CHAPITRE XIV : LA FLOTTE TAPIE AU BORD DU SYSTÈME
Quand j’eus fini de raconter toute l’histoire à Mordecai, un jour transparent se levait sur Rodesteen. Véga était encore en dessous de l’horizon, mais sa lumière dansait déjà dans l’eau des canaux. Une petite embarcation à moteur électrique passa avec un bourdonnement à peine audible. Dans les arbres d’essences inconnues sur Terre, des oiseaux aux plumages colorés poussaient leur premier chant matinal. Je m’étirai sans cesser de contempler le paysage de rêve qui s’offrait à moi. Je ne pouvais croire que d’ici peu tout ceci serait rayé de la carte dans un flamboiement nucléaire.
Lorsque Mordecai avait capté mon appel, il se trouvait chez Max, à l’autre bout du système. Fort occupé, qui plus est, à goûter le fameux crostiche d'À la belle ferraille ! si j’en jugeais par son élocution difficile et le voile bleuté qui recouvrait ses grands yeux humides. En raison de la distance – la vitesse de propagation des hyperondes ne dépasse pas mille lumières – il y avait un décalage de trois à quatre secondes entre chaque réplique, le temps pour le signal de faire l’aller-retour.
— J’ai pris note, déclara-t-il. Je transmets immédiatement une copie de cette conversation à Luce Longjohn Lagrange-Chandrasekhar et à Daalo’m. Maintenant, il faut que je te raconte ce qui s’est passé pendant que tu batifolais dans le cosmos et sur Spirit of America… Tu verras : ça change pas mal de paramètres.
Je l’écoutai sans broncher. J’étais mort de fatigue, mais rien n’aurait pu faire baisser mon attention. Ce moment était important, je le sentais. D’ailleurs, Mordecai me l’avait lui-même annoncé comme tel.
Ma fuite devant la douane avait fortement déplu au Ministère des Armées, qui s’en était pris à Stellara, accusant les Stelles de m’avoir « couvert ». Ce à quoi elles avaient répondu qu’un accord avait été passé, et qu’en voulant m’intercepter pour récupérer la biopuce, les douaniers avaient rompu cet accord. La situation était donc fort tendue dans le Système solaire. Il n’y avait pas de risque de conflit armé – les deux protagonistes potentiels étaient en effet trop proches l’un de l’autre, astronomiquement parlant – mais l’économie stelle commençait à se ressentir du blocus imposé par la Terre.
Après m’avoir aidé à fuir, Mordecai avait mis le cap – en utilisant pour une fois la propulsion aninertielle – sur un monde artificiel nommé Denerin, où siégeait une association connue sous le nom de Conseil des Mondes Lumineux. Là, il avait retrouvé Schmilblick et Tirlipot, les Zilfuss que nous avions rencontrés dans Stellara, fort occupés à tenter de convaincre les membres du Conseil qu’il fallait agir pour sauver les A’dams.
Le discours de Mordecai avait mis tout le monde d’accord sur ce point. Il fallait dissuader les Clowns Gris d’attaquer Nieuw-Amsterdam. Le Conseil avait décidé pour ce faire de prélever une forte somme dans la caisse de secours mise à sa disposition par les planètes-membres, afin d’affréter une flotte uure.
— Ils sont dingues ! m’écriai-je.
— C’est ce que je leur ai dit, mais ils n’ont pas voulu m’écouter. La proximité du danger leur a ôté toute raison. Certains d’entre eux ont tiré un trait sur deux millions d’années de civilisation en prenant cette décision. Ça m’a tellement fichu le moral en l’air que j’ai foncé tout droit chez Max. Il a le meilleur crostiche de la Galaxie !
— Laisse tomber le crostiche et rapplique en vitesse, ordonnai-je sèchement. Avec le plus de vaisseaux que tu pourras trouver. Il faut évacuer Nieuw-Amsterdam.
— Les Clowns Gris ne nous laisseront pas passer, gémit-il.
Je commençais à perdre patience. Mordecai avait peur, c’était évident. Les Swonxx ne sont d’ailleurs pas connus pour leur courage. Pacifiques depuis des centaines de milliers d’années, ils désapprouvent formellement les sacrifices personnels, qu’ils considèrent comme inutiles. C’est pourquoi, malgré leur générosité naturelle, que chacun sait apprécier à sa juste valeur lorsqu’il en est l’heureux bénéficiaire, les Swonxx sont considérés avec un certain mépris par la plupart des autres races galactiques. Un mépris souvent teinté de tendresse amusée, du moins chez les peuples pour qui une fourrure soyeuse et deux grands yeux humides, terriblement expressifs, n’ont rien de répugnant.
— Les Clowns Gris sont trop occupés à préparer l’offensive, assurai-je. Même s’ils interceptent notre conversation…
Mordecai secoua la tête.
— Faisceau directionnel hypercondensé. Ils ne se doutent pas que nous communiquons.
— Même dans ce cas, poursuivis-je, ils n’interviendraient pas. Ils ne tiennent pas spécialement à détruire les A’dams. Ils veulent juste s’en débarrasser. Qu’ils périssent avec leur planète ou que nous les emmenions ailleurs, ça ne fait aucune différence pour Spirit of America Ltd.
Le Swonxx paraissait déjà moins brumeux qu’au début de notre conversation. L’effet de l’alcool se dissipait, et il recouvrait un peu d’énergie.
— Ce que je ne comprends pas, dit-il, c’est pourquoi les Clowns Gris n’ont pas réduit les A’dams en esclavage.
— Parce que ce sont, selon leurs critères, des mutants. Spirit est très proche de la Terre, tant climatiquement que du point de vue de la faune et de la flore. La gravité y est sensiblement la même, la pression atmosphérique également. Tandis que Nieuw-Amsterdam…
— Ce ne sont pas quelques centimètres de plus, dus à une pesanteur plus faible, ni une pigmentation particulière de la peau qui font des mutants.
Je poussai un soupir de lassitude. Comment expliquer à cette créature intelligente si différente de moi ce qui motivait les actes d’un rameau de l’Humanité auquel je ne comprenais moi-même pas grand-chose – bien que j’en fusse, en un sens, l’un des ancêtres ? Comment exposer une idée qui n’était pas claire dans mon propre esprit ?
Il y avait eu une phrase, à la fin du repas dans le restaurant automatisé. Une phrase de Karen. Qu’avait-elle dit, déjà ? « Comme les Clowns Gris, nous sommes un isolât génétique ; toute la population actuelle descend uniquement du groupe de base. »
— Tout part d’un malentendu, expliquai-je. Une question de dérive scientifique. Les Clowns Gris se considèrent comme humains. Ce sont donc leurs caractéristiques génétiques qui leur servent de base de comparaison. Or, comme ils constituent ce qu’on appelle un isolât – un groupe humain coupé du reste de ses semblables – il existe chez eux des chaînes d’A.D.N. qui ont disparu partout ailleurs…
— Sauf chez un fossile dans ton genre, ironisa Mordecai, de l’amertume plein la voix.
— Et peut-être dans d’autres isolats, il y en a tant… Bon. En face, les A’dams forment un autre isolât, bien moins important, où une consanguinité toute relative, alliée à un milieu assez différent pour que son influence se fasse sentir en l’espace de quelques générations, a créé un type humain particulier. Mises à part de rares exceptions – réapparition d’un gène récessif ou altération chromosomique – tous les A’dams sont grands, blonds, bronzés, longilignes, et ils possèdent une excellente dentition.
« C’est justement le gène qui leur donne ces dents inaltérables qui est en cause. La plupart des Clowns Gris ont, très tôt, des problèmes de ce côté-là. À trente ans, plus de la moitié d’entre eux ont déjà perdu au moins douze dents !
— Je ne me rends pas très bien compte…
Je respirai un grand coup. Mordecai était un Swonxx ; il y avait des évidences qu’il fallait lui expliquer point par point, comme à un enfant. De plus, les Swonxx, végétariens, n’avaient pas de dents.
— Je ne sais pas si le gène en question – celui de la dentition saine – existait au départ de la Terre ou s’il s’agit du résultat d’une mutation, murmurai-je. Ça n’a pas d’importance. Toujours est-il qu’il est totalement absent dans la population soane. Pour cette raison – et aussi un peu par jalousie, je suppose – les généticiens de Spirit ont déclaré que les A’dams ne pouvaient plus être considérés comme des êtres humains. Dès lors, ils cessaient d’exister en tant que créatures intelligentes. (Face à l’expression ahurie de Mordecai, j’ajoutai rapidement :) Les Clowns Gris ne reconnaissent pas l’existence légale d’extraterrestres intelligents. Pour eux, l’homme – enfin, le Clown Gris – est le maître de la création, et tous les êtres vivants lui sont inférieurs.
« Ils vont détruire les A’dams avec la même indifférence qu’ils noieraient une fourmilière. Ce qui n’est pas humain ne doit pas entrer en ligne de compte ; et, je te le répète, pour eux, les A’dams ne sont pas humains.
Mordecai se frotta les oreilles.
— Viper, Viper…, soupira-t-il d’un ton pensif. Qu’est-ce que tu as été me chercher là ?
— C’est la vérité.
— Je n’en doute pas un seul instant. (Il ferma les yeux. Il avait l’air épuisé.) Bon, j’arrive tout de suite. Un peu de gausstwist me remettra les idées en place. Et je vais essayer d’amener du monde. Ça ne devrait pas être difficile… Le bar de Max ne désemplit pas.
— Comment ça ?
— Les abords du système commencent à être un peu encombrés, tu vois… La flotte uure s’est déployée du côté de la trente-cinquième planète, deux escadres terriennes viennent de réémerger vers l’orbite de la trente-neuvième – je ne te parle pas des marées gravitationnelles ! Il y a aussi un escorteur d’Altaïr, trois ou quatre avisos des Trois Terres Unies et quelques vedettes de la Garde. Voilà pour les militaires. Côté civils, il y a d’abord les nefs des membres du Conseil délégués pour surveiller les opérations, ça continue avec deux cents cargos stelles et ça finit par toute une bande de contrebandiers, pirates, corsaires, récupérateurs et explorateurs sans licence.
— Prêts à ramasser les morceaux ?
— S’il y en a. La flotte uure compte au moins dix mille unités de fort tonnage.
Le chiffre me coupa les jambes. C’était du délire. Si jamais les Uurs décidaient de rompre le contrat auquel ils devaient leur présence à vingt mille années de lumière de chez eux, le Radian terrien ne tarderait pas à être à feu et à sang. Exactement le genre de remède qui a toutes les chances de s’avérer pire que le mal.
— Arrive tout de suite et ramène un maximum de monde, conclus-je. Je vais essayer de rassembler la population pour organiser l’évacuation.
Le Swonxx pelucheux me fit un clin d’œil. Chez lui, cela signifiait qu’il avait confiance en moi. Je lui souris, un peu triste, et coupai la communication.
Il était temps d’annoncer aux A’dams qu’il leur restait une chance.