CHAPITRE PREMIER

Il faisait une fois de plus le même vieux cauchemar quand le téléphone sonna. À vrai dire ce n’était pas réellement un cauchemar, mais plutôt un souvenir que son esprit ressassait depuis des années sans que jamais s’affaiblisse la terreur imprégnant chacune des images pourtant si familières. C’était…

C’était trente ans plus tôt, dans la maison qu’on avait louée après le départ de P’pa, au moment du divorce. Dans le rêve, il voyait avec une netteté hallucinante chaque détail de cette vieille baraque aux murs gorgés d’humidité et dont la peinture pelait comme le cuir d’un lézard en train de muer. David n’aimait pas le nouvel appartement situé au rez-de-chaussée, avec ses fenêtres protégées par des barreaux, et où la lumière n’entrait que trois heures par jour, au plus fort de l’été. L’hiver, c’était la nuit assurée du matin jusqu’au soir. Comme si les ténèbres campaient là pour éviter d’avoir à rentrer chez elles, leur travail fini. Les couloirs étaient pleins de leur présence caoutchouteuse, mi-solide, mi-liquide, tel un lait en train de cailler. Un lait noir. La nuit stagnait partout en flaques, dans les placards, derrière les portes.

« – Et surtout n’allume pas les lampes dès que j’aurai tourné le dos, lançait M’man lorsqu’elle s’en allait le matin. Tu sais bien qu’il faut faire des économies. On n’a plus beaucoup d’argent maintenant. Tu le sais ? »

David le savait, bien sûr, mais la nuit l’oppressait trop, lui donnait des crises d’asthme. Dès qu’il se retrouvait seul au centre du logement obscur, il lui semblait que toute la noirceur des lieux lui entrait dans les poumons, comme du coton mouillé, l’étouffant lentement. Alors il pressait les interrupteurs, un, deux, trois… et les ampoules s’allumaient les unes après les autres, petits ballons d’oxygène jaunâtres qui lui permettaient d’échapper à l’asphyxie.

C’est à la même époque que Willie Shonacker, un petit gros constellé de taches de rousseur, et qui bouffait la pâte à modeler lors des cours d’expression créative, lui révéla le véritable secret de l’appartement.

« – L’obscurité c’est rien du tout, murmura-t-il tandis qu’à l’aide d’une allumette il essayait de se défaire des débris de pâte à modeler écarlate coincés dans les interstices de ses dents. La nuit c’est rien du tout, c’est pas là qu’est le vrai danger… Est-ce que tu as entendu parler du zoo ? »

Non, David n’avait pas entendu parler du zoo. Depuis qu’on avait emménagé dans la maison sombre, on ne sortait plus guère. Le départ de P’pa avait sonné la fin des périodes d’abondance. M’man avait dû prendre un travail de bibliothécaire au centre municipal où elle recollait de vieux romans d’amour dont les pages s’éparpillaient, et il avait fallu se contenter de cet appartement obscur qui empestait le moisi.

« – Ta maison, expliqua Shonacker, elle jouxte le jardin zoologique. Elle est mitoyenne avec la cage du tigre de Malaisie. T’étais au courant, p’tite bite ? »

David ne savait pas ce que « mitoyen » signifiait, Willie avait dû tracer un dessin dans la poussière du sol pour lui faire comprendre que ce terme voulait dire que deux maisons avaient un mur en commun et qu’elles s’appuyaient en quelque sorte l’une sur l’autre.

« – C’est comme des sœurs siamoises, conclut-il. Elles sont soudées entre elles. Dans le cas de ta baraque, le mur commun sépare ta chambre de la cage du tigre de Malaisie. Sans déconner. »

D’abord David refusa de croire à cette fable. On ne bâtissait pas les maisons d’habitation et les zoos dos à dos, ça ne tenait pas debout. Mais Shonacker réfuta son objection.

« – T’y connais rien ! siffla-t-il. La municipalité à redistribué le quartier. Dans le temps, ta maison faisait partie des dépendances du zoo, et quand on a réduit le jardin zoologique qui coûtait trop cher en subventions, on a récupéré certains bâtiments pour loger les nécessiteux et les employés de la mairie. On a bouché les passages, les anciennes portes, c’est tout. »

Il fit une pause avant de murmurer, les yeux soudain rétrécis :

« – Mon petit vieux, je voudrais pas être à ta place. Cette baraque, elle a des murs en carton. Si ça se trouve, le tigre, il a reniflé ta présence et il a déjà commencé à creuser de son côté.

« – À quoi ? » couina David.

« – À creuser, crétin ! insista Shonacker, pour te rejoindre, hé ! Avec les griffes que ça a, ces bestiaux-là, il ne lui faudra sûrement pas longtemps pour ouvrir un tunnel dans la paroi. »

« – Mais c’est de la pierre ! » gémit David.

« – Tu parles ! éluda Willie. C’est pourri d’humidité, ça s’effrite comme de la craie. Je suis sûr que si tu collais ton oreille contre le mur de ta chambre tu entendrais le tigre en train de creuser. »

Il s’agissait là probablement d’une taquinerie, d’un délire enfantin, mais David ne le perçut pas de cette manière. Il ne lui fallut pas longtemps pour vérifier que la maison s’adossait effectivement au long mur gris qui ceignait le jardin zoologique. Un mur lépreux, humide, dont l’enduit un peu mou acceptait toutes les inscriptions. Il suffisait d’un clou, d’une pointe de couteau pour graver à sa surface tout ce qui vous passait par la tête. Shonacker n’avait pas menti : l’immeuble, planté de guingois, s’adossait à la fauverie comme une serveuse fatiguée s’appuie à un panneau de signalisation en attendant le bus qui la ramènera chez elle.

À partir de ce jour, chaque fois que M’man s’en allait à la bibliothèque, David éteignait la télévision et la radio pour que le silence s’installe à l’intérieur du logement, il s’asseyait sur une chaise… et écoutait.

Les mains posées à plat sur les cuisses, il essayait d’identifier chacun des bruits de l’appartement, les étiquetant mentalement, en partant des plus sonores pour aller vers les plus ténus. Il les connaissait tous : le ronron du réfrigérateur, le clapotis des canalisations enterrées dans la maçonnerie, et même le clong-clong de la baignoire du voisin dont le robinet mal fermé gouttait en permanence. Il les répertoriait dans un cahier, les numérotant, à la manière de ces check-lists des pilotes de bombardier dans les films de guerre. Quand il prenait son poste, au milieu du couloir, il empoignait son carnet et éliminait chaque écho dès qu’il l’avait identifié.

« Baignoire d’à côté ? O.K. Frigo ? O.K… »

Quand il avait isolé chacun des bruits familiers, il se ratatinait sur son siège, à l’écoute des sons étrangers, suspects… Il ne pensait même plus à l’obscurité, il avait d’autres soucis maintenant. Il guettait l’écho lointain des griffes se frayant un chemin dans l’épaisseur spongieuse du mur. Il guettait le tigre creusant son tunnel, jour après jour, pour venir le chercher.

La bête avait senti son odeur d’enfant à peau tendre. Mal nourrie par des gestionnaires qui trafiquaient sur les crédits alloués à l’alimentation des pensionnaires, elle avait envie d’un surplus de chair fraîche, elle savait que la pierre spongieuse du mur mitoyen ne résisterait pas longtemps à la puissance de ses griffes. La paroi cédait sous ses pattes comme de la craie mouillée, et la cavité progressait, gagnant chaque jour quelques centimètres. Bientôt, le fauve ne serait plus séparé de l’appartement du rez-de-chaussée que par une mince pellicule d’enduit, il lui suffirait alors d’un coup de tête pour crever le papier peint et faire irruption dans la chambre du gamin. Oui, c’était de cette manière que cela se passerait : un grand coup sourd, et puis, tout de suite après, une grosse bosse sur le papier de la chambre, juste au-dessus du lit. Le papier se déchirerait, et le mufle du tigre émergerait de la cloison trouée, la fourrure toute blanchie de plâtre… Sa gueule hérissée de crocs s’ouvrirait comme pour un rire formidable, et il aurait l’air de dire :

« Alors, petit trou-du-cul ! Tu vois que j’y suis arrivé ! » Avant que David ait eu le temps d’esquisser un mouvement de fuite les pattes de l’animal s’abattraient sur son sternum, faisant craquer sa cage thoracique.

David sentait que cela se passerait ainsi, il en avait l’intime conviction. Les dents soudées, il allait plaquer son oreille contre le mur de la chambre, contre le papier humide qui se décollait et déteignait sur la peau dès qu’on avait le malheur de s’y appuyer. À force d’ausculter les cloisons, il avait les oreilles et les joues bleues.

Ce calvaire dura longtemps. Jamais il n’osa s’ouvrir à M’man de son tourment secret. Il savait qu’elle ne le croirait pas. D’emblée, il avait senti qu’il devrait affronter le tigre sans aucune aide extérieure, en ne comptant que sur ses seules forces… Alors il écoutait, ne sortant plus guère de la maison, refusant d’aller jouer avec Shonacker et sa bande. Sentinelle des couloirs, il prenait l’affût, cherchant à détecter l’endroit précis où la bête allait émerger de la maçonnerie.

Avec son argent de poche, il acheta une entrée au zoo. Il s’avança dans les allées comme un soldat en territoire ennemi, un bloc de papier et un crayon à la main, pour faire un plan du mur d’enceinte. Il comptait ses pas, prenait des repères. Il n’eut pas trop de mal à localiser la maison, sa maison. Une fois de plus il put constater que Willie Shonacker n’avait pas menti : elle s’adossait à la cage du tigre de Malaisie, une construction grise entourée de gros barreaux. Le fauve, bien sûr, fit semblant de ne pas reconnaître son odeur. Couché sur le flanc, il léchait ses griffes comme pour mieux les faire briller au soleil.

« Il astique son argenterie », songea David sans que la plaisanterie parvienne à l’amuser.

La masse du monstre, son odeur acre, lui firent prendre conscience de la réalité de la menace. Les yeux plissés, il essaya de repérer des traces de plâtre sur le pelage de la bête, mais celle-ci lui coula un regard vert chargé d’ironie qui semblait dire : « Me crois-tu si stupide ? Pourquoi penses-tu que je me lèche ? Pour me débarrasser de la poussière du tunnel, évidemment. Personne ne doit savoir. Et personne ne sait… hormis toi et moi. »

David s’en alla à reculons, incapable de se décider à tourner le dos au prédateur. Les promeneurs le regardèrent drôlement, incapables de comprendre pourquoi ce gosse regagnait la sortie en marchant d’une si curieuse façon.

« À bientôt, paraissait ricaner le tigre étalé de tout son long derrière les barreaux. À bientôt, chez toi… »

Longtemps, l’image de la bête, avec son mufle énorme, hanta David. Le soir surtout, quand il lui fallait réintégrer sa chambre et se glisser dans son lit. Il restait des heures durant les yeux ouverts dans le noir, étendu sur le dos, les bras le long du corps, à écouter…

À écouter le bruit des poils du tigre brosser le mur, là-bas, de l’autre côté… C’était un va-et-vient rêche et de plus en plus distinct, de plus en plus proche. Quand M’man avait regagné sa chambre, quand toutes les lampes étaient éteintes dans l’appartement, David levait le bras pour palper le papier peint tout autour du lit, localisant les lézardes. Mais des lézardes, il y en avait partout, comment déterminer dans ce cas d’où allait jaillir la bête ? Il palpait tout de même, tremblant de sentir ses doigts s’enfoncer tout à coup dans le vide. Combien de centimètres le séparaient encore de l’animal ? Trente, quarante ? Beaucoup moins ? Il avait mesuré le mur d’enceinte lors de sa visite au zoo. Il avait noté qu’il était épais, et cela l’avait momentanément soulagé. Peut-être que le tigre se lasserait de creuser ? Peut-être qu’il s’abîmerait les griffes et se verrait contraint de renoncer à son projet ? Quand, lassé de retourner ces hypothèses, il s’endormait enfin, c’était pour sombrer dans des rêves de dévoration qui le dressaient sur sa couche, haletant de terreur et les draps collés au corps par la transpiration.

Il maigrissait. À l’école, une psychologue l’interrogea pour savoir s’il ne prenait pas de drogues. On examina ses bras pour tenter d’y détecter des marques de piqûres. Il se laissait manipuler, poupée molle et taciturne, ne répondant aux questions que par monosyllabes. Qu’aurait-il pu leur dire ? « Je dors mal parce qu’un tigre creuse le mur de ma chambre pour venir me dévorer… » ? Qui l’aurait cru ? C’était une réponse à vous conduire chez les dingues. Non, il préférait se taire. Les adultes ne pouvaient pas l’aider. C’était une affaire qui devait se régler entre le tigre et lui.

Parfois, lorsqu’il était seul à la maison, il se laissait envahir par le fatalisme et se surprenait à accepter son sort ; à d’autres moments il se rebellait et accumulait des armes à proximité de son lit : un couteau à découper qu’il collait avec du ruban adhésif sous sa table de chevet, un lourd marteau qu’il laissait traîner là, comme par mégarde. Est-ce qu’on pouvait tuer un tigre d’un coup de marteau ? En frappant très fort entre les yeux, crac ?

Il faudrait faire vite, alors, le cueillir au moment même où sa tête toute couverte de plâtre émergerait du papier peint…

Oui, cette nuit-là, le coup de téléphone le surprit au beau milieu du cauchemar, quelques secondes avant que le mufle du fauve ne jaillisse du mur, car le rêve se déroulait selon un scénario immuable qu’aucune variante ne faisait jamais dévier. Il se dressa sur son lit, battant des bras pour repousser la bête qui n’existait que dans son imagination, et renversa la lampe de chevet dont l’ampoule explosa. L’espace d’une seconde, il s’entendit hurler et il ne reconnut pas sa voix. C’était – alors qu’il avait l’impression de crier à pleins poumons – un curieux vagissement de nourrisson exténué qui sortait de sa bouche en une note continue, tel l’air d’un pneu crevé.

Le téléphone continuait à sonner et David ne pensait qu’au tigre : comme chaque fois qu’il s’échappait du cauchemar il était terrifié à l’idée que la bête achevait peut-être de sortir du tunnel. Quelque chose lui disait qu’un jour, en ouvrant les yeux, il la verrait encore à demi prisonnière de la galerie, la tête et les pattes émergeant seules de la maçonnerie. « Tu vois, lui crierait l’animal, il m’a fallu plus de temps que prévu, mais j’y suis tout de même arrivé ! »

David se redressa, nu, trempé de sueur, ne sachant s’il devait se recroqueviller derrière un fauteuil ou se mettre à courir droit devant lui, vers la porte d’entrée, ou vers une fenêtre à travers laquelle il sauterait sans se soucier du nombre d’étages s’empilant sous ses pieds.

Le téléphone sonnait toujours. Il le décrocha machinalement, pour que cesse enfin le bruit strident du timbre.

David ? dit une voix lointaine au bout du fil. C’est toi ? Aide-moi… Je t’en supplie, fais quelque chose… Toi tu peux comprendre, je le sais. Tu peux me croire…

David se passa la main sur le visage. Pendant une seconde il s’était presque attendu à entendre rugir dans l’écouteur. Mais non, c’était une voix d’homme, rien qu’une voix humaine, mais si lointaine, si perdue, si… terrifiée.

David, sanglota l’homme. Viens vite… C’est là… Ça va sortir du mur… Je ne peux rien faire… Viens me chercher…

— Joke ? hasarda David. C’est toi ? Bon sang, c’est toi ?

Son cœur retrouvait un rythme normal. Ainsi ce n’était que ce dingue de Joke Warkowsky, pas le tigre de Malaisie, seulement Joke, ce vieux cinglé de Joke, probablement ivre mort ou perdu dans le labyrinthe d’un mauvais trip. Un de plus. Son soulagement était tel qu’il fut tenté de raccrocher sans même prononcer un mot. Mais il se sentit contraint de se montrer aimable ; après tout Joke ne l’avait-il pas réveillé de justesse, quelques secondes avant que le papier peint ne se déchire sur le mur et que la tête du tigre ne jaillisse de la maçonnerie, couverte de plâtre et de gravats ?

— Joke ? parvint-il à chevroter.

Chaque fois qu’il sortait du cauchemar il conservait plusieurs heures durant une étrange diction de vieillard essoufflé. Ces épisodes nocturnes avaient toujours défavorablement impressionné ses petites amies. La voix de Joke continuait à gémir, mais elle était maintenant déformée par un écho métallique, comme si le locuteur se trouvait prisonnier d’un sous-marin en plongée profonde.

« Un coup de téléphone des abîmes… », songea David, sans avoir la moindre idée de ce qu’il entendait par là. Mais la voix, creuse, s’affaiblissant de seconde en seconde, l’effraya. Il ne comprenait plus ce qu’elle essayait de lui transmettre, il n’en retenait que la sonorité de pure terreur, et, durant un moment, il se demanda s’il n’était pas toujours endormi, en train de rêver. Oui, c’était peut-être ça ? Il avait cru se réveiller et il n’avait fait que changer de rêve comme dans un train on passe d’un wagon à un autre. Il avait changé de wagon, mais il rêvait toujours.

La voix terrifiée pleura encore trois secondes contre son oreille, puis la communication fut coupée, brutalement, et il réalisa enfin qu’il était réveillé. Sans lâcher le combiné, il tâtonna pour trouver l’interrupteur mural et alluma le plafonnier. La lumière l’aveugla car il avait coutume de visser dans chaque douille des ampoules de forte puissance, jamais inférieures à 150 watts. Il raccrocha le combiné et se laissa tomber dans un fauteuil dont il avait lui-même suturé le cuir lacéré en maints endroits.

Encore prisonnier du cauchemar, il éprouvait de grandes difficultés à reprendre pied dans la réalité.

Cette nuit le tigre n’avait pas eu le temps de sortir sa tête du mur, il s’en était fallu de peu, soit, mais c’était toujours ça de gagné. Généralement David ne se réveillait qu’à l’instant où les griffes du fauve lui ouvraient la cage thoracique. Jamais avant. Jamais avant que la douleur effroyable – si réelle – ne l’arrache au sommeil.

C’était l’une des raisons pour lesquelles il refusait systématiquement de dormir avec une femme. Il ne tenait pas à ce qu’on le surprenne, diminué par la terreur, offrant une parfaite image de démence.

Aujourd’hui, à quarante ans, il ne savait pourquoi le tigre de son enfance s’obstinait à le poursuivre, creusant l’épaisseur de la nuit pour jaillir au beau milieu de sa tête. Le temps n’avait en rien émoussé ses craintes anciennes. Il aurait pu même dire qu’au contraire la menace se faisait de plus en plus précise. C’était comme une image floue lentement mise au point. Au début il n’avait fait que percevoir la présence de l’animal, à présent il connaissait la moindre de ses rayures, il aurait pu dire combien de crocs contenait sa gueule. Aujourd’hui, il sentait son haleine. Cette haleine si particulière des prédateurs uniquement nourris de viande, et dont la bouche exhale en permanence un relent de boucherie mal tenue.

Et pourtant, dans la vie réelle, le tigre n’était jamais venu. Les choses s’étaient terminées sans effusion de sang. M’man avait trouvé un autre travail, mieux payé, au collège de la ville, et l’on avait déménagé avant que le papier peint ne se déchire.

David se rappelait parfaitement le jour du déménagement. Alors que le camion chargé de caisses attendait en bas, il avait inventé un prétexte pour remonter, juste une minute. Un jouet ou un livre oublié, il ne savait plus.

« – Dépêche-toi, avait dit M’man, ou l’on s’en ira sans toi. »

Il était remonté parce qu’il ne pouvait pas partir comme ça, sans laisser de message d’avertissement, ç’aurait été criminel. Il devait au moins signaler le danger, mettre une pancarte, quelque chose…

Il avait éprouvé une drôle de sensation en traversant l’appartement vide, que l’écho de ses pas emplissait de manière inhabituelle. D’un seul coup le logement semblait s’être dilaté jusqu’à prendre les proportions d’une caverne. David s’était dit qu’il commettait peut-être une erreur en s’attardant sottement, que c’était là, maintenant, tout de suite, que la bête allait sortir du mur, lui mettant la griffe dessus alors même qu’il allait lui échapper définitivement.

Il avait couru dans son ancienne chambre, tiré un crayon feutre de sa poche et écrit sur le mur, oui, sur le bleu délavé du foutu papier peint plein de cloques qu’il avait passé tant d’heures à surveiller. Il avait écrit :

Attention ! Méfiez-vous ! Il y a un tigre derrière ce mur ! Il se rapproche.

Il ne savait pas si ce serait suffisant pour éveiller la méfiance des prochains locataires, mais il n’avait pu trouver mieux. Ensuite il avait claqué la porte et descendu l’escalier quatre à quatre.

Malgré les années écoulées, il conservait aujourd’hui l’intime conviction qu’il s’en était tiré de justesse. À un poil près… À un poil de cul près, comme aurait dit Joke Warkowsky, qui était l’une des rares personnes à qui David avait raconté cette étrange aventure.

Oui, il s’en était tiré, mais depuis trente ans le tigre continuait à le poursuivre, dans ses rêves, se rapprochant chaque fois un peu plus.

David s’ébroua pour chasser le souvenir désagréable. Ses yeux cherchèrent le téléphone. Qu’est-ce que Joke avait dit avant de sombrer dans l’inconscience ? « Ça va sortir du mur » ? Oui, c’était cela même : Ça va sortir du mur…