CHAPITRE XV : RENCONTRE AVEC UNE PLANTE REMARQUABLE
Kees et Karen semblaient réticents à l’idée d’abandonner leur planète, et sans doute en irait-il de même de leurs concitoyens. Mais l’imminence et la nature du danger, présentés de manière convaincante, réussirent à balayer leurs hésitations – au bout d’un bon quart d’heure de discussion à bâtons rompus. Cependant, leur coopération ne résolvait rien. Car il n’existait en effet personne, sur Nieuw-Amsterdam, qui possédât le pouvoir d’ordonner une évacuation générale de la planète – voire même d’ordonner tout court. Kees n’était qu’un gestionnaire, il ne détenait aucune autorité.
— Et lorsqu’il y a une décision collective à prendre ? demandai-je.
— Ça n’arrive jamais. Si je veux construire un pont sur l’Amstel, je commence à entasser des pierres sur la berge. Des gens passent ; ils me demandent ce que je suis en train de faire. Je le leur explique – et ceux qui trouvent l’idée intéressante me donnent un coup de main.
— Et si quelqu’un trouve que ce pont gâche la vue, ou qu’il n’est pas pratique et qu’il devrait être placé ailleurs ?
— On en discute. S’il arrive à me convaincre qu’il a raison, je renonce à mon projet.
— Je ne comprends pas comment vous avez pu bâtir cette ville avec de pareilles méthodes.
Kees me sourit, un éclair de malice dans le regard.
— C’est justement parce que nous employons de pareilles méthodes, comme tu dis, que notre ville est si belle.
Il alla s’accouder à la fenêtre. De son appartement, sis au second étage d’un immeuble planté au bord de la rivière, on avait une vue splendide sur l’enfilade des ponts et passerelles qui reliaient les deux berges. Apparemment, la construction de ponts était un genre de sport national. Je comprenais d’où venait l’exemple choisi par Kees.
— Quel dommage que tout ceci doive disparaître ! reprit celui-ci. C’est toute une époque qui est en train de s’achever. Un monde que le temps rattrape, après huit siècles de bonheur. (Il se retourna vivement, les traits tirés.) Nous étions sur la bonne voie, poursuivit-il d’une voix étranglée. Nous nous acheminions à petits pas vers un monde où il ferait bon vivre pour tous. Savez-vous qu’il n’y a jamais eu un seul décès causé par la faim sur Nieuw-Amsterdam ? Et que le dernier crime de sang remonte à cinquante-neuf ans T.C.U. ?
« Nous bâtissions l’utopie pierre par pierre – et ce qu’il nous a fallu près de mille ans pour ériger va être balayé en quelques heures.
— Il y a d’autres planètes…
— Non, il est trop tard Karen. L’utopie ne peut pas se limiter à un état, un territoire, qui se retrouverait inévitablement confronté à des rivaux trop agressifs pour lui. À quoi bon éviter de polluer quand ton voisin recrache ses hydrocarbures dans la rivière qui travers tes terres ? L’utopie a besoin, pour se développer, d’un monde tout entier.
C’était un bien beau discours, mais ça ne nous menait nulle part. Je mesurais à présent ce que nous – et par ce nous, j’entends non seulement l’Humanité dans son ensemble, mais aussi les différents peuples extraterrestres connus et inconnus – allions perdre avec Nieuw-Amsterdam.
Enfin… Au moins, en permettant aux A’dams de fuir, nous allions contribuer à la diffusion du gène des dents saines dans tout le Radian. C’était déjà un point positif, estimai-je en tâtant du bout de la langue une carie qu’il ne faudrait plus tarder à faire soigner. Si ça continuait, les Clowns Gris ne reconnaîtraient plus qu’eux-mêmes comme représentants de l’espèce humaine.
Peut-être était-ce déjà le cas, en fait.
— Vous allez lancer un appel à la tridi, décidai-je. Vous expliquerez en détail ce qui se passe et vous demanderez aux gens de gagner Rodesteen au plus vite.
— Très peu d’entre eux se déplaceront, laissa tomber Karen. De toute manière, il y a au moins cent cinquante mille personnes qui ne pourront jamais arriver à temps. Nous n’avons pratiquement aucun moyen de transport rapide. Juste quelques avions électriques.
— Jusqu’au mois dernier, j’aurais pu affréter deux navettes planétaires, intervint Kees, mais les Clowns Gris les ont pulvérisées au sol.
Ce qui expliquait les cratères dans la piste, à l’astroport, commentai-je intérieurement.
— Vous vous occupez de rédiger l’appel ? Je vais faire un tour. J’ai besoin de calme, de silence. Pour réfléchir.
Je suivis le Daageraadgracht, l’un des canaux en arc de cercle, perdu dans mes pensées. Quelque chose m’échappait toujours, et je n’arrivais pas à trouver quoi. Quelque chose qui devait être primordial.
— Viper ?
Je me retournai. Ganja, que je croyais avec Kikuko, dans l’appartement qu’on nous avait alloué, était assise sur un perron de pierre, se léchant consciencieusement une patte. Un peu plus loin, le Twonky se consumait d’amour pour elle, n’osant visiblement s’approcher.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je crois que j’ai trouvé un truc.
— Un truc ? Quel genre de truc ?
— Suis-moi.
Emboîtant le pas à la biopuce, je passai sous un porche étroit qui débouchait dans un jardin ceint de maisons sans étage. Mon attention fut immédiatement attirée par le bouquet de hautes plantes graciles dont les pieds touffus d’un vert moucheté de noir jaillissaient de la plate-bande centrale.
— De la sinsé, commenta Ganja. Je suis tombée dessus par hasard. Et comme je suis curieuse, j’ai essayé de me brancher. Tu me connais ? Je n’ai pas pu résister.
— Et alors ?
— J’ai obtenu un genre de contact. Une émission incompréhensible, beaucoup trop « biologique » pour moi. Je me suis dit que tu pourrais peut-être y comprendre quelque chose…
— Ça m’étonnerait, mais pourquoi ne pas essayer ?
Ganja insinua un filament de métal luisant au cœur d’une fleur non encore éclose, puis glissa une fiche dans l’une de mes prises neurales. Aussitôt, les hallucinations commencèrent.
… un ami dans ma solitude – un confident dans mon ennui – quelqu’un avec qui échanger…
… je me parle à moi-même depuis si longtemps que mes pensées ne sont plus que des taches colorées dépourvues de toute profondeur…
… tu es venu de loin pour me voir – pourquoi ?
Je tentai d’émettre une réponse, mais rien ne m’indiqua que la sinsé l’avait captée.
… je vais mourir – je sens en toi que je vais mourir – ce concept-là, tu peux me le transmettre – la mort…
… je sais que tu m’entends – que tu me comprends – je voudrais tellement te comprendre, moi aussi…
… mais la communication n’a qu’un sens… … la communication est polarisée… … la communication est [Rorschasch bleu]…
« Ganja, que se passe-t-il ? Ça devient incompréhensible ! Et pourquoi ne puis-je lui répondre ? » « Mauvaise connexion. Je vais essayer d’arranger ça. Tu entraves quelque chose à ce charabia ? »
« J’aimerais bien. »
Je reportai mon attention sur le monologue, qui se dévidait toujours sur le même ton nostalgique.
… au début était la solitude – le vide – je flottais au sein du néant glacé – seule, unique, inutile… … puis vint la conscience de la solitude – l’appréhension de l’unicité – le poids de l’inutilité…
… une plante de vingt centimètres de hauteur, dont les pieds touffus se dressaient par bouquets dans la zone tropicale de ce monde – jusque-là, je n’avais occupé qu’une niche écologique restreinte – mon intelligence qui s’éveillait me rendit concurrentielle…
… pas de récit détaillé des premières phases de mon évolution – plusieurs millions d’années pour passer d’un état de conscience vague et flou à l’intelligence…
… lente évolution…
… puis vinrent les Jardiniers…
De grands vaisseaux d’acier poli glissant silencieusement dans une atmosphère limpide. Leur coque lisse reflétait la lumière blafarde de la seconde lune. Ils se posèrent avec majesté dans une plaine. Au loin se dressaient des montagnes enneigées.
Des humanoïdes de petite taille descendirent des astronefs et s’éparpillèrent dans la plaine, effectuant des analyses, ramassant des échantillons, inspectant chaque brin d’herbe bleue. Au lever du soleil, ils rentrèrent à bord ; sans doute leur peau d’un rose éclatant n’aurait-elle pas supporté les rayons de l’astre.
Avant de franchir le sas, l’un d’eux se retourna et je le vis en gros plan. Ses trois yeux parurent me fixer un instant, puis il se détourna et pénétra dans le vaisseau. Sa ressemblance avec « Albert », l’oracle de Sevagram, était frappante. « Albert » était-il donc un Jardinier ? Et qui étaient les Jardiniers ?
… ils vinrent – ils aménagèrent ce monde – puis ils moururent…
… pas une fois, ils ne me parlèrent… … maïs ils me cultivèrent – longtemps, très longtemps – ils m’améliorèrent – me soignèrent – firent de moi ce que je suis…
… puis ils moururent…
… ou ils partirent…
…et je restai seule – des millions d’années…
« Ganja, elle ne m’entend toujours pas ! »
« Je n’arrive pas à trouver chez elle une fibre qui puisse servir de récepteur. C’est une plante, pas un animal ou un ordinateur ! Arriver à capter ce qu’elle raconte, c’est déjà un exploit. »
… enfin vinrent les hommes de la Terre – … les A’dams…
… au début, ils ne s’intéressaient pas à moi – puis ils ont commencé à rouler mes feuilles en petits cylindres auxquels ils mettaient le feu… … ils me fumaient…
… j’ai vite compris que des alcaloïdes contenus dans ma structure chimique devaient leur procurer des sensations agréables – j’ai cherché lesquels – j’ai analysé leur métabolisme…
… certaines molécules généraient le bien-être – d’autres étaient toxiques…
… j’améliorai les premières – supprimai les autres…
Je tentai de transmettre à la plante que ce n’était peut-être pas la meilleure chose à faire, que l’homme avait déjà bien assez de drogues comme ça, mais elle n’accusa nullement réception. Ganja assurait pourtant avoir trouvé une fibre pseudonerveuse pouvant servir de récepteur.
« Je n’y comprends rien. Elle est sourde comme un pot. »
« Pourtant, elle connaît l’effet qu’elle produit sur les humains. Il a bien fallu qu’elle l’observe. »
« Empathie ? ».
« Vraisemblablement. »
« Alors, j’ai une idée. »
Je sortis d’une poche un minuscule canif et, sans hésiter, je m’entaillai la paume de la main. Si la sinsé était sensible aux vibes qu’émettaient les êtres humains, ma douleur devrait la faire réagir.
NON !
… ne fais pas ça…
Il y eut un décrochement, un nuage d’étincelles psychiques tourbillonna autour de moi, puis le contact se rétablit – d’une parfaite netteté, à présent.
Je te perçois.
C’est normal, répondis-je en grimaçant de douleur. J’ai tout fait pour ça.
Tu n’as pas compris ; je sais tout de toi.
Je frémis. La sinsé avait-elle eu accès à ma mémoire, à un moment ou à un autre du processus ? Je n’aimais pas ça. Je ne pensais pas que la plante pouvait représenter un quelconque danger, mais je n’aimais pas ça.
Tu m’as sondé ?
Non. J’ai été toi. Une fraction de moi a été toi. C’est clair ?
Je pense que j’ai compris. Alors tu es au courant de ce qui se passe ?
Je n’ai pas encore pu analyser toutes les informations. Je sais que je vais mourir, c’est tout, et je sens à quel point le concept de mort te terrifie – mais pour moi, il ne représente rien : je ne suis jamais morte.
Je ne répondis pas tout de suite. J’avais moi aussi besoin d’étudier ce que je venais de recueillir comme nouvelles données.
Non contente de posséder une intelligence, la sinsé était visiblement une espèce à gestalt, à esprit unique. Tous les pieds de la planète n’étaient que des cellules d’un organisme gigantesque, gouverné par un champ psychique global avec lequel j’étais entré en contact. Les pièces du puzzle s’emboîtaient de plus en plus vite. Je savais désormais pourquoi on n’avait jamais acclimaté la sinsé sur d’autres mondes. Comme son nom l’indique – il s’agit de l’abbréviation de sinsemilla, qui signifiait jadis « dépourvu de graines » dans je ne sais plus quelle langue terrestre – elle ne produit pas de semences ; tous les plants partent d’un rhizome souterrain, dont les A’dams n’avaient jamais laissé ne fût-ce qu’un centimètre quitter la planète.
Libertaires, mais pas fous.
Je peux te sauver, pensai-je. Enfin, je peux sauver une partie de toi.
Tu veux m’emporter dans l’espace ? À quoi bon ?
À quoi bon ? Tu n’as pas envie de vivre ?
J’aimais vivre près des Jardiniers, livrée à leurs soins, leurs manipulations. Près des A’dams, aussi. Mais si je dois quitter ce monde…
Il n’y a pas d’autre solution. C’est ça ou la mort.
La sinsé hésita. J’étais si près de son fonctionnement intime que je pouvais sentir bouillonner l’encre aux vives couleurs qui lui tenait lieu d’esprit, même si je ne comprenais rien à ce ballet de formes bigarrées, reflet d’une mentalité parfaitement étrangère.
D’accord. Emporte le rhizome qui est devant toi.
D’autres, si tu as le temps. La vie est trop précieuse pour que je la gâche – même si c’est la mienne. J’irai où iront les A’dams.
Sage décision, commentai-je.
À moins que tu ne m’emmènes à la recherche des Jardiniers, bien sûr. J’ai perçu que tu en connaissais un.
Et pourquoi ne pas faire les deux ? ironisai-je.
Il n’était bien entendu pas question de partir en quête de Sevagram. Surtout sans prime à la clef. J’avais des dettes à rembourser, je ne devais pas l’oublier.
La sinsé émit un kaléidoscope de teintes angoissées.
Et briser l’Unité ? Jamais ! Une je suis, une je resterai.
« T’as pas fini d’en baver, » me transmit Ganja.
« Quoi qu’il en soit, il faut la sauver, elle aussi. »
« Belle opération, ma foi ! Un A’dam sur trois ou quatre et quelques malheureux pieds de sinsé… »
« Ça leur permettra à tous de prendre un nouveau départ. »
« Tu t’obstines à voir le « bon » côté des choses, c’est ça ? »
Il se contente d’être logique et rationnel. Les morts sont morts ; mais les vivants, eux, sont vivants.
La Palice ne l’aurait pas mieux formulé.