe, sans squelette et qui vivait pourtant d’une vie larvaire. David se baissa pour la toucher du doigt. C’était tiède et lisse comme une peau de femme, et ça frissonnait.
— Viens ! dit Jenny, fichons le camp d’ici !
Ils se rabattirent vers la sortie, peinant pour gravir la pente inclinée de la coursive.
Au bout du chemin, ils retrouvèrent le mur béant, éventré, et s’engagèrent entre les lèvres de la plaie.
— Et maintenant, demanda Jenny, qu’est-ce qu’on fait ?
— Il faudra revenir avec un camion, décida David, pour évacuer les blessés. Ensuite il faudrait neutraliser le robot… L’empêcher de sortir pour écumer la campagne.
Ils quittèrent la crypte. À l’étage supérieur, les malades avaient déjà été « traités » par l’unité de soins militaire.
Çà et là, les radiographies exécutées par la machine gisaient dans la poussière, encore humides des produits de développement. Probablement les collecterait-elle à son retour pour les « classer » dans la crypte ? Les actions du robot n’avaient manifestement plus cette sûreté et cette économie qui les avaient caractérisées par le passé.
David se pencha sur les malades. On avait réparé les bras et les jambes cassés par le piétinement des statues. Un blessé à la cage thoracique enfoncée avait été ouvert de la pointe du menton au pubis, comme si on avait remplacé tous les os de sa poitrine fracturée.
Le robot travaillait vite, on l’avait programmé dans ce but. Il savait être partout à la fois, suturant les plaies des hommes et celles de la maçonnerie.
David fit courir le pinceau de la lampe sur les murs autour de lui. Une fois de plus les jointures entre les pierres avaient été comblées avec de la chair, et le protoplasme s’étendait déjà, enveloppant le granit. Ces gros bourgeons roses accrochés à la muraille évoquaient les excroissances énormes et molles qu’on voit parfois enracinées au flanc des arbres malades : ces champignons appelés « langues de bœuf ». Il fit une grimace. Il savait à présent de façon presque certaine que le robot ne leur voulait pas de mal, pourtant il ne parvenait pas à se défaire d’une pénible sensation de danger imminent, de menace… Ce n’était qu’une intuition tremblotant comme la flamme d’une bougie à la lisière de sa conscience. Et cette lumière fragile essayait de lui envoyer des signaux qu’il ne comprenait pas. Mais la menace était là, partout, terrible. Il la devinait autour de lui, omniprésente.
Jenny s’agitait, lui signifiant de se presser. Il obéit après un dernier regard à Joke Warkowsky qui semblait désormais à peine âgé de trente ans. Il se détourna, le cœur serré. Quand les greffes commenceraient-elles à perdre l’apparence humaine qu’on avait essayé de leur donner ? En termes plus direct : quand cette vieille canaille de Joke deviendrait-il un monstre ?
Car c’était de cette manière que les choses finiraient, n’est-ce pas ? Le robot-chirurgien avait beau faire des efforts, on en revenait toujours là : le protoplasme mal adapté à la physiologie humaine reprenait son aspect premier au bout d’un certain temps, celui d’une peau de reptile.
David rejoignit l’adolescente qui trépignait au seuil des ruines. Dans le jardin de ronces, l’arbre vivant continuait à déambuler tristement, explorant les contours du bâtiment du bout de mille doigts grêles.
— Regarde ! dit Jenny. Ta… machine, elle est sortie sur la plaine.
Elle désignait le mur d’enceinte que le robot avait déchiré pour quitter le sanctuaire. Une blessure béante s’ouvrait dans le tissu des pierres, une blessure qui serait recousue à l’aube, quand l’unité chirurgicale réintégrerait sa cachette.
Ils quittèrent le jardin par ce trou palpitant. De l’autre côté, les bicyclettes avaient disparu.
David ouvrait la bouche pour s’étonner du phénomène quand Jenny pointa l’index droit devant elle et glapit d’une voix étranglée : « Là ! Elles sont là ! »
Les vélos roulaient tout seuls sur la lande. Leurs pédales tournaient, comme animées d’une vie propre, et les deux machines décrivaient des zigzags, folâtrant comme deux jeunes animaux avides de jeu.
David arracha son masque pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. Mais il ne faisait pas erreur, non ! Les bicyclettes avaient été recouvertes de chair rose, depuis le guidon jusqu’aux garde-boue. Devenues vivantes, elles roulaient sur la lande, sans but précis, bestioles impossibles au corps maigre et frissonnant.
Oui, elles roulaient au hasard, montures folles, rebelles, ne se souciant plus de servir ceux qui les avaient amenées jusqu’ici.