ONDE DE CHOC
« Je te dis qu’il a quelque chose qui cloche », dit M. Moffat.
Le cousin Wendall tendit la main vers le sucrier. « Donc ils ont raison. » Et il mit une cuillerée de sucre dans son café.
« Pas du tout, répliqua sèchement Moffat. Ils n’ont certainement pas raison.
— Mais s’il ne marche pas…
— Il y a à peu près un mois de cela, il marchait encore très bien. Il marchait parfaitement jusqu’à ce qu’on décide de le remplacer au premier de l’an. »
Les doigts pâles et jaunis de M. Moffat reposaient, rigides, sur la table. Il n’avait pas touché à ses œufs ni à son café qui refroidissaient devant lui.
« Pourquoi ça te met dans un tel état ? s’enquit Wendall. Ce n’est jamais qu’un orgue.
— C’est bien plus que cela. Il était là avant même que l’église soit finie. Cela fait quatre-vingts ans. Quatre-vingts.
— Un sacré bail, observa Wendall en mastiquant son toast à la confiture. Trop longtemps, peut-être.
— Il n’a rien qui cloche, protesta Moffat. Ou plutôt il n’avait rien avant. C’est pourquoi je veux que tu viennes avec moi ce matin.
— Comment ça se fait que tu ne l’aies pas fait examiner par un spécialiste ?
— Il se serait contenté d’être d’accord avec les autres, dit Moffat d’un ton amer. Il l’aurait déclaré trop vieux, trop usé.
— C’est peut-être le cas.
— Pas du tout. » Moffat en tremblait.
« Enfin, moi, ce que j’en dis… Il est quand même assez vieux.
— Il marchait bien avant », s’obstina Moffat, les yeux plongés dans la noirceur de son café. « Le culot qu’ils ont ! marmonna-t-il. Envisager de s’en débarrasser. Quel culot. »
Il ferma les yeux. « Peut-être qu’il le sait. »
Le bruit de métronome de leurs talons perforait le silence de la nef.
« Par ici », dit M. Moffat.
Wendall poussa le battant épais comme le bras et les deux hommes gravirent l’escalier de marbre en spirale. À l’étage, Moffat fit passer son porte-documents dans son autre main pour chercher son trousseau de clés. Il ouvrit la porte et ils pénétrèrent dans l’obscurité à l’odeur de moisi de la tribune. Il s’avancèrent dans le silence, éveillant de faibles échos.
« Là-bas, dit Moffat.
— Oui, je vois. »
Le vieil homme se laissa tomber sur le banc poli comme du verre et alluma la petite lampe. Un cône de lumière diffusé par une ampoule repoussa les ombres.
« Tu crois que le soleil va se montrer ? demanda Wendall.
— Je ne sais pas. »
Il déverrouilla et releva le rideau à cylindre du clavier, fit remonter le pupitre, et poussa dans sa rainure le levier passablement usé de l’interrupteur.
Dans la salle en brique à leur droite monta soudain un bourdonnement, un déferlement croissant d’énergie. L’aiguille de l’indicateur de pression d’air trembla dans son cadran.
« Le voilà en vie », dit Moffat.
Wendall émit un grognement amusé et traversa la tribune. Le vieil homme le suivit.
« Qu’est-ce que tu en penses ? » demanda-t-il dans la salle en brique.
Wendall haussa les épaules. « Je ne saurais dire. » Il regarda le moteur tourner. « Induction monophasée. Fonctionne par magnétisme. » Il tendit l’oreille. « Tout m’a l’air en ordre. »
Il traversa la petite pièce. « Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en pointant l’index.
— Les mécanismes de relais. Pour que les tuyaux restent remplis d’air.
— Et ça, c’est la soufflerie ? » Le vieil homme fit oui de la tête.
« Mmm-hmm. » Wendall se retourna. « Tout m’a l’air en bon ordre. »
Une fois ressortis, ils regardèrent les tuyaux. Au-dessus du bois luisant du buffet, ils se dressaient tels de gigantesques crayons dorés.
« Impressionnant, fit Wendall.
— Magnifique, corrigea Moffat
— Écoutons-le. »
Ils retournèrent vers le clavier et Moffat s’assit devant. Il tira sur une commande et appuya sur une touche.
Un son unique se répandit dans l’air ombreux. Le vieil homme actionna une pédale de volume et la note s’amplifia. Elle perçait l’atmosphère, ton et harmoniques se répercutant sous la coupole comme des diamants projetés par une fronde.
Soudain, le vieil homme leva la main. « Tu as entendu ?
— Quoi ?
— Il a tremblé. »
Pendant que les fidèles entraient dans l’église, M. Moffat jouait le prélude de Bach Aus der Tiefe rufe ich (Des profondeurs je t’appelle). Ses doigts se déplaçaient avec assurance sur les touches, ses pieds grêles dansaient sur les pédales. L’air vibrait de sons émouvants.
Wendall se pencha pour murmurer : « Voilà le soleil. »
Au-dessus du crâne couronné de mèches grises du vieil organiste, la lumière du soleil filtrait à travers les vitraux, baignant la rangée de tuyaux d’un rayonnement vaporeux.
Wendall se pencha de nouveau. « Tout me paraît aller pour le mieux.
— Attends. »
Wendall grommela et s’avança jusqu’au bord de la tribune pour contempler la nef. Le triple flot des paroissiens se dispersait dans les rangées. L’écho de leurs mouvements s’élevait comme des crissements d’insectes. Wendall les regarda s’installer sur les bancs en bois brun. Au-dessus d’eux résonnait la musique de l’orgue.
« Psitt ! »
Wendall revint auprès de son cousin. « Qu’est-ce qu’il y a ?
— Écoute. »
Wendall inclina la tête. « Je n’entends rien à part l’orgue et son moteur.
— Justement, murmura le vieil homme. On n’est pas censé entendre le moteur. »
Wendall haussa les épaules. « Et alors ? »
L’autre s’humecta les lèvres. « Je crois que ça commence », murmura-t-il.
En bas, on refermait les battants de la porte d’entrée. Le regard de Moffat se porta sur sa montre calée contre le pupitre, puis sur la chaire où venait d’apparaître le Révérend. Il transforma l’accord final du prélude en une chatoyante pyramide sonore, marqua un temps, puis, mezzo forte, modula en clef de sol pour attaquer les premières mesures de la Doxologie.
En bas, le Révérend tendit les mains, les paumes en l’air, et les fidèles se levèrent dans un mélange de bruissements et de craquements. Un instant de silence. Puis le chant commença.
Moffat accompagna le cantique, égrenant la mélodie de la main droite. À la troisième phrase, la touche voisine de celle qu’il pressait s’abaissa d’elle-même et l’accord se trouva brouillé par une dissonance bizarre. Les doigts du vieil homme tressaillirent ; la dissonance s’éteignit.
« Loués soient le Père, le Fils et le Saint-Esprit. »
L’assistance couronna son chant par un Amen prolongé. Les doigts de Moffat quittèrent les touches, il coupa le moteur, un composé de bruissements et de craquements emplit de nouveau la nef et le Révérend en soutane noire leva les mains pour empoigner le rebord de la chaire.
« Notre Père qui êtes aux cieux, dit-il, nous, tes enfants, venons à toi en ce jour de communion. »
En haut, dans la tribune, une note basse frissonna en sourdine.
Moffat sursauta, le souffle coupé. Son regard passa à toute allure du contact (coupé), à l’aiguille de la pression d’air (immobile), pour se porter vers la salle du moteur (silencieuse).
« Tu as entendu ? murmura-t-il.
— J’en ai bien l’impression.
— L’impression ? se récria Moffat.
— Eh bien… » Wendall se pencha pour tapoter de l’ongle le cadran de la pression d’air. Rien ne se passa. Il laissa échapper un grommellement et se détourna pour se rendre à la salle du moteur. Moffat se leva et le suivit sur la pointe des pieds.
« M’a l’air à l’arrêt, observa Wendall.
— Je l’espère bien. » Le vieil homme sentit un tremblement gagner ses mains.
L’offertoire ne devait surtout pas être envahissant mais constituer un discret fond sonore accompagnant le tintement des pièces et le froissement des billets. M. Moffat le savait bien. Nul autre ne mettait mieux que lui en musique l’instant de la quête.
Pourtant, ce matin-là…
Les dissonances n’étaient certainement pas de lui. Rares étaient les fautes dans le jeu de M. Moffat. Les touches qui résistaient, qui vibraient sous ses doigts comme des créatures vivantes… était-ce un effet de son imagination ? Les accords qui se réduisaient à des octaves décharnées, pour s’enfler exagérément aussitôt après… cela venait-il de lui ? Rigide, le vieil homme écoutait la musique se déployer irrégulièrement dans l’air. Depuis la fin des répons, depuis qu’il avait rebranché l’orgue, celui-ci semblait presque doué de volonté, capable d’agir de lui-même.
Moffat se tourna pour chuchoter quelque chose à son cousin.
Soudain, l’aiguille de l’autre cadran sauta de mezzo à forte et le volume s’amplifia. Le vieil homme sentit les muscles de son ventre se nouer. Ses mains pâles quittèrent brusquement les touches et, l’espace d’une seconde, on n’entendit plus que les pas étouffés des quêteurs et le tintement des pièces dans les paniers.
Puis les mains de Moffat reprirent leur place et la musique de l’offertoire retrouva son murmure discret et raffiné. Le vieil homme remarqua qu’en bas des visages se tournaient vers la tribune avec curiosité, et il pinça les lèvres en une moue d’exaspération.
« Écoute, lui dit Wendall à la fin de la quête, comment peux-tu être sûr que ce n’est pas toi ?
— Parce qu’il n’en est rien, siffla le vieillard. C’est lui.
— Ça n’a pas de sens. Sans toi pour en jouer, ce n’est qu’une machine.
— Non, fit Moffat en secouant la tête. Non. C’est plus que cela.
— Écoute, tu m’as dit qu’on allait s’en débarrasser et que ça te tourmentait. »
Le vieil homme marmonna.
« Conclusion : je crois c’est toi qui es à l’origine de tout ça, sans t’en rendre compte, de façon plus ou moins inconsciente. »
Moffat réfléchit au problème. Certes, c’était bien un instrument. Les sons qui en sortaient dépendaient bien de ses pieds et de ses mains, non ? Sans eux, comme Wendall l’avait dit, l’orgue n’était qu’une machine inerte. Un assemblage de tuyaux, de leviers et de rangées de touches immobiles ; de boutons sans fonction, de pédales longues comme le bras et d’air comprimé.
« Alors, qu’est-ce que tu en penses ? » demanda Wendall.
Moffat tourna les yeux vers la nef. « C’est le moment de la Bénédiction. »
Au milieu du postlude de la Bénédiction, la tirette puissance sortit de son alvéole et, avant que la main de Moffat ait pu la repousser, un tonnerre de cors éclata et l’église fut saturée de vibrations.
« Ce n’était pas moi, murmura-t-il une fois terminé le postlude. J’ai vu la commande bouger toute seule.
— Moi, je n’ai rien vu », dit Wendall.
Moffat regarda en bas. Le Révérend avait entamé la lecture du cantique suivant.
« Il faut interrompre le service, murmura-t-il d’une voix mal assurée.
— On ne peut pas faire ça.
— Il va arriver quelque chose, je le sais.
— Qu’est-ce qui peut arriver ? railla Wendall. Quelques fausses notes tout au plus. »
Les yeux fixés sur les touches, le vieillard se tordait silencieusement les mains entre les genoux. Puis, quand le Révérend eut achevé sa lecture, il joua la phrase d’introduction du cantique. Les fidèles se levèrent et, après un instant de silence, commencèrent à chanter.
Cette fois, personne ne remarqua rien à part M. Moffat.
La tonalité de l’orgue comporte ce que l’on appelle une « inertie », un élément impersonnel. L’organiste ne peut modifier cette qualité tonale ; elle est inviolable.
Et pourtant, Moffat entendit, clairement reflétée dans la musique, sa propre inquiétude. Il en conçut un sinistre pressentiment qui lui fit froid dans le dos. Il y avait trente ans qu’il était organiste dans cette église. Il connaissait mieux que quiconque le fonctionnement de l’orgue. Ses possibilités et ses réactions étaient gravées dans la mémoire de son toucher.
Ce matin-là, c’était sur un instrument inconnu qu’il jouait.
Une machine dont le moteur, une fois le cantique terminé, refusait de s’arrêter.
« Actionne de nouveau l’interrupteur, lui dit Wendall.
— Je l’ai déjà fait, murmura le vieillard d’une voix où perçait la peur.
— Recommence. »
Moffat obtempéra. Le moteur continua de tourner. Nouvel essai. Sans résultat. Il serra les dents et manœuvra l’interrupteur pour la septième fois.
Le moteur s’arrêta.
« Je n’aime pas ça, dit Moffat d’une toute petite voix.
— Écoute, j’ai déjà vu ce genre de phénomène. Quand tu pousses l’interrupteur dans son logement, cela met une borne en cuivre en contact avec de la porcelaine. À ce moment-là, le courant ne passe plus. Mais à force d’être actionnée, cette borne a fini par laisser un résidu de cuivre sur la porcelaine, si bien que le courant continue à passer. Même quand le levier est en position de coupure. J’ai déjà vu ça. »
Le vieil homme secoua la tête. « Il sait », affïrma-t-il.
« Ça n’a pas de sens, déclara Wendall.
— Vraiment ? »
Ils étaient dans la salle du moteur. En bas, le Révérend prononçait son sermon.
« Bien sûr, insista Wendall. C’est un orgue, pas une personne.
— Je ne sais plus, dit Moffat d’une voix caverneuse.
— Écoute, tu veux savoir ce qu’il y a probablement derrière tout ça ?
— Il sait qu’on veut le mettre au rebut. Voilà ce qu’il y a.
— Allons donc ! s’impatienta Wendall. Je vais te dire ce qui se passe. Cette église est ancienne… et il y a quatre-vingts ans que cet orgue en ébranle les murs. Quatre-vingts ans de ce régime et les murs commencent à se déformer, les plancher s’affaissent. Et quand les planchers s’affaissent, le moteur, là, se met à pencher, les fils se rompent, et il se produit un arc.
— Un arc ?
— Oui. L’électricité saute par-dessus les coupe-circuit.
— Je ne comprends pas.
— Toute ce surplus électricité pénètre dans le moteur. Il y a des électro-aimants dans ces relais. Gave-les d’électricité, et il y aura plus d’énergie. Assez, peut-être, pour que se produisent ces dysfonctionnements.
— S’il en est ainsi, pourquoi se révolte-t-il contre moi ?
— Oh, arrête de parler comme ça.
— Mais je le sais. Je le sens.
— Cet engin a besoin de réparations, c’est tout. Sortons d’ici. On étouffe là-dedans. »
De retour sur son banc, Moffat s’immobilisa, les yeux fixés sur les claviers.
Se pouvait-il que Wendall ait raison ? Tout cela était-il dû pour partie à des problèmes mécaniques, pour partie à lui-même ? Dans ce cas, il devait éviter les conclusions trop hâtives. Oui, les explications de Wendall se tenaient.
Moffat sentit des picotements sous son crâne. Il se tourna légèrement en faisant la grimace.
Pourtant, les faits étaient là : les touches qui s’enfonçaient d’elles-mêmes, la tirette qui bougeait toute seule, la brusque montée du volume, le déferlement d’émotion dans ce qui aurait dû être dépourvu d’émotion. Déficience mécanique ? Erreur de manœuvre de sa part ? Cela semblait impossible.
Les picotements persistaient. S’amplifiaient comme un feu. Un murmure inquiet palpita dans la gorge du vieil homme. Près de lui, sur le banc, ses doigts tressaillirent.
Non, les choses n’étaient sans doute pas aussi simples. Qui pouvait affirmer de façon absolue que l’orgue n’était qu’une machine inanimée ? Même s’il y avait du vrai dans ce que disait Wendall, n’était-il pas possible que les facteurs en question aient conféré à l’orgue une étrange faculté de compréhension ? Des planchers inclinés, des fils rompus, des arcs, des électro-aimants surchargés… tout cela n’avait-il pas pu engendrer une conscience ?
Moffat poussa un soupir et se redressa. Aussitôt, sa respiration se bloqua.
La nef se brouillait sous ses yeux. Elle tremblait comme un brouillard gélatineux. L’assistance n’était plus qu’une masse indifférenciée. La toux qu’il perçut lui fit l’effet d’une détonation caverneuse à des kilomètres de distance. Il s’efforça de bouger, mais il était comme paralysé.
Et cela vint.
Moins une pensée formulée qu’une sensation brute. Une pulsation mentale, un tremblement de nature électrique. Angoisse… Peur… Haine… le tout cruellement reconnaissable.
Un frisson secoua Moffat sur son banc. Il se retrouva avec juste assez de conscience pour penser, horrifié : Il sait ! Le reste était annihilé par une force écrasante. Qui ne cessait d’augmenter, l’emplissant de noires visions. L’église avait disparu, comme les fidèles, le Révérend et Wendall. Tel un pendule, le vieil homme oscillait au-dessus d’un puits sans fond tandis que la peur et la haine, pareilles à de sombres rafales, prenaient possession de lui.
« Hé ! Ça ne va pas ? »
Le murmure inquiet de Wendall le ramena brusquement à la réalité. Moffat cligna des yeux. « Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Tu étais en train de remettre l’orgue en marche.
— En marche… ?
— Et tu souriais. »
Un son incertain vibra dans la gorge de Moffat. Soudain, il se rendit compte que le Révérend lisait les paroles du dernier cantique.
« Non, murmura-t-il.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je ne peux pas le remettre en marche.
— Comment ça ?
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. C’est simplement que… »
Le vieillard eut de la peine à respirer quand, en bas, le Révérend cessa de parler, leva les yeux et attendit. Non, songea Moffat. Non, je ne dois pas. Un pressentiment le clouait à son siège comme une main glacée. Il sentit un cri lui monter dans la gorge en voyant sa main droite se tendre vers l’interrupteur et le pousser.
Le moteur démarra.
Moffat se mit à jouer. Ou plutôt l’orgue parut jouer de lui-même, lui faisant lever ou abaisser les doigts à sa guise. Une panique informe barattait les entrailles du vieil organiste. Il n’avait plus envie que de couper le contact et de s’enfuir.
Mais il continua de jouer.
Il sursauta quand le cantique commença. En bas, massés en rang, les fidèles chantaient, coude à coude, penchés sur leurs missels lie-de-vin.
« Non », haleta Moffat.
Wendall ne l’entendit pas. Le regard du vieil homme s’agrandit quand la pression monta. Il regarda l’aiguille du volume passer de mezzo à forte. Une plainte rauque lui emplit la gorge. Non, par pitié, songea-t-il, par pitié.
Brusquement, la tirette puissance émergea comme la tête de quelque serpent. Moffat la repoussa désespérément d’un coup de pouce. La tirette unisson frémit. Il la maintint en place, la sentant palpiter sous son doigt. Des gouttes de sueur perlèrent à son front. Il jeta un coup d’œil en bas et vit les gens lorgner dans sa direction. Son regard se reporta sur l’aiguille du volume qui tremblotait vers grand crescendo.
« Wendall, essaie de… ! »
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. La tirette puissance se délogea de nouveau et une tempête sonore s’éleva. Moffat s’empressa de la repousser. Il sentait les touches et les pédales s’enfoncer dans leurs alvéoles. Soudain, la tirette unisson sortit de son logement. Une clameur incontrôlée emplit l’église. Plus le temps de parler.
L’orgue était vivant.
Sa respiration se bloqua quand Wendall se pencha pour pousser l’interrupteur. Rien de ne passa. Wendall lâcha un juron et manœuvra le levier dans les deux sens. Le moteur continuait à tourner.
La pression avait désormais atteint son maximum, un vent de tempête faisait vibrer les tuyaux. Les harmoniques se déversaient en un paroxysme sonore. Le cantique sombra, écrasé sous le poids des accords hostiles.
« Vite ! s’écria Moffat.
— Il ne veut pas s’arrêter ! » vociféra Wendall.
Une fois de plus, la tirette puissance bondit en avant. Couplée à la pédale du volume, elle déclencha un raz-de-marée dissonant qui alla s’écraser sur les murs. Moffat plongea sur elle. Libérée, la tirette unisson jaillit de nouveau. Le déchaînement sonore s’accentua encore. C’était désormais un géant hurlant qui se jetait sur l’église à grands coups d’épaule.
Grand crescendo. De lentes vibrations se propageaient dans les planchers et les murs.
Et voilà que Wendall bondissait soudain vers la balustrade et criait : « Dehors ! Sortez tous ! »
Pris de panique, Moffat ne cessait d’actionner l’interrupteur. Mais la tribune continuait de vibrer sous ses pieds, l’orgue de souffler des bourrasques qui n’étaient plus de la musique mais une masse de sons agressifs.
« Sortez ! criait toujours Wendall aux fidèles. Dépêchez-vous ! »
Les vitraux cédèrent les premiers.
Ils explosèrent, comme frappés par des boulets de canon. Une grêle d’éclats aux couleurs de l’arc-en-ciel s’abattit sur l’assistance. Des femmes hurlèrent, piquetant de leurs voix aiguës l’énorme escalade de la musique. Des gens quittèrent précipitamment leurs bancs. Le son déferlait sur les murs comme des vagues à marée haute, se brisant pour refluer ensuite.
Les lustres éclatèrent comme des bombes de cristal.
« Dépêchez-vous ! » hurlait Wendall.
Moffat était incapable de bouger. Il contemplait d’un air hébété les touches qui s’enfonçaient comme des dominos renversés. Écoutait les hurlements de l’orgue.
Wendall le saisit par le bras pour l’arracher de son banc. Au-dessus d’eux, les deux derniers vitraux intacts se désintégrèrent en nuages d’éclats de verre. Sous leurs pieds, ils sentirent le tremblement colossal de l’église.
« Non ! » La voix du vieil homme était inaudible, mais son intention était claire quand il se dégagea de l’étreinte de Wendall pour reculer en titubant vers la balustrade.
« Tu es fou ? » Wendall bondit vers son cousin et l’empoigna brutalement. Tout en tournant sur eux-mêmes, ils se livrèrent à une véritable lutte. En bas, les allées étaient encombrées par la foule. Ou plutôt par le bouillonnement d’un exode affolé.
« Lâche-moi ! hurla Moffat, dont le visage n’était plus qu’un masque exsangue. Je dois rester ici !
— Sûrement pas ! » s’époumona Wendall, qui saisit le vieillard à bras le corps et l’entraîna loin de la balustrade. La tempête de dissonances les poursuivit dans l’escalier, couvrant les protestations de Moffat.
« Tu ne comprends pas ! hurlait-il. Il faut que je reste ! »
En haut, sur la tribune vibrante, l’orgue jouait tout seul, toutes ses tirettes sorties, ses pédales enfoncées, son moteur à plein régime, ses soufflets palpitants, ses tuyaux beuglant et vrillant l’air.
Soudain, un mur se fendit. Les ogives se déformèrent, leurs pierres se rabotant les unes les autres. Un bloc de plâtre se détacha de la coupole et dégringola sur les bancs dans un nuage de poussière blanche. Les planchers vibraient.
Un flot de paroissiens se déversa dehors en une bousculade générale. Derrière leur masse hurlante, l’encadrement d’un vitrail bascula sur le sol. Une deuxième fissure zigzagua sur toute la hauteur d’un mur. L’air était saturé de poussière de plâtre.
Des briques commencèrent à tomber.
Dehors, sur le trottoir, immobile, Moffat fixait un regard vide sur l’église.
C’était lui. Comment avait-il pu ne pas s’en rendre compte ? Son angoisse, sa peur, sa haine. Son angoisse d’être lui aussi mis au rebut ; sa peur d’être coupé des choses qu’il aimait et dont il avait besoin ; sa haine d’un monde qui n’avait que faire des vieilleries.
C’était lui qui avait transformé l’orgue surchargé en une machine prise de folie.
Les derniers fidèles étaient sortis. À l’intérieur, le premier mur s’écroula.
Il tomba dans une pluie bruyante de briques, de bois et de plâtre. Les piliers chancelèrent comme des arbres coupés, puis s’abattirent d’un coup, écrasant les bancs. Les lustres se détachèrent, ajoutant leur explosion au tintamarre.
Alors, en haut, dans la tribune, les notes basses commencèrent à retentir.
Elles étaient si graves qu’elles en étaient à peine audibles. C’étaient de simples vibrations dans l’air. Mécaniquement, les pédales s’abaissèrent pour produire un accord monumental. C’était le rugissement de quelque animal titanesque, le tonnerre de cent océans soulevés par la tempête, la terre s’ouvrant pour engloutir toute vie. Les planchers se gondolaient, les murs croulaient en avalanches grondantes. La coupole resta suspendue un instant, puis s’effondra, recouvrant la moitié de la nef. Un monstrueux nuage de plâtre et de ciment enveloppa le tout, opacité mouvante au sein de laquelle l’église sombra dans une explosion de craquements, de roulements, de grondements tonitruants.
Plus tard, alors qu’il avançait, titubant, hébété, dans les ruines baignées de soleil, le vieil homme entendit l’orgue haleter comme une bête invisible à l’agonie dans une forêt séculaire.