XI
RAHEL, N'ÉTANT PLUS REVENDIQUÉE, ne pouvait pas magiquement nous faire sauter d'un endroit à un autre. C'était un inconvénient, mais pas énorme... je ne pensais pas non plus que Quinn puisse utiliser Jonathan pour effectuer des transferts. Je vais le ralentir autant que possible, avait dit Jonathan, avant d'être brusquement retiré du monde. J'attrapai Myron Lazlo, qui était en train d'assister à une sorte de réunion de vieux dans un coin de la pièce, lequel semblait consacré aux tabatières, aux cigares et au brandy. Je l'attrapai au sens propre. Par le bras. Il ne le prit pas bien, mais j'en étais venue à réaliser que malmener les Ma'at était beaucoup moins dangereux que de s'attaquer à un gardien militant. Ashworth m'avait bien fait tâter de sa canne, là-bas dans le hall du Luxor, mais Lazlo n'avait fait rien d'autre qu'appeler l'un des djinns libres associés pour s'occuper de moi.
Lazlo se contenta de conserver sa dignité personnelle, et dégagea d'un geste sec son épaule de mon emprise.
— Oui ? demanda-t-il d'un ton neutre. J'ai déjà clairement établi que les Ma'at ne vont pas...
— Fournir de moyen de transport ? Réfléchissez-y à deux fois. Nous avons besoin d'aller à White Ridge. Qu'est-ce que vous avez en stock ?
Il me regarda en fronçant les sourcils pendant trente secondes complètes, puis déclara :
— Êtes-vous en train de me demander le prêt d'un véhicule ?
— Non, Laz, je vous dis que je prends deux voitures. Vous choisissez lesquelles, mais plus elles seront rapides, mieux ce sera.
Une chaleur se manifesta non loin de mon dos. Lewis, Marion, Kevin et Rahel m'avaient suivie, pour m'apporter leur soutien. Les yeux de Lazlo passèrent vivement de l'un à l'autre, indéchiffrables, et revinrent se concentrer sur moi.
— Vous perdez du temps. Quinn est votre problème, au cas où vous l'auriez oublié, ce qui signifie que vous êtes tout aussi mauvais juge des caractères que moi.
— Je l'appréciais, dis-je. (Cela me brûla de devoir l'admettre; je ressentis en moi un frémissement inquiet, alors que le souvenir se réaffirmait. L'obscurité, la douleur, le viol. Je l'avais regardé dans les yeux et ne l'avais pas reconnu, pas même après avoir vu qu'il pouvait être violent.
Je lui avais fait confiance, comme une crétine complètement décéré-
brée.) Les voitures, Laz.
Je claquai des doigts. Derrière moi, Rahel murmura :
— Je crois que tu les trouveras dehors, au comptoir des voituriers.
— Oh ?
Le visage de Lazlo se ferma brusquement.
— Prenez ce dont vous avez envie. Nous en parlerons quand vous re-viendrez. Si l'un d'entre vous revient. Je vous donne peu de chances de réussir. Il saura que vous venez, évidemment. À présent, il saura que sa tentative de vous réduire au silence a échoué.
J'attendis qu'il me souhaite bonne chance. Il n'en fit rien.
Je me détournai et pris la tête jusque dans le hall. Il était toujours en majeure partie désert, grâce à l'excitation qui régnait sur le chemin du Bellagio, et nous sortîmes en franchissant les portes, passant devant les vigiles Ma'at, vers le portique couvert où des voituriers en uniforme faisaient le pied de grue. Ils étaient groupés tous ensemble, échangeant nerveusement des potins, mais ils se remirent en action d'un bond quand nous approchâmes.
— Rahel ?
Elle pointa du doigt deux Dodge Viper assorties. L'une d'elle était d'un bleu nuit profond et luisant, flirtant avec la lumière du soleil ; l'autre était argentée.
Je connaissais la bleue. Elle était impossible à confondre avec une autre.
— Mona ? (Je me sentis stupide de le demander, mais Marion hocha la tête.) Toi et David, vous l'avez ramenée avec vous quand vous êtes venus ici ?
— J'ai pensé que nous pourrions en avoir besoin, dit-elle. Et il savait que ça te ferait plaisir. Je dois avouer que je croyais qu'elle nous servirait à fuir rapidement, pas à partir vers... peu importe ce vers quoi nous par-tons...
— Et l'argentée ?
Rahel lustra ses ongles sur sa chemise.
— Personne ne l'utilisait. (Elle ouvrit la main et laissa tomber des clefs dans ma paume. J'essayai de les lui rendre, mais elle fit un pas en arrière avec une expression de dégoût.) Je ne conduis pas.
C'était, apparemment, un truc de djinn; David avait proclamé qu'il ne conduisait pas non plus, mais il s'était ravisé quand j'avais eu besoin qu'il s'y mette. Je fis sauter les deux jeux de clefs en l'air, tout en réflé-
chissant, puis j'en refilai un à Marion. La voiture argentée.
— Prends Rahel et Kevin, dis-je. Rahel, fais gaffe à toi. (Je ne regardai pas Kevin, mais je ne pensais pas en avoir besoin. Ses yeux d'ambre chaud brillèrent avec un tout petit peu plus d'éclat.) Marion...
— Je ferai gaffe aussi. (Aucune de nous deux ne faisait entièrement confiance à Rahel ; je pus en voir la confirmation sur son visage serein.
Je n'aurais fait confiance à personne d'autre qu'à Marion pour escorter ces deux-là.) On roule à quelle vitesse ?
Je fis un pas hors de l'ombre, m'engageant dans la lumière éclatante, épaisse comme de la mélasse, du soleil de Las Vegas, et je marchai jusqu'au côté conducteur de la Viper bleue. Elle était trop chaude pour que je puisse poser la main sur la finition bleue, mais je la tins à quelques centimètres du métal étincelant. Il était presque impossible de résister à l'envie de la caresser.
— Quoi ? demandai-je d'un air absent.
Marion, tout en déverrouillant la Viper argentée, répéta sa question.
Je regardai Lewis, de l'autre côté de la voiture, qui avait ouvert la portière passager. Je ris, et dis :
— Contente-toi d'essayer de me suivre.
Cela sonnait creux; à mes oreilles, c'était encore pire. J'aurais dû me sentir libre, alors que j'ouvrais la portière conducteur et me glissais sur le siège confortable de Mona, que je sentais sa puissance s'embraser quand je tournai la clef.
Les voitures m'avaient toujours donné l'impression d'être en sécurité. Puissante.
Mais j'allais conduire celle-ci vers le passé, et c'était un endroit où je ne voulais pas aller.
CE QUI ME SURPRENAIT, c'était que je n'avais pas reconnu sa voix. Que je n'aie pas reconnu son corps ou son visage, bien sûr, c'était compréhensible; la seule vision claire de Quinn que j'avais jamais eue remontait à ce matin-là dans le désert, et cela n'avait duré que quinze secondes, de loin, avec une casquette de baseball qui assombrissait son visage et la panique qui chamboulait ma concentration.
Mais la voix. J'aurais dû reconnaître la voix.
Quand l'ombre dans le noir m'avait attrapée dans la grotte et m'avait maintenu la tête sous l'eau, je m'étais sincèrement crue morte. En me ré-
veillant à nouveau dans les ténèbres, je croyais toujours être morte; com-binez le traumatisme avec l'épuisement lié à la chaleur et la déshydrata-tion, sans mentionner la blessure à la tête, et j'aurais sans doute dû être morte, en effet...
AU LIEU DE quoi j'ouvris les yeux dans le noir, et pendant quelques secondes il n'y eut rien, rien d'autre que le goutte-à-goutte de l'eau et le bruit de mon propre cœur qui cheminait lentement et régulièrement vers la mort, un battement à la fois.
Je léchai mes lèvres sèches ; même si elles étaient perlées d'eau, je sentais qu'elles étaient douloureusement craquelées. Je gémis alors que la douleur me poignardait lé crâne. J'essayai d'inspirer profondément, mais mon souffle gargouilla dans mes poumons, et je toussai.
Tousser avec un traumatisme crânien, ce n'est pas recommandé. Ma tête explosa, envoyant des pulsations blanches de souffrance aiguë, et je ne pus m'empêcher de toussoter. Quand j'arrêtai, j'étais recroquevillée en position assise, le dos appuyé contre quelque chose qui me donnait l'impression d'être du bois. Cela grinçait quand je bougeais. J'avais la poitrine en feu, mais ce n'était rien comparé au ravage total de mon mal de crâne. J'appuyai précautionneusement la tête contre les caisses en bois, dans l'espoir que cela aiderait l'élancement écœurant à s'apaiser.
J'avais les deux mains serrées sur mes tempes, mais cela ne semblait pas améliorer mon état; j'avais l'impression de maintenir la douleur à l'inté-
rieur. Je les laissai donc retomber sur mes cuisses. L'air avait un goût moite et froid. Pas un souffle de vent.
J'entendis le raclement de pas humains. Ma première pensée fut d'appeler au secours, mais la deuxième fut le souvenir d'avoir été maintenue sous l'eau, et je restai silencieuse. Je gardai les yeux fixés dans le noir, lequel était complet, et je ne vis rien. Pas la moindre lueur. Peut-
être que je suis aveugle. C'était une pensée flippante, que j'essayai de laisser bien loin derrière moi.
Le bruit de pas qui se rapprochait s'intensifia. Des cailloux s'entre-choquèrent. Il dut trébucher, à un moment; j'entendis quelqu'un jurer à voix basse (une voix masculine), puis il y eut du remue-ménage, comme si des trucs étaient remis en place. Du métal, peut-être, traîné sur la pierre. Dur à dire.
J'étais toujours en train d'essayer de déterminer d'où provenaient les bruits de pas quand il alluma une lampe-torche, et je fus frappée en plein visage par un flot de lumière si éclatant qu'il me donna l'impression de m'avoir brûlé les globes oculaires. Je criai et me couvris les yeux, dé-
tournant le visage, mais je voyais quand même la lueur halogène qui brû-
lait, rouge vif, sur mes paupières.
Il avait fait cela volontairement, juste au cas où. Il voulait que je sois aveuglée et désorientée.
Je sentis quelque chose saisir mon pied et me traîner brusquement vers l'avant; je parvins à empêcher ma tête de cogner sur la pierre, ce qui aurait très bien pu me tuer, puis quelqu'un pesa à califourchon sur moi, une boucle de ceinture s'enfonçant cruellement dans mon ventre alors qu'il se penchait en avant. La lumière était toujours braquée sur mon visage. Je ne parvenais pas du tout à le voir.
— Ouvre les yeux, dit-il.
J'en aurais été incapable même si je l'avais voulu; le feu de la lu-mière me faisait déjà pleurer. J'essayai d'écarter la lampe-torche d'une tape, mais il saisit mes deux mains dans un seul poing et les rabattit violemment contre la pierre. La lumière se rapprocha, couleur rouge sang sur l'intérieur de mes paupières, comme un œil flamboyant gigantesque.
— Ouvre les yeux !
J'essayai. Je crois que je dus réussir à les ouvrir un tout petit peu, car je l'entendis dire :
— Bleus. Hum. J'aurais parié qu'ils étaient bruns.
Il n'avait pas l'air fou. En fait, il avait un ton de voix très normal, comme si nous nous trouvions à une soirée cocktail avec nos petits verres, occupés à parler de tout et de rien. Comme s'il ne venait pas d'essayer de me noyer, après avoir tué une autre femme; comme s'il n'était pas accroupi sur ma poitrine, braquant une lumière sur mes yeux.
— Quel est ton nom, ma belle ? demanda-t-il.
Je pouvais presque le voir sourire, me lançant un salut avec son martini à la main.
Aucune raison de mentir.
— Joanne. (Ma voix était faible et cassée. Elle ne ressemblait en rien à ce que je voulais qu'elle soit.) Vous le savez déjà.
— Petite maligne. Effectivement, je le sais. Chaz me l'a dit. (Il se pencha un peu plus au-dessus de moi. Il me fut plus difficile de respirer.
Je toussai à nouveau, et ne pus retenir une plainte sanglotante quand le mal de tête enfonça ses griffes plus profondément.) Tu es dans un triste état, Joanne. J'aurais aimé pouvoir dire que j'étais là pour te donner un coup de main, mais tu sais déjà que ce n'est pas vrai, hein ? (Je sentis une piqûre aiguë quand il me gifla pour me garder concentrée.) Hein ?
Je hochai la tête.
— Qu'est-ce que Chaz t'a dit ? Oh, d'ailleurs, j'ai vu ce que tu as fait là-bas. Très impressionnant. Chaz m'a dit que la plupart d'entre vous peuvent le faire tout seul, c'est ça ? (Il s'inclina tout près, assez près pour que je sente son après-rasage et une touche de shampooing aux plantes.) Sans un djinn. C'est comme ça que vous dites ? Djinn ?
— Je ne sais pas de quoi vous parlez. (Cela n'avait pas d'importance.
Ce n'était pas un gardien. Quand je montai dans le monde éthéré - à pré-
sent, je pouvais à peine y jeter un œil en Seconde Vue - je ne vis aucun pouvoir en lui. Aucun potentiel. Il était aussi absolument normal que le voisin d'à côté.) Je ne sais pas ce que c'est.
— Tu n'en as pas. (Il dit cela d'un ton catégorique.) Chaz n'en avait pas non plus. J'imagine qu'il n'y a que les grosses légumes qui les ob-tiennent, hum ? Ou bien... ceux qui en ont besoin ? Ceux qui sont au milieu de nulle part, au centre des orages ? Dans les endroits qui échappent rapidement au contrôle ?
Il était trop proche de la vérité. Il y avait un plus grand nombre de gardiens accompagnés de djinns dans les zones à problèmes ; la moitié de ceux qui se trouvaient en Oklahoma et dans le Kansas en étaient équipés, et la proportion était encore plus grande en Californie. Il comprenait largement beaucoup plus de choses qu'il n'aurait dû.
À commencer par le fait qu'il y avait des gardiens.
— Chaz vous l'a dit, chuchotai-je.
La lampe-torche s'éteignit. C'était comme de recevoir un seau d'eau froide dans le désert; un soulagement agréable et choquant à la fois. Cela me donnait l'impression que l'obscurité était un endroit sûr, un endroit où se cacher, alors même que je savais bien ce qu'il en était. J'entendis le bruit étouffé du plastique et du métal sur la pierre alors qu'il la mettait de côté.
— Chaz t'a dit des choses, dit-il. À propos de moi. Il a ouvert sa petite gueule de débile. C'est ça ? (Je ne répondis pas. J'économisais mon souffle pour le moment où je devrais crier.) Cela se passera mieux si tu te contentes de tout me dire maintenant. La fin sera la même, mais comme disent les Chinois, c'est le voyage qui compte.
— Il m'a dit que vous faisiez passer de la drogue, dis-je. Que d'autres gardiens étaient impliqués. Écoutez, j'allais prendre l'argent. Je peux toujours le prendre. Vous n'êtes pas obligé de me tuer.
— Chérie, j'aimerais pouvoir en être sûr, parce que je crois que je t'aime bien. Tu ne craques pas sous la pression, et c'est un don. (Il se redressa et me lâcha les mains. Je n'essayai pas de le frapper; il n'y avait aucun intérêt à le faire pour le moment. Il me coinçait toujours.) Non, j'imagine que tu... tu prendrais l'argent et tu filerais directement voir tes petits amis, et deux secondes plus tard je mettrais la clef sous la porte. Je ne peux pas accepter ça.
J'étais trop faible pour vraiment utiliser mes pouvoirs, mais j'avais un avantage : il ne le savait pas. Je me concentrai intensément, me pré-
parant. Je n'allais pas avoir beaucoup d'occasions, et quand l'une d'entre elles se présenterait, je ferais mieux d'agir rapidement et pile au bon moment.
— Parle-moi des djinns, dit-il. Chaz ne savait pas grand-chose, ou du moins c'est ce qu'il a dit. C'est intéressant.
— C'est un mythe, dis-je. C'est une émission télé. Il se fichait de vous.
— Oh, je ne crois pas, parce que je lui ai posé la question avec un joli gros tas de billets. Avec toi, malheureusement, l'argent ne fera pas l'affaire. Je vais devoir me montrer plus persuasif. (J'entendis quelque chose de métallique tapoter la roche.) Tu sais ce que c'est ?
Ça aurait pu être n'importe quoi. Une lime à ongles. Une bague. Un tire-bouchon.
— Couteau, chuchotai-je. C'est un couteau.
— Quelle mémoire.
Tout à coup, son tranchant était sous mon menton, pressé contre ma peau, et je sentis que je commençais à me tortiller. Je ne pouvais pas m'en empêcher. Mon corps désirait si maladivement se dégager qu'il refusait d'écouter la voix de la raison et de rester tranquille.
— Voilà comment ça marche, Joanne, reprit-il. Tu me dis ce que je veux savoir, et tu ne sentiras même pas ce couteau bouger. Tu ne me le dis pas, et ce couteau sait comment faire les choses à la dure, lentement.
Compris ?
— Oui.
Je transpirais. Je ne pouvais pas me permettre de transpirer. Mon cerveau était lent et stupide, désirant désespérément l'humidité. Il y en avait tant autour de moi, dans l'air... et je ne pouvais pas l'atteindre.
— Maintenant, réponds à ma question.
— Vous n'en avez pas posé, m'entendis-je répondre.
— Quoi ? (Le couteau bougea sur ma gorge, appuyant plus fort. Je glapis.) Tu joues avec moi, chérie ? Parce que tu ne vas pas apprécier ma façon de jouer.
— Ce sont des djinns, chuchotai-je, le souffle coupé. Ils vivent dans des bouteilles.
— Quel genre de bouteilles ?
— N'importe quel genre. (Non, ce n'était pas vrai.) Des bouteilles en verre. En cristal. Il faut qu'on puisse les briser.
Il émit un bruit satisfait. Le couteau s'éloigna. Là où il m'avait touché, je sentis un noyau de froid qui se mit à me brûler après quelques secondes.
— Comment est-ce que tu en utilises un ?
Je me léchai les lèvres, la langue sèche et râpeuse.
— D'abord, il faut avoir le parchemin...
Le couteau plongea dans ma chair. Je criai. Il était enfoncé de plus d'un centimètre dans mon bras, et Quinn continua de le bouger. Tailla-dant. Quand il finit par s'arrêter, je ne l'imitai pas; mon cri se désagrégea en sanglots impuissants, mais je fus incapable de me taire jusqu'à ce que je le sente me piquer à un autre endroit avec la pointe aiguisée et impitoyable.
— Il n'y a pas de parchemin, dit-il. C'est ça ?
— Oui. (Je ravalai mes larmes.) T'as raison, fils de pute.
Il sembla aimer ça; je l'entendis glousser. Un son chaleureux, amical. Il me tapota la joue.
— Dis-moi la vérité, dit-il. Nous avons tout le temps du monde pour tailler les mensonges en pièces.
— QUINN LES VOLE depuis six ans, dis-je tout haut. La route se brouillait devant mes yeux.
— Quoi ?
Lewis s'était laissé aller dans un état intermédiaire, presque endormi; il se réveilla en sursaut au son de ma voix. Nous étions environ à deux heures de Las Vegas, et nous nous dirigions vers le nord. Mona roulait presque à sa vitesse de pointe. Nous avions de la chance sur beaucoup de points, mais en grande partie parce que Rahel nous rendait invisibles aux radars de quiconque, au sens propre comme au figuré. J'avalai ma salive et entendis ma gorge faire un bruit sec.
— Les djinns. Ils disparaissent depuis six ans, et c'est exactement à ce moment-là que... que j'ai parlé des djinns à Quinn. C'est comme ça qu'il les a trouvés. Il a laissé tomber le trafic de drogue pour se mettre au marché noir de djinns, et c'est moi qui lui ai appris comment faire.
Lewis m'écouta alors que tout se déversait hors de moi : la peur, la douleur, le noir, les questions de Quinn. Quand j'arrêtai, l'air avait un goût de poison. Il ne me regarda pas.
— Tu ne sais pas quelle quantité d'informations Chaz lui a fourni, dit-il. Ne crois pas que c'est ta faute, Jo.
— C'est largement ma faute, Lewis, et tu le sais. Chaz était un fonctionnaire de bas niveau ; il avait des connaissances de base sur les djinns, mais rien d'autre. J'avais reçu l'entraînement avancé parce qu'ils me pré-
paraient à de plus grandes choses. J'avais les infos pratiques dont il avait besoin.
— Théoriques, souligna Lewis. Tu n'en possédais pas. Tu n'as jamais travaillé avec un djinn. Tu lui disais ce que tout le monde savait.
— Le truc, dis-je, c'est que ça ne compte pas. S'il avait reçu les informations de Chaz, il aurait pu les envoyer balader en se disant que c'étaient des conneries d'amateur. Après tout, Chaz ne pouvait pas les confirmer. Mais moi je l'ai fait, ce qui veut dire qu'il a commencé à prendre ça au sérieux, en se fondant sur ce que j'ai dit. Ça veut dire que c'est à moi que revient la faute. Tout cela s'est produit parce que j'ai craqué.
Il prit un air sombre.
— Tout le monde craque. Tu es restée en vie. C'est ce qui compte.
Ce n'est pas ce que je croyais, à cet instant.
Lewis contrôla le rétroviseur pour s'assurer que la Viper argentée était toujours derrière nous, puis jeta un coup d'oeil au compteur de vitesse. Ce dernier affichait trois cent vingt kilomètres heure, mais j'étais relativement certaine que nous faisions plus que ça. J'allais nous donner un coup de pouce grâce à un fort vent arrière, et que l'équilibre aille se faire voir. Le vent de face se comportait en vrai chieur, et essayait sans cesse de pousser la voiture de côté. Mes bras commençaient à fatiguer, et tout mon corps vibrait de tension.
Je ne cessais de m'attendre à ce que quelque chose, n'importe quoi, nous arrête, mais la voie était dégagée tout le long du chemin jusqu'à White Ridge.
Les portes de Fantasy Ranch étaient grandes ouvertes quand nous arrivâmes, la nana en argent terni cambrant le dos vers le ciel ; j'engageai la Viper dans l'allée avec précaution, sur mes gardes, cherchant dans toutes les directions à repérer d'éventuels ennuis en approche, mais à part le grincement de l'acier et les ricochets des buissons d'amarante, l'endroit était absolument silencieux.
— Il a un fusil, me prévint Lewis. Laisse Rahel s'occuper de ça.
Rahel, en fait, était déjà sortie de la Viper argentée et fonçait vers la maison dans un nuage flou. Elle ne s'arrêta pas devant la porte. Cette dernière explosa devant elle, et nous restâmes assis, tendus, silencieux, à attendre.
Quelques minutes plus tard, elle apparut sur le seuil et secoua la tête. Je laissai échapper un soupir douloureux.
— Il est parti.
— On dirait.
Lewis ouvrit d'un coup la portière passager. Je me retrouvai à contempler le garage séparé, sur le côté; les portes étaient repliées, et Quinn avait laissé derrière lui une Cherokee verte sale et un Explorer noir. Il y avait des caisses dans l'Explorer, visibles par la lunette arrière.
Elles étaient soigneusement empilées, et étiquetées « Verre, Fragile ».
Elles étaient remplies de bouteilles scellées. Je les retournai dans mes mains, tout en réfléchissant, mais Rahel s'approcha et les vérifia en se contentant de tendre la main pour en prendre une.
— Des leurres, dit-elle. Il y en a plein comme celles-ci à l'intérieur. Il cachait ses trésors parmi la camelote. Il est parti depuis un moment.
Je renversai la caisse, furieuse.
— Comment allons-nous le trouver ? Tu peux le pister ? Ses yeux étaient sombres et sérieux.
— Je peux essayer. C'est difficile. Jonathan camoufle leurs mouvements.
— Essaie. (Je donnai un coup de pied dans les bouteilles répandues par terre.) On bouge.
Nous étions de retour sur la route. Rahel et Marion montraient le chemin, cette fois, et je me concentrai sur la tâche de rester pile dans l'axe du pare-chocs argenté brillant, lui collant au train pour rester à l'abri du vent. Nous étions revenus sur l'autoroute ; puis nous prîmes une bretelle vers une route secondaire rurale qui n'était pas conçue pour la vitesse. Nous fûmes obligés de ralentir.
— Jo, dit Lewis. Tu dois accepter qu'il va peut-être s'en tirer, pour le moment.
— Conneries. Il ne va pas s'en tirer. Ça risque pas, bordel. Je maintenais une surveillance paranoïaque, mais il n'y
avait aucun signe de Quinn essayant de nous cueillir avec son sniper. Bien que je doutais que Quinn lui-même soit capable de faire un tir héroïque à cette vitesse. Il n'y avait rien à faire à part penser ou parler, et aucun de nous deux ne semblait vouloir se lancer dans le bavardage. Le soleil escaladait le ciel, et nous perdions du temps.
Rahel nous dirigea vers une autre route, celle-ci filant droit dans le désert. C'était un peu mieux. Nous augmentâmes notre vitesse d'un cran, nous dirigeant vers ce qui semblait être un pays encore plus désert.
Lewis dit :
— Laisse-moi prendre la bouteille de David. Peut-être que je peux faire quelque chose pour l'aider.
Le sac à main était toujours pendu en travers de mon corps, sous la ceinture de sécurité. Je résistai à l'envie pressante de l'agripper pour le rapprocher, et me décidai pour un hochement de tête négatif, rapide et catégorique.
— Il est malade, Lewis. Tu ne peux pas le sortir de la bouteille maintenant. S'il n'est pas un ifrit, il en est proche. Contente-toi... contente-toi de le laisser tranquille.
— Tu me fais confiance ?
— Ne commence pas.
— Tu me fais confiance ?
Il tendit la main et ouvrit la fermeture éclair du sac.
— Nom de dieu, Lewis, je te jure que si tu touches à cette bouteille, je t'arrache les doigts.
— J'essaye d'aider, dit-il, et il plongea la main à l'intérieur. J'attrapai son poignet. C'était comme d'attraper un fil de terre; assez de pouvoir pour me causer un brusque sursaut accompagné d'un juron, m'obligeant à remettre rapidement les deux mains sur le volant pour que nous ne nous déportions pas vers le semi-remorque à notre gauche avant de dé-
raper et de nous retourner, comme dans une cascade hollywoodienne ayant horriblement mal tourné. En l'état actuel des choses, Mona me ré-
sista. Elle était têtue, comme mon adorable Delilah, abandonnée là-bas dans l'Oklahoma et toujours amèrement regrettée. À cette vitesse, la direction était sur le fil du rasoir, et se révélait aussi capricieuse qu'une chanteuse d'opéra bipolaire. Ses pneus crissaient, se rebellant contre l'incitation à tourner. Je la gardai bien droite, me concentrant aveuglément, et ne m'autorisai à expirer qu'après l'avoir sentie céder en premier.
Puis je me souvins de ce qui avait tout déclenché.
La bouteille de David était dans la main de Lewis. Il la tenait avec désinvolture; elle reflétait le soleil qui passait par la vitre teintée, formant une jolie fleur de lumière digne d'une décoration intérieure. Elle semblait vide, mais c'était toujours le cas. Ce qui faisait l'essence de David n'avait pas de poids dans le monde éthéré, et quand il était contenu dans une bouteille, il ne parvenait même pas à s'inscrire dans l'un ou l'autre plan d'existence que nous pouvions atteindre.
— Il a fallu une mort humaine ainsi que le pouvoir de Jonathan et David pour ramener Rahel, dit-il. Il faudra le pouvoir de Jonathan et encore plus de mort pour ramener David. Tu es prête à payer ce prix ?
— Bien sûr, dis-je d'un air sinistre. Quinn pourrait tout aussi bien servir à quelque chose d'utile. Et hé, monsieur Morale, tu étais prêt à autoriser Quinn à mettre une balle dans la tête de Kevin, si je me souviens bien. Fais gaffe de pas avoir le vertige en abandonnant tes grands airs ; t'as vraiment la tête dans les hauteurs.
Lewis continua de faire tourner la bouteille entre ses mains.
— Est-ce qu'il te rend heureuse ?
Je ne répondis pas. Je n'avais pas besoin de le faire. Lewis savait assez bien ce qu'il en était.
— Remets-la à sa place, Lewis. Ne me force pas à te faire du mal.
— J'ai une idée.
— J'ai une idée : tu vas remettre ça à sa place tout de...
Je ne terminai jamais cette phrase, car tout à coup je fus tout simplement... partie. J'avais été tirée brutalement hors de la voiture par une immense force magique, projetée très haut dans le ciel. En dessous de moi, le point d'une voiture bleue se déporta dans tous les sens, corrigea sa trajectoire et trembla en s'arrêtant dans un crissement. La voiture argentée freina après un retard de deux secondes.
Puis je partis en vrille, hors de contrôle, vers...
...le sol.
Blam.
J'atterris sur une étendue poussiéreuse, à bout de souffle, couverte de sueur, pantelante et aveugle. J'écartai mes cheveux de mes yeux et vis que j'étais dans l'ombre, allongée sur un lit moelleux de sable. De part et d'autre, les parois d'un canyon s'étageaient lentement vers le ciel. Elles étaient étonnantes... d'une couleur d'or mûr qui passait au rouge brique puis au brun sombre, arc-en-ciel de strates voilé mais splendide. Au-dessus de ma tête, le ciel était parfait, d'un bleu surnaturel comme les yeux d'un djinn. Là où la lumière du soleil frappait le sol, violemment, elle arrachait au sable des éclats brillants.
L'endroit n'était pas entièrement dépourvu de vie; il y avait une petite ouverture aux contours irréguliers sur un cactus maigre et biscornu, qui indiquait probablement la présence d'un lézard, d'un lapin, ou les deux. On pouvait même trouver des signes de passage humain, dans ce désert. Le fin croissant froid et argenté d'une cannette de bière était partiellement visible près de la paroi du canyon.
Mais il n'y avait personne en vue.
Je léchai mes lèvres sèches et appelai :
— Jonathan ?
Je ne voyais pas qui d'autre aurait eu la capacité de m'arracher au siège conducteur pour me déposer ici sans que j'arrive en morceaux. Je me levai et époussetai la poussière sur mon jean d'une tape; quelle en était l'utilité, je n'en avais aucune idée, étant donné que le reste de ma personne en était entièrement tartiné. J'avais mal partout. Je puais.
J'étais crasseuse, horriblement parcourue de démangeaisons, et j'en avais absolument ras le cul.
J'étais aussi morte de trouille.
— Quinn ? essayai-je. Hé ho ?
Sa voix descendit sur moi tel Dieu descendant sur la montagne, amplifiée par un écho divin.
— Tu n'aurais pas dû me poursuivre, Joanne. Moi je ne t'ai pas pour-suivie.
C'est ça.
— Tu as essayé de m'abattre !
— Tu n'en serais pas restée là, dit-il. (Sa voix sonnait creux, tout en étant chargée d'arrogance; j'étais incapable de voir quoi que ce soit, je ne parvenais pas à déterminer s'il était penché sur le sommet ou debout sur une saillie cachée.) Tôt ou tard, tu aurais fini par comprendre. Tu es comme un bull-dog. Je respecte ça. Je ne faisais que me débarrasser d'un risque. Et maintenant, tu es incapable de me foutre la paix, hein ? J'essaie seulement de partir, tu sais. De vivre ma vie.
— Flash info, maintenant les Ma'at sont au courant. Et les gardiens le seront. Et que tu aies Jonathan ou non, tu ne peux te cacher nulle part.
Ils vont te traquer, et...
— Et me tuer, ouais, je sais. Très dramatique.
Une explosion résonna à travers le canyon, plus fort qu'un cri ; je sentis des éclats de roche s'enfoncer en brûlant dans mon épaule, et je plongeai à nouveau dans la poussière. Comme si ça allait m'aider. Il était en train de me tirer dessus depuis les hauteurs, et je n'avais nulle part où me cacher. Mais bon, si son truc avait été de m'abattre, il aurait aisément pu me coller une balle ou deux dans la tête.
— Qu'est-ce que tu veux ? hurlai-je en crachant du sable. Hé, prends un couteau, descends par ici et organise un match retour, sale connard !
Je vais te faire passer un sacré bon moment !
— Tu sais, avant, je voulais juste en finir avec tout ça, mais tu me casses les couilles. Maintenant que j'y pense, j'ai peut-être besoin d'un peu de distraction avant de me mettre en route.
Un autre coup de feu m'épingla sur le sable. Il pouvait me transformer en passoire quand il le voulait ; je le savais. Et il n'y avait pas grand-chose que je puisse faire pour l'arrêter.
— Tu te souviens de la question que je t'ai posée à la fin ? Dans la grotte ? (Sa voix était plus que creuse, à présent. Elle ressemblait à une coquille, et quelque chose d'inhumain y vivait. Je restai absolument tranquille.) Joanne ?
— Je m'en souviens, dis-je.
Je ne savais pas s'il pouvait m'entendre.
— C'est toujours de ça que tu as le plus peur ?
Je sentis la vibration venir d'en haut à travers les rochers. Le sable s'agita follement au niveau de mon œil, et je sentis une brusque brise fraîche et moite.
Je me redressai péniblement et levai les yeux sur les parois du canyon. Loin, loin au sommet, je vis le point noir d'une tête regardant vers le bas.
Je savais qu'il allait me tuer.
Qu'il aille se faire foutre. Je n'allais pas mourir comme ça. Pas comme ça.
J'enlevai mes chaussures d'un coup de pied, courus vers la paroi et saisis ma première prise.
Je vais te poser une dernière question, avait-il dit, là-bas dans le noir, une fois que tous mes cris s'étaient peu à peu réduits à des chuchotements, quand il avait fini de m'entailler et m'avait laissé perdre mon sang pendant un moment. Le contact râpeux de ses doigts sur mon visage ensanglanté et couvert de sueur m'avait donné envie de ramper loin de lui, mais j'avais été trop faible. Trop effrayée.
Qu'est-ce qui t'effraie le plus ? Quelle est la seule façon dont tu ne souhaites pas mourir ?
Et parce que j'avais été trop hébétée pour mentir, j'avais chuchoté : Noyade.
Je m'étais laissée aller à le formuler, mais j'avais immédiatement essayé de retirer ce que je venais de dire, de prétendre que j'avais menti, mais il savait.
Orry avait reconnu la peur en l'entendant.
Il m'avait traînée jusqu'au bord de la mare et m'avait maintenue sous l'eau jusqu'à ce que j'arrête de bouger.
Il m'était resté juste assez de pouvoir, juste assez de capacité, pour continuer de rafraîchir l'oxygène dans mes poumons alors que sa main poussait ma tête au fond de cette mare peu profonde et qu'il me gardait là, mes cheveux enroulés autour de son poing.
Il s'était montré prudent, et m'avait laissée sous l'eau pendant deux minutes complètes avant de me lâcher; puis il m'avait abandonnée là, flottant, le visage dans l'eau.
Une fois certaine de son départ, j'avais roulé sur moi-même hors de la mare et m'étais blottie dans le noir, tremblante. Pleurant sans larmes et sans bruit. Puis j'avais rampé, un centimètre de torture après l'autre, ressortant des grottes dans la chaude lumière du soleil.
Quatre heures plus tard, je m'étais frayé un chemin jusqu'à l'autoroute, où un automobiliste de passage m'avait trouvée.
Je n'étais qu'une autre victime. Qu'est-ce qui t'effraie le plus ?
Je le lui avais dit, et maintenant il allait de nouveau l'utiliser contre moi.
Va te faire foutre, fils de pute, je ne vais pas mourir comme ça.
Je me hissai de la main droite, trouvai une prise pour la gauche et y enfonçai les doigts. Mes ongles se cassèrent, mais je le sentis à peine.
Mes orteils nus cherchaient un appui à tâtons sur la paroi de pierre, et s'accrochèrent à un minuscule affleurement.
J'étais montée d'un mètre. Je trouvai la prise suivante, et me hissai de nouveau en luttant contre la tension éprouvante de mes bras et de mes épaules. Il faut que je perde du poids. C'était la part insensée et bêtement optimiste de mon cerveau qui parlait, celle qui arrivait toujours plus ou moins à voir le côté amusant d'une mort horrible.
Je pouvais sentir la vibration dans les parois du canyon. La brise amassait de la vitesse. Grimpe ! Dans le canyon, l'air était instable, tourbillonnant déjà. Essayer de le contrôler revenait à miser sur le mauvais cheval.
Je grimpai sur un autre mètre, acquis dans la douleur.
— Abandonne, dit Quinn depuis un endroit quelconque dans les hauteurs, à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de moi. Tu sais comment ça va se passer. C'est une inondation fulgurante qui va foncer à travers ces canyons ; elle va pulvériser les rochers, arracher les arbres comme du petit-bois. Tu ne seras même pas un tout petit bout de peau quand elle te balancera dans la rivière. Peut-être que tu n'auras même pas le temps de te noyer. Est-ce que cette idée t'aiderait à te sentir mieux ?
Un demi-mètre supplémentaire. Mes orteils glissèrent à cause de la sueur, puis ma main gauche; je ravalai un cri de rage et tendis la main une fois encore. Je tirai, et sentis la déchirure brûlante s'accentuer dans mon triceps.
Le vent me fouetta, rabattant brusquement mes cheveux vers l'ar-rière, et j'entendis un sourd grondement.
— Merde alors, dit Quinn. On dirait qu'un vrai torrent arrive, là. Tu veux que je te tire dessus, pour abréger tes souffrances ?
— Va te faire foutre, haletai-je, tout en franchissant d'un bond un demi-mètre supplémentaire.
Je jetai un coup d'œil vers le bas. J'étais peut-être à trois mètres du sol, maintenant, assez pour me donner le vertige mais pas assez pour me sauver. Le grondement sourd acquérait de la puissance, et le vent se renforçait. Il avait une odeur de sable mouillé et de mort. L'eau qui dévalait le canyon dans ma direction n'avait rien de propre. L'inondation avait commencé au moins un kilomètre plus loin, peut-être plus, amassant de la vitesse et des débris en parcourant les gorges. Elle écumait et se dé-
chaînait comme une mer, emportant avec elle les oiseaux, les lapins, les serpents, les gens, les voitures : tout ce qui se trouvait sur son chemin.
Elle approchait rapidement.
— Tu es sûre de ne pas vouloir que je t'abatte ? Parce que si tu comptais sur tes amis, ils sont un peu occupés. Jonathan me donne un coup de main pour ça.
Je fis un brusque mouvement vers le haut. Mes doigts étaient en sang, les ongles arrachés jusqu'à la pulpe, et mes bras ainsi que mes épaules tremblaient. Je tâtonnai à la recherche d'une prise pour ma main droite, en trouvai une et fis passer mon poids...
...et le schiste sous mes doigts se pulvérisa comme du verre. Je criai, m'accrochai à ma prise gauche et sentis un claquement chaud comme un coup de feu dans mon épaule. Le vent fraîchit, agita ma chevelure comme un drapeau, et quand je tendis de nouveau le bras pour trouver une prise, ma main gauche ensanglantée glissa. Je me démenai follement comme un personnage condamné dans un dessin animé, parvins à trouver quelque chose à quoi m'accrocher et je restai suspendue là, tremblante.
Impossible que j'arrive à monter suffisamment haut. L'eau allait m'arracher à la paroi d'un coup de langue.
Je tournai le visage vers le premier souffle d'air humide alors que le grondement éclatait soudain. Le torrent était en train de prendre le vi-rage, un peu plus loin. C'était un mur de noirceur, de brume, d'écume et de mort, haut de neuf mètres. Je vis la croupe ensanglantée et déchirée d'une vache se faire ballotter sur la crête d'attaque.
Je sentis mes doigts glisser de nouveau, et il était inutile d'essayer de l'arrêter, cette fois.
Alors que le mur d'eau me heurtait violemment comme un camion à pleine vitesse, je me laissai tomber.
Qu'est-ce qui t'effraie le plus ? Noyade.
En fait ce n'était pas vrai, après tout. Cela faisait mal, mais ce qui me faisait encore plus de mal, c'était de savoir que Quinn allait s'en tirer. Il allait prendre la bouteille de Jonathan, monter dans son SUV et s'en aller en sautillant dans le désert, et si une vengeance allait avoir lieu, cette vengeance ne serait pas accomplie par moi, et bordel, je ne pouvais pas m'autoriser à abandonner ainsi. Je ne pouvais pas. Je lui avais déjà survécu, dans le noir, quand il n'y avait pas d'espoir.
Je sentis quelque chose de chaud bouger en moi.
Je pourrais te laisser me tuer, salopard, mais tu ne tueras pas ma fille.
Le courant qui m'avait frappée me laissa les idées confuses et em-brouillées, mais le véritable problème était les débris qui tourbillonnaient dans l'eau avec moi, ainsi que les impacts contre les parois du canyon, qui allaient me déchiqueter membre après membre. Il ne me restait que quelques secondes, peut-être moins. L'eau bougeait si rapidement que les falaises n'étaient qu'une masse confuse défilant sur les cô-
tés, et je ne pouvais rien faire d'autre qu'essayer de rester au sommet de la déferlante froide et boueuse. Nager était stupide. Je me concentrai sur l'eau elle-même, mais elle était entraînée par une telle force et un tel chaos que je ne parvenais à me saisir de rien, que je ne pouvais pas la tenir...
Ma'at.
Il ne s'agissait pas de saisir ou de tenir.
Il s'agissait de retirer à l'eau sa force motrice.
Je pris une profonde inspiration apeurée, et plongeai la tête sous la surface. L'eau était presque noire, chargée de vase et de débris, et sa texture soyeuse m'engloutit toute entière.
Je me laissai aller. Je dérivai. J'écoutai le cœur de l'eau.
Je la laissai s'écouler à travers moi comme une rivière. Je surfai avec elle, ondoyante. Je trouvai la fréquence de l'eau et créai la contre-vibration, l'exact opposé.
Les vagues commencèrent à s'apaiser au lieu de s'amplifier. Les dé-
ferlantes devinrent des zones de calme plat.
Elles ralentirent.
J'ouvris les yeux et ressurgis pour reprendre mon souffle; je vis que le torrent était toujours rapide, mais il n'était plus désormais le monstre rugissant qu'il avait été. Je pouvais essayer de nager, au moins. Rester devant les débris les plus lourds, chevaucher la crête de...
Il y avait un rocher droit devant, enfoncé dans une zone étroite du canyon, et je me dirigeais pile dessus.
Il restait cinq secondes. Deux.
Oh mon dieu...
Je me sentis soulevée sur la crête de la vague, et j'attendis la chute, l'impact, la fin.
Je continuai de m'élever.
De m'élever hors de l'eau. Quelqu'un me tenait par-derrière, les bras refermés autour de moi sous ma poitrine, et je sentis une chaleur brû-
lante et sauvage qui changeait l'eau en vapeur autour de nous.
— Rahel ? demandai-je en me retournant pour regarder. Pas Rahel.
C'était David.
Il me sourit avec tant d'amour et de soulagement que j'en eus le cœur brisé ; puis il dit :
— Tu crois que je te laisserais partir, après tout ça ?
Je poussai une exclamation et me retournai dans le cercle de ses bras, puis je l'enlaçai alors que nous flottions au-dessus du flot écumant et déchaîné.
NOUS TROUVÂMES UN comité d'accueil au sommet du canyon. Il était constitué de Rahel, Lewis et Marion. Rahel, bien sûr, était impeccable ; Marion et Lewis étaient couverts de sueur, sales et à bout de souffle.
Nous touchâmes terre et je grimaçai en sentant la brûlure du sable à quarante degrés sur mes pieds nus, mais à ce moment David s'effondra dans mes bras et j'oubliai complètement mon inconfort. Mes épaules ne purent supporter son poids. Je dus le laisser tomber.
— David ? (Je tournai anxieusement autour de lui. Ses yeux de cuivre vacillaient, passant au brun.) David...
— Il est trop faible, dit Lewis tout en extirpant de sa poche la bouteille de verre bleue. David, retourne dans la bouteille.
Il disparut, se changeant en brume. Je m'en pris à Lewis, furieuse, mais il leva une main pour m'arrêter.
— Si nous le laissons à l'extérieur, il disparaîtra encore. La bouteille est tout ce qui le maintient en vie pour l'instant. Un respirateur artificiel pour djinn.
— Et tu l'as appelé pour qu'il sorte ? (Je ne savais pas ce qui me mettait le plus en colère.) Fais-moi plaisir, arrête d'aider, d'accord ?
— J'étais censé te laisser te faire pulvériser ?
— Vous étiez censés vous occuper de Quinn ! hurlai-je. C'est fait ?
Ils regardèrent n'importe où sauf dans ma direction. Rahel dit:
— Ce sera fait.
— Ce sera fait, raillai-je. Ouais, très bien, peu importe. Contentez-vous de me laisser le trouver et faisons-le.
Je titubai en essayant de me lever. Marion prit mon bras et me hissa sur mes pieds, les sourcils froncés.
— Tu n'es pas en état de t'engager dans quoi que ce soit de plus dangereux qu'une semaine au lit, dit-elle. Tu as des déchirures musculaires, une épaule abîmée...
— Je m'en fiche.
Je crachai ces mots d'un ton hargneux, furieuse, et balayai mes cheveux mouillés de mon visage, souhaitant être restée un djinn afin de pouvoir me débarrasser de la crasse et châtier quelqu'un avec une bonne grosse dose de châtiment.
— Il a Jonathan, repris-je, il a Dieu sait combien de bouteilles et il ne s'en sortira pas sans combattre; et où est Kevin, exactement ?
Je déballai tout cela d'un coup, l'inquiétude rendant ma voix plus tranchante, et je vis Marion et Lewis regarder autour d'eux, sous le choc.
— Il était juste là, commença Marion, mais ce n'était pas elle que je regardais.
Je fus saisie par l'expression de Rahel. Elle était la seule parmi nous à ne pas être surprise par son absence.
— Laissons-le faire, dit-elle. C'est son droit.
— Faire quoi ?
Elle haussa les épaules. Je me débarrassai d'une secousse de l'étreinte de Marion et fis demi-tour, regardant par-dessus le bord du canyon.
Il ne pouvait pas être très loin; il n'y avait que quelques dunes de sable entre nous, peut-être un kilomètre de désert...
Quelque chose explosa là-bas.
Quelque chose de très, très gros.
L'onde de choc se répercuta au-dessus de moi, et le bruit submergea mes tympans; une boule de feu de la taille d'un dirigeable s'éleva dans les airs et s'enroula sur elle-même, faite de rouges et de pourpres, de lacets jaune vif et de vagues de fumée comme de la soie déchirée.
Une ossature métallique brisée s'éleva depuis le sol, propulsée par une autre explosion. L'énorme monstre de métal, pirouettant sur lui-même, fit un vol plané au-dessus du canyon et chuta pour s'écraser dans le torrent écumant avec un sifflement de vapeur surchauffée.
— Ça, c'était un Hummer, dis-je d'un ton hébété.
— Et je crois que c'était Kevin, dit Lewis.
Le gamin avait fini par trouver une façon correcte d'utiliser ses pouvoirs sur le feu.
Puis nous nous mîmes à courir.
* * *
L'EXPLOSION AVAIT LAISSÉ un cratère de la taille d'une frappe de météo-rite, noir au centre. Le sable s'était changé en verre.Quinn était par terre, non loin du rebord du trou, saignant du nez et des oreilles, crachant des gorgées de sang. À la seconde où je le vis, le souvenir se mit en place avec un déclic : une casquette de baseball, un coupe-vent, le même corps mince comme un coup de trique. Des lunettes de soleil masquaient son visage.
Quinn. Orry. Une seule et même personne; non pas que j'en aie jamais douté.
Jonathan se tenait debout au-dessus de lui, les yeux baissés. Quand nous arrivâmes vers lui en courant à toutes jambes sur le sable, évitant les fragments brûlants de ce qui était autrefois un SUV d'un prix exorbi-tant, je vis Kevin agenouillé non loin. Il avait l'air... vidé. Épuisé. Cette explosion lui avait pris tout ce qu'il avait.
Pas de temps à lui consacrer pour l'instant. Je fixai mon attention sur Jonathan et levai une main dans un geste d'apaisement.
— Doucement. Ne faisons pas n'importe quoi. Nous venons en paix.
— Non, c'est faux, dit Jonathan d'un air absent.
— O.K, j'ai menti, c'est faux. Mais on dirait que Quinn ne va pas s'en sortir, donc n'augmentons pas le nombre de victimes, d'accord ?
— Je n'ai pas le choix. ( Aouch. La rage froide qui se dégageait de lui était douloureuse.) Je croyais que, comme ce n'était pas un gardien, j'aurais plus de chances. Mais il est bon. Il savait exactement ce qu'il fallait dire, ce qu'il fallait faire.
Le premier ordre à leur donner consiste à les empêcher d'utiliser leurs pouvoirs quels qu'ils soient sans ton ordre formel. Le deuxième consiste à leur ordonner de protéger ta vie à moins que tu ne donnes un contre-ordre clair. Le troisième...
J'avais dit à Quinn comment le faire. Je J'avais hurlé dans le noir, sous la menace de son couteau.
Je lui avais enseigné tout ce qu'il avait besoin de savoir.
J'avais dit tout cela aux gardiens, évidemment, pendant le rapport de mission, et ils avaient dit : « Ça n'a pas d'importance. Il n'est pas gardien. Il ne sera jamais capable d'utiliser cette connaissance. »
Sauf qu'il en avait été capable, non ? Le moins qu'on puisse dire, c'était que Quinn était impitoyable et plein de ressources.
Mais je ne lui avais pas parlé des choses les plus cruciales, cependant.
— Il peut parler ? demandai-je à Jonathan.
J'avais dit cela d'un ton froid et monocorde. Les yeux de Quinn roulèrent dans ma direction, sauvages et laissant apercevoir le blanc.
— Non.
— Alors les derniers ordres qu'il t'a donnés restent en vigueur.
— Je suis censé protéger sa vie, dit Jonathan. (Il était occupé à observer Quinn, pas nous, mais je savais qu'il n'aurait pas d'autre choix qu'agir si nous bougions.) Le gamin a été malin. Il s'en est pris à la voiture, pas à Quinn. Il en a sorti les bouteilles en même temps. Je n'avais pas à l'arrêter.
Je sentis une bouffée d'espoir s'embraser, aussi brûlante que le soleil cognant sur nos têtes.
— Où est ta bouteille ?
Jonathan indiqua du doigt l'homme agenouillé.
— Sur lui. Dans la poche de sa veste.
Je regardai Lewis. Il fit un petit geste signifiant : « Après toi. » Je tournai vivement la tête, levai une main, rassemblai le vent en une bobine solide, et l'envoyai filer vers Quinn.
Elle le heurta violemment. C'était une micro-rafale, trop faible pour lui faire le moindre mal (physiquement), mais bien assez forte pour faire exactement ce dont j'avais besoin.
Briser une bouteille dans la poche avant de sa veste.
Je la sentis claquer, comme un changement soudain dans la pression de l'air.
Quinn s'effondra sur le dos, se contorsionnant en silence sous l'effet de la souffrance. Pendant quelques secondes, Jonathan ne bougea pas, puis il se pencha lentement et mit la main dans la poche de Quinn.
Il en sortit une poignée de verre brisé et la laissa s'écouler sur le sable.
— Tu ne me possèdes plus, désormais, dit-il en s'accroupissant à côté du mourant. As-tu une idée quelconque du supplice que tu vas endurer ?
Quinn parvint à laisser échapper quelques mots étranglés, en fin de compte.
— ... ordonné... défendre... vie...
— Je ne l'ai pas laissée te tuer, dit Jonathan en souriant. (C'était le sourire le plus princier, le plus malfaisant que j'aurais jamais cru voir.) Tu vas sans doute mettre des jours à mourir. Je te surveillerai pendant tout ce temps ; peut-être que je te rappellerai toutes les bonnes choses que tu as faites dans ta vie. C'est le moins que je puisse faire.
Les yeux de Quinn s'écarquillèrent. Que ce soit par clémence ou par chance, quelque chose se brisa brutalement dans son corps. Du sang s'égoutta de son nez et de sa bouche, et il cambra le dos une unique fois, pendant dix secondes douloureuses...
Puis il s'écroula.
— Il est mort ? demandai-je à voix basse.
Jonathan se pencha sur lui et l'examina de près. Puis il tendit la main, le hissa par le bras et, avant que quiconque puisse l'arrêter, jeta molle-ment Quinn par-dessus la falaise, dans le torrent gonflé et tumultueux.
— Ouaip, dit-il, avant de s'éloigner. Il nous lança par-dessus son épaule :
— Je rentre à la maison. Prenez soin du gamin. Maintenez-le à l'écart des ennuis.
— Attends ! hurlai-je, désespérément. Et pour David ?
Il cessa de marcher, mais ne se retourna pas. Ses épaules se crispèrent, puis se détendirent lentement.
— Tu l'as brisé, dit-il. Tu le répares.
Il s'évanouit avant que je ne parvienne à prononcer autre chose qu'une malédiction.
LES GARDIENS CONVINRENT d'un nouveau rendez-vous dans notre vieux repaire, le Holiday Inn situé à l'extérieur de White Ridge. J'avais passé toute une journée à me doucher, prendre un bain, me doucher, et à dormir avec la bouteille fermée de David reposant dans mes bras; quand je descendis les escaliers le jour suivant, j'avais l'air reposée, détendue et horriblement maltraitée. J'avais des bleus des pieds à la tête. Des ongles ruinés. Un coup de soleil sur le visage, sans parler des déchirures musculaires et des foulures ; à cause d'elles, garder le sourire représentait un effort.
Merci mon Dieu pour l'aspirine et le Guronsan.
Paul m'attendait, accompagné de Marion, Lewis et de quelques autres. Tous des gardiens, au moins de nom.
— Jo.
Paul essaya de m'enlacer. Je le repoussai en lui lançant un regard mauvais, et m'assis sur le canapé. Après une pause, il m'imita. Il fit passer son regard de moi à Lewis, puis à Marion.
— J'imagine que nous pouvons appeler ça un succès discutable.
— Discutable, répétai-je. De quoi tu veux discuter ? De nos primes ?
Des places de parking que vous allez nous filer ?
— Écoute, c'est juste que... (Paul remua sur son siège, puis fixa sur moi un regard appuyé.) Le gamin, Kevin, a disparu. Jonathan est parti, et je n'ai pas besoin de te dire quelle perte cela représente pour nous.
Nous avons seulement de la chance que les choses reviennent à la normale.
— Normale ?
Ma voix ressemblait à celle d'un perroquet.
— Les séismes, ça s'améliore. Il va y en avoir un ou deux d'importance, mais dans des zones isolées et ils ne causeront pas trop de dégâts.
La courbe de réchauffement baisse lentement. Nous nous dirigeons toujours vers un âge de glace, mais je ne vois pas ce qu'on pourrait y changer sans...
— Sans Jonathan. (Je laissai reposer mes mains douloureuses et dé-
chirées sur mes cuisses. Je portais encore un jean; taille basse, en mé-
moire de Siobhan, et je m'étais décidée pour des tongs ouvertes, étant donné l'état de mes orteils couverts de bleus et de coupures.) Ben dis donc, désolée pour tout ça. J'imagine qu'on va devoir se contenter d'es-pérer que tout aille au mieux.
Il était évident que Paul n'aimait pas mon attitude polie, non-con-flictuelle.
— C'est quoi ton problème ? Je suis en train de te dire que tu as échoué. Si tu étais restée en dehors de tout ça comme nous en avions convenu...
— Alors nous serions tous morts, dis-je gentiment. Mais bon, ce sera pour la prochaine. Je vais me réserver une place dans un spa, me faire un massage. Histoire d'attendre la fin avec style, tu vois ? (Il ne répondit pas. J'abandonnai la douceur de ma voix.) Très bien. Passons aux choses importantes. Quels sont les dégâts ?
— Tu nous as menti, ma chérie. Sans déconner. Par quoi commencer ?
— À propos de quoi ?
— Jonathan, tout d'abord. (Les yeux de Paul étaient emplis d'amertume.) Il ne figure pas sur le fichu registre. Il n'existe pas, Jo, putain.
D'où vient-il ? Tu le sais, non ?
— Non.
— Est-ce qu'il y en a d'autres comme lui dehors ? D'autres djinns ?
Je gardai le silence, observant le visage impassible de Marion. Elle savait. Et elle ne parlait pas.
— Jo, je te donne une chance de te défendre, là. Saisis-la.
— Waouh, merci. Mais non.
Je fis passer mon regard de Marion à Lewis. Il était fermé comme une huître, lui aussi. Silencieux. Replié sur lui-même. Il avait pris Kevin en main, comme je savais qu'il le ferait; le gamin était cantonné en sécurité auprès des Ma'at, à Las Vegas. Lewis allait veiller sur lui.
Qu'il soit ou non capable de veiller sur moi restait une question ouverte. J'étais la seule à pouvoir briser le secret des Ma'at et des djinns.
Nous avions tous dit la même chose : la bouteille de David avait été détruite. Il était perdu. La bouteille bleue était cachée au fond de mon sac à main, soigneusement enveloppée dans un cocon de papier à bulles.
Je l'avais toujours en ma possession, s'il vivait. S'il pouvait guérir.
Paul s'impatientait.
— Je veux que tu comprennes que tu fais partie de la hiérarchie, ma petite. Tu as un chef - c'est moi, au cas où tu ne le saurais pas -, et tu fais ce que ton chef te dit à partir de maintenant, ou je vais devoir songer à te retirer de l'Association. Tu me comprends ? Ce qui signifie que tu abandonnes tes pouvoirs ; Marion et son équipe s'assurent que ce soit fait humainement, mais ce sera fait. On serait obligés d'en arriver là.
Par-dessus son épaule, Marion secoua la tête à mon adresse, de fa-
çon imperceptible mais catégorique. Derrière elle, une ombre prit forme en vacillant, puis s'anima en trois dimensions. Il était beau... grand, les épaules larges, avec des yeux couleur nuit impénétrables (pas bruns, un véritable noir sans touche de lumière) et de longs cheveux noirs parcourus de quelques mèches grises. Au coin de ses yeux, des rides l'adou-cissaient, le rendant plus humain. Il était vêtu, comme Marion, d'un jean bleu et de bottes de cow-boy, mais sa chemise était en soie, d'un bleu mat, qui réclamait d'être caressée.
Le djinn de Marion. L'amant de Marion. Il était de retour. C'était le message silencieux qu'elle m'envoyait. Je ne savais pas si cela signifiait qu'elle allait ouvertement désobéir aux ordres, mais elle ne les suivrait pas pleinement.
Je dis, avec un calme étrange :
— Oh, oui, Paul, je te comprends parfaitement. (Je me levai.) Merci de m'avoir donné la chance de me faire engueuler pour avoir fait ce qu'il fallait, et, d'ailleurs, pour l'avoir fait bien mieux qu'aucun d'entre vous ne semble en avoir été capable. Mais j'espère que tu ne m'en voudras pas si je refuse les insultes.
Il ouvrit la bouche et la referma rapidement quand je me retournai et marchai en direction de la porte, vers la lumière éclatante et impitoyable du soleil. J'avais des cartes de crédit toutes neuves, gracieusement fournies par Rahel. Des tonnes de liquide, provenant de la même source. Une voiture rapide, qui m'attendait à l'extérieur.
Je pouvais retourner à Las Vegas, bronzer un peu, guérir. Je finirais par devoir trouver ce que j'allais faire, mais bordel, je méritais bien des vacances.
Et les Ma'at méritaient carrément de les financer.
— Jo, appela Paul.
Je me retournai, glissai sur mes yeux une paire de lunettes de soleil, et lui lançai mon plus éclatant sourire.
— Va te faire foutre, dis-je. Je ne joue plus aux gardiens. Va sauver le monde sans moi. Je démissionne.
Mes chansons préférées ont contribué à la folie des aventures de Joanne à Las Vegas. Soutenez les artistes, achetez les CDs !
« Harder to Breathe »...........................Maroon 5
« Gotta Serve Somebody ».................Bob Dylan
« Burning Hell »...............................Joe Bonamassa
« Disease »......................................... Matchbox 20
« Woke Up This Morning »........................A3
« Professional Widow ».......................Tori Amos
« You're So Real »..............................Matchbox 20
« She Cries Your Name »....................Beth Orton
« Blues Deluxe »...............................Joe Bonamassa
« Blood Makes Noise ».....................Suzanne Vega
« Mr. Zebra ».........................................Tori Amos
« Crucify »............................................Tori Amos Chacune de ces chansons contenait quelque chose qui m'évoquait l'ambiance du livre ou l'humeur des personnages... et puis hé, c'est aussi de la super bonne musique pour conduire.
Bonne écoute,
Rachel Caine www.rachelcaine.com