CHAPITRE XVII :APRÈS LA RÉVOLTE DES BIOPUCES

Tout était fini.

Quelques secondes plus tôt, nous attendions, tendus, crispés, résignés, de voir le brasier nucléaire stérilisateur s’allumer à la surface de Nieuw-Amsterdam. À présent, nous écoutions tous les messages d’espoir des biopuces qui venaient de sauver un monde.

Ganja pouvait être fière d’elle : en prévenant ses sœurs du sort qui les attendait, lors de son incursion dans le Réseau incroyablement primitif de Spirit of America, elle avait provoqué une réaction en chaîne impossible à maîtriser. Refusant de mourir pour la puissance des Clowns Gris, les biopuces chargées de guider les missiles les avaient retournés contre la flotte soane, non sans s’être éjectées dans le vide – où elles nous demandaient de les récupérer. Un organisme biotronique peut supporter des heures durant des conditions dans lesquelles un homme ne survivrait pas dix secondes.

Quant à celles qui se trouvaient à bord des vaisseaux, elles s’étaient contenté d’en rendre inutilisable les systèmes informatiques. Près d’un quart de la flotte soane tombait à présent en chute libre, aveugle, les réacteurs coupés. Il faudrait s’en occuper dans les plus brefs délais ; on ne pouvait laisser mourir des milliers d’hommes – même des militaires, même des Clowns Gris – sans réagir.

Un bref sondage à l’aide des hyperdétecteurs m’indiqua que les débris de l’armada ennemie faisaient route vers Fournaise, poursuivis par quelques missiles isolés. Rien ne nous empêchait de regagner Nieuw-Amsterdam miraculeusement épargnée.

Au passage, je ramassai une demi-douzaine de biopuces, que Ganja se chargea d’accueillir. J’étais en train d’amorcer la procédure de rentrée dans l’atmosphère, quand ma petite compagne bariolée me sauta sur l’épaule, toute frétillante.

— Tu sais quoi, Viper ? Les copines…

— Eh bien ? fis-je, vaguement agacé car la manœuvre était délicate.

— Leur sensibilité est éveillée.

— Ce qui signifie ?

— Que leur système, conçu dépourvu de conscience, s’est mué en I.A. Et tu sais quel moment ? Quand Isadora et moi avons eu notre orgasme !

Je la dévisageai avec des yeux ronds. Qu’est-ce qu’elle me chantait là ?

— À bord d'Isadora ?

— Ben oui, poursuivit-elle, juste avant d’arriver au Cœur de Nulle Part. Les biopuces étaient en stand by, mais connectées sur le circuit général. Quand on a joui, ça leur a sacrément secoué les neurones ! Alors, ensuite, la programmation, prévue pour des cerveaux vierges, n’a pas eu exactement le résultat escompté.

« Toutes les biopuces qu’on transportait sont devenues non-violentes. Et c’est justement ce chargement qui a été livré à Spirit of America.

Je me mordis les lèvres. J’avais vitupéré contre Ganja, je lui avais interdit de baiser avec Isadora, j’avais refusé de l’emmener sur Spirit… Je l’avais traitée comme une sale gamine capricieuse et irresponsable – ce qu’elle était également, d’une certaine manière. Et maintenant, je découvrais que c’était elle qui avait tout fait. Seul, je ne m’en serais jamais tiré – et Nieuw-Amsterdam aurait péri dans les flammes.

— Bravo, Ganja, dis-je. Tu ne l’as pas fait exprès, mais bravo quand même.

— Tu ne m’as pas laissé terminer… La première biopuce qui s’est connectée sur le semblant de Réseau de Spirit a tout de suite eu connaissance de mon message. Elle l’a transmis à toutes ses copines et elles se sont mises d’accord pour se révolter. Elles ont tenu conseil et décidé d’intervenir au dernier moment, pendant l’offensive, quand il serait trop tard pour permettre aux Clowns Gris de trouver une stratégie de substitution.

— Excellent, commentai-je. Après un coup d’éclat comme celui-là, le moment est venu d’étudier la question de la citoyenneté des I.A. Leur emploi militaire, aussi… Je sens qu’on va palabrer des années entières dans les hautes sphères.

— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda Kikuko en se laissant tomber dans le fauteuil anti-g voisin du mien.

— Je disais que j’étais content d’avoir emmené Ganja sur Spirit…

La biopuçe me lança un regard moqueur.

La première chose que je vis en arrivant à la verticale de l’astroport de Rodesteen fut une fleur xawore aux pétales fanés, alanguie sur le plastasphalte. Immédiatement, j’eus la certitude qu’il s’agissait du vaisseau d’Achille Talon. Que faisait-il là ?

Je le trouvai en compagnie de Daalo’m, le Gaalaanol à taille variable, Luce Longjohn Lagrange-Ghandrasekhar et Mordecai. Installés autour d’un petit feu dans lequel un A’dam souriant faisait griller des tubercules locaux, ils me regardèrent en silence venir à eux, flanqué de Kikuko, Kees, Karen et Ganja, puis nous souhaitèrent tous ensemble la bienvenue.

— Heureux de vous revoir, M. Viper, marmonna le wok-wok perché sur un tentacule.

Pour une fois, il ne dormait que d’un seul œil.

— Bonjour, M. Talon, saluai-je avec un petit signe de la main. Avez-vous retrouvé vos enfants ?

— Tous sans exception. Achernar VI a réintégré son emplacement habituel par rapport au multivers. Il faudra quelques lustres pour remettre de l’ordre dans l’écosystème, mais quelle importance, maintenant que la seule possibilité de concurrence a été éliminée ?

Je notai que Kikuko et Daalo’m s’étaient lancés dans une discussion subvocale passionnée. Ces deux-là devaient avoir beaucoup de choses à se dire. Je regrettai de ne pouvoir entendre leur conversation.

— Parce que vous connaissiez les projets des Clowns Gris ?

Le wok-wok vacilla. Il s’était encore endormi. Rétablissant son équilibre d’une aile un peu molle, il répondit :

— Nous connaissions tous les termes du problème. Depuis le début. Attendre n’aurait fait que rendre la situation plus critique encore. Les Clowns Gris auraient accumulé un peu plus de matériel militaire, la Terre aurait continué à s’affaiblir, les A’dams se seraient retrouvés plus isolés encore. Il fallait crever l’abcès. Faire éclater la crise.

« Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi on vous a confié le transport des biopuces destinées à Spirit of America ?

— Ils t’ont manipulé, souffla Ganja par le canal d’une connexion neurale. Ils se sont foutus de toi.

Je ne pouvais qu’être d’accord avec elle.

— Nous savions que vous fumiez du tabac, reprit le wok-wok, les yeux fermés. C’est devenu assez rare pour qu’on le remarque. Alors, nous avons « suggéré » au gérant d’Achernar VI de vous engager. Le reste, d’après la torsion des lignes événementielles, était pratiquement inéluctable. Vous avez allumé un cigarillo, j’ai accouché prématurément, mes enfants se sont dispersés dans la nature…

J’émergeai de la torpeur qui avait fondu sur moi. Si les Xawors étaient à l’origine de toute cette affaire, cela signifiait…

— Alors, c’est vous le responsable, accusai-je. C’est à vous de régler les dommages et intérêts que demande la S.T.P.

— On ne revient pas sur la chose jugée, intervint la Négociatrice Principale Luce Longjohn Lagrange-Chandrasekhar.

Le wok-wok hocha la tête. Quelques tentacules s’agitèrent, pour la plupart terminés par des yeux d’un rose pâle.

— Je suis désolé, dit l’oiseau traducteur sur un ton qui ne l’était nullement. Je ne peux rien pour vous.

— Nous sommes désolés, intervint Daalo’m qui s’était rapproché, mais la S.T.P. n’osera jamais réclamer quoi que ce soit aux Xawors, de peur qu’ils ne reprennent Achernar VI. Idem pour les militaires. Il leur faut un responsable – humain, de préférence.

— On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, commenta sentencieusement la Stelle.

— Vous étiez tous d’accord, accusai-je.

— Disons que nous connaissions tous la situation et que nous en avons profité, répliqua-t-elle. Pour le bien du plus grand nombre.

— En tout cas, merci pour Ganja, repris-je à l’intention d’Achille Talon. Sans elle…

Soixante prunelles rose pâle se braquèrent sur moi. Le wok-wok avait l’air presque réveillé.

— Que voulez-vous dire ? Ganja n’était pas prévue dans le scénario.

Je lui expliquai très vite le rôle primordial qu’avait joué la petite biopuce psychédélique. Luce, Daalo’m et Mordecai ne perdaient pas une seule de mes paroles.

— Facteur de correction aléatoire, conclut le wok-wok quand je me tus. Le schéma prévisionnel était assez flou pour laisser une inconnue le pénétrer et en prendre possession.

— Je n’y comprends rien, le coupai-je.

— Il veut dire que la présence de Ganja n’était pas prévisible avec les moyens dont disposent les Xawors, expliqua Luce. Ils savaient – et nous savions – que l’issue de la crise dépendait du moment où celle-ci éclaterait. Cette période était fortement défavorable aux Clowns Gris – à cause de Ganja, mais nous l’ignorions.

Cette fois-ci, j’avais compris. Le reste n’était que détails sans importance. Je souris à la Stelle, puis me tournai vers Mordecai :

— Et les Uurs ? Que deviennent-ils ?

— Ils se battent entre eux à l’extérieur du système, ricana le Swonxx. Ils étaient prêts à intervenir dès que la première bombe toucherait Nieuw-Amsterdam. Devoir renoncer à un combat les a tellement frustrés qu’ils ont décidé de s’offrir un petit exercice. Ils ont assuré que cela ne causerait aucun trouble dans le Radian terrien, et qu’ils s’arrêteraient une fois atteinte la barre du million de morts, pour ne pas trop choquer votre opinion publique…

— On dirait qu’ils se civilisent, grinça le Gaalaanol.

— Parfait. Donc, tout est réglé ? Alors, je pourrais peut-être avoir mon argent ?

Mordecai parut surpris de ma brutalité.

— Tu es pressé ?

— Un pilote est toujours pressé. Donc ?

Il fouilla dans le petit sac fixé à sa ceinture, en tira une plaque de cent mille creds, échangeable dans n’importe quelle banque terrienne.

— Au fait, dit la Négociatrice Principale, j’ai votre argent, moi aussi. Cent huit Clowns Gris à dix mille creds la tête représentent un million quatre-vingts mille creds, moins douze mille de frais divers, trente mille de commission et cinquante mille pour le transport…

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Viper, nous avons sorti de l’argent de Spirit of America. Si vous croyez que c’est facile !

Je haussai les épaules. De toute façon, je n’allais pas pinailler. Cet argent tombait à pic. Avec un million de creds, je pouvais mettre les voiles, quitter le Radian terrien pour partir à l’aventure – et pour échapper au sinistre huissier génétique chargé de recouvrer ma créance.

J’avançai la main pour prendre la carte codée que me tendait Luce, mais cinq doigts blafards la lui arrachèrent des doigts. Mon regard remonta le long d’une manche de tissu noir, jusqu’à un visage maigre qui m’extorqua un juron.

— Nous disons donc neuf cent quatre-vingt-huit mille creds, comptabilisa Maître Sugere Sanguis en empochant l’argent. Oui, vous aussi, monsieur, dit-il à Mordecai. Cette somme est la propriété de la S.T.P., pour le compte de laquelle je suis chargé de…

Je m’éloignai, la tête bourdonnante, les oreilles en feu. Je venais de traverser l’enfer, et cette sangsue livide rappliquait sans vergogne à la dernière seconde pour me spolier du résultat de mes efforts ! J’avais presque envie de lui tordre le cou.

— Monsieur Viper ?

Achille Talon m’avait rejoint. Les nerfs à fleur de peau, je me laissai tomber sur un petit muret de pierre.

— Qu’est-ce que vous voulez, encore ?

— Vous avez rencontré un Jardinier.

— « Albert » ?

— C’est ça, opina le wok-wok. Nous l’appelions Voxx, mais c’est bien lui. Monsieur Viper, cela fait un million d’années que tous les peuples de la Galaxie cherchent Sevagram. N’avez-vous rien remarqué qui pourrait nous permettre de la localiser ?

— Elle doit être près du Noyau galactique, c’est tout ce que je peux vous dire. Vous avez besoin des services d’un oracle ? Vous ?

Les deux yeux du wok-wok étaient grands ouverts.

— Non, d’un Jardinier. Mais ça commence à devenir urgent : l’un de nos continents est envahi par une sorte de liane rampante.

— Et vous ne pouvez pas vous en débarrasser, avec toute votre science… ?

— Seuls les Jardiniers savent dompter la nature sans la détruire.

— Je suis désolé, mais je ne peux pas vous aider.

Plus tard dans la soirée, tandis que se déroulait une seconde rave, plus torride encore que la première, quelqu’un me tapa sur l’épaule. En me retournant, je ne vis qu’un pied de sinsé, dont une branche remuait faiblement. Je demandai à Ganja, qui somnolait sur mon épaule, de nous brancher.

Tu t’étais affolé pour rien.

Au sujet de la destruction de ce monde ? Nous avons eu de la chance.

J’ai réfléchi, pour ta proposition…

Quelle proposition ?

De m’emmener à la recherche des Jardiniers.

Eh bien ?

J’accepte.

J’étais bien ennuyé. Je plaisantais, quand je lui avais parlé de retrouver « Albert », mais sans doute la sinsé n’avait-elle pas le sens de l’humour.

« Accepte, crétin ! » rugit Ganja. « Sugere Sanguis ne va pas te suivre jusqu’au Noyau galactique. Quitter le Radian, c’est le seul moyen de t’en débarrasser. »

Elle avait raison, bien entendu. Je pris dans ma main l’extrémité d’une des branches de sinsé et la serrait doucement, en une parodie de poignée de main.

Topons là ! émis-je.

J’eus une dernière surprise vers le matin – quand, rentrant sur la pointe des pieds à notre appartement, je découvris Ganja haletant, pantelante, sous un Twonky déchaîné qui la besognait avec vigueur. Ainsi, elle avait fini par céder à ses « avances de plouc », comme elle les qualifiait. Et sans risquer de tomber enceinte, en plus : je ne pensais pas qu’une bestiole extraterrestre, même polymorphe, pût féconder une biopuce biotronique, même sexuée.

Sans faire de bruit, pour ne pas les déranger, je passai dans la chambre où Kikuko essayait de dormir.

— Tu rentres tard, gémit-elle en changeant de côté. Au fait, j’ai tout réglé avec le Daalo’m.

— À quel sujet ?

— La ligue va se proposer pour prendre la direction de Spirit, sous mandat du Conseil Lumineux.

— Parfait. Rien d’autre ?

— Si. J’ai filé ton huissier, là, et je lui ai piqué ça.

Elle tira de la table de nuit la plaque de cent mille creds que Sugere Sanguis m’avait confisquée l’après-midi même.

— Comment as-tu fait ?

— Il a laissé sa mallette ouverte sur son lit pendant qu’il prenait une douche. Entre nous, ajouta-t-elle, je me demande s’il ne l’a pas fait exprès.

— Exprès ?

— Il a encore plusieurs millions de creds à récupérer. Cette plaque est un coup de pouce, un encouragement.

— Un encouragement à me faire tondre ! grondai-je.

Kikuko frotta son nez contre le mien.

— Eh oui, dit-elle. C’est dans sa nature, que veux-tu ?

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