DU VENT, SALE MOUCHE !
Une mouche vint se poser sur le dessus du bureau à quelques centimètres de la main droite de Pressman.
Automatiquement, il fit le geste de la chasser et la mouche reprit son vol.
Pressman continua de lire le contrat, puis tendit brusquement le bras gauche pour dégager son bracelet-montre de sous son poignet de chemise. Midi treize. Typique de Masters. C’est mon argent, tu attends.
Pressman lâcha son stylo pour se masser la nuque. La douleur qui s’ensuivit le fit grimacer. Une migraine en perspective ? Peut-être devrait-il prendre une autre aspirine.
Son rire sonna comme une quinte de toux. Pas question qu’il se démolisse la santé. Son sang devait avoisiner la consistance de l’eau avec ce qu’il avait pu avaler comme aspirine ces dernières semaines.
Il ferma les yeux et se frotta les paupières en laissant échapper un petit gémissement. Dépêche-toi, Masters.
Quelque chose effleura le dos de sa main droite. Il sursauta et ouvrit les yeux juste à temps pour voir la mouche s’envoler et disparaître pour la deuxième fois. « Chierie », marmonna-t-il.
Il fit pivoter son fauteuil à dossier haut vers la fenêtre. La mouche était là, sur le rebord. À première vue immobile. Puis, sous le regard attentif de Pressman, elle commença à se lisser les pattes.
Saleté, pensa-t-il. Ça vous a les pattes et tout le reste grouillants de microbes. Machinalement, il se frotta le dessus de la main droite.
Il consulta de nouveau sa montre. Presque le quart. Bon, alors à midi, fit la voix condescendante de Masters dans sa tête. Tu parles, Charles.
Il reporta son regard sur la mouche, se demandant si elle avait conscience d’être observée. Ces bestioles ne voyaient pas de la même façon que les humains. Œil composé. Le terme surgit à la surface de sa mémoire. Pressman sourit sans joie. Un reste de sa première année de biologie. Des facettes hexagonales, quatre mille pour chaque œil. Pas étonnant qu’on ne puisse jamais les surprendre.
On frappa discrètement à la porte. Pressman fit pivoter son fauteuil en sens inverse. Et la mouche de repartir.
Doreen glissa un œil dans l’entrebâillement. « Je vais déjeuner, M. Pressman. » Il hocha la tête. La porte commença à se refermer, puis se rouvrit comme il demandait : « Est-ce que Masters a appelé à propos de notre rendez-vous ?
— Non, monsieur. »
Il lâcha un soupir. « Je n’irais sans doute pas déjeuner aujourd’hui. »
Doreen lui adressa un sourire poli et referma la porte. Pour ce que tu en as à cirer ! songea-t-il. Un élancement à l’estomac lui arracha une grimace. N’empêche que ça lui aurait fait le plus grand bien de manger un morceau. Comme d’habitude, il souffrait de flatulence.
Il se saisit de son stylo et se replongea dans le contrat Baker. Autant faire quelque chose d’utile en attendant l’arrivée de Masters.
La mouche revint parasiter son champ visuel avant de se réinstaller sur le bureau. « Dégage ! » ronchonna-t-il en la chassant d’un revers de main. La mouche prit le large. « Et fous-moi la paix. » Va te trouver une poubelle et restes-y.
Il essaya de se concentrer sur le contrat, mais une nouvelle crampe lui noua l’estomac et il se redressa, les traits tendus. Son regard se posa sur le petit réfrigérateur du bar à l’autre bout de la pièce. Un verre de lait, se dit-il. Ça me rafistolera un peu les intérieurs.
Repoussant son fauteuil, il vit la forme sombre de la mouche effectuer un piqué qui l’amena sur le contrat. « C’est ça, fais-toi un peu de lecture », murmura-t-il en se levant. Il alla retirer une demi-pinte de lait du réfrigérateur. Il eut du mal à faire sauter la capsule, qu’il finit par déchirer. Il prit un verre dans le bar et, le tenant au-dessus de l’évier, versa la moitié du lait à côté à cause de la capsule massacrée. « Saloperie », grinça-t-il.
De retour à son bureau, il vit que la mouche, toujours sur le contrat, se lissait les pattes. Te gêne pas pour chier dessus, lui dit-il mentalement. C’est déjà un tas de merde.
Il reprit place dans son fauteuil. Plus de mouche. Bon sang, qu’est-ce que ça se déplace vite ! Il avala une gorgée de lait et reposa le verre. Nouveau coup d’œil à sa montre. Salaud. Qu’est-ce que t’en as à foutre que je sois coincé ici à me mitonner un ulcère ?
Il s’empara de son stylo avant de se remettre à lire, puis le reposa brutalement, empoigna le verre de lait et fit pivoter le fauteuil vers la fenêtre. Son mal de tête empirait. Il but une autre gorgée et contempla la cité. Grise, songea-t-il. Morose. « Comme mon existence », s’entendit-il dire.
Une fois de plus, il se massa la nuque en serrant les dents.
Les muscles de votre cou auraient besoin de reprendre du tonus, Roy, formula la voix du docteur Kirby. Faites un peu d’exercice ou ils vont finir par s’atrophier.
« Merci, docteur Kirby », murmura-t-il. Il abattit une main rageuse sur sa jambe gauche, où la mouche venait d’atterrir. Une douleur fulgurante lui transperça le crâne, lui arrachant un gémissement.
Peu à peu, la douleur reflua. Il se remit face au bureau, posa le verre. Le mieux était peut-être de renoncer à attendre Masters. Ben, voyons, se dit-il. Qui irait se soucier d’un marché de deux cent mille dollars ?
Pressman ferma les yeux. Si seulement il…
Il secoua la main droite au moment où la mouche s’y posait. Ses yeux s’ouvrirent brusquement, mais la mouche était déjà partie. « Saloperie », grommela-t-il. Bon sang, il détestait les mouches. Les avait toujours détestées. De la sale vermine. Qui se promenait sur tout un tas de cochonneries, et ensuite sur votre salade au roquefort.
Essaie de te calmer, veux-tu ? Il regarda le verre de lait. Peut-être pourrait-il y mettre deux Alka-Seltzer, histoire de l’égayer de quelques bulles. Cocktail Spécial pour Cadre Surmené.
La mouche vint se poser à côté du verre. Il l’observa d’un œil noir. Et ce fut comme une illumination.
Il fallait absolument qu’il la tue.
Pressman inspira lentement, profondément. Bizarre. Jusque là il avait observé la bestiole avec un peu plus qu’une vague curiosité, mais sans intention précise. Absorbé par des problèmes plus importants, certes — le regard insultant de Masters, le contrat Baker, ses douleurs. Mais passer ainsi à côté de l’évidence ! Car la chose semblait évidente à présent. Bizarre. « Madame la Mouche, il va falloir vous résoudre à mourir », annonça-t-il.
Il regarda autour de lui. Quelle arme choisir ? Il eut un grognement amusé. Le contrat Baker pourrait faire l’affaire. Il vit se hausser les sourcils broussailleux de Baker au spectacle a une giclée de tripaille de mouche masquant partiellement le Paragraphe Trois de l’Article Un. Non, mieux valait s’abstenir.
Évitant tout mouvement brusque, il approcha une main des tiroirs de son bureau et ouvrit celui du milieu. Le prospectus pour Shipdale Industries ? Parfait. Assez mince pour se plier facilement, assez épais pour écrabouiller Mme la Mouche d’un seul coup sec. « Ouais », feula-t-il avec un grand sourire. Fais tes prières, petite salope. La mort est en route. Je te tiens.
Pressman retira le prospectus en prenant tout son temps. Pas de précipitation. De la patience avant tout. Que la proie se sente parfaitement en sécurité, à se lisser ses vilaines petites pattes velues. Il plia le prospectus dans le sens de la longueur. Le Prospectus du Destin. Il réprima un nouveau sourire. Et la chose s’abattit des nuées tel un monstre de papier plastifié, réduisant Mme la Mouche à ce gigantesque Tas de Merde dans le ciel.
Il guignait la mouche. Elles décollent à reculons, se rappela-t-il. Il faut que le Prospectus Vengeur frappe nettement en retrait, attrape ce petit cul juste au moment où il se relèvera pour prendre l’air.
Pressman serra les dents et grimaça. Non. La mouche était trop près du verre ; il risquait de le briser et de mettre du lait partout, de saloper le contrat. Merci bien.
Il plissa les yeux, réfléchit. Le chasseur devait se montrer plus malin que la proie. Et plus patient. Tendant la main droite, il claqua des doigts en direction de la mouche. Elle disparut aussitôt. Pressman en éprouva une vive déception. Qu’il se hâta de refouler. Elle reviendra, se rassura-t-il. Il se carra dans son fauteuil et attendit. Le Grand Chasseur Blanc était tapi dans l’herbe haute, les yeux plissés, à l’affût, son arme prête à tirer. L’image le fit glousser.
La mouche ne revenait pas ; Pressman fronça les sourcils et consulta sa montre. Bordel ! Presque midi et demi. Il aurait dû demander à Doreen d’appeler le bureau de Masters un peu avant midi pour avoir confirmation de sa venue.
Il se surprit en train de contempler les photographies qui lui faisaient face depuis le bord opposé de son bureau. Brenda. Laurie. Ken. Il fouilla dans les poches de sa veste à la recherche de son paquet de cigarettes. Il n’en restait plus qu’une. Dix-neuf clous de plus plantés sans la moindre hésitation dans son cercueil. Il alluma la cigarette et expédia le paquet dans la corbeille à papiers après en avoir fait une boule. Rejetant la fumée, il regarda autour de lui. Nom d’un chien, où était-elle passée ? Se cachait-elle ? Se faisait-elle toute petite dans les broussailles ?
Et si elle était pleine ? Bourrée d’œufs. Grand Dieu ! Là, il lui fallait vraiment la tuer. Empêcher ces douzaines de larves — ces centaines si ça se trouvait — de saloper le bureau. Il voyait déjà les rideaux et la moquette grouiller d’asticots. L’image lui donna la nausée.
Son regard revint se fixer sur les photographies. Ce qu’il n’avait pas fait depuis combien de temps ? Des siècles. C’était une simple toile de fond. Des accessoires. De la décoration. Et pourtant il était là à les regarder.
À regarder Brenda : quarante et un ans, rousse (ce dont il fallait remercier les teintures plus que la nature), un mètre soixante-cinq, soixante-quinze kilos ; empâtée comme ce n’était pas permis, avait-il envie de lui dire depuis un certain temps. Des vestiges de ce visage resplendissant qui l’avait rendu marteau il y avait de cela plus de dix-huit ans. À présent enfouis sous cet air revêche.
Il regarda autour de lui, agacé. « Eh bien, où es-tu, petite saloperie ? lança-t-il à la mouche invisible. Tu ne m’échapperas pas, alors arrêtons les frais et pose-toi. »
Il ferma les yeux. Son visage se crispa. Encore cette migraine. « Et merde. » Il ouvrit le tiroir supérieur de son bureau, y pécha le flacon d’aspirine, le déboucha et en fit tomber les deux derniers cachets. Avait-il déjà fini le nouveau flacon ?
Il fit descendre l’aspirine avec une gorgée de lait et reposa le verre. « A-ha. Maintenant nous avons de quoi agir. » Il trempa le bout de l’index dans le lait et en appliqua un peu sur le dessus du bureau. Pour appâter.
Il se renfonça dans son fauteuil. Abandonne, vil insecte ; rends-toi ; tu es fichu. De toute façon, avec un peu de chance, tu te réincarneras dans vingt secondes.
Pressman tira une grande bouffée de cigarette et se mit à tousser, la bouche et la gorge en feu. Pris d’une colère soudaine, il écrasa sa cigarette dans le cendrier, la réduisant à une masse informe de papier et de tabac. « Autant te tuer avant que tu ne me tues », grommela-t-il.
Il chercha la mouche des yeux. Aucun signe de la bestiole. Bah, je peux attendre, petite conne. J’ai un cerveau. Tu as de la merde aux pattes. Pas de problème. Tu es foutue.
Son regard revint sur la photo de Brenda. Nom de Dieu, quelle existence futile pouvait mener cette bonne femme ! « Bah, elle a fait son temps », lâcha-t-il sardoniquement. Dieu savait qu’elle le lui rappelait assez souvent. « J’ai fait mon temps, Roy. » Comme si leur mariage avait été vingt ans de prison.
Il se demanda si elle avait un amant. Ce n’était pas le temps qui lui manquait pour ça. À supposer qu’elle puisse dérober quelques Moments Magiques à sa quête obstinée de toutes les babioles féminines qui pouvaient traîner en ville.
Il regarda la photo de Laurie. Là, une mise à jour s’imposait, songea-t-il avec un pincement d’amertume. Cette photo, c’était celle d’une Laurie-Ann de treize ans ; la petite fille à son papa, l’ange, l’amour. La Laurie-Ann d’avant les études supérieures, d’avant les expériences sexuelles. Pressman se renfrogna. D’avant l’avortement. D’avant le spectre maussade, renfermé, qui errait aujourd’hui dans la maison, une expression de rancœur collée au visage — un visage qui n’était même plus joli.
Et Ken. Il braqua un regard noir sur la photo de son fils. Le parfait raté. Voiture confisquée, assurance annulée, procès en perspective pour accident de la route. Drogue ? Quoi d’autre ? Il y avait eu cette brève passion pour la marijuana. Qu’est-ce que c’était à présent ? La cocaïne ? Cette énergie hargneuse semblait davantage d’origine chimique que naturelle. Là encore, il y avait eu un temps où le courant passait entre Ken et lui, où ils dialoguaient. Plus maintenant. Bordel de Dieu, y avait-il quelque chose qui marchait dans la vie ? !
Un petit passage en flèche dans son champ visuel. La mouche était de retour sur le bureau. Cette fois, Pressman n’hésita pas. D’un revers de poignet, il abattit le prospectus. Au moment même où il frappait, il sut qu’il avait manqué son coup. La mouche s’était envolée au moins une seconde avant que le prospectus ne touche le bureau. « Merde », gronda-t-il. Il se dévissa le cou à la recherche de la mouche.
Elle était là, sur l’autre bord du bureau. Pressman prit lentement appui sur ses pieds. Très bien, petite chierie. Il leva le prospectus, évitant tout geste brusque. Madame la Mouche, prépare-toi à voir ta vie réduite en bouillie. Une, deux…
« Trois ! » cria-t-il en communiquant au prospectus toute l’énergie dont il était capable. « J’t’ai eue ! » exulta-t-il entre ses dents.
Il examina le bureau. Et son sourire de s’effacer. Attends, fit une voix dans sa tête. Une voix perplexe, vexée. Il regarda le prospectus. Rien.
« Comment ai-je pu rater mon coup ? marmonna-t-il. Bordel de Dieu, comment ai-je pu rater mon coup ? »
Il grimaça. Encore ces douleurs au ventre. À croire qu’une armée de lutins lui tailladaient les parois de l’estomac à coups de lames de rasoir. « Bon Dieu », fit-il. Il ferma les yeux. Sa migraine aussi était revenue à la charge. « Une chose à la fois, merde ! » ordonna-t-il à son corps. Il inspira par saccades, comme s’il avait du mal à emplir ses poumons d’air.
Il ouvrit les yeux. La mouche était de nouveau sur le bureau, près de la goutte de lait. Sans cesser de faire la grimace, il frappa, manquant de peu le verre, manquant carrément la mouche. Il la perdit un instant de vue, puis elle repiqua vers le bureau et s’y posa une fois de plus. « Putain de bestiole », grommela-t-il. Tu joues avec moi, hein ? C’est comme ça qu’on s’amuse dans ton petit monde. Éviter le Prospectus. Emmerder le Cadre supérieur. Le Grand Plaisir des Mouches.
Il assura sa prise sur le prospectus. Cette fois, pas de précipitation. Et un peu plus d’astuce. Lentement, avec infiniment de précaution, il leva le bras. Le chasseur leva son arme, lui souffla son esprit. La paix ! lui hurla-t-il. La mouche restait sans bouger. Est-ce qu’elle voit ce que je fais ? Est-ce que sa sale petit binette de mouche sourit d’avance ?
Pressman frappa aussi sèchement que possible, légèrement en retrait. Trop tard ; la mouche s’était déjà envolée. « Saleté ! rugit-il. Saloperie de petite ordure ! » Il se tourna en tous sens, la cherchant des yeux.
Elle était revenue sur le bord de la fenêtre. Pressman plongea, fouettant l’air de son prospectus. Manqué. La mouche regagna le bureau. Il repartit à l’attaque, heurtant le verre, qui glissa sur le dessus du bureau, l’éclaboussant de lait, avant de basculer par terre. « Merde de merde ! »
Pressman se figea, penché en avant, les deux mains à plat sur le bureau, s’efforçant au calme. Les tempes lui battaient. Comme s’il avait dans le crâne un soufflet de forge qui se dilatait et se rétractait. Il laissa échapper un gémissement. Voilà que ses douleurs d’estomac repartaient de plus belle. Il s’affala dans son fauteuil. Reprends-toi, s’enjoignit-il. Il ferma les yeux, le souffle court. C’est ça, paye-toi une crise cardiaque, se dit-il. Voilà qui arrangerait tout. Cet enfoiré de Masters. Si seulement il avait été à l’heure.
Pressman déglutit. Ce que j’ai la gorge sèche. Il rouvrit les yeux et chercha à saisir le verre de lait. Il n’est plus là, imbécile. Tu l’as fichu par terre. Fallait-il le ramasser et éponger la moquette ? Et merde. Laisse ça à Doreen.
« Oh, non ! » gémit-il. Il y avait des taches de lait sur le contrat Baker. Il sortit son mouchoir, le déplia et le posa bien à plat sur la page, le regardant boire les taches. Il ferma les yeux et se les frotta vigoureusement. Quand il en eut pleinement retrouvé l’usage, il vit la mouche. Installée sur son mouchoir. En train de pomper les taches de lait avec sa saloperie de trompe, supposa-t-il.
Il fixa toute son attention sur elle. Il lui fallait la tuer, sûr et certain. La détruire. La réduire à néant. Ses problèmes seraient résolus si…
Il cilla. Ses problèmes résolus s’il pouvait tuer la mouche ? C’était de la démence.
N’empêche que le projet n’était pas dépourvu d’une espèce de charme obscur. Ne serait-ce pas formidable si tous ses problèmes étaient concentrés dans cette sale petite mocheté d’insecte bouffeur de merde ? Dans cette dégueulasserie velue vêtue de petites ailes de soie qui rendait les gens cinglés ? !…
Hé là, se dit-il. Ce n’est qu’une mouche, Roy. Pas la déesse de la Vengeance. Une mouche. Une sale petite mouche. Point final. Immobile, il continuait de regarder l’insecte. Dieu savait que ce n’était pas grand-chose. C’était sale. Stupide. Soumis au seul instinct. Insignifiant. Et pourtant ça le faisait tourner en bourrique. Il émit un grognement amusé. C’est quoi, au fond, les mouches ? se demanda-t-il. Pourquoi diable existent-elles, d’abord ? Dieu les a-t-il créées rien que pour nous emmerder ? Pour nous rendre malades ? Quelle était leur raison d’être, sacré nom d’une pipe ?
Un spasme le saisit au moment où il inspirait et il frissonna. Il éprouvait des picotements sous la peau, comme si un faible courant électrique passait dans sa chair. Curieuse sensation. Plaisir anticipé ? Excitation à la perspective de détruire Mme la Mouche ?
Mais pas avec le prospectus. Trop rigide ; aucune flexibilité. Mon royaume pour une tapette, songea-t-il. Il regarda autour de lui. « Ah ! » Il se releva brusquement, repoussant son fauteuil contre le mur. La mouche s’envola du bureau. On n’a pas aimé ça, hein, petite chierie ?
Il prit le journal qui traînait sur le sofa et en parcourut les rubriques. Nouvelles nationales et internationales ? Nouvelles locales ? Théâtre ? Économie ? Son rire sonna comme un aboiement de phoque. Sports ! Parfait. Le sport des rois n’était pas l’équitation, après tout ; c’était l’écrabouillage des mouches. Il se retourna lentement, plia la page des sports avec le plus grand soin de façon qu’elle soit plus large à l’extrémité qu’au niveau de la main. Il soupesa la chose. Une bonne arme, messire, approuva une voix mentale. Le coup sera la simplicité même. Il frapperait si fort que l’autre petite saloperie aurait de la copie collée aux poils du cul !
« Prépare-toi, mocheté, tu vas déguster », rima-t-il vaguement. Il tâcha de se convaincre que sa voix reflétait un tranquille amusement plutôt qu’une haine vengeresse. Que le tremblement de ses mains était naturel. Que le picotement qui continuait de le parcourir était un signe normal de jubilation anticipée. Que sa respiration entrecoupée restait dans le domaine du prévisible.
La bestiole était revenue sur son mouchoir. Parfait, pensa-t-il. Elle ne peut pas résister à la piste trempée de lait de l’aérodrome Baker. La fin était proche.
Pressman ralentit jusqu’à avancer centimètre par centimètre, les yeux obstinément, imperturbablement fixés sur la mouche. La proie continue de se nourrir, entonna la voix du commentateur dans sa tête, inconsciente de l’approche du chasseur, si occupée à se gorger de bon lolo que…
Il se mit à ricaner franchement. Assez ! se tança-t-il. On n’est pas là pour rigoler, bordel ! Hochement de tête d’approbation. Bon. Avance. Prépare-toi à la mise à mort.
Il s’approcha lentement du bureau, cilla. À présent la mouche devait sûrement le voir de l’une de ses huit mille fichues facettes. Il serra les dents, retint sa respiration, tout en continuant de s’approcher. C’est le moment d’aller rendre visite à ton créateur, ma vieille.
Il fît claquer sa tapette improvisée sur le mouchoir. J’ t’ai eue ! Il n’avait pas vu la mouche s’échapper ; la petite chierie n’était plus que du passé. Il se mit à chantonner : « Elle est mo-or-te ! »
Mais son cadavre n’était pas sur le mouchoir. Il se raidit, retourna les pages de journal. Rien non plus de ce côté-là. Hé là, un instant. « Je ne l’ai pas vue s’envoler », grinça-t-il entre ses dents, tandis qu’une expression de totale incrédulité se peignait sur son visage.
Ses yeux se déplacèrent rapidement. La mouche se tenait sur le coin gauche du bureau, indemne, impassible. Dieu Tout-Puissant ! s’exclama-t-il intérieurement. Il aurait pourtant juré ne pas l’avoir vue…
« Un instant, un instant, ne nous… » Sa voix se brisa. Il leva son morceau de journal.
La mouche s’envola en décrivant une courbe. Contre toute attente, le regard de Pressman parvint à la suivre jusqu’à son point d’atterrissage, sur le rideau. Bon Dieu, elle avait l’air plus grosse à présent. Il fronça les sourcils. Ce n’était qu’une impression due au ton beige du rideau. Une simple illusion d’optique. Il entreprit de contourner le bureau, les yeux rivés sur la mouche.
Il eut un grognement de surprise quand son pied droit se posa sur le verre tombé par terre. Celui-ci roula sous sa chaussure, lui faisant perdre l’équilibre. Pressman battit l’air des bras et partit à la renverse, heurtant le dessus du bureau de la pointe du coude droit. La douleur lui arracha un cri et il s’étala sur la moquette, les yeux écarquillés, les traits déformés par le choc. « Putain de Dieu. » La voix pareille à un souffle de supplicié, il s’agrippa le coude pendant que la tapette de papier lui glissait des doigts. Il resta allongé sur la moquette, les yeux clos, le visage crispé en un masque de souffrance. Nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu ! Il avait l’impression que sa tête allait exploser d’un moment à l’autre.
Il lui fallut attendre quelques minutes avant que les élancements s’atténuent. Il sentit couler sur ses joues les larmes dont la douleur faisait déborder ses paupières. Doux Jésus, ne cessait-il de penser.
Enfin il ouvrit les yeux.
Et quelle est la première chose qu’il voit ? La mouche sur le rideau.
Il se sent submergé par une vague de haine venue du plus profond de lui-même. Saloperie, pense-t-il. Putain d’enfoirée de saloperie !
En se redressant, il manque de poser sa main droite sur le verre renversé. C’est ça ! rugit-il mentalement. Il saisit le verre et le projette sur sa gauche, grimaçant sous la douleur qui lui transperce le coude. Il entend le verre se fracasser contre le mur. Bon ! pense-t-il. Que cette saloperie ramasse les morceaux !
Le voici à présent en équilibre sur les genoux, légèrement vacillant, le regard braqué sur la mouche. Ses petites griffes sont enfoncées dans le rideau, songe-t-il. Est-elle heureuse ? Ivre de joie parce qu’elle a vu son chasseur se casser la gueule ? « Saloperie, marmonne-t-il. Tu vas mourir. » Son intonation est anormale. Il le sait. Et il s’en moque. Il ramasse le journal plié. Aïe, mon coude ! Bon Dieu, se le serrait-il cassé ? Un sourire de quasi-forcené lui retrousse les lèvres. Avec la chance que j’ai, c’est sûr.
Il se relève lentement. Tant pis, se dit-il. Aucune importance. Coude cassé, fracture du crâne, colonne vertébrale en l’air, il s’en fout. Même s’il doit y laisser la peau, il tuera cette putain de bestiole.
Le buste penché en arrière, il s’approche de la fenêtre. L’œil fixe, il lève lentement sa tapette en papier, l’abat avec une force qui lui arrache un grognement. La mouche s’envole, puis revient se poser sur le rideau. Il lui assène une tape, la rate. Elle s’enfuit en bourdonnant plus fort que jamais. Il fouette l’air, essayant de l’atteindre en vol. Elle gagne de l’altitude et se pose en haut du rideau, hors de portée.
« Oh, non ! » Ses traits sont déformés par la rage. Agrippant le rideau, il tire d’un coup sec. La tringle se détache du mur ; le rideau tombe en tas.
« Saleté ! » Il se retourne, une lueur de folie dans les yeux. La mouche est là, elle se pose sur le bureau. Grand Dieu, elle a bel et bien l’air plus grosse. « Non ! » gronde-t-il. Il bondit et se met à donner de grands coups en l’air quand la mouche est en vol, sur le bureau lorsqu’elle s’y pose. Il ne se préoccupe pas des photos qu’il envoie promener sur la moquette. « Crève, salope ! » hurle-t-il, fou furieux. Il frappe le thermos qui va rouler sur la moquette. Le contrat Baker et son mouchoir s’envolent à leur tour. Rien à foutre !
La mouche a disparu. Il s’immobilise et tâche de percevoir son bourdonnement. Mais il respire trop fort. Il déglutit non sans mal. « Merde, jure-t-il, merde. » Ce n’est plus drôle. La mouche incarne effectivement ses ennuis à présent. Et je ne vais pas péter les plombs à quarante sept ans à cause d’une putain de bestiole ! Il tourne la tête dans tous les sens à sa recherche. Il ne se préoccupe pas des élancements dans sa nuque, des coups de couteau qui lui lacèrent l’estomac, de ce ballon en train de se dilater et de se rétracter qu’est devenue sa tête. Une seule chose compte maintenant. Une seule chose…
Sa réflexion s’arrête là ; un grand sourire lui fend le visage. La mouche est sur le sofa, noire sur le fond beige de la garniture. Une chance que le décorateur m’ait déconseillé le marron foncé, se dit-il en avançant.
Il s’approche, écarte du pied gauche la table basse. Maintenant je te tiens. Son cœur se met à battre plus vite. Bien. Fais donner cette bon Dieu d’adrénaline. Il opine nerveusement, son sourire figé sur les lèvres comme celui d’une tête de mort. Saloperie, tu vas mourir. Mourir !
Il se jette sur le sofa, se servant de tout son corps comme d’une arme, prolongeant son élan d’un grand coup de tapette. La mouche part sur sa gauche ; il l’entend rebondir sur l’abat-jour de la lampe posée sur la petite table latérale. Il se précipite en brandissant bien haut les feuillets en lambeaux. Les fait bruyamment claquer sur la table. Exulte. « Ouais ! »
Il n’arrive pas à en croire ses yeux. La mouche a repris son vol pour se poser aussitôt sur l’abat-jour. Il n’hésite pas. À peine remis de sa surprise, il frappe de biais, en plein sur l’abat-jour. La lampe va se briser par terre ; la mouche décampe. « Saleté ! » hurle-t-il. Il lance les feuilles de journal en direction de la mouche. Elles se déploient et s’effondrent sur la moquette comme un oiseau blessé. La bave aux lèvres, il tourne sur lui-même. Où est-elle, bon Dieu ? Où ? ! « Saleté ! » Il peut à peine parler. Il sent une goutte de salive sur son menton et l’essuie d’un revers de main, les yeux exorbités, continuant de chercher.
Il perçoit un mouvement dans la glace derrière le bar et y concentre son regard. Une seconde, il croit qu’il y a maintenant deux mouches et sent un frisson lui parcourir l’échiné. Puis il se traite d’imbécile en s’avisant que ce n’est qu’un reflet de la mouche en train de décrire de petits cercles concentriques au-dessus du bar, plus bourdonnante que jamais. Il s’avance. Attends ! lance une voix dans sa tête. Il n’a plus d’arme. Il regarde désespérément autour de lui. Pas de temps à perdre ! Une autre section du journal ? Il ne serait guère plus avancé. Un magazine plié en deux ? Pas mieux que le prospectus.
« Nom de Dieu, il me faut quelque chose ! » bredouille-t-il.
Oui ! Il plonge pratiquement sur le divan, se recevant sur le genou gauche, et se saisit d’un coussin. Parfait ! Plus de surface portante ! Il se remet sur ses pieds, manque de perdre l’équilibre en se tournant vers le bar. Un instant de flottement, puis il reprend son assiette et s’avance, les yeux imperturbablement fixés sur la mouche qui tournoie. Là, je te tiens, saleté. Il grimace en s’entendant sangloter alors qu’il croyait simplement reprendre sa respiration. Du calme. Ce n’est pas le moment de la laisser filer. Brusquement, les deux mouches n’en font qu’une. La voici sur la glace. « J’arrive », marmonne-t-il.
Il tient le coussin par un coin, les doigts refermés dessus comme des serres. Il en donne un grand coup sur la glace. La mouche s’envole. Il frappe encore, renversant une bouteille de scotch sur une rangée de verres, réduisant le tout en morceau. « Espèce de… ! » Les mots s’étranglent dans sa gorge. Il essaie de toucher la mouche en plein vol. Une autre bouteille se brise, quelques verres de plus. La mouche est de nouveau sur la glace. Il y va d’un revers de brute qui laisse la glace de travers. La mouche quitte si vite sa surface qu’elle lui ricoche sur la joue. Il hurle de rage, fouettant furieusement l’air avec le coussin, le visage transformé en un masque de haine et de dégoût. « Saloperie ! rugit-il. Viens te battre ! »
Il repère la mouche. Elle est retournée sur le bureau, la petite ordure. Elle prend un peu de repos. « Non, pas de repos », grommelle-t-il en s’approchant d’un pas mal assuré. Nouveau coup de coussin, aussi inefficace que les précédents. Merde, comment peut-il être aussi maladroit ? ! Il se remet à frapper, paf, paf, paf, faisant le vide sur le bureau. Stylo, presse-papiers, briquet, lampe, téléphone, bac à lettres, il balaie tout avec des cris vengeurs, maniaques, jusqu’à ce que le coussin lui échappe, traversant toute la pièce pour finir contre la porte.
Il reste là sans bouger, haletant, le visage envahi par une expression d’incrédulité hébétée. La mouche est sur la fenêtre, immobile. Ce n’est pas son imagination ; la mouche est plus grosse. Plus grosse. Dieu du ciel, plus grosse ! Ce n’est pas une mouche ! C’est… c’est quoi ? Il essaie vainement de réprimer un sanglot. Grand Dieu, songe-t-il. C’est moi.
C’est moi.
Il s’écroule dans son fauteuil et se presse les yeux de la main gauche. Ses doigts tremblent. Il tremble. Il a pratiquement saccagé son bureau, tout cela en vain. Rien que pour tuer une pauvre petite chose sans défense…
Le rire qui le secoue l’effraie — c’est un rire étranglé, un rire de dément. Sans défense ? Il abaisse sa main et parcourt la pièce des yeux. C’est ça, sans défense. Comme l’Antéchrist. Le Seigneur des Mouches. N’est-ce pas un des surnoms du diable ?
« Tais-toi, s’enjoint-il. Tais-toi. » Il ferme les yeux en exhalant un petit gémissement. Son estomac est bouillonnant d’acides. Son cerveau se gonfle, menaçant de lui faire exploser le crâne. De douloureux élancements lui taraudent chaque muscle de la nuque et des épaules. C’est moi qui vais mourir. Pas la mouche. Moi.
Il bat des paupières en entendant le bourdonnement, baisse les yeux. Ce n’est pas la mouche mais le téléphone. À bout de forces, il en haie les deux parties en tirant sur les fils, pose le socle sur le bureau vide, remet le combiné en place. Le bourdonnement s’arrête. Il se renverse dans son fauteuil. Se raidit au moment où la mouche atterrit sur sa main droite.
Doux Jésus, pense-t-il. Il est incapable de bouger. Son cœur bat la chamade. La mouche en perçoit-elle l’écho dans les veines de sa main ? Il fixe sur elle un regard incrédule. Après tout ce qui s’est passé, la voici sur sa main ? Sa main ?
Il observe la mouche en silence, retenant sa respiration. Elle n’est pas plus grosse ; elle est toujours la même. Ce n’était qu’une brève et sotte illusion. Et maintenant ? Elle est là sous son nez, posée sur sa main, nom de Dieu ! Le sait-elle ? Comprend-elle que l’un des deux doit mourir ? S’offre-t-elle en sacrifice pour la survie de sa santé mentale ?
Mais comment procéder ? Occupée à se nettoyer les pattes, elle lui bloque la main droite. Le condamné qui attend la mort en se lissant les cheveux ? Ou le vainqueur qui se refait une beauté sur le corps monumental de sa conquête ? Pressman se détend à cette pensée. Ne la laisse pas partir ! s’adjure-t-il. C’est ta dernière chance. Laisse-la partir et c’en est fait de toi.
Oui, pense-t-il alors en souriant. Lentement, il déplace sa main gauche, les yeux fixés sur la mouche. Il ne doit pas bouger sa main droite d’un cheveu. Qu’elle la garde. C’est son estrade, sa chaire. Qu’elle y fasse son sermon sur la multiplication des poissons et des pains – dans son cas, des asticots et des crottes de chien. Sa main gauche représente le Pouvoir et la Gloire. Centimètre par centimètre, il soulève son bras jusqu’à l’accoudoir et fait glisser cette main vers la poche intérieure de sa veste. Dieu merci, il n’a pas pris le temps de l’accrocher dans le placard en arrivant ce matin.
Sans quitter la mouche des yeux, il atteint son portefeuille. Ses doigts se referment dessus et, lentement, le dégagent. Lentement, lentement, le font passer par-dessus l’accoudoir. Rien déplus approprié, lui vient-il à l’esprit. L’arme : lui-même. Rangé entre ces deux volets de cuir. Carte de Sécurité sociale. Assurance maladie et automobile. Cartes associatives et de crédit. Il y a même là un négatif petit format de son certificat de naissance. Toute sa vie contenue entre ces parois noires. Rien de plus approprié, donc, pour…
Mon Dieu, aidez-moi, implore-t-il. Il lève lentement le portefeuille, lentement. Le regarde-t-elle, amusée ? Chacune de ces huit mille satanées facettes est-elle concentrée sur sa pitoyable tentative ? Après tous ses efforts précédents, le coup qu’il porte lui paraît incroyablement lent. Le portefeuille s’abat sur sa main, lui cinglant la peau. Il voit la mouche dégringoler, morte.
Quelque chose explose en lui : un cri, une fureur, une joie bestiale. Il repousse son fauteuil et tombe à genoux sur la moquette. La mouche gît sur le dos, immobile, les pattes en l’air. Avec un grondement féroce, il la saisit entre le pouce et l’index de la main droite et la pose au creux de sa main gauche. Puis, émettant un bruit auquel il refusera plus tard de penser — une espèce de rire de gorge insane —, il l’écrase de son pouce droit, la réduisant à une pâte jaunâtre semée de fragments d’ailes et de pattes. Même lorsqu’elle n’est plus qu’une tache informe sur sa paume, il continue d’appuyer, les dents serrées, un sourire maniaque aux lèvres, un gloussement de plus en plus fort s’élevant de sa gorge.
Puis le voici qui sursaute. Il lève les yeux, le cœur battant.
Le téléphone sonnait. Il le regarda comme s’il ne comprenait pas de quoi il s’agissait, comme si c’était là quelque étrange appareil inconnu de son monde primitif.
Il battit des paupières, réintégra la réalité, déglutit, souleva le combiné et le porta à son oreille. « Oui ? » Était-ce là sa voix ? Il détourna la tête, se racla vigoureusement la gorge, puis rapprocha sa bouche du micro. « Allô ? fit-il.
— C’est vous, Pressman ? » Il frissonna. « Oui.
— Masters à l’appareil. Un coup d’œil dans mon agenda vient de me rappeler que je devais passer à votre bureau en allant déjeuner. À présent il est trop tard. Une réunion qui a duré plus longtemps que prévu. Faut qu’on remette ça à un autre jour. »
Pressman hocha la tête. « Entendu.
— Je n’y peux rien, ajouta Masters.
— Ça va de soi. » Il avait retrouvé sa voix ronde, professionnelle. « Ce sont des choses qui arrivent. On ne va pas se laisser embêter par des broutilles.
— C’est ça. Je vous rappelle dans deux ou trois jours. » Pressman continua d’opiner. « Entendu. Pas de problème. » Il parlait dans le vide. Masters avait déjà raccroché. Pressman remarqua que sa main gauche tremblait quand il remit le combiné en place.
Il resta assis en silence pendant plus d’une demi-heure. À un moment, ses yeux tombèrent sur la tache qu’il avait au creux de la main gauche. Il la nettoya avec un mouchoir en papier prélevé dans le tiroir de son bureau qu’il jeta ensuite dans la corbeille.
À une heure seize Doreen était de retour. Il essaya de lui dire de ne pas entrer quand il l’entendit frapper, mais la porte s’ouvrait déjà. « Je suis là, monsieur… » Pressman sentit son estomac se nouer tandis qu’elle promenait un regard sidéré sur la pièce.
Il prit sa respiration. « Une mouche, dit-il. M’a rendu cinglé avant que j’arrive à la tuer. »
Après son départ, un grand froid saisit Pressman. Il avait compris ce que signifiait le regard de sa secrétaire.
Depuis sept ans que nous louons ces locaux, il n’y a jamais eu la moindre mouche dans votre bureau, M. Pressman.
« Oh », lâcha-t-il, comme si on venait de l’éviscérer.
Un bourdonnement lui titilla les oreilles.
Une mouche vint se poser sur le dessus du bureau à quelques centimètres de sa main droite.