DUEL

 

Il était 11 h 32 lorsque Mann doubla le camion.

Il se rendait dans l’ouest, à San Francisco. C’était un mardi d’avril et il faisait anormalement chaud pour la saison. Il avait ôté sa veste et sa cravate, déboutonné le col de sa chemise et retroussé ses manches. Il roulait sur une route à deux voies. Le soleil tapait sur son bras gauche et ses cuisses. Il en sentait la chaleur à travers son pantalon gris foncé. Depuis vingt minutes, il n’avait pas vu un seul véhicule dans l’un ou l’autre sens.

C’est alors qu’il aperçut le camion devant lui, en train de gravir une courbe entre deux hautes collines verdoyantes. Il perçut le ronflement du moteur en plein effort et vit une ombre double sur la chaussée. Le camion tractait une remorque.

Il ne lui accorda qu’une attention distraite. Lorsqu’il l’eut rejoint dans la montée, il se déporta sur l’autre voie. Les virages n’offraient aucune visibilité, aussi n’essaya-t-il pas de le doubler avant le sommet de la côte. Il attendit d’être engagé dans la descente et, dans un virage à gauche, la voie s’avérant libre, il accéléra et déboîta. Quand il aperçut l’avant du camion dans le rétroviseur, il se rabattit.

Mann parcourut le paysage des yeux. Des massifs montagneux à perte de vue, tout un moutonnement de collines vertes autour de lui. La voiture filait le long des courbes, ses pneus crissant légèrement sur le goudron. Il se mit à siffloter.

En traversant le pont de béton au pied de la colline, il aperçut le lit asséché, jonché de pierres et de gravier d’une rivière. À la sortie du pont, à droite, il repéra un camping-caravaning installé à l’écart de la route. Comment pouvait-on vivre ici ? se demanda-t-il. Un peu plus loin, la vue d’un cimetière d’animaux le fît sourire. Les habitants des caravanes voulaient peut-être rester près des tombes de leurs chiens et de leurs chats.

À présent, la route s’étirait droit devant lui. Son bras et ses cuisses caressés par le soleil, Mann se laissa aller à rêvasser. Que pouvait bien faire Ruth ? Les enfants, bien sûr, étaient à l’école, et cela pour encore des heures. Peut-être était-elle en courses, comme c’était son habitude le mardi. Il l’imagina dans le supermarché, en train de remplir son chariot d’articles divers. Il aurait préféré rester avec elle au lieu de partir pour une autre tournée. Encore des heures de voiture avant d’arriver à San Francisco. Trois jours à passer là-bas entre l’hôtel, le restaurant, les contacts espérés et les probables déceptions. Il soupira. Puis, sur une impulsion, alluma la radio. Il manipula le bouton jusqu’à ce qu’il ait trouvé une station diffusant de la musique douce, inoffensive. Il se mit à fredonner l’air qui passait, fixant la route sans vraiment la voir.

Il sursauta. Voilà que le camion le doublait dans un grondement, faisant légèrement vibrer sa voiture. Il lui coupa la route en se rabattant et Mann grimaça lorsqu’il dut freiner pour maintenir une distance raisonnable entre eux. Qu’est-ce qui te prend ? songea-t-il.

Il examina le camion d’un œil critique. Un énorme camion-citerne, une citerne supplémentaire en remorque, les deux munis de six paires de roues. Le tout pas de la première jeunesse. La carrosserie cabossée aurait eu grand besoin d’une remise en état et la peinture argentée des citernes sentait la camelote. Mann se demanda si le chauffeur avait lui-même manié le pinceau. Son regard se déplaça sur l’arrière du camion, du mot INFLAMMABLE, inscrit en lettres rouges sur fond blanc, aux larges garde-boue en caoutchouc qui battaient derrière les roues, en passant par les bandes parallèles obliques rouge fluorescent disposées au bas de la citerne. On aurait dit qu’une main maladroite avait peint ces bandes au pochoir. Le routier devait être à son compte, conclut-il. Et loin de rouler sur l’or, vu l’état de son équipement. Il jeta un coup d’œil sur la plaque d’immatriculation. Californie.

Mann consulta le compteur. Un bon 90 kilomètres heure, son régime de croisière quand il conduisait sans penser à rien sur une route dégagée. Le camion avait sûrement dû pousser une pointe à plus de 110 pour le doubler aussi rapidement. Bizarre. Les routiers n’étaient-ils pas censés être des gens prudents ?

Il grimaça à l’odeur de la fumée noire que crachait le tuyau d’échappement vertical situé à gauche de la cabine. Bon sang, avec ces histoires de pollution atmosphérique dont on nous rebat les oreilles, comment peut-on encore tolérer de tels engins sur les routes ?

Ces nuages de fumée incessants l’indisposaient. Ils n’allaient pas tarder à lui donner la nausée, sûr et certain. Pas question de continuer à se traîner ainsi dans cette odeur pestilentielle. Soit il ralentissait, soit il doublait de nouveau le camion. Il n’avait pas le temps de ralentir. Il était déjà parti en retard. À cette allure, il arriverait juste à temps pour son rendez-vous de l’après-midi. Non, il devait doubler.

Il accéléra et déboîta. Personne en face. Il n’y avait pratiquement pas de circulation sur cette route aujourd’hui. Il appuya encore sur l’accélérateur et s’engagea franchement sur la voie de gauche.

Il jeta un coup d’œil au camion en le doublant. La cabine était trop haute pour qu’il puisse voir à l’intérieur. Il ne réussit qu’à apercevoir le dos de la main gauche du chauffeur sur le volant. Une main tannée par le soleil, carrée, parcourue d’épaisses veines noueuses.

Lorsque Mann vit le reflet du camion dans le rétroviseur, il regagna la voie de droite et regarda de nouveau devant lui.

Surpris par le long coup de klaxon du routier, il leva les yeux sur le rétroviseur. Qu’est-ce que c’était que ça ? Un salut ou une imprécation ? Il laissa échapper un grognement amusé tout en gardant un œil sur le rétroviseur. Le pare-chocs avant du camion était d’un violet affligeant, défraîchi et écaillé ; encore du travail d’amateur. Il n’apercevait que la partie inférieure du véhicule ; le reste était caché par le haut de la lunette arrière.

À sa droite, se dressait désormais un versant argileux parsemé de plaques d’herbe souffreteuses. En haut de la pente, se dressait une maison en bois dont l’antenne de télévision penchait de quelque quarante degrés. La réception devait être excellente, ironisa-t-il intérieurement.

Il regarda de nouveau la route, son attention un instant attirée par une enseigne en contre-plaqué sur laquelle on pouvait lire, en majuscules irrégulières : HANTE-NUIT – APPATS. Qu’est-ce que pouvait bien être un « hante-nuit » ? se demanda-t-il. Ça évoquait quelque monstre tout droit sorti d’un de ces films de série Z comme Hollywood en fabriquait à la chaîne.

Le grondement inattendu du moteur du camion ramena son regard sur le rétroviseur. Stupéfait, il coula un œil en direction du rétroviseur latéral. Grand Dieu, ce type était de nouveau en train de le doubler. Mann tourna un visage hargneux vers le mastodonte au moment où celui-ci le dépassait. Il essaya de regarder dans la cabine, mais elle était trop haute par rapport à lui. Mais qu’est-ce qui lui prend ? se demanda-t-il. À quoi jouons-nous ? À celui qui restera le plus longtemps en tête ?

Il songea à accélérer pour rester devant, mais se ravisa. Lorsque camion et remorque commencèrent à se rabattre sur la droite, il leva le pied et laissa échapper un nouveau cri d’incrédulité : s’il n’avait pas ralenti, il aurait encore eu droit à une queue de poisson. Dieu du ciel ! Qu’est-ce que c’est que ce type ?

Il se renfrogna un peu plus quand les gaz d’échappement revinrent lui agresser les narines. Rageusement, il remonta sa vitre. Bon sang, allait-il devoir respirer cette saleté jusqu’à San Francisco ? Il ne pouvait pas se permettre de rouler trop doucement. Il avait rendez-vous avec Forbes à trois heures et quart.

Il regarda devant lui. Au moins, il n’y avait pas de problèmes de circulation. Mann appuya sur l’accélérateur et se colla au camion. Au premier tournant à gauche assez large pour offrir une totale visibilité, il mit le pied au plancher et passa sur la voie opposée.

Le camion se déporta, lui bloquant le passage.

Pendant quelques instants, Mann ne put que fixer un regard hébété sur le monstre. Puis, avec un hoquet de stupéfaction, il freina et réintégra la voie de droite. Le camion fit de même.

Mann avait le plus grand mal à admettre ce qui venait de se passer. Ce devait être une coïncidence. L’autre ne pouvait pas lui avoir coupé la route volontairement. Il attendit une bonne minute, puis enclencha son clignotant pour signaler clairement son intention, accéléra et se porta de nouveau sur la voie de gauche.

Aussitôt, le camion déboîta, lui barrant la route.

« Bon Dieu ! » Mann était atterré. C’était incroyable. En vmgt-six ans de conduite, il n’avait jamais vu ça. Il réintégra la voie de droite en secouant la tête tandis que le camion se réinstallait devant lui.

Il se laissa distancer pour éviter la fumée. Et maintenant ? Il lui fallait toujours arriver à San Francisco à l’heure prévue. Pourquoi n’avait-il pas fait dès le début le petit détour nécessaire pour rejoindre l’autoroute ? Cette maudite nationale était à deux voies tout du long.

Sans réfléchir davantage, il reprit la voie de gauche à toute allure. À sa grande surprise, non seulement le camion ne s’écarta pas de sa voie, mais le chauffeur sortit son bras gauche pour lui faire signe de passer. Mann accéléra. Puis, le souffle coupé, s’empressa de lever le pied, donna un grand coup de volant et se rabattit si brutalement derrière le camion que la voiture se mit à chasser. Il s’efforçait de contrôler ses embardées quand une décapotable bleue le croisa à toute allure. Mann eut la brève vision du regard furieux de son conducteur.

Il reprit le contrôle de la voiture. Il haletait. Son cœur cognait presque douloureusement. Dieu du ciel ! Il a voulu me faire percuter cette voiture. Cette évidence l’étourdit. Certes, il aurait dû s’assurer par lui-même que la route était dégagée ; tout cela était de sa faute. Mais que l’autre lui ait fait signe d’y aller… Mann était épouvanté, au bord de la nausée. C’est pas possible, pas possible, pas possible, se répétait-il mentalement. À faire figurer dans les annales. Ce salopard avait non seulement voulu sa mort, mais aussi celle d’un conducteur innocent. C’était au-delà de sa compréhension. Sur une route de Californie un mardi matin ? Enfin, quoi !

Mann essaya de retrouver son calme et de rationaliser l’incident. C’est peut-être la chaleur, se dit-il. Ce type a peut-être mal à la tête, ou à l’estomac, ou les deux. Il s’est peut-être disputé avec sa femme. Peut-être qu’elle l’a envoyé paître… Mann s’efforça en vain de sourire. Il pouvait y avoir tellement de raisons. Il éteignit la radio. Cette musique guillerette lui portait sur les nerfs.

Il roula quelques minutes derrière le camion, le visage figé en un masque d’animosité. Quand les gaz d’échappement lui eurent presque retourné l’estomac, il plaqua sa main sur le klaxon et l’y maintint. Voyant que la route était dégagée, il mit le pied au plancher et passa sur la voie opposée.

Le déplacement de sa voiture entraîna automatiquement celui du camion. Mann resta en place, sa main droite bloquée sur le klaxon. Tire-toi de là, enfoiré ! Il sentit les muscles de ses mâchoires se crisper à en être douloureux. Un nœud se former dans son estomac.

« Saloperie ! » Tremblant de fureur, il s’empressa de réintégrer la voie de droite. « Pauvre enfoiré », marmonna-t-il en regardant d’un œil mauvais le camion se réinstaller devant lui. Quelle mouche te pique ? J’ai doublé deux fois ton maudit attelage et ça te met dans tous tes états ? T’es cinglé ou quoi ? Mann hocha nerveusement la tête. Oui, c’est ça, il est complètement marteau. Il n’y a pas d’autre explication.

Il se demanda ce que Ruth aurait pensé de tout ça, comment elle aurait réagi. Sans doute se serait-elle mise à klaxonner sans arrêt, espérant ainsi attirer l’attention d’un policier. Il jeta un coup d’œil renfrogné alentour. Au fait, où se cachaient donc les policiers dans le coin ? Il ricana. Quels policiers ? Ici, en plein bled ? Un shérif à cheval, c’était sans doute tout ce qu’on pouvait trouver par ici.

Et s’il feintait le routier en le doublant à droite ? Serrant vers le talus, il risqua un œil en avant. Impossible. Il n’y avait pas assez de place. L’autre pourrait l’expédier à travers cette clôture s’il en avait envie. Mann frissonna. Et il en aurait envie, pour sûr.

À suivre ainsi le bas-côté, il remarqua les détritus qui jalonnaient la route : canettes de bière, papiers d’emballage, petits pots de crème glacée, lambeaux de journaux pourrissants brunis par les intempéries, placard À VENDRE déchiré en deux. Préservez l’Amérique, ironisa-t-il en silence. Il passa devant un rocher sur lequel on avait peint en blanc le nom de WILL JASPER. Qui diable pouvait bien être ce Will Jasper ? Que penserait-il de cette situation ?

Soudain, la voiture se mit à tressauter. Durant quelques instants d’angoisse, Mann crut qu’il avait crevé un pneu. Puis il s’aperçut que cette portion de route était constituée de dalles en béton crevassées et disjointes. Il vit le camion et la remorque cahoter devant lui et songea : J’espère que ça va te mettre la cervelle en compote. À l’occasion d’un virage à gauche particulièrement serré, il entrevit le visage du chauffeur dans le rétroviseur latéral de la cabine. Mais il n’eut pas le temps de s’en faire une idée précise.

« Ah ! » s’exclama-t-il. Une longue côte s’annonçait un peu plus loin. Elle avait l’air plutôt raide ; le camion serait obligé de la grimper lentement. Sans doute trouverait-il l’occasion de le doubler à ce moment-là. Mann accéléra, se rapprochant de la remorque autant que la sécurité le lui permettait.

À mi-pente, Mann aperçut une aire de dégagement sur la droite. Le pied au plancher, il s’engagea sur la voie de gauche. Le camion commença à se déporter devant lui. Les traits durcis, Mann continua d’obliquer sur la gauche avant de braquer brusquement vers l’aire de dégagement. Des nuages de poussière s’élevèrent derrière lui et il perdit le camion de vue. Ses pneus ronflèrent et crépitèrent sur la terre battue avant de bourdonner à nouveau sur la chaussée.

Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et s’esclaffa. Il avait réussi à doubler. La poussière avait joué en sa faveur. Que ce salaud en prenne plein les narines, pour changer ! Transporté de joie, il fit retentir quelques coups de klaxon moqueurs. Va te faire foutre, Coco !

Il fila jusqu’au sommet de la côte, où l’attendait un panorama saisissant : des collines et des plaines ensoleillées, un couloir d’arbres sombres, des parcelles de terrain défriché alternant avec des jardins potagers d’un vert éclatant. Au loin, un gigantesque château d’eau. Mann en fut tout retourné. Superbe, pensa-t-il. Il ralluma la radio et se mit à chantonner avec entrain.

Sept minutes plus tard, il passa devant un panneau publicitaire annonçant CHUCK’S CAFÉ. Non, merci, Chuck, sans façon. Son regard fut attiré par une maison grise nichée dans un vallon. Était-ce un cimetière que l’on apercevait devant ou une exposition de statues en plâtre ?

Man entendit un bruit derrière lui. Il regarda dans le rétroviseur et fut glacé d’épouvante. Le camion dévalait la colline à ses trousses.

Bouche bée, il jeta un coup d’œil au compteur. Il roulait à plus de 95 ! Dans une descente en virages, ce n’était pas sans risques. Et pourtant, le camion devait largement excéder cette vitesse, car la distance qui les séparait ne cessait de diminuer. Mann déglutit, son corps déporté sur la droite dans le virage serré qu’il était en train de négocier. Ce type était-il fou ?

Il scruta fébrilement le paysage devant lui et repéra une déviation à quelque huit cent mètres. Il décida de l’emprunter. Dans le rétroviseur, il ne voyait plus que l’énorme calandre carrée. Il appuya sur l’accélérateur et ses pneus crissèrent de façon inquiétante tandis qu’il prenait un autre tournant en se disant que, là, le camion serait obligé de ralentir.

Celui-ci négocia le virage avec aisance ; seul le balancement de ses citernes signalait la pression de la force centrifuge. Mann laissa échapper un gémissement de déception et se mordit les lèvres en lançant la voiture dans un autre tournant. Une ligne droite lui succéda. Il força un peu plus sur l’accélérateur. Il frôlait les 115 ! Il n’avait pas l’habitude de conduire à cette allure !

Désespéré, il vit la déviation s’enfuir sur sa droite. De toute façon, il n’aurait pas pu s’y engager à cette vitesse ; il se serait retourné. Nom de Dieu, qu’est-ce que ce salopard pouvait bien avoir dans le crâne ? Blanc de peur et de rage, Mann se mit à klaxonner comme un forcené. Baissant soudain la vitre, il étendit le bras gauche et fit signe au camion de prendre ses distances. « Arrête de me coller aux fesses ! » hurla-t-il. Il klaxonna de plus belle. « Arrête, espèce de cinglé ! »

Le camion était presque sur lui. Il va me tuer ! pensa Mann, horrifié. Il dut agripper le volant des deux mains pour prendre le virage suivant et cessa de klaxonner. Bref coup d’œil dans le rétroviseur. Il ne distinguait plus que la partie inférieure de la calandre. Il allait perdre le contrôle de son véhicule ! Les roues arrière commencèrent à chasser. Il s’empressa de lever le pied. Les pneus mordirent de nouveau le revêtement et la voiture retrouva sa stabilité.

Mann aperçut la fin de la descente et, un peu plus loin, un bâtiment pourvu d’une enseigne annonçant CHUCK’S CAFÉ. Le camion regagnait du terrain. On nage en plein délire ! songea-t-il à la fois furieux et terrifié. La route était droite. Il mit le pied au plancher. 118, 120… Mann se raidit pour serrer la droite d’aussi près que possible.

Puis il freina brusquement et braqua à droite pour se jeter dans l’espace dégagé en face du café. La voiture se mit à chasser, puis à déraper franchement, lui arrachant un cri. Laisse-la filer ! hurla une voix dans sa tête. L’arrière donnait de la bande, les pneus soulevaient des nuages de poussière. Mann força un peu plus sur le frein tout en contre-braquant. La voiture se stabilisa peu à peu et il freina à fond, conscient, du coin de l’œil, du camion et de la remorque qui s’éloignaient sur la route dans un grondement tonitruant. Il évita de justesse une des voitures garées devant le café et continua de déraper presque en ligne droite. Il pila alors de toutes ses forces, expédiant la voiture dans un ultime tête-à-queue avant que celle-ci ne s’immobilise, lui rompant presque le cou, à une trentaine de mètres du café.

Mann resta assis dans le silence palpitant, les yeux clos. Son cœur lui martelait les côtes. Il crut qu’il n’arriverait pas à reprendre sa respiration. S’il devait avoir une crise cardiaque, ce serait là, tout de suite. Au bout de quelques instants, il ouvrit les yeux et porta sa main droite à la poitrine. Son cœur continuait de cogner. Pas étonnant, songea-t-il. Ce n’est pas tous les jours qu’un camion essaie de m’assassiner.

Il ouvrit la portière et allait sortir, quand il s’aperçut qu’il en était incapable, retenu qu’il était par la ceinture de sécurité. Les doigts tremblants, il la débloqua et se débarrassa des sangles. Il tourna les yeux vers le café. Qu’est-ce les clients avaient pensé de son arrivée de casse-cou ?

Les jambes en coton, il se dirigea vers l’entrée, ICI, ON AIME LES ROUTIERS, annonçait une pancarte sur la vitre. Mann en eut l’estomac soulevé. Réprimant un frisson, il entra, évitant de regarder les clients. Il était certain qu’ils l’observaient, mais il ne se sentait pas la force d’affronter leur expression. Les yeux fixés droit devant lui, il se dirigea vers le fond et poussa la porte MESSIEURS.

Arrivé devant le lavabo, il ouvrit le robinet de droite et se pencha pour recueillir l’eau froide dans ses mains en coupe et s’en asperger le visage. Il ressentait comme un flottement incontrôlable dans l’estomac.

Il se redressa, tira plusieurs serviettes du distributeur et s’en tamponna le visage. L’odeur du papier le fit grimacer. Après avoir jeté les serviettes trempées dans la poubelle flanquant lavabo, il se regarda dans la glace murale. T’es toujours là, Mann, se dit-il. Il hocha la tête et avala sa salive. Puis il sortit son peigne en métal pour se recoiffer un peu. On n’est jamais sûr de rien, se prit-il à penser. On n’est jamais sûr de rien. On se laisse porter par les années en se fiant à l’existence de certains principes. Comme rouler sur une voie publique sans que quelqu’un essaye de vous tuer. On en vient à dépendre de ce genre d’acquis. Et puis, quelque chose arrive, et rien ne va plus. Un incident traumatisant, et voilà des années de logique et d’acceptation remises en question. La loi de la jungle reprend ses droits. L’homme est mi-ange mi-bête. Où avait-il lu ça – ou quelque chose d’approchant ? Il frissonna.

C’était une bête absolue qu’il y avait dans ce camion.

Sa respiration était presque redevenue normale. Mann adressa un sourire forcé à son reflet. Très bien, mon gars, se dit-il. C’est fini. C’était un sacré cauchemar, mais c’est fini. Te voilà en route pour San Francisco. Tu vas te trouver un bon hôtel, te commander une bouteille du meilleur scotch, te plonger dans un bon bain chaud et oublier tout ça. Merde alors ! conclut-il. Et il sortit des toilettes.

Il s’arrêta net, le souffle coupé. Cloué sur place, le cœur battant la chamade, il n’en croyait pas ses yeux.

Le camion et la remorque étaient garés dehors.

Ce n’était pas possible. Il les avaient vus passer à toute allure. Le routier avait gagné ; il avait gagné, bon sang de bonsoir ! Il avait désormais toute la route pour lui seul ! Pourquoi avait-il fait demi-tour ?

Transi de peur, Mann regarda autour de lui. Cinq hommes étaient en train de se restaurer, trois au comptoir et deux dans des boxes. Il s’en voulut d’avoir ignoré leurs têtes lorsqu’il était entré. À présent, il n’y avait plus moyen de savoir qui était son homme. Il sentit ses jambes se dérober sous lui.

Brusquement, il gagna le box le plus proche et se glissa maladroitement derrière la table. Je vais attendre, se dit-il. Attendre, c’est tout. Il arriverait bien à savoir lequel c’était. S’abritant derrière le menu, il risqua un œil par-dessus le bord supérieur. Était-ce le type en chemise de travail kaki ? Mann tenta d’apercevoir ses mains, mais en vain. Il parcourut la salle du regard. Non, pas ce type en costume, tout de même. Il en restait trois. Celui qui occupait le premier box, avec ses cheveux noirs et sa mâchoire carrée ? Si seulement il pouvait voir ses mains… Un des deux autres au comptoir ? Mann les examina, mal à l’aise. Pourquoi n’avait-il pas regardé leur tête en entrant ?

Attends, s’intima-t-il. Attends, bon sang de bois ! D’accord, son homme était là. Mais ça ne signifiait pas forcément qu’il voulait continuer ce duel insensé. Ce café devait être le seul endroit où manger à des kilomètres à la ronde. Et c’était l’heure du déjeuner, pas vrai ? Le routier avait sans doute prévu depuis longtemps de prendre son repas ici. Il se trouvait seulement qu’il roulait trop vite pour s’enfiler dans le parking. Alors il avait ralenti et fait demi-tour, aussi simple que ça. Mann se força à lire le menu. Bon, pensa-t-il. Inutile de se mettre dans des états pareils. Peut-être qu’une bière l’aiderait à décompresser.

La femme qui servait au comptoir s’approcha et Mann lui commanda un sandwich jambon-pain de seigle et une bouteille de Coors. Comme elle tournait les talons, il se demanda avec une pointe de remords pourquoi il n’avait pas simplement quitté le café, sauté dans sa voiture et mis les voiles. Il aurait tout de suite su si le routier cherchait toujours à avoir sa peau. À présent, il allait devoir patienter tout le repas pour être fixé. Il retint un gémissement de consternation devant sa propre bêtise.

D’accord. Mais si l’autre l’avait suivi dehors pour se relancer à ses trousses ? Il se serait retrouvé au point de départ. Même s’il avait réussi à prendre de l’avance sur lui, le camion aurait fini par le rattraper. Il n’était pas du genre à faire du 130, 140 pour rester en tête. Certes, il aurait pu se faire arrêter par la police de la route. Mais dans le cas contraire ?

Mann repoussa ces pensées déprimantes et essaya de retrouver son calme. Il regarda franchement les quatre hommes qui l’intéressaient. Deux d’entre eux constituaient les suspects les plus vraisemblables : la mâchoire carrée du premier box et le costaud en combinaison de mécano assis au comptoir. Mann eut un instant envie d’aller les trouver et de leur demander lequel des deux c’était. Il dirait alors à l’homme qu’il s’excusait de l’avoir énervé, il lui dirait n’importe quoi pour le calmer, puisque celui-ci – sans doute un maniaco-dépressif — n’avait manifestement pas toute sa raison. Peut-être irait-il jusqu’à lui offrir une bière et s’asseoir avec lui le temps d’arranger les choses.

Il n’arrivait pas bouger. Et si l’homme était en train de tout laisser tomber ? Sa démarche ne risquait-elle pas de le remettre en boule ? Mann était assailli de doutes. Il remercia la serveuse d’un hochement de tête accablé quand celle-ci lui apporta son sandwich et sa Coors. Il avala une gorgée de bière qui le fit tousser. Cela amusait-il le routier ? Mann se sentit gagné par une profonde rancœur. De quel droit ce salopard se plaisait-il à torturer un autre être humain ? On était dans un pays libre, non ? Bon sang, en dehors du respect dû au code de la route, rien ne lui interdisait de doubler cet enfoiré si ça lui chantait !

« Et puis, merde », marmonna-t-il. Il essaya de prendre les choses à la rigolade. Il en faisait toute une montagne, non ? Il jeta un œil au téléphone mural près de l’entrée. Qu’est-ce qui l’empêchait d’appeler la police locale pour leur expliquer la situation ? Mais après, il lui faudrait attendre ici, perdre du temps, donc indisposer Forbes et, du coup, dire probablement adieu au marché en cours. Et si le routier restait pour leur tenir la dragée haute ? Naturellement, il nierait tout. Et si la police le croyait et ne prenait aucune disposition ? Sitôt les flics partis, l’autre s’en reprendrait à lui, mais en pire. Misère ! formula Mann au supplice.

Le sandwich lui parut sans goût, la bière désagréablement amère. Mann contemplait la table tout en mangeant. Pourquoi restait-il assis là, sapristi ? Il était adulte, non ? Pourquoi ne réglait-il pas cette maudite histoire une fois pour toutes ?

Sa main gauche tressaillit de façon si inattendue qu’il renversa de la bière sur son pantalon. L’homme en combinaison avait quitté le comptoir et se dirigeait tranquillement vers la sortie. Mann sentit son cœur bondir quand il tendit de l’argent à la serveuse, prit sa monnaie en même temps qu’un cure-dents dans le distributeur et partit. Man le suivit des yeux, rongé d’anxiété.

L’homme ne rallia pas la cabine du camion.

Ce devait donc être celui du premier box. Son visage prit forme dans le souvenir de Mann : carré, yeux sombres, cheveux sombres. L’homme qui avait tenté de le tuer.

Surmontant sa peur, Mann se leva d’un bond. Les yeux fixés droit devant lui, il se dirigea vers la sortie. Tout était préférable à cette attente. Il s’arrêta devant la caisse, conscient de l’irrégularité de sa respiration. Est-ce que l’homme l’observait ? Il déglutit et sortit les billets de cinq dollars tenus par une pince qu’il avait coutume de porter dans la poche droite de son pantalon. Coup d’œil en direction de la serveuse. Dépêchons-nous ! formula-t-il intérieurement. Quand il vit le montant de l’addition, il fouilla nerveusement dans sa poche pour faire l’appoint. Il entendit une pièce tomber et rouler par terre. Sans s’en préoccuper, il laissa un dollar et vingt-cinq cents sur le comptoir et rempocha sa liasse de billets.

À ce moment-là, il entendit l’homme du box se lever. Un frisson glacé lui parcourut l’échine. Il s’empressa de se tourner vers la porte et la poussa. À la limite de son champ de vision, il vit l’homme à la tête carrée s’approcher à son tour du comptoir. Sitôt dehors, il se dirigea vers sa voiture à grandes enjambées. Les battements de son cœur étaient presque douloureux.

Soudain, il se mit à courir. Il entendit la porte du café claquer derrière lui et résista à l’envie de regarder par-dessus son épaule. Était-ce un autre bruit de course qu’il entendait à présent ? Arrivé à sa voiture, il ouvrit la portière d’un coup sec et s’installa tant bien que mal au volant. Il chercha les clés dans la poche de son pantalon et faillit les échapper. Il tremblait tellement qu’il n’arrivait pas à introduire la clé de contact. Un gémissement de terreur s’échappa de ses lèvres. Allez !

Enfin, il put démarrer. Il emballa un peu le moteur avant de se mettre en prise. Relâchant brusquement la pédale de frein, il vira sur les chapeaux de roues et fonça vers la route. Du coin de l’œil, il vit le camion et la remorque s’écarter du café.

Sa réaction fut explosive. « Non ! » rugit-il et il écrasa la pédale de frein. C’était stupide ! Pourquoi diable devrait-il fuir ? La voiture s’arrêta en biais au terme d’un léger dérapage. Il ouvrit la portière d’un coup d’épaule, bondit sur ses pieds et se porta à grandes enjambées à la rencontre du camion. C’est bon, Coco. Il décocha un regard furibond à l’homme assis à l’intérieur de la cabine. Tu as envie de me casser la gueule, d’accord, mais plus de ce fichu tournoi sur la route.

Le camion commença à prendre de la vitesse. Mann leva le bras droit. « Hé ! » hurla-t-il. Il savait que le chauffeur le voyait. « Hé ! » Il se mit à courir tandis que le camion continuait d’avancer dans le grondement assourdissant de son moteur. Il était à présent sur la route. Mann s’élança à sa poursuite avec un sentiment cuisant d’humiliation. Le chauffeur changea de vitesse, le camion se mit à rouler plus vite. « Stop ! cria Mann. Stop, nom de Dieu ! »

Il s’effondra, à bout de souffle, suivant des yeux le mastodonte jusqu’à ce qu’il ait disparu au détour d’une colline. « Salopard, marmonna-t-il. Espèce d’enfoiré de fils de pute. »

Il regagna péniblement sa voiture, s’efforçant de croire que le routier s’était dérobé aux hasards d’un combat à poings nus. C’était possible, bien sûr, mais il avait quand même du mal à s’en convaincre.

Il se remit au volant et s’apprêtait à s’engager sur la chaussée quand il se ravisa et coupa le contact. Ce dangereux cinglé était bien capable de se traîner à 25 à l’heure en attendant qu’il le rattrape. Tant pis, se dit-il. Ça fichait son emploi du temps en l’air ? Et alors ? Forbes devrait patienter, voilà tout. Et si Forbes ne se souciait pas d’attendre, c’était du pareil au même. Lui allait rester ici un moment, le temps que l’autre taré soit hors de portée, persuadé qu’il avait remporté la bataille. Il sourit. C’est toi le Baron Rouge, Coco ; tu m’as descendu en flammes. Et maintenant va au diable avec tous mes compliments. Il secoua la tête. Incroyable…

Il aurait vraiment dû prendre cette décision plus tôt, s’arrêter et attendre. Alors Tête carrée aurait dû laisser courir. Ou choisir quelqu’un d’autre, lui vint-il à l’esprit dans une illumination. Ciel, c’était peut-être de cette façon que ce salopard faisait passer ses heures de travail ! Dieu Tout-Puissant ! Comment était-ce possible ?

Il consulta l’horloge du tableau de bord. 12 h 30 à un ou deux poils près. Ouaouh. Tout ça en moins d’une heure. Il changea de position et allongea les jambes. Puis il se laissa aller contre la portière, ferma les yeux et récapitula ce qu’il avait à son programme pour le lendemain et le jour suivant. Pour ce qui était de la journée présente, à vue de pays, c’était foutu.

Quand il ouvrit les yeux, craignant d’avoir sombré dans le sommeil et perdu trop de temps, il ne s’était pas écoulé plus de onze minutes. L’autre cinglé devait avoir couvert une distance appréciable — une bonne vingtaine de kilomètres, sinon plus, à voir comment il conduisait. Largement suffisant. De toute façon, il n’allait pas essayer de rallier San Francisco dans les délais prévus. Il pouvait prendre son temps.

Mann ajusta sa ceinture de sécurité, lança le moteur, se mit en prise et obliqua vers la chaussée en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Pas de voiture en vue. Un jour idéal pour faire de la route. Tout le monde était resté chez soi. L’autre malade devait avoir sa réputation dans le coin. Quand Coco le Dingo est sur la route, laissez votre voiture au garage. Cette idée lui arracha un gloussement alors qu’il amorçait le premier virage.

Mû par un pur réflexe, son pied droit écrasa la pédale de frein. La voiture dérapa, s’immobilisa. Il n’arrivait pas à détacher ses yeux de ce qu’il voyait.

Le camion et sa remorque étaient garés sur le bas-côté à moins de 150 mètres.

Mann demeura sans réaction. Il savait que son véhicule bloquait la voie de droite, qu’il devait soit faire demi-tour soit dégager la chaussée, mais il n’était capable que de regarder le camion, comme hypnotisé.

Il poussa un cri, repliant brusquement ses jambes, quand un coup de klaxon retentit derrière lui. Il leva les yeux vers le rétroviseur et faillit s’étrangler en voyant un break jaune qui arrivait sur lui à toute allure. La voiture se déporta brusquement sur la voie de gauche et disparut du rétroviseur. Mann tourna la tête et vit le break le doubler à toute vitesse, flottant de l’arrière, dans un horrible crissement de pneus. Il aperçut les traits grimaçants du conducteur, ses lèvres en mouvement qui crachaient des injures.

Puis le break se rabattit sur la voie de droite et poursuivit son chemin. Mann éprouva une curieuse impression quand il le vit dépasser le camion. En voilà un qui pouvait continuer sans crainte. Ce n’était pas lui qu’on avait choisi. Ce qui se passait là relevait de la pure démence. Et pourtant c’était comme ça.

Mann se rangea sur le bas côté. Il se mit au point mort et se laissa aller contre son dossier sans quitter le camion des yeux. Voilà que son mal de tête le reprenait. Ses tempes palpitantes évoquaient le tic-tac assourdi d’une horloge.

Que faire ? Il savait pertinemment que s’il quittait son véhicule pour marcher vers le camion, l’autre enfoiré redémarrerait pour se garer un peu plus loin. Autant considérer qu’il avait affaire à un fou. Ses tiraillements d’estomac reprirent de plus belle. Son cœur se remit à cogner lentement dans sa cage thoracique. Et maintenant ?

Dans un brusque accès de colère, il repassa en prise et donna un bon coup d’accélérateur. Les pneus arrière patinèrent avant d’accrocher le sol ; la voiture bondit sur la chaussée. Aussitôt, le camion s’ébranla. Il avait même laissé tourner le moteur ! enragea Mann, saisi d’effroi. Il accéléra à fond, pour s’aviser soudain que sa tentative était vouée à l’échec, que le camion lui bloquerait le passage et qu’il ne réussirait qu’à percuter la remorque. Une image lui traversa l’esprit : une terrible explosion et un rideau de flammes qui le réduisaient en cendres. Il s’empressa de freiner, mais progressivement, de façon à rester maître de son véhicule.

Quand il eut ralenti suffisamment pour manœuvrer sans danger, il braqua vers le bas-côté et s’y arrêta tout en se remettant au point mort.

Quelque 130 mètres plus loin, le camion fit de même.

Mann tapota le volant du bout des doigts. Que faire ? Repartir en sens inverse jusqu’à une bifurcation qui le conduirait à San Francisco par une autre route ? Mais qu’est-ce qui l’assurait que le camionneur fou ne le suivrait pas ? Ses joues se contractèrent en même temps qu’il se mordait rageusement les lèvres. Non ! Il n’allait pas faire demi-tour !

Soudain, ses trais se durcirent. Bon, il n’allait pas moisir ici toute la journée, c’était clair. Il passa en prise et regagna la chaussée. Il vit le monstre repartir à son tour, mais, loin de forcer sur l’accélérateur, il sollicita le frein de façon à se maintenir à une trentaine de mètres de la remorque. Il jeta un œil au compteur. 65 km/h. Le routier, son bras gauche dehors, lui faisait signe de passer. Qu’est-ce que cela signifiait ? Avait-il changé d’avis ? Décidé, en fin de compte, que ce petit jeu était allé trop loin ? Mann n’arrivait pas à y croire.

Il regarda devant lui. Malgré les chaînes de montagnes environnantes, la route filait en droite ligne jusqu’à l’horizon. Tout en tapotant de l’ongle la commande du klaxon, il s’efforça de prendre une décision. Sans doute pouvait-il continuer à cette allure jusqu’à San Francisco, en gardant ce qu’il fallait de distance pour éviter le plus gros des gaz d’échappement. Il était peu probable que le routier s’arrête au milieu de la route pour lui bloquer le passage. Et si celui-ci se rangeait sur le bas-côté pour le laisser passer, il pouvait lui aussi s’y arrêter. Ce serait un après-midi harassant, mais sans danger.

D’un autre côté, il valait peut-être la peine d’essayer encore une fois de le battre de vitesse. C’était manifestement ce que voulait ce salopard. Pourtant, un véhicule d’une telle taille ne pouvait, en principe, se conduire avec la même hardiesse que le sien. Les lois de la mécanique, à défaut d’autre chose, s’y opposaient. Ce que le camion gagnait en masse était forcément perdu en stabilité, surtout du côté de la remorque. Si Mann devait rouler à, disons, 130, et si — comme ce serait immanquablement le cas — quelques côtes se présentaient, l’autre serait obligé de se laisser distancer.

Brusquement, il prit sa décision. Bon. Il s’assura que la voie de gauche était libre et, accélérant à fond, s’y engagea. Il se rapprocha du camion, inquiet à l’idée qu’il puisse lui couper la route. Mais il ne s’écarta pas de son chemin et la voiture de Mann longea le flanc du mastodonte. Il coula un œil en direction de la cabine et distingua un nom sur la portière : KELLER. L’espace d’une seconde de panique, il crut avoir lu KILLER et leva le pied. Puis, risquant un deuxième coup d’œil, il s’aperçut de son erreur et remit les gaz. Dès que le camion apparut dans le rétroviseur, il se rabattit sur la droite.

Un frisson de terreur et de satisfaction mêlées le parcourut quand il vit le camion accélérer. Il était étrangement réconfortant de ne plus avoir de doutes sur les intentions de l’homme. Cela, ajouté à la connaissance de son visage et de son nom, le rendait d’une certaine façon moins impressionnant. Avant, c’était une entité anonyme, l’incarnation d’une terreur inconnue. À présent, c’était à tout le moins un individu. Très bien, Keller, voyons maintenant si tu peux me damer le pion avec ton antiquité rouge et argent. Il enfonça l’accélérateur. Et c’est parti !

Il se renfrogna en constatant que le compteur indiquait à peine 120 km/h. Il appuya sur l’accélérateur et se mit à surveiller alternativement la route et le compteur jusqu’à ce que l’aiguille ait atteint les 130. Il se sentit tout content de lui. Très bien, Keller, essaie de faire mieux, salopard.

Un moment plus tard, il consulta le rétroviseur. Est-ce que le camion se rapprochait ? Stupéfait, il regarda le compteur. Merde ! Il était redescendu à 120 ! Il sollicita furieusement l’accélérateur. Il ne devait pas tomber à moins de 130 ! La respiration de Mann se fit haletante.

Il dépassa une conduite intérieure beige garée sur le bas-côté à l’ombre d’un arbre. Le jeune couple qui l’occupait avait l’air de bavarder. Mais ils étaient déjà loin derrière lui, dans un autre univers. L’avaient-ils seulement remarqué quand il était passé ? Il en doutait.

Il sursauta au moment où l’ombre d’un pont balaya le capot et le pare-brise. Il inspira par saccades et abaissa les yeux sur le compteur. Il se maintenait à un bon 130. Voyons le rétroviseur. Bon sang, était-ce un effet de son imagination ou le camion gagnait-il du terrain ? Son regard était nettement angoissé quand il se reporta sur la route. Il devait bien y avoir une ville un peu plus loin. Tant pis pour le temps que ça prendrait, il s’arrêterait au poste de police et raconterait ce qui lui arrivait. Il faudrait bien qu’on le croie. Pourquoi irait-il s’embêter à faire une telle déposition s’il n’y avait rien de vrai dans son histoire ? Keller devait avoir un fichier dans la région. On l’a dans le collimateur, s’entendrait-il dire par un agent quelconque. Ça fait longtemps qu’il nous cherche, ce salopard. Là, il va nous trouver.

Mann se secoua et regarda dans le rétroviseur. Oui, le camion se rapprochait. Il grimaça et interrogea le compteur. Bon sang, fais donc attention ! ragea-t-il. Il était redescendu à moins de 120 ! Gémissant de dépit, il força de nouveau sur l’accélérateur. 130 ! Cent trente ! exigeait-il de lui. Il avait un assassin à ses trousses !

La voiture était en train de passer devant un champ de fleurs. Des lilas, reconnut Mann, des lilas mauves et blancs dont les rangs s’étendaient à perte de vue. Il aperçut au bord de la route un édicule sur lequel étaient peints les mots FLEURS FRAÎCHES. Sur un rectangle de carton posé contre la baraque, se détachaient en lettres grossières les mots ARTICLES FUNÉRAIRES. Mann se vit soudain allongé dans un cercueil, peinturluré comme un grotesque mannequin. Le parfum entêtant des fleurs lui emplissait les narines. Ruth et les enfants assis au premier rang, tête basse. Toute la famille…

Soudain, le revêtement se gâta et la voiture se mit à cahoter et à trépider, déclenchant des élancements dans sa tête. Il sentit le volant lui résister et s’y cramponna des deux mains, encaissant de sévères vibrations jusque dans les bras. Il n’osait plus regarder dans le rétroviseur et dut se faire violence pour maintenir sa vitesse. Keller n’allait pas ralentir, il pouvait en être sûr. Et si j’éclatais un pneu ? Il perdrait le contrôle de sa voiture. Il se vit soudain emporté dans une série de tonneaux, dans un fracas de ferraille torturée, imagina l’explosion du réservoir, son corps broyé et carbonisé…

La portion de route accidentée prit fin et il leva aussitôt les yeux vers le rétroviseur. Le camion ne s’était pas rapproché, mais il n’avait pas perdu de terrain. Le regard de Mann changea de direction. Droit devant, des collines et des montagnes. Il tenta de se rassurer : les côtes l’avantageraient, il pourrait les gravir à la même vitesse qu’en ce moment. Mais c’étaient les descentes qui s’imposaient à son imagination, l’énorme camion derrière lui, fonçant sur lui pour l’expédier dans quelque ravin. Il eut l’horrible vision de plusieurs dizaines d’épaves rouillées qui gisaient là-bas, au fond des canons, à l’abri des regards, chacune d’entre elles avec son lot de cadavres écrabouillés, toutes victimes de Keller.

La voiture de Mann filait à présent entre deux rangées d’eucalyptus plantés à intervalles d’environ un mètre pour servir de coupe-vent. C’était comme rouler entre les parois de quelque gorge encaissée. Mann tressaillit, étouffant un cri, au moment où une large branche aux feuilles poussiéreuses tomba en travers du pare-brise avant d’être emportée hors de vue. Grand Dieu ! Il perdait pied lui aussi. Si ses nerfs devaient le lâcher à cette vitesse, c’était fini. Quelle aubaine pour Keller ! Il imagina le visage carré du routier, son rire au moment où, passant devant l’épave en flammes, il s’apercevrait qu’il avait tué sa proie sans même la toucher.

Mann sursauta quand sa voiture déboucha sur un paysage dégagé. La route ne s’étirait plus en ligne droite mais se lançait en une suite de courbes à l’assaut des contreforts. Mann se contraignit à accélérer encore. 133, presque 135.

À sa gauche, s’étendait une vaste succession de collines qui se transformaient progressivement en massifs montagneux. Il aperçut sur un chemin de terre une voiture noire qui se dirigeait vers la grand-route. Une voiture noire… ou pie ? Le cœur de Mann s’emballa. Sans réfléchir, il plaqua sa main droite sur le klaxon et l’y maintint. Un supplice pour ses tympans. Mais c’était peut-être une voiture de police, n’est-ce pas ?

Il releva brusquement la main. Non, ce n’était rien de tel. Merde ! ragea-t-il. Keller avait dû s’amuser comme un petit fou de ses efforts pathétiques. Sans doute continuait-il de rigoler tout seul. Il lui semblait entendre la voix du routier dans sa tête, vulgaire et goguenarde. Tu crois que tu vas trouver un flic pour te tirer de là, mon gars ? Des nèfles. Tu vas mourir. Une haine sauvage s’empara de lui. Pauvre enfoiré ! lui retourna-t-il mentalement. Son poing droit se referma et s’abattit sur la banquette. Va te faire voir, Keller ! C’est moi qui vais te tuer, même si ce doit être mon dernier baroud.

Les collines se rapprochaient. Il allait y avoir des côtes, de longues montées bien raides. Mann se sentit envahi par une bouffée d’espoir. Il était sûr de distancer copieusement le camion. Il aurait beau se démener, ce salaud de Keller n’arriverait pas à faire du 130 en côte. Mais moi, je peux ! exulta-t-il. Il saliva un instant, puis déglutit. Le dos de sa chemine était trempé, ses aisselles ruisselantes. Un bain et un verre, voilà par où il commencerait en arrivant à San Francisco. Un long bain bien chaud, un grand verre bien frais. Cutty Sark. Le grand luxe. Il méritait bien ça.

La voiture avala une petite côte. Pas assez raide, bon sang ! L’élan du camion l’empêcherait de perdre de la vitesse. Voilà que le paysage lui inspirait une haine imbécile. Déjà, il avait atteint le sommet et abordait une descente tout aussi douce. Il regarda dans le rétroviseur. Carré, songea-t-il. Tout est carré dans ce camion : la calandre, les ailes, les coins du pare-chocs, même les mains et le visage de Keller. Il se représenta le camion comme une énorme entité lancée à sa poursuite, inintelligente, bestiale, animée par le seul instinct.

Mann laissa échapper un cri d’horreur en voyant le panneau TRAVAUX un peu plus loin. Affolé, il prit la mesure de la situation. Les deux voies barrées, une énorme flèche noire indiquant la déviation ! Il exhala un gémissement d’angoisse en découvrant qu’il s’agissait d’un chemin de terre. Son pied quitta aussitôt la pédale de l’accélérateur pour solliciter celle du frein. Il jeta un regard ahuri dans le rétroviseur. Le camion allait toujours aussi vite ! Mais enfin, c’était impossible ! Le visage figé en une expression de terreur, il commença à virer à droite.

Il se raidit quand les roues avant touchèrent la terre battue. Un instant, sentant l’arrière de la voiture partir sur la gauche, il eut la certitude qu’il allait faire un tête-à-queue. « Non ! » cria-t-il. Et il se retrouva secoué par les irrégularités d’une route à peine carrossable, les coudes plaqués au corps, s’efforçant de garder le contrôle de son véhicule. Les roues cognaient dans les ornières, tirant à tel point sur la direction qu’il faillit lâcher le volant. Les vitres vibraient à tout rompre. Sa tête allait d’arrière en avant, mettant sa nuque à rude épreuve. Son corps tressautant tendait les sangles de la ceinture de sécurité avant de retomber violemment sur le siège. Les cahots de la voiture lui démantibulaient la colonne vertébrale. Ses dents serrées ripèrent et il émit un cri rauque quand ses incisives se plantèrent dans sa lèvre inférieure.

Soudain, l’arrière de la voiture se déporta sur la droite. Il s’empressa de contre-braquer, puis tourna le volant dans l’autre sens avant de se remettre à crier quand l’aile arrière droite faucha un montant de clôture. Petite série de coups de frein pour reprendre contrôle de la voiture. Celle-ci fit une embardée sur la gauche, soulevant une gerbe de poussière. Mann sentit un hurlement lui monter dans la gorge. Il fit sauvagement pivoter le volant. La voiture commença à donner de la bande du côté droit. Il continua de jouer du volant jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé son assise. Sa tête comme son cœur n’étaient plus que violentes palpitations. Il se mit à tousser en voulant cracher le sang qui lui inondait la bouche.

Le chemin de terre s’interrompit brusquement et la voiture reprit de la vitesse. Il risqua un œil dans le rétroviseur. Le camion avait ralenti mais se trouvait toujours derrière lui, ballotté comme un cargo sur une mer déchaînée, ses énormes pneus soulevant un rideau de poussière qui avait des airs de rideau mortuaire. Mann écrasa l’accélérateur et la voiture bondit en avant. Une côte bien raide s’annonçait un peu plus loin. Toujours ça de gagné. Il avala un peu de sang, dont le goût le fit grimacer, et fouilla dans la poche de son pantalon pour en extirper son mouchoir. Il l’appliqua sur sa lèvre blessée sans quitter la côte des yeux. Encore une cinquantaine de mètres. Il fit bouger ses épaules. Son maillot de corps, trempé, lui collait à la peau. Coup d’œil dans le rétroviseur. Le camion venait tout juste de rallier la route. Pas de veine ! persifla-t-il in petto. Tu ne m’as pas eu, hein, Keller ?

La voiture s’engageait tout juste dans la montée quand de la vapeur commença à s’échapper du capot. Mann se raidit, horrifié. La vapeur s’épaissit jusqu’à se transformer en un léger brouillard. Mann baissa les yeux. Le voyant rouge ne s’était pas encore allumé, mais ça n’allait pas tarder. Comment pouvait-on lui faire ça ? Juste au moment où il allait prendre le large ! La côte était longue, avec des paliers et de nombreux virages. Pas question de s’arrêter. Et s’il faisait brusquement demi-tour pour repartir dans l’autre sens ? Non, la route était trop étroite, limitée de chaque côté par des collines. Impossible de faire demi-tour en une seule fois et le temps manquait pour manœuvrer. S’il s’y risquait, Keller n’aurait qu’à obliquer légèrement pour le percuter de front. « Oh, mon Dieu ! » murmura Mann.

Il allait mourir.

Il regarda devant lui d’un air accablé, sa visibilité de plus en plus brouillée par le nuage de vapeur. Soudain, il se rappela l’après-midi où il avait fait nettoyer son moteur à la vapeur au lave-auto du coin. L’homme qui s’en était chargé lui avait conseillé de faire remplacer les durites, car le nettoyage sous pression avait tendance à les fragiliser. Il avait hoché la tête en se disant qu’il s’en occuperait quand il aurait plus de temps. Plus de temps ! Ces mots lui firent l’effet d’un coup de poignard dans le crâne. En négligeant de changer les durites, il avait signé son arrêt de mort.

Il ne put retenir un sanglot de terreur quand le voyant s’alluma. Il lui accorda un coup d’œil involontaire et lut le mot TEMP. en caractères noirs sur fond rouge. Avec un soupir résigné, il se dépêcha de ramener le levier de la boîte automatique sur LENT. Pourquoi n’avait-il pas fait ça plus tôt ? Son regard revint sur la route. La montée n’en finissait pas. Déjà, il entendait un bruit d’ébullition dans le radiateur. La vapeur, de plus en plus dense, embuait le pare-brise. Il mit les essuie-glaces en route. Quelle quantité de liquide refroidissant restait-il ? Sans doute assez pour lui permettre d’atteindre le sommet de la côte. Et après ? Il ne pouvait pas rouler sans refroidissant, même en descente. Coup d’œil dans le rétroviseur. Le camion perdait du terrain. Mann poussa un rugissement de fureur. Sans cette foutue durite, il serait loin à présent !

Un brusque soubresaut de la voiture le rendit à la terreur. S’il freinait tout de suite, il pourrait sauter, courir et jouer des mains et des pieds pour gravir cette pente. Plus tard, il risquait de ne plus avoir le temps. Pourtant, il n’arrivait pas à se décider à quitter la voiture. Tant qu’elle roulait, il avait l’impression de faire corps avec elle, d’être moins vulnérable. Dieu seul savait ce qui se passerait s’il l’abandonnait.

Mann s’absorba dans la contemplation de la route, hagard, s’efforçant d’ignorer le voyant rouge à la limite de son champ de vision. Sa voiture ne cessait de perdre de la vitesse. Tiens bon, tiens bon, suppliait-il intérieurement, même s’il savait que cela ne servait à rien. Le chuintement sourd du radiateur lui emplissait les oreilles. D’un moment à l’autre, le moteur, qui tournait déjà irrégulièrement, allait caler et la voiture s’immobiliser dans un dernier sursaut, le transformant en cible fixe. Non. Il essaya de faire le vide dans sa tête.

Il avait presque atteint le sommet, mais pouvait voir dans le rétroviseur que le camion gagnait sur lui. Il appuya sur l’accélérateur, n’obtenant en retour qu’un grincement du moteur. Il fallait qu’il arrive en haut de la côte ! Oh, Dieu, je t’en supplie, aide-moi ! hurla une voix dans sa tête. Le sommet n’était plus très loin. Se rapprochait. Tiens bon. « Tiens bon ! » La voiture trépidait et cognait. Ralentissait. De l’huile, de la fumée et de la vapeur jaillissaient du capot. Les essuie-glace allaient et venaient, ménageant sur le pare-brise deux fenêtres en forme d’éventail. Les tempes palpitantes, les mains engourdies, le cœur battant à tout rompre, Mann gardait les yeux fixés devant lui. Tiens bon, nom de Dieu. Tiens bon !

Gagné ! Les lèvres de Mann s’ouvrirent en un cri de triomphe quand il aborda la descente. D’une main tremblante, il passa au point mort et laissa filer la voiture. Son enthousiasme s’étrangla dans sa gorge quand il s’aperçut qu’il n’y avait que des collines et encore des collines en vue. Tant pis ! Il était en descente à présent, et celle-ci était longue. Il passa devant un panneau qui disait : CAMIONS, UTILISEZ VOTRE FREIN MOTEUR SUR LES VINGT PROCHAINS KILOMÈTRES. Vingt kilomètres ! Il allait se passer quelque chose. C’était obligé.

La voiture commença à prendre de la vitesse. Le compteur indiquait un peu plus de 75 km/h. Le voyant rouge était toujours allumé. Mais Mann allait pouvoir ménager le moteur pendant un bon moment. Qu’il refroidisse pendant ces vingt kilomètres, si le camion devait rester assez loin derrière.

La vitesse augmenta. 80… 82. Mann surveillait la progression de l’aiguille. Il regarda le rétroviseur. Le camion n’avait toujours pas réapparu. Avec un peu de chance, il pouvait conserver une bonne avance. Sans comparaison avec celle qu’il aurait pu avoir si le moteur n’avait pas chauffé, mais assez pour se tirer d’affaire. Il devait bien y avoir quelque part un endroit où s’arrêter. L’aiguille du compteur avait dépassé les 90 et se hissait vers les 95.

Un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur le fit sursauter. Le camion avait atteint le sommet de la côte et se lançait dans la descente. Les lèvres de Mann se mirent à trembler. Il les comprima tandis que ses yeux ne cessaient de faire la navette entre la route masquée par la vapeur et le rétroviseur. Le camion accélérait rapidement. Keller avait probablement le pied au plancher. Il n’allait pas tarder à le rattraper. La main droite de Mann se porta automatiquement vers le sélecteur. Il s’en aperçut et la ramena vers lui en grimaçant, un œil sur le compteur. Le cap des 95 venait juste d’être franchi. Ce n’était pas assez ! Il allait devoir se servir du moteur au plus vite.

Sa main droite se dirigea désespérément vers le levier du sélecteur pour se figer en l’air. Le moteur avait calé. Il tourna la clé du démarreur d’arrière en avant. Le moteur grinça mais refusa de se remettre en route. Man releva les yeux, vit qu’il se déportait vers le bas-côté et donna un coup de volant à gauche. Il actionna une fois de plus la clé de contact, mais sans résultat. Le rétroviseur lui indiqua que le camion gagnait rapidement du terrain. Coup d’œil au compteur. L’aiguille était bloquée sur 100. Mann se sentit broyé par la panique. Les traits décomposés, il reporta son regard sur la route.

C’est alors qu’il vit, là, à quelques centaines de mètres, une voie de dégagement pour les camions dont les freins avaient lâché. Il n’avait plus le choix. Où il s’y engageait, ou il se faisait emboutir par l’arrière. Le camion était effroyablement près. Il entendait la plainte aiguë de son moteur. Inconsciemment, il commença à serrer à droite, puis fit repartir son volant dans l’autre sens. Il ne devait surtout pas dévoiler ses intentions ! Il fallait attendre le dernier moment. Sinon, Keller le suivrait dans sa course.

Juste avant d’atteindre la voie de dégagement, Mann braqua d’un coup sec. L’arrière de la voiture se mit à chasser vers la gauche dans un puissant crissement de pneus. Mann freina juste assez pour contrôler son dérapage. Les pneus retrouvèrent leur adhérence et, à 100 à l’heure, l’expédièrent sur la piste de terre en soulevant un nuage de poussière. Mann commença à freiner. Les roues arrière dérapèrent et la voiture percuta violemment le talus de droite. Mann faillit s’étrangler quand, sous l’effet du rebond, complètement déstabilisée, elle menaça d’aller donner contre l’autre bord de la piste. Il freina de toutes ses forces. L’arrière repartit vers la droite et heurta de nouveau le talus. Mann perçut un bruit de métal déchiré et se sentit brutalement projeté en avant quand la voiture, achevant son travail de labour, s’arrêta.

Comme dans un rêve, il se retourna pour voir le camion quitter sa trajectoire. Paralysé, il regarda l’énorme chose foncer sur lui avec une espèce de détachement hébété, convaincu qu’il allait mourir, mais à ce point stupéfié par la monstrueuse apparition qu’il se trouvait incapable de réagir. La gigantesque masse grondante se rapprocha, masquant le ciel. Mann éprouva une curieuse sensation dans la gorge, inconscient du hurlement qui en jaillissait.

Soudain, le camion se mit à pencher. Le souffle coupé, Mann le vit basculer comme une lourde bête qui s’écroulerait au ralenti. Juste avant d’atteindre la voiture, il disparut de la lunette arrière.

Les mains tremblantes, Mann défît sa ceinture de sécurité, s’extirpa de son siège et tituba jusqu’au bord de la piste. Juste à temps pour voir le camion chavirer comme un navire en perdition. La remorque versa à son tour, ses énormes roues continuant à tourner dans le vide.

La citerne du camion explosa en premier. La violence de la détonation fit chanceler Mann qui, ayant du mal à coordonner ses pas, finit par se retrouver assis par terre. Une seconde explosion suivit, dont l’onde de choc fit passer sur lui un souffle brûlant et lui meurtrit les oreilles. Une colonne embrasée fusa vers le ciel devant ses yeux vitreux, puis une autre.

Il rampa jusqu’au bord de la piste et regarda au fond du ravin. D’énormes boules de feu s’élevaient dans les airs, surmontées d’une épaisse fumée noire. Il ne distinguait ni le camion ni la remorque, seulement des flammes, qu’il contemplait bouche bée, vidé de toute sensation.

Puis, de façon inattendue, l’émotion surgit. Ni de la peur, ni du regret, ni la nausée qui devait suivre plus tard. C’était un émoi venu des premiers âges qui l’envahissait : le cri de quelque animal préhistorique au-dessus du corps de son ennemi vaincu.

La Touche Finale
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