CHAPITRE XIII : UNE VILLE DE CANAUX

J’avais posé Isadora sur un petit spatioport désert, dont le plastasphalte portait quelques impacts de bombes. Au loin se dressait une ville aux maisons basses, dominée par un beffroi de métal blanc : Rodesteen, la capitale de ce monde en sursis.

Personne ne se décidant à venir à notre rencontre, je sortis l’un des petits glisseurs d’Isadora et nous mîmes le cap sur la cité, par une route mal entretenue qui sinuait entre des champs de céréales locales. À la différence de la plupart des colons terriens, qui avaient imposé les espèces originaires de leur monde natal comme le blé, le seigle ou le maïs, les A’dams avaient mis un point d’honneur à développer la culture des plantes indigènes.

Rodesteen s’étendait au bord du bras le plus extérieur du delta d’une rivière de faible importance, sur la côte nord-ouest du continent Smaragdgrœn. Ses maisons et immeubles bas dessinaient un tissu urbain lâche, entrecoupé de vastes parcs volontairement peu entretenus où abondaient les pièces d’eau. La ville, structurée autour d’une demi-douzaine de canaux en arc de cercle, ne devait pas couvrir plus de cinq kilomètres carrés, banlieue comprise.

J’arrêtai le glisseur près du premier A’dam que je rencontrai, un grand blond aux yeux clairs vêtu en tout et pour tout d’un short et de sandales de corde. Malgré la musculature bien dessinée qui jouait sous sa peau bronzée, il semblait sous-alimenté. Mais cet homme avait grandi sous un soleil différent, sur un monde qui n’était pas la Terre ; je ne devais pas l’oublier. L’exemple des Clowns Gris décrétant que les A’dams n’étaient pas humains constituait un précieux garde-fou.

— Bonjour, dis-je en galacte. Je cherche une autorité responsable.

— Une quoi ? s’écria-t-il. Lul ! Vous n’êtes pas d’ici, vous.

— Ça m’a l’air évident, répliqua Kikuko.

L’A’dam se fendit d’un chaud sourire.

— Il n’y a pas d’« d’autorités responsables », comme vous dites. Pas de gouvernement. Pas de police. Pas d’armée. Ceci dit, le maire de Rodesteen fera peut-être l’affaire.

— Parce que cette ville a tout de même un maire ? m’étonnai-je.

Un regard bleu franchement étonné rencontra le mien.

— Ben oui. Sinon, qui inaugurerait les monuments, hein ?

Ce premier contact laissait malheureusement présager de la suite. Nous embarquâmes l’A’dam – qui se nommait Yann – à bord du glisseur et nous dirigeâmes vers le beffroi étincelant qui surmontait la mairie, le seul bâtiment de cette ville – et peut-être même de de la planète, me souffla Kikuko, qui en savait un peu plus long que moi sur les habitants de Nieuw-Amsterdam – qui possédât quelque chose pouvant, à la rigueur, ressembler à un caractère officiel.

Le maire était un individu tout aussi longiligne que son administré, d’une quarantaine d’années, impeccablement bronzé, qui fumait un spliff de sinsé, les pieds sur son bureau, en écoutant une musique paisible parfois ponctuée de grésillements électroniques.

— Vous êtes Viper ? Mordicai m’avait prévenu de votre arrivée. Je m’appelle Kees Stilleven.

Je fis les présentations. Stilleven n’eut pas du tout l’air surpris quand je lui appris que Kikuko venait tout droit de Spirit of America ; sans doute savait-il que je devais y récupérer un agent de la Ligue.

— Je vais faire décharger votre vaisseau dès que possible, assura-t-il. Nous n’en sommes qu’au troisième dimanche, mais je devrais trouver quelques volontaires.

Ganja, avec qui j’étais connecté en permanence depuis notre atterrissage, me glissa que la semaine locale comptait cinq dimanches, un lundi et un samedi.

— Alors, ils ne travaillent qu’un jour par semaine ?

— C’est ça. Tous des fainéants.

— Je crois que là n’est pas le problème, fis-je. Dans moins de soixante heures, les croiseurs des Clowns Gris vont vitrifier la surface de votre planète. Il faut évacuer la population. En vitesse.

Kees Stilleven écrasa le mégot de son spliff dans un cendrier de marbre noir sculpté en forme d’oxymoron palindromique. Le calme de cet homme me fascinait. Il semblait – comme Yann, d’ailleurs – ne rien prendre vraiment au sérieux. L’effet de la drogue ?

Non. Yann ne fumait pas de sinsé, il nous l’avait dit.

— C’est impossible, répliqua le maire. Il n’y a actuellement qu’un seul vaisseau sur Nieuw-Amsterdam – le vôtre. Je ne sais pas comment vous avez fait pour arriver jusqu’ici, mais je vous tire mon chapeau : vous êtes le premier depuis des mois à passer entre les mailles du filet. Les Clowns Gris nous étranglent.

Ce n’était pas le moment de perdre mes moyens. Serrant les dents, je me forçai à recouvrer mon calme. Puis, lorsque je me sentis sûr de moi, je demandai :

— Vous avez un émetteur transpace ?

— De faible puissance, j’en ai bien peur.

— Suffisant pour assurer la diffusion dispersée d’un message dans le tout le système de Véga ?

— Je n’en ai aucune idée. Venez !

Le maire sauta sur ses pieds avec une agilité qui me confondit et nous entraîna à travers les couloirs déserts de l’hôtel de ville.

— Nous sommes résignés à mourir, me dit-il en chemin. Que faire d’autre ? Les Clowns Gris nous ont ôté tous nos espoirs, un à un.

— En empêchant l’exportation de la sinsé ?

— Nieuw-Amsterdam est un monde à l’économie volontairement très simplifiée. Chaque citoyen a droit à un certain nombre de choses que nous considérons comme indispensables : nourriture en quantité suffisante, logement correct – avec possibilité d’en changer – et accès libre à l’univers culturel disponible. Le tout gratuit, natuurlijk.

— Et le reste ? Le superflu ?

— Il y a toujours moyen de s’arranger. Si je n’ai pas de guitare et que j’en veux une, je dois trouver quelqu’un qui désire se séparer de la sienne. Nous n’en fabriquons pas, ici. En fait, nous ne fabriquons pratiquement rien. Nieuw-Amsterdam n’a pas d’industrie.

 Leur système est viable parce qu’ils sont moins d’un million sur toute la planète, commenta silencieusement Ganja.

Yann nous fit entrer dans un grand hall surmonté d’une verrière à ossature d’acier, dont l’apparence me rappela immédiatement quelque chose. Je dus cependant faire un effort de mémoire pour préciser cette impression de déjà vu.

Le dessin des poutrelles correspondait exactement au fameux Schéma de Rucker, cette projection tridimensionnelle de l’équation qui régissait la propagation des hyperondes. Tout le bâtiment n’était qu’une immense antenne supraluminique, visiblement bâtie au temps du gausstwist, quand il fallait des quantités phénoménales d’énergie pour expédier un message à dix années de lumière de distance !

— Voyez votre problème avec Karen.

La jeune femme aux cheveux d’un blond presque blanc qui bidouillait à l’intérieur d’un appareil éventré se leva à notre approche. Grande, les hanches fortes, la poitrine ronde, elle irradiait un érotisme charnel de beauté nordique par chacun des pores de sa peau cuivrée. Elle devait bien mesurer vingt centimètres de plus que moi – à peine dix de moins que Kees. Tous les A’dams étaient-ils aussi grands ? Vraisemblablement : la pesanteur de Nieuw-Amsterdam atteignait à peine les deux tiers de celle de la Terre. Mais l’alimentation jouait elle aussi un rôle important.

Je lui expliquai ce que je désirais. Derrière moi, je sentais bouillir Ganja et Kikuko, en train de me faire une crise de jalousie partagée. Maintenant qu’elles s’entendaient comme larrons en foire, me voir tourner – croyaient-elles – autour d’une autre fille les rendait toutes deux très nerveuses. Une biopuce et une gamine !

— C’est possible, conclut Karen, à condition de trouver l’énergie suffisante.

— Vous voulez dire que vous ne l’avez pas ?

La jeune femme s’adossa au mur et croisa les bras sur sa poitrine. Je levai la tête pour la dévisager. Elle me sourit avec indulgence.

— Rodesteen compte trente mille habitants, et c’est la seule ville de la planète. Une usine marémotrice, quelques milliers d’éoliennes et des capteurs solaires nous permettent de produire assez d’électricité pour notre confort, sans pour autant nous faire tomber dans le cycle infernal pollution/assainissement. À l’époque où cet émetteur a été installé, nous disposions d’un générateur nucléaire « propre », dont nous nous sommes débarrassés depuis.

— Ce qui veut dire ?

— Qu’il va falloir tirer une ligne jusqu’à votre vaisseau.

— Autant me servir de mon émetteur, grommelai-je.

Karen me tapota la joue d’un air maternel.

— Vous ne pourrez jamais gérer une diffusion équilibrée. Je parie sur 30% des zones d’ombre.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? intervint Ganja, hargneuse.

La jeune femme souleva négligemment son casque de cheveux sans couleur, dévoilant la forme arrondie d’un puisâteur d’Eskekk-Xinoxx. La biopuce poussa une exclamation étouffée. Quant à Kikuko, elle n’avait sans doute rien vu – ou, si elle avait vu quelque chose, elle ne l’avait pas identifié. Tant mieux pour elle : le symbiote rivé à la tête de Karen était l’un des plus laids qu’il m’ait été donné de voir.

— Hypersensibilité, extension intellectuelle, accroissement de la vitesse subjective, énuméra Kess Stilleven. J’étais contre cette idée, mais elle y tenait tant ! Enfin… Xwazz est un brave symbiote.

— Ne l’écoutez pas, coupa Karen. J’étais obligée de m’allier à un pulsateur ; sinon, je n’aurais pas pu absorber toutes les connaissances nécessaires.

— Les connaissances nécessaires pour quoi faire ? demandai-je, suspicieux.

Le regard qu’elle tourna vers moi était d’une candeur impossible. Même une enfant de cinq ans n’aurait pu sembler plus innocente.

— Pour opérer la Synthèse philosophale. Vous n’êtes pas au courant ?

Le soir tombait quand nous quittâmes la mairie, après avoir envoyé dans tous azimuths un message où je demandais à Mordecai le Swonxx d’entrer en contact avec moi. J’étais en effet certain qu’il se trouvait quelque part dans le système de Véga, à attendre la suite des événements. Peut-être réussirait-il à rassembler quelques vaisseaux avant l’attaque, ce qui permettrait d’évacuer à temps une partie de la population.

Kees nous emmena le long d’un canal où nageaient quelques volatiles locaux évoquant des outardes psychédéliques au cri électronique. Une terrasse de restaurant au bord de l’eau nous accueillit chaleureusement de sa voix synthétique. Le propriétaire était en vacances, s’excusa-t-elle, mais elle pouvait le remplacer à la perfection.

— Je croyais que vous n’aviez que très peu d’ordinateurs, remarqu’ai-je.

— Ce restaurant est unique en son genre, expliqua Kees. Si vous demandez à Yolande de vous raconter son histoire…

— Yolande ?

— L’ordinateur.

— Je ne suis pas sûr que ce soit le moment. Il faut trouver une solution.

— Mon pauvre Viper ! s’emporta Kikuko. Quelle solution veux-tu trouver ? D’accord, la puissance de feu des Clowns Gris n’est pas aussi importante que tu le croyais ; d’accord, leur informatique date de la préhistoire ; mais ils sont chez eux dans le système de Véga – et je ne vois pas commment nous pourrions les empêcher de balancer leurs missiles…

— La solution diplomatique est à exclure, intervint Kees. Nos dernières offres de négociation n’ont même pas reçu de réponse.

Je plissai le front. Un détail ne collait pas. Si les Clowns Gris ne voulaient s’emparer de Nieuw-Amsterdam que pour la stériliser avant de la louer à la S.T.P., pourquoi s’acharnaient-ils à anéantir la sinsé et les A’dains ? Pour la première, cela pouvait sembler logique, puisqu’elle constituait l’espèce végétale la plus concurrentielle d’un écosystème appelé à disparaître, mais rien ne justifiait le génocide des seconds.

— Ce n’est pas logique, dis-je lentement. Normalement, les A’dams auraient dû subir le même sort que les populations des astéroïdes et de Mortes Steppes.

— L’esclavage ? questionna Ganja.

— Le servage, rectifia Kikuko. Les zaibatsus emploient des serfs, pas des esclaves.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir, observa Karen.

— Moi non plus, renchérit le maire.

— Moi, je ne le vois que trop bien, affirma Kikuko, les lèvres pincées. Ce que Viper veut dire, c’est que les Clowns Gris auraient dû vous déporter sur Fournaise ou Mortes Steppes avant de stériliser la planète.

— Peut-être ont-ils l’intention de le faire, supposa Kees.

— Ça m’étonnerait, répliquai-je. Leur foutue politique génétique leur est montée à la tête.

Ganja s’esclaffa, imitée par Kikuko et le maire. Seule Karen et moi restâmes de glace. Moi, parce que je ne voyais pas ce qu’il y avait de drôle dans la mort de tout un peuple, et Karen…

— Je crois plutôt que c’est à cause des mutations, dit-elle d’une rauque voix de gorge. Les Clowns Gris ne nous considèrent plus comme des êtres humains. Nous avons muté, nous sommes des monstres.

Et elle éclata à son tour d’un rire tonitruant qui nous cloua tous sur nos sièges. Drôle de fille.

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