CHAPITRE II : POURSUITE DANS L’HYPERESPACE

Alors qu’un gausstwisteur distord localement le continuum, afin d’en altérer le paramètre C, un hypergénérateur crée un chenal rectiligne à travers un sub-univers où l’espace n’est pas courbe. Concrètement, le vaisseau file vers sa-destination à l’intérieur d’un tunnel qu’on dirait de métal translucide, au-delà duquel il est possible de distinguer à l’œil nu les étoiles les plus lumineuses.

Véga se trouvant à vingt-sept années de lumière du Système solaire, il me faudrait un peu plus d’une semaine pour y parvenir. En attendant, je n’avais pas grand-chose à faire, sinon inspecter Isadora par le menu, des compresseurs pneumatiques aux circuits sensitifs.

Je commençai par vérifier que le trou noir m’avait suivi, comme prévu, dans l’hyperespace. Les Stelles m’avaient affirmé que sa présence ne causerait aucun problème majeur, mais c’était la première fois à leur connaissance qu’une telle masse – et d’une telle densité ! – dépasserait la vitesse de la lumière. Mieux valait se montrer prudent.

Le collapsar était bien là, impossible d’en douter : à peine plus large, devant moi, que mon Isadora, le cheval hyperspatial s’élargissait démesurément sous l’action du terrifiant champ gravifique engendré par mon invisible compagnon. Voilà qui n’irait pas sans causer des perturbations jusque dans l’espace normal, songeai-je en me tournant vers Ganja, qui s’était roulée en boule dans un coin, feignant de dormir.

— Huit jours de tranquillité, annonçai-je. Mais que je ne te prenne pas à… baiser avec Isadora, d’accord ?

« Je lui interdirai de se connecter, si tu veux, » intervint l’ordinateur.

Je secouai la tête.

— Non, je veux qu’elle promette.

La biopuce dévergondée ouvrit un œil noir de jais. Un appendice souple se dressa au-dessus de sa tête.

— T’es jaloux, c’est ça ?

— Ça me met mal à l’aise quand…

— Okay, d’accord, on a compris, coupa Ganja. Tu as ma parole.

Je lui dédiai un sourire reconnaissant.

— Vous vous rattraperez à terre, assurai-je, non sans ironie.

— Pour ça, faudrait qu’on atterrisse, et vu la façon dont ça se goupille, on n’est pas près de toucher le sol d’une planète !

Je haussai les épaules.

Deux jours s’écoulèrent. J’avais passé en revue tous les éléments des propulseurs ioniques – qui ne sont d’aucune utilité dans l’hyperespace – et une partie de l’équipement de conditionnement vital, quand l’alarme se mit à résonner dans tout le vaisseau. Comme je me trouvais à la poupe, il me fallut deux bonnes minutes pour rejoindre le poste de pilotage, où une Ganja surexcitée, s’accrochant de toutes ses connexions au pupitre d’Isadora, se découpait à contre-jour sur l’image d’un croiseur des Clowns Gris que retransmettait en gros plan le panoramique.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? grondai-je.

Ganja ne prit même pas la peine de tourner la tête pour me répondre.

— Ton putain de trou noir a ouvert un chenal tellement large qu’en plongeant derrière nous, les autres crétins n’ont eu aucun mal à nous retrouver.

— Impossible. Il ne peut pas y avoir deux navires dans un même chenal. Ça ne s’est jamais vu.

— Jusqu’à aujourd’hui, mon pote ! Bon, tu as une idée ? Ça fait bien deux minutes qu’il nous fait des appels de laser. On dirait qu’il veut nous doubler, pouffa-t-elle.

— En tous cas, il ne peut pas nous détruire tant que nous sommes dans l’hyperespace, puisque c’est nous qui ouvrons le chenal. À moins que… Isadora, tu peux me dire si l’on signale des comportements de type kamikaze chez les Clowns Gris ?

« Pas plus qu’ailleurs. »

— Alors, tout va bien ! gouailla la biopuce.

Sur l’écran, le croiseur était une masse indistincte où palpitaient les yeux rouges des lasers. Je fis rapidement défiler dans ma mémoire ce que j’avais retenu des cours théoriques concernant l’hyperespace. Dans un tel milieu, par définition perverti, les lois physiques habituelles n’avaient plus la moindre valeur. Ainsi, d’après les rapports des télémètres, le navire des Clowns Gris nous suivait à une distance de dix-huit kilomètres ; pour un observateur extérieur, au contraire, il aurait été évident que plusieurs unités astronomiques séparaient les deux navires. Ce qui expliquait notamment la faible puissance des faisceaux qui venaient chatouiller la coque d’Isadora.

L’espace n’est pas seul à subir ce genre de gauchissement. Le temps, lui aussi, en est victime. Pour les instruments de mesure les plus précis, une minute dans l’hyperespace équivaut à vingt-quatre secondes T.U.C. Aux yeux du sempiternel observateur extérieur, à qui l’on fait souvent prendre des positions pour le moins inconfortables, une plongée de huit jours subjectifs comme celle que j’étais en train d’effectuer dure d’ailleurs un peu plus de quatre-vingts heures. Et comme si ce n’était pas assez compliqué, l’hyperespace stoppe provisoirement l’horloge biologique des créatures vivantes.

Un voyage de trois jours et demi qui semble en durer huit, et pendant lequel les cellules ne vieillissent pas d’une seconde !

C’est en général à ce point de l’explication que la migraine fait son apparition. À cause de la notion de temps subjectif, qui vient remettre en question tout ce que j’ai détaillé plus haut. Pour simplifier, je dirai que la conscience, partiellement détachée du corps par l’arrêt de l’horloge interne d’icelui, n’appréhende pas la pseudo-durée de la même façon que les appareils électroniques. Dans un cas comme dans l’autre, le temps subjectif du voyage est de huit jours, mais il n’y a aucune synchronisation – sinon accidentelle – entre celui des instruments et celui des êtres vivants.

 

Pour faire comprendre ce paradoxe aux novices, lors de leur première plongée, on les plante face à une pendule ; ils ne tardent pas à constater que certaines secondes sont plus longues que les autres, et certaines minutes bien plus courtes que lesdites secondes…

Je grognai à voix basse. Tout ceci ne me disait pas comment échapper au croiseur, qui avait réussi entre-temps à gagner quelques dizaines de mètres – soit près d’une seconde de lumière par rapport au continuum quadridimensionnel.

Que se passerait-il s’il nous rejoingnait ? C’était la grande inconnue. Jusqu’ici, en effet, toutes les tentatives pour faire passer deux vaisseaux dans le même chenal s’étaient soldées par un échec ; l’hyperespace était un lieu virtuel, un milieu qui, en quelque sorte, n’existait pas avant qu’on y pénètre. C’était le navire en plongée qui générait le tunnel dans lequel, s’affranchissant des lois einsteiniennes, il cinglait à mille fois la vitesse de la lumière.

— Te casse pas la tête, intervint Ganja, qui avait suivi mes cogitations. Les autres sont aussi angoissés que toi.

Je débranchai les connexions qui me reliaient à l’assemblage psychord/biopuce. Sur le panoramique, le croiseur lançait des éclairs sanglants. Soudain, l’un de ses sabords cracha un missile trapu. Je me raidis. S’il venait à toucher Isadora, les deux navires étaient perdus. Et pas question de brancher le champ protecteur : basé sur un principe quadridimensionnel, il ne pouvait fonctionner dans l’hyperespace.

— Utilise le thermique, pilote ! rugit Ganja.

Je la dévisageai en grimaçant.

— Je n’aime pas gaspiller l’énergie. Tu as vu l’effet de leurs lasers ?

— Ouais. Nul. T’as raison, opina la biopuce. J’espère que t’as autre chose en réserve ?

Je m’autorisai un petit sourire ironique. Malgré la gravité de la situation, je prenais un malin plaisir à taquiner Ganja.

— J’ai la soute G.

Celle-ci contenait deux ou trois tonnes de minerai ramassées l’année précédente sur un astéroïde de la Ceinture de Trafalmadore. Je supposais qu’il recelait une faible quantité d’éléments rares, mais je n’avais jamais trouvé le temps de le faire analyser. Cette négligence allait me sauver la vie. En l’absence d’armes susceptibles de me débarrasser du missile ennemi, je n’avais pas d’autre solution que de saturer le chenal, derrière moi, d’un nuage de rocs de toutes tailles, en espérant que le projectile aurait la bonne idée de s’anéantir contre l’un d’eux.

Le résultat dépassa mes espérances. Non seulement le missile disparut dans une explosion aux reflets dorés, mais la poussière de rocher en pleine désintégration vint bombarder d’une pluie radioactive la proue du croiseur des Clowns Gris, aveuglant ses détecteurs et mettant hors d’usage une bonne partie de ses lasers – de toute manière inutiles.

« Viper, ils continuent de se rapprocher ! » me prévint Isadora.

Je n’avais plus qu’une solution. Une réémersion non programmée. Il est théoriquement possible d’interrompre à n’importe quel moment une plongée hyperspatiale, mais les résultats de cette manœuvre sont si aléatoires que nul ne la tenterait à moins d’y être obligé. Ce qui était mon cas.

Un voile rouge passa devant mes yeux. Quand il se dissipa, le vaisseau tombait en chute libre à 0,71 lumière, en plein espace.

Quelques secondes plus tard, les détecteurs signalèrent une grave perturbation de l’hyperespace, dans le secteur où je me trouvais. Le croiseur des Clowns Gris s’était volatilisé en énergie pure au moment où il avait atteint l’extrémité du chenal abandonné par Isadora. J’avais espéré que son commandant aurait le bon sens d’effectuer la même manœuvre que moi, mais le bombardement de poussière avait sans doute endommagé plus gravement que je ne le pensais ses systèmes de repérage. La nef de guerre, aveugle, avait foncé droit vers son anéantissement.

— Joli coup, apprécia Ganja en sautant sur mon épaule. T’en as d’autres du même genre en réserve ?

— C’était de l’improvisation, dis-je, faussement modeste. Isadora, où sommes-nous ?

« 7,14 AdL de Sol, en direction de la Lyre. L’hyperespace est en ébullition. Impossible de plonger. »

Mon visage se décomposa. J’étais encore bon pour quelques heures de gausstwist.

— Diamètre de la perturbation ? m’enquis-je.

— Deux mois de lumière.

Je serrai les dents. Près de vingt heures à me faire ballotter à l’intérieur d’un vaisseau aussi stable qu’une balle de ping-pong sur un océan déchaîné. Je m’en serais bien passé, mais on m’attendait dans le système de Véga et j’avais déjà assez traîné comme ça.

Il y avait un arc magnétique à quelques minutes de lumière.

— On y va ? fit Ganja.

Je caressai sa grosse tête hérissée de connexions.

On y va, confirmai-je. Gausstwist again !

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