LA FILLE DE MES RÊVES

 

Il se réveilla dans l’obscurité, un sourire mauvais aux lèvres. Carrie avait un cauchemar. Il se tourna sur le côté et l’écouta haleter et gémir. Ça doit en être un bon, songea-t-il. Il tendit le bras et lui toucha le dos. La chemise de nuit était humide de transpiration. Super, se dit-il. Il retira sa main au moment où Carrie se tortillait — comme si ce contact la gênait – tout en émettant de petits bruits de gorge. Comme si elle essayait de dire : « Non. »

Comment ça, non ? pensa Greg. Rêve donc, sale garce. À quoi tu serais bonne sans ça ? Il bâilla et extirpa son bras gauche de sous les couvertures. Trois heures et quart. Sans hâte, il remonta sa montre. Faudra que je me paye une montre électrique un de ces jours, se dit-il. Ce rêve-ci le lui permettrait peut-être. Dommage que Carrie n’ait aucun contrôle sur ses cauchemars. S’il en était autrement, qu’est-ce qu’il pourrait se faire comme fric.

Il se remit sur le dos. Le cauchemar tirait à sa fin — où atteignait son apogée, il ne savait jamais très bien. Mais quelle importance ? Ce n’était pas le mécanisme qui l’intéressait, mais seulement ce qu’il pouvait en tirer. De nouveau, il grimaça un sourire et tendit le bras pour attraper ses cigarettes sur la table de chevet. Il en alluma une, rejeta la fumée. Son front se plissa. À présent, il allait devoir la réconforter. Un rôle dont il se serait volontiers passé. Pauvre petite gourde minable. Pourquoi n’était-elle pas une de ces blondes renversantes ? Il exhala un jet de fumée. Bon, on ne pouvait pas tout avoir. Si elle était belle, elle n’aurait sans doute pas ce genre de rêves. Il y avait bien d’autres femmes pour lui apporter le reste.

Carrie se redressa dans un violent sursaut en criant et en rejetant les couvertures à coups de pied. Greg regarda son profil dans l’obscurité. Elle frissonnait. « Oh, non », murmura-t-elle. Elle agitait la tête. « Non. Non. » Puis elle se mit à pleurer, le corps secoué de sanglots. Bon Dieu, pensa-t-il, ça va prendre des heures. D’un geste hargneux, il écrasa sa cigarette dans le cendrier et se mit en position assise.

« Chou ? » fit-il.

Elle se retourna en étouffant un cri et le regarda fixement. « Viens ici », dit-il. Il lui ouvrit les bras et elle se jeta dedans. Il sentait ses doigts maigres lui labourer le dos, le poids mou de ses seins contre sa poitrine. Aïe, aïe, aïe, songea-t-il. Il l’embrassa dans le cou, grimaçant à l’odeur de sa peau trempée de sueur. Aïe, aïe, aïe, par où il faut passer ! Il lui caressa le dos. « Du calme, mon chou, je suis là. » Il la laissa s’accrocher à lui tout en continuant de sangloter à petits coups. « Un mauvais rêve ? » Il essayait de prendre un air inquiet.

« Oh, Greg. » Elle pouvait à peine parler. « C’était horrible, oh, mon Dieu, si tu savais ! »

Il sourit une fois de plus. C’en était bien un bon.

« Quelle direction ? » demanda-t-il.

Assise toute raide au bord du siège, Carrie fixait sur la rue des yeux angoissés. D’un moment à l’autre, elle allait dire qu’elle n’en savait rien ; elle faisait toujours comme ça. Les doigts de Greg se crispèrent lentement sur le volant. Un de ces jours, parole, il lui enverrait une baffe en travers de sa sale gueule et bonsoir la compagnie. Marre de ce monstre. Il sentit sa peau se tendre sur ses joues. « Eh bien ? insista-t-il.

— Je ne…

Quelle direction, Carrie ? » Dieu, qu’il aimerait tordre un de ses bras maigrichons jusqu’à le lui casser, serrer ce cou d’oiseau jusqu’à lui bloquer la respiration.

Carrie avala péniblement sa salive. « À gauche », murmura-t-elle.

Gagné ! Greg faillit éclater de rire au moment où il abaissait le levier du clignotant. À gauche — donc en plein dans Eastridge, le quartier des rupins. Cette fois, t’as rêvé dans le mille, ma vieille ; cette fois, c’est le grand coup. Tout ce qu’il lui restait à faire, c’était de jouer le truc en finesse — et il serait débarrassé d’elle pour de bon. Il avait mouillé la chemise ; maintenant, c’était le moment de passer à la caisse.

Les pneus crissèrent sur la chaussée quand il tourna dans la rue calme, bordée d’arbres. « À quelle distance ? » demanda-t-il. Pas de réponse. Il lui jeta un regard menaçant. Elle avait les yeux fermés.

« À quelle distance ? » répéta-t-il.

Carrie s’étreignit les doigts. « Greg, je t’en prie… » commença-t-elle. Des larmes filtraient entre ses paupières.

« Alors, ça vient ? »

Carrie gémit et marmonna quelque chose. « Quoi ? » aboya-t-il. Elle inspira par saccades. « Au milieu du prochain pâté de maisons, lâcha-t-elle.

— De quel côté ?

— À droite. »

Greg sourit, se laissa aller contre le dossier et se détendit. Voilà qui était mieux. Cette pauvre cruche essayait chaque fois de lui faire son numéro du trou de mémoire. Quand comprendrait-elle qu’il l’avait à sa botte ? Il faillit laisser échapper un petit rire. Jamais, parce qu’après ce coup-là, il prendrait le large et elle rêverait pour rien.

« Avertis-moi quand on y sera, dit-il.

— Oui. » Le visage tourné vers la portière, elle appuyait le front contre la vitre froide. Ne te rafraîchis pas trop la cervelle, s’amusa-t-il intérieurement. Garde-là en ébullition pour papa. Il réprima le sourire qui lui venait aux lèvres, car elle se tournait vers lui. Lisait-elle en lui ? Ou était-ce comme d’habitude ? Oui, c’était toujours la même chose. Juste avant d’atteindre leur but, elle le regardait intensément comme pour se convaincre elle-même que cela en valait la peine. Il eut envie de lui rire au nez. Bien sûr que ça en valait la peine. Sinon comment une mocheté de son acabit pourrait-elle se payer quelqu’un d’aussi classe que sa pomme ? Sans lui, son lit serait un désert, ses nuits interminables.

« On y est ? » demanda-t-il.

Carrie regarda de nouveau devant elle. « La maison blanche.

— Celle avec une allée en demi-cercle en façade ? » Elle hocha la tête avec raideur. « Oui. »

Greg serra les dents, secoué par un spasme de cupidité. Cinquante mille dollars comme de rien, songea-t-il. Sacrée garce, sacrée cinglée, cette fois t’as vraiment mis le doigt dessus ! Il tourna le volant, s’arrêta au bord du trottoir et coupa le contact tout en jetant un coup d’œil dans la rue. C’était de là que viendrait la décapotable. Il se demanda qui serait au volant. Non que cela ait une quelconque importance.

« Greg ? »

Il la considéra d’un œil glacé. « Quoi ? »

Elle se mordit la lèvre, puis ouvrit la bouche pour parler.

« Non », l’interrompit-il. Il retira la clef de contact et ouvrit la portière. « Allons-y. » Il descendit, referma et fit le tour de la voiture. Carrie n’avait pas bougé. « Allons-y, mon chou, répéta-t-il, une touche de venin dans la voix.

— Greg, je t’en supplie… »

Au prix d’un immense effort, il résista à l’envie de lui hurler des injures à la figure, d’ouvrir brutalement la portière et de la tirer dehors par les cheveux. Les doigts crispés sur la poignée, il tira la portière vers lui et attendit. Dieu, qu’elle était laide – ses traits, sa peau, son corps… Jamais elle ne lui avait semblé si repoussante. »J’ai dit : allons-y », articula-t-il sans parvenir à masquer le tremblement de fureur dans sa voix.

Carrie descendit et referma la portière. Le temps s’était rafraîchi. Greg frissonna et remonta le col de son pardessus tandis qu’ils s’engageaient dans l’allée qui conduisait à la maison. Un manteau plus épais serait le bienvenu, pensa-t-il. Avec une belle doublure bien chaude. Un truc vraiment élégant, noir peut-être. Il s’en achèterait un un de ces quatre, peut-être très bientôt. Il coula un œil vers Carrie, se demandant si elle avait quelque idée de ses projets. Il en doutait, même si elle avait l’air plus préoccupée que jamais. Qu’est-ce qui pouvait bien la tracasser ? Jamais il ne lui avait vu une telle tête. Était-ce parce qu’il s’agissait d’un enfant ? Il haussa les épaules. Quelle importance ? Elle ferait quand même son numéro.

« Courage, dit-il. C’est jour de classe. Tu n’auras pas à le voir. »

Pas de réponse.

Deux marches les conduisirent sur le perron dallé. Greg appuya sur la sonnette et, loin à l’intérieur de la maison, retentirent les notes mélodieuses d’un carillon. Pendant qu’ils attendaient, il plongea la main dans la poche de son pardessus et palpa le petit carnet de cuir. Curieusement, il avait toujours l’impression d’être une sorte d’étrange voyageur de commerce quand ils opéraient. Un voyageur de commerce qui travaillait dans un créneau des plus particuliers, songea-t-il, non sans amusement. Personne d’autre ne pouvait offrir ce qu’il avait à vendre, sûr.

Il se tourna vers Carrie. « Courage, répéta-t-il. Après tout, on vient les aider, non ? »

Carrie frissonna. « Tu ne seras pas trop gourmand, hein, Greg ?

— Je déciderai en fonction de… »

Il s’interrompit. La porte venait de s’ouvrir. Un instant, il fut déçu de voir que ce n’était pas une bonne qui les accueillait. Bah, qu’est-ce que ça peut foutre, pensa-t-il, y a quand même du fric dans le coin. Et il sourit à la femme qui se tenait devant eux. « Bonjour », dit-il.

La femme le regarda avec ce sourire mi-poli, mi-soupçonneux qu’on lui adressait généralement dans les premières secondes. « Oui ? fit-elle.

— C’est au sujet de Paul. »

Le sourire disparut, le visage de la femme se ferma. « Quoi ?

— C’est bien le nom de votre fils ? »

La femme lança un coup d’œil à Carrie. Elle était manifestement déconcertée, remarqua Greg.

« Ses jours sont en danger, dit-il. Est-ce que ça vous intéresserait d’en savoir davantage ?

Qu’est-ce qui lui est arrivé ? »

Greg lui adressa un sourire affable. « Rien encore. »

La femme retint sa respiration, comme si des mains s’étaient brusquement refermées autour de son cou pour l’étrangler.

« Vous l’avez enlevé », murmura-t-elle.

Le sourire de Greg s’élargit. « Rien de semblable.

— Alors où est-il ? »

Greg regarda sa montre et feignit la surprise. « Il n’est pas à l’école ? »

Sans se laisser démonter, la femme le dévisagea un long moment avant de tourner les talons pour rabattre la porte. Greg la bloqua avant qu’elle ne se referme. « Entrons, ordonna-t-il.

— Est-ce qu’on ne pourrait pas attendre dehors… ? » Carrie s’interrompit, le souffle coupé, quand Greg lui enserra le bras pour l’entraîner dans le vestibule. Pendant qu’il refermait la porte, il entendit le bruit caractéristique d’un cadran de téléphone sur lequel on formait un numéro à toute allure. Il sourit et reprit le bras de Carrie pour la guider dans le salon. « Assieds-toi », lui dit-il.

Carrie se posa précautionneusement au bord d’un fauteuil tandis que Greg jetait sur la pièce un regard appréciateur. Tout ici respirait l’argent, des tapis aux draperies, des meubles d’époque aux accessoires. Greg inspira à fond, ravi, et se retint de sourire comme un enfant gourmand. Oui, cette fois, ils avaient décroché le gros lot. Il se laissa tomber sur le canapé, où il s’étira avec volupté, avant de se caler contre le dossier et de croiser les jambes. Un magazine traînait sur la table basse qui lui faisait face. Il nota le nom porté sur l’adresse. Dans la cuisine, il entendait la femme dire : « Il est en salle quatorze ; la classe de Mme Jennings. »

Une espèce de cliquetis fit sursauter Carrie. Greg tourna la tête et vit à travers les rideaux un colley qui grattait à la vitre de la porte-fenêtre coulissante. Au delà, avec un regain de satisfaction, il remarqua le miroitement d’une piscine. Il observa le chien. Ce devait être celui qui chercherait à…

« Merci », dit la femme d’une voix empreinte de reconnaissance. Greg se tourna pour regarder dans cette direction. La femme raccrocha et ses pas résonnèrent sur le carrelage de la cuisine avant d’être étouffés par la moquette du couloir. Prudemment, elle se dirigea vers la porte d’entrée.

« Nous sommes ici, Mme Wheeler », lança Greg.

L’interpellée en perdit la respiration et se retourna, frappée de stupeur. « Qu’est-ce que cela signifie ? s’insurgea-t-elle.

— Il va bien ? s’enquit Greg.

Qu’est-ce que vous voulez ? »

Greg tira le carnet de sa poche et le lui tendit. « Voulez-vous jeter un coup d’œil là-dedans ? »

Au lieu de répondre, la femme plissa les paupières et dévisagea Greg.

« Oui, c’est bien cela, reprit-il. Nous avons quelque chose à vendre. »

Le visage de la femme se durcit.

« La vie de votre fils », termina Greg.

La femme en resta bouche bée, la peur reprenant le pas sur la colère qui s’était un instant emparée d’elle. Dieu, que tu as l’air bête, eut envie de lui dire Greg. Il se força à sourire. « Ça vous intéresse ?

— Sortez d’ici avant que j’appelle la police. » La voix était rauque, mal assurée.

« La vie de votre fils ne vous intéresse donc pas ? »

La femme frissonna, mi-furieuse, mi-apeurée. « Vous ne m’avez pas entendue ? »

Greg laissa échapper un soupir entre ses dents serrées. « Mme Wheeler, articula-t-il patiemment, si vous ne nous écoutez pas avec la plus grande attention, votre fils sera bientôt mort. » Du coin de l’œil, il vit tressaillir Carrie et eut envie de lui envoyer son poing en pleine figure. C’est ça, pensa-t-il, fou de rage. Montre-lui bien à quel point tu as peur, espèce d’idiote !

Un tic agita les lèvres de Mme Wheeler, dont le regard était toujours fixé sur Greg. « De quoi parlez-vous ? demandât-elle enfin.

— De la vie de votre fils, Mme Wheeler.

— Pourquoi iriez-vous faire du mal à mon enfant ? » demanda-t-elle avec un chevrotement soudain dans la voix. Greg se détendit. L’affaire était presque dans le sac.

« Ai-je dit que nous allions lui faire du mal ? se récria-t-il avec un petit sourire ironique. Je ne me souviens pas d’avoir dit une chose pareille, Mme Wheeler.

— Alors… ?

— Avant le milieu du mois, l’interrompit Greg, Paul va se faire écraser par une voiture.

— Quoi ? »

Il s’abstint de se répéter.

« Quelle voiture ? » Elle fixa sur lui des yeux emplis de panique. « Quelle voiture ? insista-t-elle un ton plus haut.

— Nous ne savons pas exactement.

— Où cela ? Quand ?

— C’est justement cette information que nous sommes venus vous vendre. »

La femme tourna un regard affolé vers Carrie, qui baissa les yeux et se mordit la lèvre inférieure. Puis elle revint sur Greg au moment où il reprenait la parole.

« Laissez-moi vous expliquer. Ma femme est ce que l’on appelle une « sensitive ». Il se peut que le terme ne vous soit pas familier. Cela veut dire qu’elle a des visions, des rêves prémonitoires. Très souvent, ils ont trait à des gens qui existent réellement. Comme le rêve qu’elle a fait la nuit dernière — au sujet de votre fils. »

La femme eut un mouvement de recul à ces mots et, comme Greg s’y attendait, un petit air rusé vint modifier ses traits. Se superposant à la peur, il y avait maintenant du soupçon dans son expression.

« Je sais ce que vous pensez, l’informa Greg. Ne perdez pas votre temps. Regardez dans ce carnet et vous verrez…

— Sortez d’ici. »

Le sourire de Greg se fit contraint. « Encore ? Dois-je comprendre que vous ne vous souciez nullement de la vie de votre fils ? »

La femme réussit à étirer ses lèvres en un sourire de mépris. « Alors j’appelle la police ? La brigade des escrocs ?

— Si vous y tenez, mais je vous suggère de m’écouter avant. » Il ouvrit le carnet et commença à lire. « Le 22 janvier, un homme du nom de Jim va tomber du toit sur lequel il était en train de régler l’antenne de télévision. Ramsay Sreet. Maison de deux étages, finitions extérieures vertes et blanches. Et voici la coupure de presse relatant l’événement. »

Il lança un coup d’œil à Carrie, hocha la tête et, sans tenir compte de son regard implorant, se leva et traversa la pièce. La femme amorça un mouvement de recul mais ne bougea pas. Greg lui tendit le carnet ouvert. « Comme vous le voyez, l’homme ne nous a pas crus et il est bien tombé de son toit le 22 janvier ; il est très difficile de convaincre quand on ne peut pas donner de détails qui risqueraient de livrer toute l’histoire. » Un petit bruit de gorge, comme si cela le désolait. « N’empêche qu’il aurait mieux fait de nous payer. Ça lui aurait coûté beaucoup moins cher qu’une fracture de la colonne vertébrale.

— Qui pensez-vous… ?

— En voici un autre, poursuivit Greg en tournant une page. Celui-ci devrait vous intéresser. Le 12 février, dans l’après-midi, un garçon de treize ans, nom inconnu, va tomber dans un puits abandonné. Fracture du bassin. Habite Darien Circle, et cetera, et cetera, vous pouvez voir les détails ici, acheva-t-il en pointant un doigt sur la page. Voilà la coupure de journal. Comme vous pouvez le constater, ses parents sont arrivés in extremis. Tout d’abord, ils avaient refusé de payer, menacé d’appeler la police — comme vous. « Il se fendit d’un sourire. » En fait, ils nous ont jetés dehors. Mais l’après-midi du 12, quand je les ai appelés pour un avertissement de dernière minute, ils étaient fous d’inquiétude. Leur fils avait disparu et ils n’avaient aucune idée de l’endroit où il pouvait se trouver — car bien entendu, je n’avais pas mentionné le puits. »

Il ménagea une pause dramatique, jouissant pleinement de l’instant. « Je suis donc allé chez eux, reprit-il. Ils ont payé et je leur ai dit où était leur fils. » Il désigna la coupure du doigt. « On l’a trouvé, comme vous le voyez… dans un puits abandonné. Le bassin brisé.

— Vous pensez vraiment… ? »

Greg acheva la phrase qu’il sentait venir. « … que vous allez croire tout ça ? Non, pas entièrement ; personne n’y croit au début. Laissez-moi vous dire ce que vous, vous pensez en ce moment. Vous vous dites qu’on a découpé ces faits divers dans des journaux et inventé une histoire qui aille avec. Vous avez le droit de croire ça si ça vous chante… » Son visage se durcit. « Mais dans ce cas, vous aurez perdu votre fils d’ici le 15 du mois, sûr comme un et un font deux. »

Il se fendit d’un grand sourire. « Je ne pense pas que vous aimeriez que je vous raconte comment ça va se passer. »

Le sourire commença à s’effacer. « Et cela va se passer, Mme Wheeler, que vous le croyiez ou non. »

Encore trop angoissée pour être certaine de ses soupçons, la femme regarda Greg se tourner vers Carrie.

« Alors ? dit-il.

— Je ne…

Allez, vas-y », ordonna-t-il.

Carrie se mordit la lèvre inférieure et s’efforça de réprimer le sanglot qui montait en elle.

« Qu’est-ce que vous avez en tête ? » demanda la femme.

Les yeux de Greg revinrent se poser sur elle. « Nos arguments. » Retour sur Carrie. « Alors ? »

Elle parla avec difficulté, les yeux clos. « Il y a une carpette par terre près de la chambre du bébé. Vous allez glisser dessus avec la petite dans les bras. »

Greg la regarda, surpris et ravi ; il ne savait pas qu’il y avait un bébé dans la maison. Il s’empressa de se retourner vers la femme tandis que Carrie continuait d’une voix inquiète : « Il y a une araignée, une veuve noire, sous le parc installé dans le patio, elle va piquer le bébé, il y a…

— Vous désirez vérifier ces détails, Mme Wheeler ? » intervint Greg. Il se mit soudain à la détester pour sa lenteur, sa réticence. « Ou voulez-vous que nous partions tout de suite, continua-t-il, cassant, et que nous laissions cette décapotable bleue traîner la tête de Paul le long de la rue jusqu’à ce qu’il y ait de sa cervelle un peu partout ? »

Les yeux de la femme s’emplirent d’horreur. Greg craignit un instant d’en avoir trop dit, puis il se détendit en s’avisant que non. « Je vous suggère de vérifier les propos de mon épouse », reprit-il d’un ton léger. Mme Wheeler recula légèrement, puis tourna les talons pour se précipiter vers le patio. « Oh, à propos », lança Greg comme un détail lui revenait en mémoire. Elle se retourna. « Ce chien, dehors, essaiera de sauver votre fils, mais sans succès. La voiture le tuera lui aussi. »

La femme fixa sur lui un regard ahuri, comme si elle ne comprenait pas, puis elle fit coulisser la porte-fenêtre et sortit. Greg vit le colley batifoler autour d’elle tandis qu’elle traversait le patio. Tranquillement, il retourna s’asseoir sur le canapé.

« Greg… ? »

Il se renfrogna et, d’un geste brusque de la main, intima à Carrie l’ordre de se taire. Un raclement venait de se faire entendre dans le patio ; la femme retournait le parc du bébé. Il tendit l’oreille. Perçut un cri étouffé, puis un bruit de semelles qui martelaient le béton tandis que le chien aboyait rageusement. Greg sourit et, avec un soupir satisfait, se laissa aller contre le dossier du canapé. Gagné.

Quand la femme revint, il lui sourit, remarquant au passage le rythme haletant de sa respiration.

« Ça pourrait arriver n’importe où, dit-elle sur la défensive.

— Vraiment ? fit Greg sans se départir de son sourire. Et la carpette ?

— Vous avez pu jeter un œil dans la maison pendant que j’étais dans la cuisine.

— Nous n’avons rien fait de tel.

Vous avez peut-être dit ça au hasard.

— Et peut-être pas. » Son sourire se fit glacé. « Peut-être que tout ce que nous vous avons dit est vrai. Vous voulez courir ce risque ? »

La femme resta sans réponse. Greg regarda Carrie. « Autre chose ? » Carrie se mit à frissonner par à coups. « Il y a une prise de courant près du berceau de la petite, dit-elle. Elle a une pince à cheveux à sa portée, elle essaie de la mettre dans la prise et…

— Mme Wheeler ? » Greg fixa un regard inquisiteur sur elle et ricana quand il la vit se précipiter hors de la pièce. Puis il sourit à Carrie et lui fit un clin d’œil. « Tu es vraiment en forme aujourd’hui, mon chou. »

Elle lui rendit son regard, les yeux brillants de larmes. « N’en fais pas trop, Greg », murmura-t-elle.

Il se détourna en ravalant son sourire. Du calme, s’exhorta-t-il. Du calme. Dès demain, tu seras délivré d’elle. Machinalement, il rangea le carnet dans la poche de son pardessus.

La femme réapparut quelques minutes plus tard, son visage n’exprimant plus que la terreur. Entre le pouce et l’index de la main droite elle tenait une pince à cheveux. « Comment avez-vous su ? » Un immense désarroi était perceptible dans sa voix sans timbre.

« Je crois vous avoir expliqué cela, Mme Wheeler, répondit Greg. Ma femme a un don. Elle sait exactement où et quand l’accident aura lieu. Est-ce que vous êtes disposée à acheter cette information ? »

Les mains de la femme tressaillirent au bout de ses bras ballants. « Combien demandez-vous ?

— Dix mille dollars en espèces. » Les doigts de Greg se crispèrent automatiquement quand il entendit Carrie s’étrangler, mais il s’abstint de la regarder. Ses yeux restèrent fixés sur le visage décomposé de la femme.

« Dix mille…, répéta-t-elle stupidement.

— C’est cela. Marché conclu ?

— Mais nous ne…

C’est à prendre ou à laisser, Mme Wheeler. Vous n’êtes pas en mesure de marchander. N’allez pas vous figurer que vous ayez un moyen quelconque d’empêcher l’accident. Si vous ne connaissez pas l’endroit et le moment exacts, il arrivera. » Il se leva brusquement, ce qui eut pour effet de la faire sursauter. « Alors ? cracha-t-il. Qu’est-ce que vous décidez ? Dix mille dollars ou la mort de votre fils ? »

La femme ne réussit pas à répondre. Les yeux de Greg se portèrent sur Carrie, emmurée dans un désespoir muet. « Tirons-nous », dit-il. Et il prit la direction du vestibule.

« Attendez. »

Greg se retourna et regarda la femme. « Oui ?

— Comment… je peux… savoir… ? bredouilla-t-elle.

— Vous ne pouvez pas, la coupa-t-il. Vous n’avez aucune possibilité de savoir. Nous, nous savons. »

Il attendit encore quelques instants, le temps qu’elle prenne une décision, puis passa dans la cuisine et s’approcha du téléphone. Il sortit son bloc-notes d’une poche intérieure, se saisit de son crayon et nota le numéro inscrit sur le cadran. Derrière lui, il entendait la femme implorer Carrie à voix basse. Il fourra crayon et bloc-notes dans la poche de son manteau et quitta la cuisine. « Allons-y », dit-il à Carrie, qui était déjà debout. Coup d’œil indifférent à la femme. « Je téléphonerai cet après-midi. Vous pourrez me dire ce que votre mari et vous aurez décidé. » Sa bouche se durcit. « Ce sera le seul appel que vous recevrez. »

Il marcha jusqu’à la porte d’entrée, l’ouvrit. « Allez, allez », s’énerva-t-il. Carrie passa devant lui en essuyant les larmes qui mouillaient ses joues. Greg lui emboîta le pas et commençait à tirer la porte derrière lui quand il s’interrompit, comme s’il venait de se rappeler quelque chose.

« Au fait, dit-il en souriant à la femme, si j’étais vous, je n’appellerais pas la police. On ne pourrait retenir aucune charge contre nous, même si on nous trouvait. Et bien sûr, on ne pourrait plus rien vous dire de notre côté… et votre fils devrait mourir. » Il referma la porte et se dirigea vers la voiture, l’image de la femme gravée dans son esprit : debout dans son salon, hébétée et tremblante, fixant sur lui des yeux égarés. Il laissa échapper un grognement amusé. Elle était ferrée.

Greg vida son verre et, avec une grimace de dégoût, se laissa pesamment aller dans l’angle formé par le dossier et le bras du canapé. Fini le whisky bon marché ; dorénavant il ne boirait que du meilleur. Il tourna la tête vers Carrie. Debout près de la fenêtre du salon, elle contemplait la ville. Que diable ruminait-elle encore ? Sans doute se demandait-elle où se trouvait en ce moment la décapotable bleue. Un instant, Greg se posa lui-même la question. Était-elle à l’arrêt ? En train de rouler ? Il eut un sourire d’ivrogne. Il éprouvait un sentiment de puissance à l’idée de posséder au sujet de cette voiture une information que même son propriétaire ignorait ; à savoir que dans huit jours, à deux heures seize de ce jeudi après-midi, elle écraserait un petit garçon et causerait sa mort.

Il fixa un œil mauvais sur Carrie. « Très bien, dis ce que tu as sur le cœur. Lâche-toi. »

Elle tourna vers lui un regard implorant. « Faut-il vraiment réclamer une telle somme ? »

Il détourna la tête et ferma les yeux.

« Greg, faut-il…

Oui ! » Il inspira par saccades. Dieu, qu’il serait heureux de lui tirer sa révérence !

« Et s’ils ne peuvent pas payer ?

Tant pis pour eux. »

Le bruit du sanglot qu’elle réprima lui mit les nerfs à vif. « Va t’allonger, lui dit-il.

— Greg, il n’a pas une chance d’en réchapper ! »

Il lui fit face, le teint livide. « Est-ce qu’il avait plus de chance avant qu’on s’en mêle ? gronda-t-il. Sers-toi de ta cervelle pour une fois, bon sang ! Sans nous, il serait déjà comme mort !

— Oui, mais…

— Je t’ai dit d’aller t’allonger !

— Tu n’as pas vu comment ça allait se passer, Greg ! » Un violent frisson le secoua tandis qu’il luttait contre l’envie de saisir la bouteille de whisky et de bondir sur elle pour la lui fracasser sur la tête. « Dégage », marmonna-t-il.

Elle traversa la pièce d’un pas incertain, le dos de la main pressé contre ses lèvres. La porte de la chambre claqua derrière elle et il l’entendit se jeter en travers du lit en sanglotant. Maudite pleurnicharde ! Il grinça des dents à s’en faire mal à la mâchoire, puis se versa une autre dose de whisky qui le fit grimacer quand il en sentit le feu dévaler jusqu’à son estomac. Ils s’en tireraient, se dit-il. De toute évidence, ils avaient l’argent, et de toute évidence, la femme l’avait cru. Il opina. Oui, ils allongeraient la monnaie. Dix mille dollars. Son passeport pour une autre vie. Des vêtements de prix. Un hôtel grand luxe. De jolies femmes, peut-être une d’entre elles pour de bon. Il continua d’opiner. Oui, un de ces jours. A Il tendait la main vers son verre quand il entendit Carrie parler d’une voix étouffée dans la chambre. Durant quelques instants, son geste resta suspendu entre le canapé et la table basse. Puis, brusquement, il fut debout et fonça vers la porte de la chambre, qu’il ouvrit à toute volée. Carrie se retourna dans un sursaut, le téléphone à la main, le visage figé en un masque de terreur. « Le jeudi 14, lâcha-t-elle dans l’appareil. Deux heures seize de l’après-midi ! » Elle hurla quand Greg lui arracha le combiné et abattit son autre main sur le support, coupant la communication.

Il tremblait de tous ses membres, fixant sur elle des yeux fous. Lentement, Carrie leva une main pour se protéger. « Greg, je t’en prie, non… »

La fureur l’avait rendu sourd. Il n’entendit même pas le bruit mat que fît le combiné contre la joue de Carrie quand, de toutes ses forces, il lui en asséna un coup en pleine figure. Elle tomba en arrière avec un cri étranglé. « Salope, éructa-t-il. Salope, salope, salope ! » Et de ponctuer d’un nouveau coup chaque répétition de l’insulte. Il ne la distinguait pas clairement non plus ; son image se brouillait derrière un écran de rage aveugle. C’était fichu ! Elle avait tout saboté ! Adieu le Grand Coup ! Je vais te tuer, nom de Dieu ! Impossible de savoir si les mots venaient d’exploser dans sa tête ou s’il les lui hurlait à la figure.

Tout à coup, il se rendit compte que sa main douloureuse était toujours refermée sur le combiné, que Carrie était allongée sur le lit, la bouche ouverte, les yeux fixes, le visage en bouillie et baigné de sang. Il desserra les doigts et entendit, comme à des kilomètres de là, le combiné heurter le plancher. Il contempla Carrie, malade d’horreur. Était-elle morte ? Il colla une oreille contre sa poitrine et écouta. Tout d’abord, il ne perçut que les pulsations de son propre cœur. Puis, à force de concentration, les traits déformés par la rage, il finit par entendre les battements du cœur de Carrie, faibles et irréguliers. Elle n’était pas morte ! Il releva brusquement la tête.

Elle le regardait, la mâchoire pendante, les yeux étrangement fixes.

« Carrie ? »

Pas de réponse. Ses lèvres bougeaient sans produire un son. Elle tenait son regard toujours fixé sur lui. « Quoi ? » demanda-t-il. Il reconnut l’expression qu’elle avait prise et frémit. « Quoi ?

— La rue », murmura-t-elle.

Greg se pencha au-dessus de son visage dévasté.

« Une rue, reprit-elle dans un souffle, la nuit… » Sa respiration était sifflante, son sang l’étouffait. « Greg… » Elle essaya de se redresser, mais en vain. Une angoisse mortelle se lisait maintenant dans ses yeux. « Un homme… un rasoir… il te… oh, non ! »

Greg sentit une chape de glace s’abattre sur lui. Il la saisit par le bras. « Où ça ? » marmonna-t-il. Elle ne répondit pas et les doigts de Greg s’enfoncèrent instinctivement dans sa chair. « Où ? insista-t-il. Quand ? » Il se mit à trembler sans pouvoir s’arrêter. « Quand, Carrie ? ! »

C’était le bras d’une morte qu’il étreignait. Suffoqué, il retira brusquement sa main et la regarda, la bouche grande ouverte, incapable de parler comme de penser. Puis, comme il s’éloignait à reculons, ses yeux furent attirés par le calendrier sur le mur et une phrase s’imposa dans sa tête avec une lenteur de plomb : un de ces jours. Soudain, il se mit à rire et à pleurer. Et avant de s’enfuir, il resta planté quatre-vingts minutes devant la fenêtre, à contempler le vide en se demandant qui était l’homme, où il se trouvait en ce moment et ce qu’il pouvait bien faire.

La Touche Finale
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