CHAPITRE VII : TROP PAISIBLE POUR ÊTRE HONNÊTE

Spirit of America possédait sept continents, séparés par des mers plus souvent longilignes ; la terre ferme occupait en effet 72% de la surface de ce monde. Toyota, où je me trouvais, s’étendait au cœur du secteur le plus peuplé de la planète : un vaste bassin sédimentaire largement ouvert à l’ouest sur la Mer des Tempêtes. C’était là, près d’un grand fleuve dont les multiples bras irriguaient cent mille kilomètres carrés d’alluvions incomparablement fertiles, que le Mayflower avait abandonné vingt-cinq millions de sarcophages, un jour de mai 2417.

Pour gagner la Terre du Soleil Levant, où se trouvait le domicile de l’agent de la Ligue, je n’avais d’autre solution que de prendre ime fusée balistique, qui me conduirait en moins d’une heure sur l’autre face de la planète.

Ganja sur l’épaule, je franchis le seuil miroitant du transmat, La pièce étroite où je me retrouvai aussitôt donnait sur une cour intérieure déserte. Le quartier tout entier était promis à la démolition. Suivant l’itinéraire que l’Enchâssée avait gravé sans les mémoires de Ganja, nous traversâmes un dédale de ruelles et de passages, de courettes et de traboules, d’escaliers et de passerelles, où vivait encore toute une faune vouée à disparaître : mendiants et éclopés, gens de couleur et extraterrestres. On les regrouperait dans des camps de travail ou ils fuiraient dans les montagnes, mais le résultat serait le même : la capitale perdrait un peu plus de son âme quand ils partiraient.

Quand nous atteignîmes la grande avenue qui menait à l’astroport, je fus frappé par le contraste entre le quartier sordide que je venais de traverser et les hautes tours de verre et de métal qui se dressaient de l’autre côté du ruban cuivré. Franchir cette route signifiait passer en quelques enjambées du quart-cosmos le plus misérable au secteur d’affaires florissant d’une cité ultramoderne.

La circulation était si dense que j’attendis bien dix minutes avant qu’une brève trouée entre les véhicules me permette de courir vers la rive opposée, Ganja sur mes talons.

Quelques centaines de mètres plus loin, dans la direction de l’astroport, je trouvai un panneau où les mots BUS STOP étaient soulignés d’une inscription en caractères japonais. Deux minutes plus tard, un engin allongé, flottant à cinquante centimètres du sol, vint s’immobiliser devant moi. Une portière coulissa sans bruit. Prenant Ganja dans mes bras et mon courage à deux mains, je montai à bord du gravibus.

— Un dollar, s’il vous plaît, me demanda un receveur humain en tendant une main gantée de gris.

J’y laissai tomber une pièce d’argent. L’homme me fit signe de passer. Je franchis une cloison visuelle pour me retrouver dans une petite cabine où un individu en uniforme bleu, armé d’un lourd éclateur, me pria de lui remettre mes papiers. Je m’exécutai. Tandis qu’il transmettait mon identification à quelconque centre de traitement informatique, Ganja sauta de mon épaule et alla frotter sa grosse tête contre ses mollets.

— Affectueuse, votre bestiole, dit l’homme avec un sourire que je lui rendis sans hésiter. Qu’est-ce que c’est ?

— Un Twonky, marmonnai-je.

L’ahurissement qui se peignit sur ses traits me déconcerta. Il regarda le prétendu Twonky, me regarda puis revint sur Ganja.

— Et c’est le vôtre ? interrogea-t-il, incrédule.

Je hochai la tête. Je me sentais coupable, mais impossible de savoir de quoi exactement.

— Je viens d’Osaka IV, déclarai-je à tout hasard.

Il parut soulagé.

— Ah oui, c’est vrai. Vous avez bien le type de là-bas, d’ailleurs. J’aimerais assez voir votre carte génétique, mais je suppose que vous ne l’avez pas sur vous ?

— Je ne l’ai pas, confirmai-je. C’est grave ?

Il donna une dernière caresse à Ganja, me rendit mes papiers et m’autorisa à passer dans le compartiment suivant. Un sourire franc éclairait son visage ouvert, aux yeux légèrement bridés. Pour le premier contact avec les Clowns Gris, je ne m’en tirais pas trop mal, et ceux-ci me paraissaient bien moins terribles que prévu.

Une douzaine de personnes s’étaient réparties parmi la centaine de sièges alignés, le plus loin possible les unes des autres. Ganja glissa discrètement une connexion dans l’une de mes prises neurales pour me communiquer la place à laquelle je devais m’installer. Il existait un code très strict pour ce genre de chose, sur Spirit of America ; chaque Clown Gris connaissait par cœur l’équation qui lui permettait de trouver le siège exact que les convenances sociales lui accordaient.

Quand je m’assis, près d’une fenêtre, nul ne parut me prêter attention. Examen réussi.

— T’occupe pas de la descente, me lança Ganja avant de se déconnecter. L’aéroport, c’est le terminus. Tu laisses passer tous ceux qui étaient là avant toi et puis tu y vas. Normalement, personne ne devrait essayer de prendre ton tour. Si ça se produit, tu es dans la merde.

Je voulus lui demander pourquoi, mais elle avait remisé sa connexion. Je m’abîmai donc dans la contemplation du paysage. Des tours, des barres, des tours… Peu de verdure, aucun espace dégagé – rien que des constructions de trente, cinquante, voire cent étages, alignées le long de la magnétovoie.

Puis, soudain, ce fut le béton noir de l’astroport qui s’étendait sur des centaines de kilomètres carrés. La route dessinait une longue courbe étincelante dans la lumière du soleil couchant, avant de déboucher sur une plaque de manœuvre, au bord de laquelle se dressaient les bâtiments d’accueil.

J’observai scrupuleusement les instructions de Ganja : je me levai et quittai le bus à mon tour, sans me tromper. Une fois à l’extérieur, je me dirigeai vers une porte surmontée de l’inscription BALISTIC FLIGHTS, là aussi doublée d’un groupe de caractères asiatiques. Le bilinguisme est une donnée fondamentale de la société soane ; seuls les individus maîtrisant parfaitement l’américain et le japonais peuvent s’y faire une place raisonnablement confortable. Un jour, ces deux langues finiront par se fondre en une seule. Le processus a même déjà commencé : bien que l’américain soit ma langue natale et que je parle relativement bien le japonais, j’aurais été incapable de baragouiner un seul mot du pidgin local sans le module d’apprentissage fourni par Ute.

À l’intérieur des bâtiments, je fis connaissance avec la manie sécuritaire bien connue des Clowns Gris. Trois vérifications d’identité, deux fouilles au corps, une alerte à la bombe et une analyse chromosomique express plus tard, j’étais attaché sur une couchette, à l’intérieur d’une fusée de trente places, pointée vers le ciel où apparaissaient les premières étoiles. Ganja, animal de compagnie, devait effectuer le trajet dans la soute. Il lui avait été impossible de protester, puisqu’elle n’était pas censée parler, mais le regard qu’elle m’avait lancé avant qu’on ne referme sa cage me promettait un sacré savon à notre arrivée.

En tout cas, personne n’avait mis en doute le fait qu’elle fût un Twonky. On se contentait en général de me regarder bizarrement et de me congédier plus vite que prévu. Pas exactement comme si nous avions eu la gale – tous les uniformes auxquels j’avais eu affaire s’étaient montrés d’une politesse onctueuse – mais presque.

Que croyaient-ils, tous ? Si l’aspect d’un Twonky était le reflet de son propriétaire, que signifiait à leurs yeux l’apparence de Ganja ?

Haussant les épaules, je vérifiai mes sangles avant de fermer les yeux.

Il me restait quarante heures et cinquante-quatre minutes.

L’engin à bord duquel je me trouvais était une fusée balistique d’un modèle très primitif : un cylindre effilé de quarante mètres de long, dressé sur quatre ailerons non amovibles, à l’arrière-train démesurément renflé par des propulseurs à propergols ceints d’une couronne de boosters à poudre. Ce type de fusée effectue des vols identiques à ceux des toutes premières capsules spatiales : un bond dans la stratosphère, suivant un rapport vitesse/longueur/altitude bien précis. C’est un mode de transport peu coûteux mais polluant, surprenant sur une planète à la technologie avancée.

Ceci dit, il y a quelques améliorations par rapport aux âges héroïques de l’astronautique. La neutralisation de l’accélération en est une. La pesanteur ne varia pas une seconde durant le trajet. Pourtant, tout le monde demeura attaché ; on ne plaisantait pas avec les consignes de sécurité, à bord des appareils des lignes planétaires.

Moins d’une heure plus tard, je débarquais à l’aéroport d’Osaka VI, sur la Terre du Soleil Levant. Ce continent étiré prenait racine au nord, dans les montagnes couvrant le pôle, pour venir mourir vers trente degrés de latitude sud, en une interminable péninsule ramifiée, ourlée de mangroves et de marigots. La Conurb d’Osaka I-XII s’étendait sur trois mille kilomètres, de l’Équateur à la Baie John-Wayne, sur plusieurs centaines de milles de large. L’individu austère assis à mes côtés durant le vol m’avait fait remarquer le changement de couleur de la mer au fur et à mesure que nous nous rapprochions de notre destination ; à cette vitesse, c’était proprement hallucinant.

— Et ça pue, avait ajouté mon interlocuteur. Impossible d’y échapper. Vous y avez déjà séjourné ?

— J’y suis né, avais-je tranquillement répondu.

Il ne m’avait plus adressé la parole de tout le voyage.

Je récupérai Ganja, qui me fit une fête de tous les diables, sautant partout en poussant de petits couinements rauques – qui appris-je plus tard, étaient le cri du Twonky fou de joie d’avoir retrouvé son maître. Aussi bizarre que cela puisse paraître, elle avait réussi à se connecter avec un représentant de l’espèce à laquelle elle était censée appartenir, et à lui soutirer suffisamment de renseignements pour jouer désormais son rôle à la perfection.

Je louai un glisseur à l’astroport et mis le cap sur l’autoroute à vingt voies qui reliait entre elles les différentes parties de la Conurb. L’agent de la ligue, un nommé Kikuko S. McAllister, habitait à Osaka XII, le quartier le plus septentrional de la ville. Il me fallut près de sept heures pour parcourir les mille cinq cents kilomètres qui me séparaient de ma destination. Ajoutez le temps de me perdre, de chercher mon chemin entre les entrepôts, les tours de cent étages et les maisonnettes de bois et de papier – il ne me restait que trente heures quand je trouvai enfin l’adresse indiquée par Ute.

Ce voyage fut une expérience très curieuse, je dois le reconnaître. Découvrir la face cachée de la vie des Clowns Gris n’avait rien de déplaisant ; dans l’ensemble, les gens avaient l’air aimables et détendus. Les seules traces d’un régime dur étaient les perpétuels contrôles. J’en avais subi six sur l’autoroute et deux autres tandis que je cherchais mon chemin ; ne demandez jamais votre route à quelqu’un qui porte un uniforme, sur Spirit of America.

Architecturalement, les secteurs nord d’Osaka présentaient une ressemblance frappante avec les vieux quartiers de Los Angeles ou de New SF, construits par l’Alliance Pacifique – un drôle de nom pour un état prônant la guerre économique à outrance – après le basculement de la Californie dans les eaux de l’océan. J’aurais pu m’y sentir chez moi, ou presque, sans ce chronomètre silencieux qui égrenait les secondes à la lisière de mon regard. La répartition de la population était d’ailleurs identique : cadres japonais dans les quartiers résidentiels et main-d’œuvre anglophones vouée aux taudis ou aux thousands, ces barres de trente étages qui comptaient chacune mille logements.

Ils ont quitté la Terre à la fin du XXIVe siècle, songeai-je tristement. Trois quarts de siècle après moi. Et ils ont gardé leur mode de vie, leur goût pour les conurbations baroques. Ces gens-là ne sont pas les monstres qu’on m’a décrits. Je les comprends, je sais comment ils pensent…

Ce n’était pas le moment de céder à la nostalgie. Mon foyer, le seul que j’avais jamais eu en-dehors d’Isadora, était à vingt-sept années de lumière dans l’espace – et à huit siècles en arrière dans le passé. À jamais perdu.

Mais ici, sur ce monde qu’on m’avait préparé à haïr, j’avais l’impression confuse de le retrouver, d’une certaine manière. Quand je m’en ouvris à Ganja, elle m’assura que c’était normal. Une histoire d’évolution sociale des colonies que je ne voulus pas entendre. Ce n’était pas de ce genre de baratin que j’avais besoin.

Je garais le glisseur à l’entrée d’une zone piétonne, Vingt mètres plus loin, dans une ruelle proprette, se dressait une grande maison de pierre. Si le code architectural n’avait pas changé, elle devait être habitée par un caucasien occupant un poste très élevé dans la hiérarchie de sa zaibatsu. Je fis taire Ganja qui babillait dans mon cou avant de presser le bouton de la sonnette, essayant de mettre de l’ordre dans ma tenue. Ce n’était pas exactement celle qui convenait pour la circonstance, mais cela irait. De toute manière, l’homme que j’étais venu chercher n’y ferait guère attention.

Pour lui, je représentais le salut.

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