LA TOUCHE FINALE
Debout près de la porte-fenêtre du balcon, Hollister les regardait faire l’amour. Son souffle formait de petits nuages blancs dans la nuit noire, ses doigts gantés de gris s’ouvraient et se refermaient pour que s’y maintienne un semblant de circulation. Il lui semblait que le froid pénétrait sa chair et s’enroulait autour de ses os.
Dans la chambre, Rex Chappel et sa femme étaient allongés sur le lit, lui en pantalon de pyjama, elle en nuisette de voile noir. Hollister sentit sa gorge se nouer quand le corps d’Amanda réagit aux caresses de son mari. Il serra les dents, tout pâle à l’ombre de son feutre. Bientôt, pensa-t-il, les lèvres retroussées par un sourire sans joie.
À présent, Chappel entreprenait d’ôter la nuisette d’Amanda. Elle se redressait, languissante, les bras levés, tandis qu’il faisait glisser le tissu diaphane sur ses seins lourds, son visage radieux, l’enchevêtrement de ses cheveux dorés, l’ivoire de ses bras, ses longs doigts aux ongles laqués de rouge.
La nuisette s’envola pour aller se fondre dans le noir de la chambre. Amanda bascula en arrière, les bras tendus, les doigts repliés telles des serres. Chappel se redressa et dénoua d’un geste sec le cordon de son pantalon de pyjama, qui glissa sur ses jambes musclées et dont il se débarrassa en deux ou trois coups de pied. Amanda se blottit langoureusement au creux d’une montagne d’oreillers. Hollister vit ses seins aux pointes durcies se soulever et s’abaisser au rythme de plus en plus irrégulier de sa respiration. Vit Chappel se pencher sur le corps impatient qui s’arquait vers lui. C’est le moment ! songea-t-il. Le visage déformé par la haine, il poussa la porte-fenêtre entrebâillée et tira doucement le pistolet de sa poche. De petits bruits sourds retentirent ; le pistolet muni d’un silencieux expédia six balles dans le dos courbé de Chappel.
Hollister retraversa la ville sans forcer sur l’accélérateur. Le pistolet, lourdement lesté, reposait au fond du fleuve. Emprisonnée par le poids mort de son mari, Amanda ne l’avait pas vu s’enfuir. Il était tranquille de ce côté-là. Qu’on aille prouver sa culpabilité !
Par exemple, quel mobile alléguer ? Chappel étant son employé, Hollister n’avait rien à lui envier. Rien à part Amanda, bien sûr. Mais ce n’était pas, en l’occurrence, un motif suffisant. Lors de leurs très rares rencontres il n’avait jamais laissé soupçonner qu’il la désirait, que ce soit par un regard ou une parole. Hollister soupira d’aise. Au final, tout était parfait : le meurtre, l’instant du meurtre et le bonheur d’avoir tué.
À présent, la touche finale. Retourner sur les lieux, surprendre Amanda à peine remise du choc, et lui demander si Chappel avait terminé le travail qu’il lui avait confié le jour même. Quelle jubilation de la voir balbutier des excuses, égarée, défaite ! Car il n’éprouvait pour elle qu’un désir cru, dénué d’amour. Le moment venu, il la prendrait avec autant de mépris qu’il avait éliminé son époux.
Hollister sourit. Il pouvait enfin penser à Chappel avec sérénité. Il l’avait haï dès son entrée en fonction chez Hollister & Ware, Inc. Parce qu’il avait tout ce qui lui manquait : la jeunesse, l’allure, la contenance. La rencontre d’Amanda lors d’un dîner organisé par la société lui avait porté le coup fatal. Qu’un homme possède, en plus de tout le reste, une femme aussi belle, aussi sensuelle, c’en était trop ! Il avait compris ce soir-là que pour la paix de son âme, il devrait causer la perte de ce couple.
Mais comment ? Au premier abord, le meurtre ne lui était pas apparu comme la meilleure solution. Puis, avec le temps l’idée s’était avérée non seulement attrayante mais cohérente. Jamais il ne pourrait détacher Amanda d’un mari si séduisant. Il ne pouvait pas non plus briser la carrière de Chappel qui, au mieux, démissionnerait, et au pire, comprendrait la manœuvre et la retournerait à son avantage. Seule l’élimination physique était concevable ; car ce qui prédominait chez Chappel, c’était sa virilité. Quelle meilleure vengeance que son anéantissement à l’instant précis où celle-ci s’exprimait avec le plus de force ?
Maintenant que c’était fait, tout devenait facile. Pour commencer, le repli ; puis une présence discrète, quelques attentions prévenantes — une épaule consolatrice dans les moments difficiles. Bref, une infiltration progressive jusqu’à l’assujettissement final d’Amanda qui, défaillante, ne trouverait aucune main secourable.
L’horloge du tableau de bord indiquait onze heures vingt lorsqu’il freina devant chez Chappel. Près de deux heures s’étaient écoulées depuis le meurtre. Suffisamment de temps pour que la police ait emporté le cadavre et posé ses questions. Hollister contourna nonchalamment la voiture et, une fois sur le seuil, effleura la sonnette, déclenchant un carillon. Curieux, cette décontraction. La mort de Chappel, bien sûr. Le trépas de ce maudit Adonis lui enlevait un poids des épaules.
La porte s’ouvrit et Amanda fut devant lui. Vêtue d’un peignoir écarlate, le teint livide, les traits tirés. Qu’est-ce qu’il y a, mon petit ? faillit-il dire. Il se reprit. Cela pourrait sembler suspect. Poliment, il porta une main à son chapeau.
« Désolé de vous déranger à une heure pareille, mais je dois récupérer les documents que j’ai confiés à votre mari aujourd’hui. Ils concernent un client très important et… » Tout en débitant ces phrases insipides, il scrutait le visage d’Amanda afin d’y déceler des traces d’accablement.
« Entrez. » Elle recula dans un froufrou de soie et, feutre à la main, Hollister entra.
« Je vous débarrasse ?
— Ma foi, euh… » Il fit semblant d’hésiter. « Je ne voudrais pas…
— Je vous en prie. »
Voilà qui dépassait toutes ses espérances. Il passa au salon pendant qu’Amanda suspendait son manteau et son chapeau avant de le rejoindre.
« Vous buvez quelque chose ? » proposa-t-elle.
Il inclina la tête. « Volontiers. Un petit scotch à l’eau. » Il examina de nouveau son visage, qui n’exprimait toujours rien. Il aurait souhaité des sanglots, des larmes, il l’aurait voulue hystérique.
Bah, tant pis. Après tout, c’était aussi une manière de réagir — encore plus radicale, en un sens ! La mort de Chappel l’avait choquée jusqu’au mutisme. Hollister se considéra comme satisfait. Il s’installa en souriant sur le canapé et croisa les jambes. « Chappel est là ? demanda-t-il négligemment.
— Oui, en haut. »
Elle lui tournait le dos. Il la regarda bouche bée. En haut ? Son cœur se glaça. Soudain, il comprit. Un nouvel assaut de joie vint décupler son bonheur. Sans doute n’a-t-elle pas encore prévenu la police. Il tressaillit. En haut, le cadavre, et en bas, l’assassin qui se fait servir un scotch par la veuve éplorée. C’était trop beau pour être vrai, mais c’était ainsi. Il dut fermer les yeux et respirer à pleins poumons avant de pouvoir contrôler le tremblement qui s’était emparé de lui.
Quand ses paupières se rouvrirent, Amanda revenait du buffet, son peignoir en soie flamboyant légèrement entrouvert. Son estomac se contracta. Il avait vu ses cuisses. Se pouvait-il qu’elle soit nue sous son peignoir ? Un frisson lui parcourut les épaules lorsque, se penchant pour lui tendre son verre, elle ne lui laissa d’autre choix que de contempler le balancement de ses seins pulpeux entre les pans du peignoir. Au contact du verre et de la main qui le lui présentait, il ressentit comme une décharge dans les doigts.
« En a-t-il, euh… terminé avec les documents ? demanda-t-il.
— Oui. » Elle se tenait debout devant lui, immobile, comme plongée dans une réflexion profonde.
« Bon. » Hollister but une gorgée et toussa. Pourquoi ne disait-elle rien ? Cette question l’oppressait.
« Je n’ai pas prévenu la police », dit-elle.
Le verre tressauta dans la main d’Hollister et une partie de son contenu se renversa sur ses genoux. « Ah, zut ! » s’entendit-il dire entre ses dents. Il posa le verre, sortit un mouchoir de sa poche de poitrine et se mit à tamponner son pantalon.
Brusquement, Amanda s’assit et lui saisit les mains. « J’ai dit…
— Oui. Oui, j’ai entendu, chevrota Hollister. De toute façon, p… pourquoi appelleriez-vous la police ? »
Elle resserra son étreinte, lui fit face et poussa un soupir frémissant qui tendit sa poitrine contre la soie du peignoir. Bon sang, elle était bel et bien nue en dessous. Il en eut des frissons le long des jambes. Il ne pouvait détacher ses yeux d’elle.
« Ne vous moquez pas de moi, dit-elle.
— Comment ça… ? » Il en resta bouche bée.
Un violent sanglot convulsa la poitrine d’Amanda et elle s’affala contre lui. « Je vous en supplie, aidez-moi. »
Hollister remuait les lèvres sans émettre un son. Il tenta de la repousser, mais sans y parvenir. Pas plus qu’il ne parvenait à détacher son regard des pans entrouverts du peignoir.
« Mme Chappel…, entama-t-il d’une voix étranglée.
— Prends-moi, murmura-t-elle. Tu l’as tué, alors c’est à toi de me satisfaire. » Elle écarta son peignoir et pressa ses beaux seins blancs contre sa poitrine. « Tu es obligé ! » Elle avait les yeux fiévreux, les lèvres entrouvertes sur ses dents serrées. Il sentit son souffle torride sur sa joue et fut pris d’un sursaut de dégoût et d’horreur. C’était trop tôt, trop tôt ! Il n’avait pas prévu que…
En haut, une porte s’ouvrit avec fracas.
Amanda se figea, agrippa le dos d’Hollister et se blottit contre lui. « Non ! » dit-elle. Son regard se fixa sur l’escalier, aussitôt suivi par celui d’Hollister.
Au-dessus, dans le couloir, quelqu’un titubait, laissant échapper des sanglots étouffés.
« Non ! » répéta-t-elle.
Hollister sentit les doigts d’Amanda se crisper sur son dos, ses ongles s’y enfoncer jusqu’à lui faire mal. « Qu’est-ce qui se passe ? » gémit-il.
Elle était comme hypnotisée par l’escalier. Une plainte rauque, démente, naquit dans sa gorge.
« Qu’est-ce qui se passe ? » insista-t-il.
Soudain elle se mit à suffoquer, enfouit son visage dans la poitrine d’Hollister et l’étreignit de toutes ses forces. « Rex ! » cria-t-elle.
Hollister eut l’impression qu’un étau se refermait sur son cœur. Il se ratatina dans les coussins, au bord de la suffocation, tenta de parler mais fut dans l’incapacité d’émettre autre chose qu’un marmonnement débile et incompréhensible. En haut, les pas désordonnés se rapprochaient, attaquaient l’escalier.
« Empêche-le de m’attraper », gémit Amanda. C’était comme si elle s’insinuait au cœur même de sa chair. Il tenta en vain de la repousser. Son cœur cognait contre sa poitrine, ses tempes palpitaient. Des pas lourds s’abattaient sur les marches. Un corps percuta violemment la rampe et un grognement de rage retentit.
« Empêche-le ! » La voix d’Amanda était stridente, discordante. Hollister essaya de lui répondre, mais seul un gargouillement étranglé s’échappa de ses lèvres. Il regardait désespérément dans le couloir. Non, songea-t-il. Oh, mon dieu, non !
« Empêche-le ! » hurlait Amanda.
Une seconde avant que la silhouette sanguinolente ne fasse irruption dans la pièce, un hurlement monstrueux déchira les tympans d’Hollister qui, sans trop savoir comment, s’avisa qu’il venait de lui-même !
« Il a avoué ? » demanda-t-elle.
Le sergent hocha lentement la tête. Il ne s’était pas encore tout à fait remis de sa vision de Mme Chappel à demi nue, cramponnée au petit homme qui hurlait, quand, suivant ses instructions, il avait déboulé dans le salon, les bras tendus sous le drap ensanglanté.
« Je ne comprends toujours pas comment vous avez deviné que c’était lui. »
Sourire sinistre d’Amanda Chappel. « Appelez ça de l’intuition. »
Cinq minutes plus tard le sergent Nielson roulait vers le commissariat. Décidément, les femmes étaient de remarquables intermédiaires. Rien n’aurait pu laisser soupçonner Hollister, et à plus forte raison établir sa culpabilité. Seule l’insistance de Mme Chappel avait convaincu Nielson d’attendre son retour et permis de réunir les preuves. Et seul son acharnement à lui mettre les nerfs à vif avait permis de l’incriminer. Les assassins, pour peu qu’ils soient émotifs, étaient tout de suite mûrs pour la confession. Mais le temps que l’enquête régulière aboutisse à lui, Hollister se serait blindé contre tout interrogatoire. Aussi insensé que cela puisse paraître, Nielson devait admettre qu’en l’occurrence, la méthode de Mme Chappel était sans doute la seule envisageable. Il secoua tête, à la fois déconcerté et admiratif. Au fond, son rôle à lui avait été presque superflu. C’était Amanda Chappel qui avait confondu Hollister en apportant la touche finale.