JE SUIS LÀ À ATTENDRE

 

À peine avais-je sonné que Mary m’ouvrait la porte. Sans doute m’attendait-elle dans l’entrée.

Jamais je n’avais vu ma sœur dans un tel état. Le chagrin avait tellement creusé ses traits qu’elle en paraissait plus âgée. Elle, d’ordinaire si impeccable, n’était même pas coiffée. Ses cheveux châtains pendaient, tout emmêlés, sur ses épaules.

En l’embrassant j’ai senti combien ses joues étaient froides et sèches.

« Donne-moi tes affaires. »

Je lui ai tendu mon manteau et mon chapeau, qu’elle a rangés dans la penderie de l’entrée. J’ai remarqué que ses épaules, autrefois si droites, étaient voûtées. Je me suis senti submergé de colère en voyant ce qu’il avait fait d’elle.

Puis, pris d’un brusque frisson, je me suis rendu compte qu’il faisait presque aussi froid à l’intérieur qu’au dehors. Je me suis frotté les mains.

Ma sœur est revenue vers moi.

« Mary… » J’ai passé un bras affectueux autour de ses épaules et l’ai sentie frémir.

« Merci d’être venu. Je ne peux plus supporter cette situation.

— Où est-il ? »

Elle est restée un instant accrochée à moi, puis s’est écartée pour regarder en direction du bureau.

« Seul ? »

Ses yeux évitaient les miens. Elle a acquiescé de la tête.

Je lui ai repris la main. « Ça va s’arranger ! »

Elle a pressé ma main sur sa joue avant de se détacher de moi.

« Veux-tu m’attendre ici ? ai-je ajouté.

— D’accord, David. »

Elle a marché jusqu’à une chaise placée contre l’escalier et s’est assise, les mains croisées sur les genoux.

Je me suis avancé jusqu’à la porte du bureau. Une pause d’une seconde. Puis, après avoir pris ma respiration, j’ai frappé.

« Qu’est-ce que c’est ? a lancé une voix hargneuse.

— David ! »

Un silence. Puis : « Allez… entre ! »

Richard se tenait devant la cheminée. Il me tournait le dos, absorbé dans la contemplation des flammes crépitantes. Elles nimbaient sa puissante carrure d’un halo de lumière, projetant l’ombre de ce géant sur les murs et le plafond.

« Qu’y a-t-il ? a-t-il lancé sans se retourner.

— Mary m’a dit que je te trouverais ici.

— Quelle perspicacité ! C’est tout ? » J’ai refermé la porte et suis allé vers lui.

Il a tourné son beau visage et m’a considéré avec son arrogance coutumière. « Alors, Mary t’a dit que j’étais ici ! »

Je me suis assis sur le canapé en face à lui. « Je veux te parler. »

Il a abaissé les yeux sur moi avant de se détourner. « Me parler de quoi ? »

J’ai allumé une lampe qui se trouvait sur une table derrière moi.

« Éteins cette lampe ! m’a-t-il intimé.

— Je veux voir ta tête. »

Il m’a scruté d’un air si glacial que j’en ai eu froid dans le dos. Ses lèvres se sont retroussées en un sourire de mépris. « Alors… satisfait ? Je suis reçu ?

— Tu ne m’offres pas le portrait que j’imaginais.

— Tu veux dire : que Mary t’avait laissé imaginé.

— Elle a simplement dit…

— Je me doute de ce qu’elle a dit. Éteins cette lampe ! » J’ai obtempéré. Son ombre s’est remise à trembloter sur les murs et le plafond.

« Tu as l’air souffrant, ai-je repris.

— Tu as fais trente kilomètres pour me dire ça ? »

Il a écarté les bras pour les appuyer sur le manteau de la cheminée. Un bref instant, j’ai eu l’impression de contempler un monarque antique dans son pavillon de chasse.

« Non, je n’ai pas fait trente kilomètres pour te dire ça. Tu sais très bien pourquoi je suis ici.

— Tu es ici parce qu’elle t’a demandé de venir. »

J’ai sorti mes cigarettes et en ai allumé une en espérant que le tremblement de mes doigts passerait inaperçu. « Là n’est pas la question. Si tu me disais plutôt ce qui ne va pas ?

— Tu ne m’as pas répondu.

— Oui, elle m’a demandé de venir. Et ce qui me surprend, c’est qu’elle ait attendu si longtemps pour ce faire.

— Cela te surprend ?

— Mary est au bord de la dépression nerveuse.

— Je vois.

— Tu ne vois rien du tout. Tu t’en fiches éperdument.

— Je m’en fiche ? s’est-il emporté. Combien de nuits ai-je passé à essayer de lui expliquer, à tenter de raisonner cette… bûche ! » Ses poings se sont serrés. « Mais comment expliquer que… »

Sans terminer sa phrase, il s’est éloigné dans le coin le plus sombre de la pièce pour s’effondrer dans un fauteuil. « Que quoi ?

— Pourquoi ne finis-tu pas toi-même ?

— Que tu as toujours été infidèle ? »

Je me suis ramassé sur moi-même, prêt à le voir surgir de l’ombre.

À ma plus grande surprise, il a émis un gloussement. « Infidèle !

— C’est tout ce que tu trouves à dire ? »

Je l’ai entendu se lever brusquement et j’ai senti son regard malveillant se poser sur ma nuque. Puis il a contourné le canapé pour revenir se planter devant la cheminée, les mains croisées derrière le dos.

« Infidèle… Oui. Et non.

— C’est censé être drôle ?

— Peut-être.

— Écoute, Richard ! ai-je explosé. Il n’y a pas de quoi …

— … il n’y a pas de quoi rire, c’est ça ? C’est plutôt du domaine du sinistre. C’est sérieux. C’est grave. C’est… risible. » Il a laissé échapper un petit rire de gorge et m’a considéré, amusé. » Tu sais, je crois que je vais tout te dire.

— Si tu estimes convenable de…

— Convenable ? » Reniflement méprisant. « Quel mot grotesque. »

Il s’est retourné pour s’appuyer sur le manteau de la cheminée, le front calé sur ses bras. Il a longuement contemplé les flammes en silence. Il semblait m’avoir oublié. J’ai toussoté. Il s’est mis à se balancer d’un pied sur l’autre.

« Tu te souviens de mon dernier livre ?

— Pourquoi ?

— Est-ce que tu te souviens du personnage d’Alice ?

— Qu’avait-elle de particulier ? me suis-je impatienté, convaincu qu’il tentait d’éluder la question.

— C’est avec Alice que j’ai été, comme tu dis de façon si pittoresque, infidèle.

— Très amusant. »

Il m’a regardé avec froideur. « Je n’en attendais pas moins de toi. Comment ai-je pu croire, ne serait-ce qu’un instant, que tu comprendrais ?

— Tu parles sérieusement ? »

Gros rire méprisant. « Imbécile ! Tu es incapable de voir l’évidence ? »

Il a détourné la tête et, après avoir inspiré deux ou trois fois à fond, il a repris la parole comme s’il ne s’adressait qu’à lui-même.

« Alice est devenue si réelle que Mary a cru à son existence. À son existence en tant que personne. En chair et en os. C’est ça mon infidélité ! »

Il m’a jeté un coup d’œil par-dessus l’épaule.

« Je me demande vraiment pourquoi je te parle de tout ça. Comment espérer faire entrer quelque chose dans ton crâne ?

— Tu mens. Je connais ma sœur un peu mieux que ça.

— Vraiment ?

Mensonge, te dis-je.

— Alors rentre chez toi.

— Écoute…

— Est-ce que tu as entendu ce que je t’ai dit ? » Il avait crié.

Je suis resté immobile. Il m’a fusillé du regard, les mains agitées de tremblements spasmodiques, puis m’a tourné le dos. « Si c’est la vérité, explique-toi.

— C’est ce que je viens de faire, m’a-t-il retourné d’une voix lasse.

— C’est la vérité que je veux. Mary est en train de perdre la raison et je veux en connaître la cause. »

Aucune réaction. Impossible de savoir s’il m’écoutait. « Je te connais, ai-je continué. Tu ne lui prêtes aucune attention. Tu ne t’es jamais préoccupé d’elle. Elle savait, en t’épousant, que tu ne lui laisserais que des miettes, qu’elle devrait te partager avec ton travail… et ton égoïsme. »

Je me suis levé.

« Mais ce n’est pas du domaine de l’impalpable, me suis-je énervé. C’est une réalité tangible et cruelle. Et je veux savoir pourquoi. »

Soupir. Puis, de cette humeur changeante qui le rendait si insaisissable, il a repris la parole d’une voix presque douce. « Tu n’es qu’un enfant. Un incorrigible enfant.

— Vas-tu enfin te décider à parler ? »

Il m’a considéré avec une expression détachée. « Je vais te donner un conseil. Demande à Mary avec qui je l’ai trompée. » Je l’ai dévisagé. « Vas-y. Aurais-tu peur ?

— Très bien, j’y vais. »

Je me suis arrêté sur le seuil avec l’intention de le menacer. Mais, faute de courage, je suis sorti sans rien dire.

J’allais refermer la porte lorsque j’ai entendu sa voix. Tout d’abord, j’ai cru qu’il m’appelait et je me suis retourné.

Ce n’était pas à moi qu’il s’adressait.

« Elle mesure un mètre soixante-huit, disait-il. Elle a d’épais cheveux dorés. Ses yeux sont des émeraudes que la lueur des flammes fait scintiller. Sa peau est pâle et diaphane.

» Elle est svelte et déliée. Féline comme un chat lorsqu’il se prélasse et se fait les griffes devant le foyer. Ses dents sont éclatantes. Ses… »

Il n’est pas allé plus loin. J’ai compris qu’il s’était aperçu que la porte était entrouverte.

J’ai tourné la tête. Mary se tenait près de moi et regardait fixement par l’entrebâillement.

« Entrons ! » lui ai-je dit.

Pas de réponse. Je lui ai passé un bras autour des épaules et j’ai poussé la porte. « Non, a-t-elle protesté.

— Je t’en prie. »

Richard nous a regardés marcher vers le canapé sans témoigner la moindre émotion. J’ai allumé la lampe.

« Comment vas-tu, ma chérie ? » s’est-il enquis.

Elle a baissé les yeux. Je me suis assis près d’elle et lui ai pris la main.

Richard nous a tourné le dos pour contempler le feu. « Et maintenant, qu’est-ce qui se passe ? a-t-il lâché.

— Nous allons mettre les choses au clair », ai-je répondu. Mary a fait mine de se lever, mais je l’ai retenue.

« Nous devons régler cette affaire maintenant, lui ai-je dit.

Nous devons régler cette affaire maintenant, a répété Richard d’un ton moqueur.

— Va au diable ! me suis-je écrié.

— Je t’en prie, David, a imploré Mary. Ça ne sert à rien. » Richard l’a regardée en riant. « Ça, au moins, tu l’as compris ! On a tout de même réussi à te faire entrer quelque chose dans la tête.

— Mary, ai-je demandé, qui est Alice ? » Elle a fermé les yeux. « Interroge mon mari.

— Mais certainement, a-t-il fait. Alice est un des personnages de mon dernier livre.

— C’est un mensonge, a-t-elle murmuré d’une voix à peine audible.

— Hein ? Tu as dit ? Parle plus fort, ma chérie.

— Elle a dit que tu mentais ! » ai-je hurlé.

Son regard est venu se poser sur moi. « Du calme », m’a-t-il recommandé.

J’ai entrepris de me lever, mais il s’est empressé de venir vers moi pour refermer ses mains sur mes épaules. « Ne perds pas la tête. Il serait désolant de rompre le cou d’un avorton tel que toi.

— Dis-nous la vérité. »

Il a retiré ses mains et regagné la cheminée. « La vérité, la vérité, a-t-il psalmodié. Pourquoi les gens veulent-ils toujours savoir la vérité ? Elle ne leur convient jamais. »

Il a passé une main dans ses cheveux et exhalé un soupir plein de lassitude.

« Écoute, a-t-il scandé comme s’il consentait à un ultime effort, Mary est victime d’une illusion. »

Coup d’œil en biais à ma sœur. Elle avait relevé les yeux et examinait Richard.

« Essaie de comprendre, a-t-il poursuivi. Alice est un personnage de fiction. Quand ma femme s’est mise à la voir, eh bien… » Il a haussé les épaules. « Elle n’a vu qu’un fantôme, une vue de l’esprit…

— Pourquoi mens-tu ? s’est récriée Mary. Je l’ai vue ici, dans cette pièce, avec toi ! »

J’ai senti que ce n’était pas la peine d’insister. « Viens. Je vais t’accompagner en haut.

— Merci. »

Alors que nous sortions, j’ai remarqué qu’il éteignait la lumière.

« Bonne nuit ! a-t-il lancé. Fais de beaux rêves ! »

J’ai raccompagné ma sœur dans sa chambre et me suis assuré qu’elle s’enfermait bien à clef.

Lorsque je suis revenu dans le bureau, il était allongé sur le canapé. J’ai allumé la lampe. « Laisse éteint.

— Je veux de la lumière. »

Il a brusquement roulé sur le côté. « Oh, va-t-en, veux-tu ? Fiche le camp. Laisse-moi tranquille. »

Je suis allé me camper devant le canapé. Il s’est redressé.

« Tu as entendu ce que je viens de dire ? a-t-il menacé.

— Je veux la vérité ! »

Il a bondi sur ses pieds et ses mains puissantes se sont refermées sur mes bras. « Je t’ai dit de partir ! » a-t-il hurlé.

J’ai dû pâlir de peur car il s’est détendu et m’a forcé à m’asseoir.

« Bah, à quoi bon s’embêter ? a-t-il lâché en allant se replacer devant l’âtre. D’accord, je vais tout te raconter. J’aimerais bien voir ta tête quand tu entendras mon histoire. »

Il s’est accoudé à la cheminée et m’a fait face.

« Dans mon premier livre, il y avait un personnage du nom d’Erick. Je ne pense pas que tu t’en souviennes. C’était mon premier protagoniste vraiment réussi. Rien qu’avec des mots, j’avais fait jaillir la chair et le sang, j’avais créé une force vitale. »

L’espace d’un instant, un lointain souvenir a semblé l’habiter.

« Un jour, alors que j’écrivais, Erick est entré dans cette pièce. Il s’est assis très exactement à ta place, et nous avons parlé. Il s’exprimait avec mes mots. Nous avons passé un sacré bon moment. Notamment à discuter des autres personnages du roman. Dont les plus accomplis nous ont rejoints un peu plus tard.

— Tu mens.

— Je mens ? Imbécile ! Tu la voulais, ta vérité, hein ? Eh bien, la voilà ! Est-ce que tu es trop bête pour comprendre ? »

Il m’a foudroyé du regard, incapable de contrôler sa fureur.

« Ça n’en finissait plus, a-t-il continué, et j’ai commencé à souhaiter qu’ils retournent parmi les spectres ! Ils n’ont pas tardé à s’excuser et je me suis retrouvé seul. Peut-être avais-je tout rêvé ! »

Il est resté silencieux un long moment. Puis un petit rire a roulé dans sa poitrine.

« J’ai écrit un second livre. Mais j’étais très perturbé. Je ne possédais pas mes personnages et ils n’ont jamais pris vie. »

Il m’a regardé avec une expression ravie.

« Enfin, j’ai écrit mon troisième livre. Et j’ai créé Alice. Un être qui vivait, respirait. Je pouvais la voir, la connaître, admirer sa beauté. Je pouvais me noyer dans l’odeur de ses cheveux, les caresser, effleurer sa peau si douce, embrasser toute cette chaleur désirable… » Un temps. Puis il m’a regardé bien en face. « Tu comprends ? Es-tu seulement capable d’imaginer ce genre de choses ? »

Son visage exprimait un désir enfantin de me faire comprendre ce dont il parlait.

« Tu ne vois donc pas ? a-t-il repris, tout excité. Elle était vivante, David. Vivante ! Ce n’était plus un personnage de papier. Elle était réelle. Palpable.

— Alors Mary a vu…

— Oui. Mary a vu ! Une nuit, j’ai fait apparaître Alice. Elle était là, nue, debout devant les flammes, entièrement badigeonnée d’or en mouvement, créature incendiaire, à te faire bouillir le sang. »

Un rictus lui a découvert les dents.

« Et puis ma précieuse femme est entrée. Elle l’a vue, a refermé la porte et couru se mettre la tête dans le sable en hurlant. J’ai renvoyé Alice et me suis précipité dans l’escalier pour rattraper Mary. Je l’ai ramenée dans le bureau pour lui montrer qu’il n’y avait personne. Mais bien sûr, elle ne m’a pas cru. Elle a pensé qu’Alice s’était enfuie par cette fenêtre, là-bas. »

Grand éclat de rire.

« Alors que dehors il neigeait ! »

Son rire s’est brisé.

« Tu es le premier à qui je me confie. Et si j’y consens, c’est uniquement parce que j’éprouve le besoin de partager ce miracle avec quelqu’un. Je ne voulais en parler à personne. Pourquoi le sorcier révélerait-il ses secrets ? Pourquoi le magicien se départirait-il de sa baguette ? Toutes ces choses sont à moi, elles m’appartiennent. »

Il m’a demandé d’éteindre la lumière. J’ai obtempéré sans un mot.

« Oui, David. Ma femme a vu Alice. »

Il a rejeté la tête en arrière et ri encore une fois.

« Mais pas les autres !

— Les autres ? » Je perdais pied.

« Oui, les autres ! Sais-tu ce qui s’est passé après l’arrivée d’Alice ? Non, bien sûr ! »

Il s’est penché en avant.

« Après avoir créé Alice, tout ce que j’imaginais devenait réalité. Sans aucun effort. J’imaginais un chat ronronnant devant la cheminée, fermais les yeux, les rouvrais, et le chat était là avec sa fourrure chaude et crépitante, sa truffe rosie par la chaleur.

» Tout, David ! Tout ce que je désirais. Oh, de quels individus n’ai-je pas rempli cette maison ! J’ai fait venir des fous et des courtisanes qui s’embrassaient dans les couloirs. J’éloignais Mary et la maison se retrouvait pleine à craquer de sarabandes démoniaques.

» J’ai organisé des bacchanales dans le vestibule, fait couler un torrent de vin dans l’escalier. J’ai élevé des autels pour y sacrifier de jeunes vierges dont le sang inondait le plancher. J’ai organisé des orgies démentielles où se pressaient des invités lubriques qui se tortillaient comme des vers. Un débordement de vie. De vie ! »

Il a marqué une pause pour reprendre son souffle.

« Il m’est arrivé de me sentir triste, maussade. Alors j’emplissais ma demeure de gens laids, malheureux et taciturnes. Je me promenais au milieu d’eux, tapotant l’épaule d’un macchabée dégoulinant de glaise, conversant négligemment avec un déterreur de cadavres.

— Tu es fou ! » ai-je murmuré.

Cela a paru l’apaiser. Il a fermé les yeux. « Oh, mon Dieu, a-t-il soupiré, pourquoi les gens sont-ils si prévisibles ? Pourquoi sont-ils incapables de faire preuve d’un peu d’originalité ? » Il s’est retourné en m’entendant me lever. « Où vas-tu ? »

— Chercher Mary pour l’emmener loin d’ici.

— Parfait ! »

Je n’en croyais pas mes oreilles. « C’est tout ce qu’elle signifie pour toi ?

— Je te laisse en décider. »

J’ai reculé vers la porte. « Tu ne m’as raconté que des mensonges. Ces gens n’existent que dans ton imagination. La seule réalité, c’est l’enfer dans lequel tu as plongé ma sœur. »

J’ai battu en retraite. Mais avant que j’aie atteint la porte, il s’est rué sur moi, m’a saisi par les poignets, et traîné d’une main de fer vers le canapé pour me jeter dessus.

« Elle mesure un mètre soixante-huit, a-t-il susurré. Elle a d’épais cheveux dorés. Ses yeux sont des émeraudes que la lueur des flammes fait scintiller. Sa peau est pâle et diaphane. »

J’en ai frémi de dégoût.

« Elle porte une robe bleue avec un bijou sur l’épaule droite. »

J’ai tenté de me redresser, mais il m’a rejeté en arrière et attrapé par les cheveux.

« Elle tient un livre à la main, a-t-il grondé. Quel était le titre du livre que tu as jadis offert à ta mère pour son anniversaire ? »

Je l’ai regardé bouche bée. Il m’a arraché une touffe de cheveux. J’ai failli en hurler de douleur.

« Le titre du livre ? a-t-il insisté.

Les roses vertes. »

Il m’a libéré et je me suis affalé sur le canapé.

« C’est le livre qu’Alice tiendra lorsqu’elle entrera dans cette pièce. »

Il a regardé la porte.

« Viens, Alice. Une marche à la fois. À présent, ouvre la porte de la cuisine. Très bien. Veille à ne pas faire de faux pas. Voilà. Avance. Ne t’occupe pas des lumières. Pousse les battants de la salle à manger. »

J’ai retenu ma respiration.

J’entendais des talons hauts cliqueter sur le parquet de la salle à manger. Je me suis relevé et, lentement, j’ai reculé dans l’ombre. J’ai heurté un fauteuil et me suis figé.

Le bruit des talons se rapprochait.

« Entre, Alice. Plus près, plus près, plus… »

La porte s’est brusquement ouverte et une silhouette féminine s’est découpée dans l’embrasure.

Elle est entrée, exactement comme Richard l’avait décrite.

Un livre dans la main droite.

Elle l’a posé sur la table qui se trouvait derrière le canapé et s’est approchée de Richard. Ses doigts aux ongles rouges ont rampé jusqu’à ses épaules et elle l’a embrassé.

« Tu m’as manqué, a-t-elle dit d’une voix langoureuse.

— Que faisais-tu ? »

Lentement, avec un petit rire de gorge, elle a promené un doigt sur la joue de Richard. « Tu le sais bien, mon chéri. »

Il l’a saisie par les épaules, le visage déformé par la colère. Puis il l’a attirée contre lui pour l’embrasser violemment. Je les épiais comme un enfant curieux.

Leurs lèvres se sont séparées et elle lui a passé une main dans les cheveux. Richard m’a regardé par-dessus l’épaule d’Alice, un sourire au coin des lèvres.

« Ma chérie, laisse-moi te présenter David.

— Mais bien sûr », a-t-elle dit sans même se retourner, comme si elle était au courant de ma présence.

« C’est lui, là-bas, qui se tapit dans l’ombre. »

Elle m’a cherché des yeux. « Sortez de l’ombre, David, je vous en prie. »

Elle s’est penchée par-dessus le canapé pour allumer la lampe. J’ai tressailli et me suis pressé contre le fauteuil.

« Effrayé ? a demandé Alice.

— Intimidé », a répondu Richard.

J’ai essayé de parler mais les mots restaient coincés en travers de ma gorge.

« Vous avez dit quelque chose ?

Monstre ! » ai-je murmuré.

Une légère expression de surprise a traversé son visage. « Tiens donc ! » Elle s’est tournée vers Richard, les bras le long du corps, comme pour une inspection. « Suis-je vraiment un monstre, mon chéri ? »

Et Richard de rire avant de l’attirer contre lui pour l’embrasser dans le cou. « Mon magnifique monstre aux cheveux d’or. »

Elle s’est dégagée et approchée de moi. J’ai eu un mouvement de recul. Elle a tendu une main et j’ai frémi en sentant la chaleur de sa paume sur ma joue.

Elle s’est penchée vers moi. Je pouvais respirer son parfum. J’ai laissé échapper un bafouillement de terreur. Son haleine tiède m’a effleuré et j’ai reculé en frissonnant. « Non. »

Rire de Richard « Voilà qui est nouveau ! La première rebuffade de ta carrière, Alice »

Elle a haussé les épaules et s’est éloignée. « Je dois reconnaître que ce n’est pas la personne la plus amicale que j’ai rencontrée. » Petit gloussement malicieux à l’adresse de Richard. « Comme le duc, par exemple. »

Richard a ravalé son sourire. « Ne parle pas de lui.

— Mais chéri, s’est-elle moquée, c’est toi qui l’as créé. Comment peux-tu haïr ta propre création ? »

L’ayant saisie par un poignet, il a serré jusqu’à ce qu’elle blêmisse. Mais aucune protestation n’est sortie de la bouche d’Alice.

« N’essaie jamais de me berner, a-t-il éructé.

— On verra ! » Puis, s’adressant à moi : « David, je vous ai apporté un livre. »

Les jambes molles, sentant le poids de leur regard sur moi, je me suis avancé jusqu’à la table pour le prendre.

Les Roses Vertes.

Mes doigts sont devenus gourds. Le livre m’est tombé des mains pour atterrir avec un bruit sourd sur le tapis. Il s’est ouvert à la page de titre, dont les mots m’ont sauté aux yeux. Je les connaissais par cœur pour les avoir écrits.

À maman, pour son anniversaire. Affectueusement, David.

« Alors, c’est vrai ! ai-je murmuré

— Bien sûr ! » s’est exclamé Richard.

J’ai reculé jusqu’à ce que mes jambes rencontrent un fauteuil. Je m’y suis laissé choir, éberlué. Richard caressait Alice. J’ai eu l’impression que la pièce tourbillonnait autour de moi.

« Cela vaut les heures d’attente, disait-il. Cela transforme la torture en simple pénitence.

— La torture ? » Alice avait l’air amusée.

Il a plongé les doigts dans ses cheveux et l’a attirée contre lui. Leurs lèvres se touchaient presque.

« Tu ignores combien de moi-même j’ai mis dans ta création. À mes yeux, tu n’es pas simplement une femme de plus. Tu signifies davantage que n’importe qui au monde. Parce que tu es une partie de moi. »

Je ne pouvais plus supporter d’en entendre davantage. Je me suis levé et, les jambes en coton, me suis dirigé vers la porte.

« Où vas-tu ? a demandé Richard

— Je vais chercher ma sœur.

— Non.

— Mais tu avais dit…

— J’ai changé d’avis.

— Où est-elle ? » s’est enquise Alice.

Richard lui a consenti un bref coup d’œil. » En quoi ça t’intéresse ?

— Je veux lui parler.

— Non. C’est impossible. » Son regard étant revenu sur moi, il n’a pas remarqué l’expression de haine qui était passée sur le visage d’Alice. « Assieds-toi, m’a-t-il ordonné.

— Non !

— Assieds-toi ! Ou je détruis ta sœur. »

Je l’ai dévisagé. Puis, sans rien dire, je suis revenu m’asseoir.

« Je veux la voir », a répété Alice.

Il lui a saisi le bras. « J’ai dit non. Et tu vas m’obéir.

— Toujours ?

— Ou c’en est fini de toi ! » a-t-il hurlé. Il l’a relâchée.

« Maintenant, tu dois t’en aller. Embrasse-moi et rejoins ton lieu secret. Jusqu’à ce que j’aie encore besoin de toi. »

Un sourire froid a étiré les lèvres rouges d’Alice. Puis elle s’est penchée vers lui pour l’embrasser. « Au revoir. »

Il l’a attirée contre lui et l’a regardée au fond des yeux. « Souviens-toi : tu fais ce que je dis !

— Au revoir. »

Elle s’est détachée de lui et j’ai entendu la porte se refermer derrière elle. Le bruit de ses talons s’est éloigné.

Richard est retourné se poster devant l’âtre.

Il est resté ainsi. Parfait, j’allais peut-être pouvoir m’enfuir. Je me suis mis à ôter mes chaussures. Si seulement j’arrivais à atteindre la porte sans qu’il me voie… Je me suis levé.

À la lueur des flammes, sa silhouette avait l’air de trembloter. Sans le quitter des yeux, j’ai lentement traversé le tapis.

J’avais la main sur la poignée.

« Un cobra de trois mètres est en train de s’introduire dans ma chambre, a dit Richard. Il va tuer ma femme. »

Je l’ai regardé, abasourdi.

Il ne s’était même pas retourné.

Je me suis rué sur lui et lui ai agrippé le bras. « Richard ! »

Soudain, un cri a retenti à l’étage.

Il a brusquement tourné la tête. Une expression d’épouvante a gagné ses traits.

« Non ! »

Il s’est arraché à mon étreinte et précipité dans le couloir. Je l’ai entendu hurler : « Il est parti ! Il a disparu ! »

Je me suis élancé dans l’escalier à sa suite.

Je l’ai trouvé à genoux auprès d’elle.

C’était Alice – morte ! Elle avait les joues gonflées, les yeux exorbités, fixes. On distinguait deux marques rouges sous son œil droit.

Richard n’en croyait pas ses yeux. Ses doigts tremblants palpaient le visage d’Alice, cherchaient l’emplacement de son cœur.

Mon regard est tombé sur les pieds de la jeune femme. Elle avait retiré ses souliers pour que Richard ne l’entende pas monter.

Le visage hagard, il l’a soulevée et descendue dans le bureau.

Je me suis empressé de faire demi-tour.

Debout à l’entrée de la chambre, Mary regardait en bas, en direction du bureau.

Je l’ai prise par la main. « Il faut partir ! »

Elle n’a pas desserré les dents pendant que je lui faisais descendre l’escalier et l’entraînais dehors. Je l’ai installée dans ma voiture.

« Va jusqu’à l’autoroute et attends-moi là-bas.

— Mais…

Ne discute pas. »

Elle m’a longuement dévisagé puis a mis le moteur en marche. J’ai regardé la voiture descendre l’allée et s’engager sur la route. Puis j’ai regagné la maison en toute hâte.

Richard était agenouillé près du canapé sur lequel il avait placé le corps d’Alice.

Il lui caressait la main. Finie l’arrogance. Il avait l’air de croire qu’elle allait se réveiller d’un moment à l’autre.

J’ai posé une main sur son épaule. Il a brusquement relevé la tête.

« Il faut te débarrasser d’elle, lui ai-je dit.

— Il y a le feu à la maison. »

J’ai fait un bond en arrière, stupéfait. Les murs étaient en flammes. Les rideaux commençaient à se ratatiner, tandis qu’une épaisse fumée envahissait brusquement la pièce.

« Richard, arrête ça ! »

Pas de réponse. Il fixait le visage pâle et gonflé d’Alice en lui caressant la main.

Inutile d’insister, c’était sans espoir. Je me suis rué vers la porte. Mais avant que j’aie pu l’atteindre, un rideau de flammes m’a barré le passage.

Je me suis tourné vers Richard.

Il ne voulait pas me laisser partir.

Pris d’une quinte de toux, j’ai bondi vers la fenêtre. Les flammes m’ont précédé.

J’ai soulevé une petite table et l’ai projetée dans les vitres. Elles se sont brisées. La voie était libre.

« Non ! » l’ai-je entendu hurler. Je me suis arrêté net.

« Tu ne peux pas sortir ! » Un rire tonitruant a suivi sa phrase.

« Tu ne peux pas m’arrêter ! »

Il n’a pas daigné répondre. Il s’est contenté de sourire et de s’affaler sur le corps d’Alice.

Soudain, j’ai compris ce qui me retenait.

Moi aussi, je suis un de ses personnages.

Et maintenant, je suis là à attendre.

La Touche Finale
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