CHAPITRE V : AU RAS DE L’HORIZON ÉVÉNEMENTIEL

Ce n’était pas exactement une manœuvre conventionnelle. Certes, bon nombre d’explorateurs téméraires, depuis que les créatures intelligentes sillonnent l’espace, avaient tenté de s’approcher de l’horizon événementiel d’un trou noir, cette limite en-deçà de laquelle le formidable puits de gravité ne laisse rien échapper, mais aucun d’entre eux n’avait passé plus de quelques nanosecondes à proximité.

— J’ai connu un type, avait dit Max, espérant peut-être me rassurer, qui s’amusait à descendre le plus bas possible. Il a battu je ne sais combien de fois son propre record. Jusqu’au jour où il n’est pas remonté. Mais tu n’iras pas si loin.

Un micro-trou noir comme celui que j’avais traîné depuis Stellara possédait un diamètre d’un peu moins d’un mètre, pour une masse équivalente à celle de la Terre. À côté des collapsars géants, nés de l’effondrement d’étoiles au moins trois fois plus massives que le Soleil, ce n’était qu’un grain de poussière. Mais ce grain de poussière émettait une formidable quantité d’énergie. Le taux de rayonnement d’un trou noir est inversement proportionnel à sa taille. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle j’avais accepté de m’attacher ce boulet à ma cheville : sans lui, il m’aurait été impossible d’accomplir les diverses missions dont on m’avait chargé.

En temps ordinaire, pour permettre de travailler à proximité de cette source de radiations mortelles, les générateurs à collapsar sont entourés d’un écran puissant qui les réfléchit vers le puits de gravité d’où elles sont issues. Un spectacle impressionnant sur les longueurs d’ondes X – la vraie vision de l’Enfer. Pour des raisons de commodité, l’écran est tendu à la limite statique du champ gravitique, en-deçà de laquelle un objet ne peut rester fixe mais se trouve en quelque sorte « entraîné » – et l’espace-temps avec lui ! – par la rotation du trou noir. Enchâssé dans l’enveloppe invisible du champ de forces, un module de contrôle se charge de traiter l’énergie libérée, d’en assurer la répartition.

Ce que me proposait Max, c’était de descendre en dessous de la position actuelle de l’écran, en un lieu aberrant, mal connu, saturé de rayons X. Un lieu qui créait son propre système de coordonnées espace-temps, indépendant de celui du reste de l’univers, qui tournait et tourne et tournera follement, attiré dans un tourbillon vertigineux par la rotation du trou noir.

— Je t’assure qu’il n’y a aucun danger, avait insisté le centaure à notre retour. Faudra juste un peu bricoler deux-trois trucs sur la coque pour mieux répartir l’énergie. Ça serait dommage que ton champ te lâche en route, pas vrai ?

Ganja lui avait jeté un regard noir. Elle paraissait nettement moins emballée par l’aventure que quelques jours plus tôt. Les explications complémentaires avaient achevé de lui saper le moral.

Il était évident que, tôt ou tard, les Clowns Gris découvriraient la présence du trou noir, ne serait-ce qu’à cause des faibles perturbations orbitales des planètes et satellites près desquels il passerait. Le croiseur qui m’avait pris en chasse dans l’hyperespace n’étant pas rentré au port, Spirit of America ignorait vraisemblablement que je disposais d’un générateur à collapsar. À moins que ses services secrets n’aient réussi à triompher de la vigilance stelle.

Quoi qu’il en fût, les Clowns Gris viendraient y voir de plus près. Et ils détecteraient bien vite l’écran et le module de contrôle – qu’ils détruiraient. Dès lors, impossible d’utiliser le seuil trans-mat ; les générateurs d’Isadora ne pourraient jamais fournir suffisamment d’énergie – et il était hors de question de tenter d’en puiser directement dans le trou noir.

Il fallait donc diminuer la taille de l’écran, le faire descendre, avec le module, jusqu’à l’horizon événementiel, là où le continuum était si bouleversé que les détecteur des Clowns Gris ne montreraient que des formes floues et imprécises.

Ou rien du tout.

Qu’Isadora descende avec l’écran et le module, et le tour était joué. Elle serait indétectable au sein du bouillonnement énergétique du collapsar, et il lui suffirait de l’accompagner dans son hyperbole à travers le système de Véga, entraînée à une vitesse circulaire hallucinante au ras de l’horizon événementiel.

La seule inconnue était le fonctionnement du seuil transmat dans un tel environnement. Une prière à saint Northwest, le patron des astronautes catholiques, manquait de toute évidence d’efficacité. En l’absence d’un récepteur pour tenter une expérience préliminaire, je me voyais obligé de m’en remettre comme qui dirait pieds et poings liés à la technologie stelle.

Ganja détestait cette idée.

— C’est complètement débile ! grogna-t-elle en désignant d’une connexion coléreuse les écrans aveugles. On ne va jamais s’en sortir !

Je ne partageais pas son pessimisme. Après tout, la manœuvre de descente s’était déroulée sans anicroches. Isadora orbitait autour du trou noir à une vitesse légèrement inférieure à celle de la lumière – marge tout juste suffisante pour lui permettre de s’évader du puits de gravité, quand le moment serait venu. L’horizon événementiel gaîné d’un écran de forces, tout proche, traçait une secrète frontière entre l’être et le néant, mais bon, je n’allais pas m’affoler pour autant.

— Et si les Clowns Gris nous bombardent quand même ? reprit Ganja.

Elle adorait m’entendre développer des arguments pour la contrer ; ça la rassurait, je pense. Je n’avais jamais vu de biopuce aussi émotive. Les I.A. de la trente-neuvième génération promettaient.

— Tu connais beaucoup de biopuces capables d’analyser ce qui nous entoure ? demandai-je.

Elle fit non de la tête. Elle avait elle-même essayé de décrypter les données transmises par les détecteurs, sans rien en tirer d’utilisable.

— Les Clowns Gris ne vont pas gaspiller du matériel devenu rare, poursuivis-je. Ils n’enverront que des bombes balistiques. Une douzaine, à mon avis. Juste pour le principe.

Ganja me dévisageait avec ahurissement. Des myriades de petits points bleu électrique naissaient autour de ses yeux pour migrer en colonnes sinueuses le long de son corps rondouillard.

— Tu veux dire qu’il y avait des biopuces dans les missiles qu’on a failli se prendre sur la gueule ?

— Une par missile. Pour les guider.

— Alors, celles que nous avons convoyées…

Je hochai tristement la tête. C’était la raison pour laquelle personne ne désirait donner un statut de citoyen aux ords, droïdes, robots et autres biopuces. La pacification du Radian terrien étant récente et encore toute relative, comme j’avais pu m’en rendre compte ces derniers temps, la recherche en ce domaine était toujours aux mains de l’armée et de la S.T.P. Et les produits hyper-sophistiqués que celle-ci réalisait étaient destinés à équiper les armes les plus puissantes, les seules capables de saturer le bouclier d’une nef de combat ou de vitrifier une planète d’un pôle à l’autre : les missiles, dont il suffisait de changer la tête selon les besoins.

Naturellement, la biopuce était anéantie dans l’explosion. Matériel périssable.

Ganja le prit très mal.

— C’est dégueulasse ! réagit-elle. De l’assassinat pur et simple ! (Une soudaine angoisse voila son regard.) Dis donc, tu crois que, moi aussi, j’étais prévue pour finir là-dedans ?

— Aucune idée. Pas forcément toi. D’autres de la même série, sûrement…

— Ils me prendraient mes enfants pour les envoyer se faire sauter la gueule dans une de leurs putains de guerres ?

— Tes enfants ?

— Ben oui, on te l’a pas dit ? Je suis une Shag 73-S. S pour « sexuée ». Qu’on me donne un mâle et je te ponds plein de petites biopuces.

— L’ennui, la coupai-je nerveusement, c’est qu’il n’y a pas de mâles de ta série. Et qu’il ne risque pas d’y en avoir avant un bon moment, vu l’état d’Achernar VI…

Je me tus. Mon bref aller-retour jusqu’à Sevagram venait de se rappeler à moi, ainsi que l’hypothèse – je n’osais la qualifier de prédiction – qu’Albert, l’ancien oracle d’Ipavar, avait énoncée devant moi.

« Une demi-heure avant le point G, » annonça Isadora. « Tu devrais te préparer, Viper. »

— Et moi ? piailla Ganja.

— Toi, tu ne viens pas.

— Tu m’avais dit…

— Je t’ai dit que je réfléchirais. C’est tout réfléchi. Si les Clowns Gris projettent effectivement de stériliser Nieuw-Amsterdam puis d’y installer un écosystème pour biopuces, tu représentes pour eux des lustres de recherches, puisque tu es le plus parfait résultat d’un tel écosystème. D’accord ?

— Je me formaterais plutôt que de les laisser piller mes mémoires.

— Tu ne peux pas effacer tes mémoires mortes, ni détruire ton architecture interne. Je n’aurais jamais dû t’emmener. Tu aurais été plus en sécurité sur Terre…

— Tu parles ! On m’aurait flanquée dans un missile pour faire péter le vaisseau amiral des Clowns Gris quand ils auraient attaqué la Terre. (Elle marqua une pause.) Alors, tu me forces à rester toute seule au bord d’un trou noir ?

— D’abord, tu n’es pas seul. Tu n’es pas vexée, Isadora ?

L’ord ne répondit pas. Ganja glissa une fiche dans l’un des accès de la console.

— Elle fait la gueule, confirma-t-elle.

— Je vous laisse vous réconcilier, conclus-je en quittant le poste central.

Mon sac était prêt depuis un bon moment. Il contenait des vêtements à la toute dernière mode sur Spirit of America, trois cristaux-m aux molécules saturées de visios pornographiques et les ordres de virement signés par les soldats en catatonie dans la cale. J’emportais aussi un paralysateur de poignet, contenant dix charges, un émetteur miniaturisé dissimulé à l’intérieur d’une de mes prises neurales, une liasse de billets de cent mille dollars et cent exemplaires d’une photo 2D en noir et blanc d’un individu en sourire artificiel : un ancien président des États-Unis. Je ne savais même pas son nom, mais la Négociatrice Principale Luce Longjohn Lagrange-Chandrasekhar m’avait assuré que ces clichés étaient très recherchés chez les Clowns Gris.

— Ils sont authentiques, avait-elle conclu.

Pour le transfert, j’enfilai à même la peau une combinaison isolante, destinée à écarter les possibles variations de potentiel susceptibles de se produire durant une transmission mettant en jeu autant d’énergie. Puis, mon sac à la main, je me dirigeais vers la soute où se dressait le seuil trans-mat.

« Huit minutes avant le point G, » annonça Isadora quand j’y pénétrai. « Tout va bien, Viper ? »

— J’ai envie de pisser, grommelai-je.

Posant mon sac, j’allai faire un séjour dans les toilettes les plus proches. Là, confortablement installé, j’allumai le terminal pour effectuer une ultime vérification des calculs de trajectoire, sur lesquels nous avions planché à cinq pendant trois jours et trois nuits – Max, Ganja, Isadora, Le Poulpe et moi. Lancé à une vitesse supérieure à cent mille kilomètres à la seconde, le trou noir près duquel nous nous dissimulions plongeait, semblait-il, droit sur l’étoile centrale. Sa trajectoire hyperbolique allait le faire passer à quatre-vingt-dix-sept mille kilomètres de la surface de Spirit of America – dans moins de six minutes à présent.

Je me rhabillai, éteignis le terminal et retournai près du seuil transmat. Je me trouvais bigrement calme pour quelqu’un qui allait à la mort. J’enfilai mon sac à dos, vérifiai mon paralysateur et me plantai devant le miroir immatériel.

« Tu auras presque une seconde, » assura Isadora. « Mais ils vont être secoués, en bas. »

— C’est bien le dernier de mes soucis. Combien de temps ?

« Une minute quinze. »

— Et Ganja ?

« Elle doit bouder. Je ne l’ai pas vue depuis un quart d’heure. Tu veux que je la retrouve ? »

— Non, laisse tomber.

Vingt secondes avant la fin du compte à rebours, je déclenchai le psychronomètre dont j’avais pris soin de me munir. Le trou noir profiterait du champ gravifique de Spirit of America pour modifier légèrement sa trajectoire. Au lieu de tomber droit vers Véga, comme il le faisait actuellement, il passerait au contraire à trente ou quarante millions de kilomètres de l’étoile, en une immense courbe hyperbolique qui le ramènerait au voisinage de la planète des Clowns Gris dans quarante-trois heures et seize minutes. Si je manquais le coche, je me retrouverais prisonnier d’un monde dont la civilisation tout entière avait été conçue pour traquer et éliminer les intrus dans mon genre.

« Dix secondes, neuf, huit…, » égrena Isadora.

Elle n’avait pas fini de prononcer « zéro » que j’enjambais le seuil transmat, plongeant à travers le miroir.

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