III

J'AVAIS DEUX CHOIX possibles : un, je pouvais me battre de toutes mes forces et bousiller l'hôtel en tuant probablement tout un tas de gens, ou deux, je pouvais laisser tomber et voir où cela me menait.

Je n'aimais pas l'option numéro deux, mais j'aimais encore moins l'option numéro un, et quand Marion se dirigea vers moi, préparant son pouvoir, je me contentai de rester immobile à l'attendre.

— Doucement, me chuchota-t-elle.

Elle enveloppa quelque chose autour de mes poignets derrière mon dos, quelque chose d'épais et d'organique. À son contact, la chose remua, se tortilla et se resserra, devenant dure et flexible. Cela ne pouvait pas me couper, mais j'avais peu de chances non plus de pouvoir m'en libérer.

Le vent et l'eau ne sont pas très efficaces contre le pouvoir des choses vivantes. C'était probablement une sorte de plante grimpante qu'elle avait cultivée pour des moments comme celui-ci.

— Personne ne va te faire de mal, Joanne, dit-elle. Fais-moi confiance, s'il te plaît.

Je n'avais jamais pu lui faire confiance. Jamais. Je l'aimais bien, mais son programme et le mien étaient tout simplement incompatibles, et cela avait toujours été le cas. Sa main reposa légèrement sur mon épaule pendant une seconde, puis elle me serra plus fort, me guidant vers une chaise. Elle m'assit, sortit une autre plante grimpante de sa poche et attacha mes chevilles.

— C'est bon ? demanda Paul. (Elle acquiesça et fit un pas en arrière.

Paul, mon ami, s'accroupit sur un genou auprès de ma chaise et me regarda droit dans les yeux.) Vas-y. Pose la question.

— O.K, dis-je. (Je gardai un ton calme et modéré, même si j'avais envie de lui crier dessus ; cela ne donnerait absolument rien de bon, et je pourrais avoir besoin de ma voix pour pousser un bon hurlement plus tard. Pour l'instant, ils avaient le contrôle. Attends une occasion.) Utilisez votre tête. Je peux vous aider : vous savez que je le peux. Vous ne pouvez pas vous permettre d'ignorer cette opportunité, là. Allons, les gars. Ou-vrez les yeux.

Il transpirait. J'en pris note. Paul, l'homme de glace, suait à grosses gouttes, et il y avait des auréoles sombres sous les manches de son beau polo bien propre.

— Tout ceci dépasse largement les sentiments personnels. Désolé, ma belle, mais là nous n'avons pas le choix. Nous pensions pouvoir contenir le gamin, mais maintenant les choses sont trop graves. Nous devons négocier, et avec Jonathan à ses côtés, il le saura si nous ne jouons pas franc jeu. Donc tu rentres à la maison. Cela se fera sans toi.

— Qui a eu cette brillante idée ? lançai-je en retour.

— Moi.

Une nouvelle voix, provenant d'un coin de la pièce. Paul regarda par-dessus son épaule, et je vis quelqu'un sortir des ombres sous l'escalier.

C'était la semaine des retrouvailles au Holiday Inn. Je levai les yeux sur le visage fatigué aux traits tirés de Lewis Levander Orwell, mon ami, qui fut autrefois mon amant, et en le voyant je reconnus, sombre et sinistre, combien toute cette situation était pourrie. Et je le voyais vraiment, car il ne marchait pas sans aide. Il avait une canne, un machin chic et sculpté avec des dragons qui couraient sur tout le côté. Extra-longue, car il était sacrément grand.

Il avait perdu encore plus de poids, et était passé de dégingandé à maigre et fragile. Sa peau avait une teinte d'ivoire translucide, comme s'il était en train de s'estomper tel un djinn.

Ce fut un véritable effort pour lui de faire les quatre petits pas qui le séparaient du fauteuil en face de moi. Personne n'essaya de l'aider, mais je pouvais sentir le poids de leur attention, de leur préoccupation. Il se laissa tomber dans le velours brun peluché avec un soupir, appuya la canne contre l'accoudoir et joignit les mains tout en me regardant.

— Tu as une sale tronche, dis-je carrément. Je surpris le fin sourire qui lui échappa.

— Pareil pour toi. Combien de temps as-tu dormi ?

— En moyenne, deux heures par jour.

— Tu ne peux pas survivre comme ça, Jo.

— Tu peux parler.

Un silence s'écoula. Les yeux de Lewis se dirigèrent furtivement vers Paul.

— Désolé pour tout le côté dramatique. J'aurais bien fait ça moi-même, mais franchement, je crois que tu pourrais me mettre une raclée, dans l'état actuel des choses.

— Je pourrais te mettre une raclée n'importe quand, répliquai-je par réflexe, mais j'étais un peu horrifiée par la fragilité que je voyais en lui.

Il paraissait si... facile à briser. Je ne l'avais jamais vu comme ça, pas même quand il avait été blessé.

Lewis était en train de mourir. Vraiment en train de mourir.

— N'en veux pas à Paul pour ça. C'était ma décision. Ceci retint mon attention.

— Depuis quand les gardiens prennent leurs ordres de toi ? Car même si, techniquement, il était un gardien (le plus puissant du monde), il avait été en marge pendant beaucoup plus de temps qu'il n'avait été partie prenante de l'Association. Lewis n'était pas un conformiste, et il n'était pas vraiment monté dans la hiérarchie de commandements.

Lewis passa littéralement par-dessus ma question.

— Nous ne pouvons pas vaincre Kevin en l'attaquant de front. Tu as déjà compris ça.

— J'ai du mal à comprendre comment le fait de me garder attachée va nous faire gagner la bataille, bordel !

— Nous devons lui parler. Le persuader d'abandonner. C'est le seul véritable choix que nous ayons.

— Bon sang, comment vous allez vous débrouiller pour qu'il parle, rien que ça ? Il a toutes les cartes en main !

— Laisse-moi m'occuper de cette partie-là. (Lewis changea de position, comme si quelque chose lui faisait mal à l'intérieur.) Commençons par le commencement. Nous devons lui reprendre Jonathan des mains.

Tu es d'accord ?

Je l'étais forcément. Je savais ce qu'était Jonathan, et combien il était important pour les djinns libres; de plus, Kevin n'aurait pas l'avantage et les multiplicateurs de force nécessaires pour détruire le monde si nous lui enlevions son djinn.

— Bien sûr.

Était-ce mon imagination, ou les articulations de Lewis étaient-elles devenues un peu plus blanches ?

— C'est ça, notre atout. Pour Kevin, un djinn ressemble plus ou moins à un autre. Il ne connaît pas Jonathan. Il ne sait pas combien Jonathan est supérieur en puissance, comparé à n'importe quel autre djinn.

Voilà pourquoi nous allons lui proposer un échange.

— Un échange ?

Il maintint son regard planté dans le mien.

— Jonathan contre David.

— Quoi ? (Je bondis sur mes pieds et essayai de libérer mes mains.

La plante grimpante de Marion compensa en m'enserrant plus fermement. Son contact glissant et vivant quand elle se déplaça sur ma peau me donna envie de fuir en hurlant, mais je m'obligeai à me détendre.

Inspire profondément.) Tu plaisantes. Dis-moi que c'est une plaisanterie.

(Je n'obtins rien de lui à part ce regard fixe, ferme et posé. Allons, Lewis, mens-moi, au moins. Fais une putain de blague. Quelque chose.) Tu ne peux pas lui donner David !

— Nous serions largement en meilleure posture, gronda Paul. Ce djinn que tu as là, c'est pas du menu fretin, mais côté ennuis il est un cran quantique en dessous par rapport à la situation actuelle. Et il s'est déjà trouvé dans des situations problématiques. Il connaît même le gamin.

— David peut prendre soin de lui-même. (Les yeux de Lewis étaient inhumainement doux.) Nous pouvons le récupérer plus tard. C'est une situation temporaire.

— Toi, tu peux dire ça ? Genre Yvette c'était une situation temporaire

? Genre Bad Bob c'était une situation temporaire ? Il a vécu un enfer, Lewis. Je ne vais pas te laisser lui faire revivre ça pour la seule raison que c'est pratique !

— Jo, il ne faut pas que tu oublies que ce n'est pas une personne, c'est un objet. (La compassion sur le visage de Lewis était du genre distant, froid ; le genre d'expression que Dieu pourrait avoir en contemplant d'en haut les milliards de crasseux.) La discussion est terminée. Cela n'a pas été facile, et aucun d'entre nous ne souhaitait que ça arrive. Mais nous sommes confrontés aux faits, à présent, et les faits sont que des gens vont bientôt mourir. Par millions. Et si nous pouvons échanger un djinn, tu ne crois pas que c'est une bonne équation ?

— En théorie. Essaie de voir ce que ça donne de mon côté du signe égal.

Paul intervint.

— Écoute, j'espérais ne pas avoir à dire ça, mais si tu bousilles tout et que nous survivons, cette bouteille sera coulée dans un bloc de béton et balancée dans la fosse la plus profonde de l'océan. Et David entre dans l'histoire, piégé dans cette bouteille. Je te le jure.

Lewis leva la main sans cesser de me regarder.

— Paul, elle sait à quoi s'en tenir. Pas besoin de ça.

— Va te faire foutre ! crachai-je.

— J'ai besoin que tu fasses ça. J'ai besoin que tu fasses ça. Rentre à la maison... c'est tout. Laisse tout ça entre nos mains.

Doux Jésus en petite culotte, il était en train de jouer avec moi. Il me déplaçait sur le plateau comme une pièce d'échecs. Je pouvais voir le calcul derrière son air grave... et il avait raison. Cela n'avait aucune espèce d'importance que je sois manipulée, ou même que David soit mis en danger. Une fois de plus.

J'avalai le sentiment amer de trahison qui montait en moi, et déclarai :

— Très bien. Je vais partir, mais tu devrais savoir que Kevin ne va pas tenir sa part du marché. Il n'abandonnera pas Jonathan. Il est trop effrayé pour le faire, et bon sang, peut-être que Jonathan ne veut même pas partir. Y as-tu jamais pensé ?

Lewis ne semblait pas m'écouter. Son regard était fixé sur un point quelque part derrière moi, le visage vierge de toute expression.

— Lewis ?

Il tressaillit. Ses yeux restèrent fixés au loin. Je jetai un coup d'œil à Marion, qui fit un pas vers lui.

Trop tard. De pâle, son visage devint livide, ses yeux roulèrent dans leurs orbites et son corps tout entier se fit aussi rigide que celui d'un condamné traversé par le courant électrique. Son visage se déforma, convulsa, et il glissa hors de sa chaise pour s'effondrer avec un bruit sourd sur le tapis.

Puis il commença à convulser, saisi de la pire attaque que j'avais jamais vue.

Autour de lui, tout le monde restait étrangement calme face à ce spectacle. Marion s'agenouilla à ses côtés et lui tint les épaules; Paul s'accroupit à ses pieds. Je regardais le corps de Lewis se contracter, lutter avec lui-même, se détruisant lui-même, et je sentis dans mes yeux la pi-qûre brûlante des larmes. Des bruits d'étouffement sortaient de sa gorge, et j'entendais ses muscles gémir.

Lewis était en train de mourir. Bordel, la planète entière était en train de partir en lambeaux. Ceci n'en était que la représentation à petite échelle.

Les convulsions s'arrêtèrent après deux minutes environ. Marion resta assise là où elle se trouvait, caressant avec des gestes doux les cheveux plaqués sur son front livide et couvert de sueur. Lewis resta à terre, désormais détendu, hoquetant à chaque inspiration laborieuse et clignant lentement des paupières, le regard fixé sur le plafond.

— Eh bien, finit-il par chuchoter, voilà qui était embarrassant. Je luttai pour trouver mes mots. Je voulais le détester, mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais tout simplement pas.

— Je vais partir sans faire d'histoires, dis-je. C'est ce que tu veux, c'est ça ?

Il concentra lentement son regard sur moi, mais je perçus qu'il était trop fatigué pour lever la tête.

— Jo, c'est tellement éloigné de ce que je veux...

— Je n'ai pas besoin de tes excuses.

Il hocha la tête, inspira et expira doucement. Ses yeux se fermèrent au ralenti.

— Alors je vais faire une sieste, si ça ne te dérange pas. West murmura quelque chose à mi-voix, et son djinn apparut; un type aux allures de cow-boy, au visage buriné et d'aspect rude, qui souleva Lewis dans ses bras comme un jouet brisé. Il s'éloigna au-dehors, dans le soleil. Je restai là, les yeux baissés sur l'espace vide du tapis, sur la canne tombée à terre, abandonnée, aux reflets noirs dans la lumière de l'hôtel. Dans le silence, le gargouillement fou de cette foutue fontaine semblait aussi bruyant que le tonnerre.

— Lewis est la Terre, dit Marion. Il est relié à elle. Nous n'avions jamais compris ça auparavant, mais il y a quelque chose en lui qui ne peut lui être retiré, et qu'on ne peut arrêter. Il est en train de mourir, et cela se manifeste autour de nous. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas mettre fin à tout ça, même avec toute la puissance des djinns qui nous restent.

Nous avons besoin de reprendre à Kevin les pouvoirs de Lewis, et nous devons le faire maintenant. Jonathan l'a vidé de sa magie. Si nous obte-nons Jonathan, nous pouvons remettre les choses en place. C'est le seul moyen.

Je hochai la tête et repoussai dans un coin de mon esprit la panique qui hurlait en moi. Ma voix était étonnamment posée.

— D'accord, dis-je. Je vais rentrer à la maison. J'imagine que vous allez m'escorter jusqu'à la frontière.

MARION ME LIBÉRA de la plante grimpante une fois qu'ils furent certains que j'étais d'humeur à coopérer. On m'accorda un dernier repas, au Denny's dans le parking de l'hôtel, en compagnie de mes gardiens geô-

liers au regard dur et de leurs djinns invisibles, mais dont la menace était constante. Non pas que je prévoyais une grande évasion; je pensais que le plan de Lewis était merdique, mais c'était toujours mieux que ma propre absence de plan. J'avais essayé de faire les choses à ma manière pendant trois semaines, et la situation était toujours aussi loin de se ré-

soudre que quand j'avais commencé. Il était temps que quelqu'un d'autre tente le coup, même si c'était un coup d'épée dans l'eau.

— Donc, dis-je entre deux bouchées d'omelette jambon-fromage, quel membre de cette charmante bande va m'escorter jusqu'à la maison ?

Parce que je ne crois pas une seconde que vous ferez confiance à ma parole d'honneur.

Paul leva les yeux, furieux. Sa peau était marbrée de plaques rouges, ses yeux durs et injectés de sang.

— Arrête un peu ça, tu veux ?

— Pourquoi ? (Je mâchonnai une autre bouchée au goût de cendres, et sirotai bruyamment mon café dans le seul but de les agacer.) Est-ce que je suis censée me conduire comme un mouton et dire des choses gentilles sur vous ? Va te faire foutre, Paul. Tu m'as trompée.

Je fus presque désolée d'avoir dit ça quand je vis son expression anéantie. Tout ça n'était vraiment pas facile pour lui. J'observai les autres. Ils évitèrent mon regard.

— Nan, les gars, aucun d'entre vous ne vient avec moi ? C'est trop bête, vu que vous êtes vraiment trop marrants.

Paul cacha son visage dans ses mains et posa les coudes sur la table.

Derrière lui, le désert scintillait sous le soleil, pur, propre et aride, de l'autre côté de la vitre. À l'intérieur, le décor rouillé années soixante-dix, jaune vif, avait un côté désespéré et crasseux. Mon omelette manquait de sel. A la place, j'ajoutai du tabasco.

— Nous avons beaucoup à faire, dit Paul. (Je n'interrompis pas mon arrosage de tabasco.) Il faut qu'on rencontre deux types; après ça, on te raccompagne à la maison.

— Fabuleux. (Je rebouchai la sauce pimentée et commençai à ré-

duire l'omelette en bouillie à ma convenance.) J'espère que vous avez un plan B sous la main, parce que votre plan A est naze, et qu'il va tomber en rade plus vite qu'une voiture yougoslave. Je me fous de ce que dit Kevin ; il joue avec vous. Il n'abandonnera pas son djinn.

Paul n'avait pas la force morale d'affronter mon regard.

— Nous avons un plan B.

— Et pourtant c'est là votre meilleure option ? (Silence autour de la table. J'essayai d'avaler une gorgée de café. Il avait un goût de vase.) Waouh. On est vraiment foutus.

— Jo, arrête de rendre tout ça difficile. Je viens tout juste de me remettre du choc de savoir que tu n'es pas morte, bon sang. Est-ce que tu peux arrêter de la ramener, et me laisser me réjouir un peu du fait que tu respires toujours ?

— J'arrêterai de jouer les garces quand tu arrêteras de nous poignarder dans le dos, moi et les miens.

Je n'avais pas vraiment envie de continuer à le blesser, mais j'étais incapable d'arrêter. Affronter les événements courageusement n'était pas vraiment mon point fort. Comme les pleurs et les cris étaient hors de question, les insultes étaient tout ce qui me restait.

Tacitement, nous nous mîmes d'accord pour un cessez-le-feu mutuel, afin de mâchouiller en paix.

Je terminai mon assiette et m'excusai pour aller aux toilettes. Marion fit mine de m'accompagner.

— S'il te plaît, dis-je, en la fixant avec un sourire qui ne correspondait pas à mes sentiments. Tu sais que je vais revenir. Où est-ce que je pourrais m'enfuir ? Bon dieu, laisse-moi pisser en privé, pour une fois. Je jure, en tant que gardienne, que je vais revenir.

Je tendis la main droite, paume en l'air, et la rune qui s'y trouvait scintilla d'une lumière bleue dans le monde éthéré. La vérité, pour quiconque ayant des yeux capables de la voir.

Marion hocha la tête et se laissa retomber dans le fauteuil en simili-cuir. Elle joignit les mains et me regarda d'un air grave alors que je m'éloignais en direction de la porte affichant une nana en hiéroglyphe.

La finition en faux bois plastifié était recouverte d'une pellicule collante, conséquence de son placement trop rapproché avec les paniers à friture.

Je n'avais pas vraiment besoin de faire pipi, mais il me fallait une minute de solitude. Une minute pour fixer mon reflet dans la lumière crue fluo-rescente, pour fixer mes cheveux bouclés, encore humides, mon visage blafard et mes yeux bleu sombre qui semblaient trop tourmentés pour m'appartenir. Quand j'étais djinn, ils étaient argentés, aussi éclatants que des pièces de monnaie.

J'avais l'air fatigué. Je tirai avec irritation sur mes cheveux, lesquels n'étaient pas censés boucler ainsi, et semblaient destinés à m'empoisonner l'existence pour le reste de ma... vie, qui était sans doute très courte.

— Blanche-Neige.

Un chuchotement glacé, rugueux comme des graviers. Je me pétri-fiai et regardai autour de moi. Je ne vis rien. J'entendis un rire presque silencieux, qui sonnait à mes oreilles comme du papier de verre sur la pierre.

Je sentis la chair de poule se hérisser sur toute ma peau, et je réprimai un frisson.

— Qui est là ? demandai-je.

Je ne voyais aucun pied sous les deux cabinets de toilette. Il n'y avait personne d'autre dans la pièce, à part mon reflet.

— Tu le sais.

J'ignorais si cette voix était dans ma tête, ou si on l'y mettait depuis l'extérieur. Flippant, que ce soit l'un ou l'autre. Je fixai le miroir avec intensité, me laissai flotter dans le monde éthéré, et je repérai finalement quelque chose qui n'avait pas tout à fait sa place. Un clignotement.

— Utilise tes yeux.

Sauf que ces jours-ci, mes yeux n'étaient que banalement humains, pas djinns; je ne pouvais pas voir dans chaque spectre, chaque niveau du monde. Et ce qui était en train de me parler n'existait pas dans celui-ci.

— Dois-je te prêter les miens ?

Quelque chose se passa dans ma tête, une douleur aiguë et déchirante, puis je vis les choses avec des contours qui n'existaient pas vraiment, des couleurs qui avaient une texture et une profondeur mais aucun nom, dans le monde où je vivais.

Dans un coin, des ombres affluèrent, noires, emplissant une silhouette qui scintillait comme du charbon à facettes. Une allure d'araignée. Dangereuse.

Un ifrit. Un djinn déformé, raté.

Un vampire.

Sara ?

Non, cela ne pouvait pas être Sara; elle était morte en compagnie de Patrick, et ils avaient tous deux abandonné leur essence pour créer un corps humain pouvant m'héberger. C'était quelqu'un d'autre. Qui...?

Qui d'autre m'appelait Blanche-Neige ?

— Rahel ?

Les morceaux de charbon sont incapables de la moindre expression.

Elle ne bougea pas. Je fis un pas vers elle, vis que ses contours commen-

çaient à s'effilocher comme si elle s'apprêtait à disparaître.

— Rahel, attends. S'il te plaît.

— Impossible de rester.

— Pourquoi ?

— Faim.

Les ifrits mangeaient les djinns. Soudain, j'éprouvai un moment sai-sissant de gratitude : David était à l'abri, enfermé dans la mallette aux pieds de Marion, là-bas dans le restaurant. Pour autant que j'aime Rahel (si ceci était bien Rahel), je ne voulais pas la voir mâchonner mon amant.

Ma relation avec elle était, au mieux, compliquée. En tant que djinn libre, elle avait été mon amie, parfois mon ennemie ; elle m'avait active-ment sauvé la vie, au moins une fois. Et j'avais été incapable d'empêcher sa destruction, il n'y avait pas si longtemps. Ceci n'était pas vraiment Rahel. C'était son enveloppe de zombie, morte-vivante et incapable de mourir.

Je désirais fortement qu'elle s'en aille.

— Qu'est-ce que tu veux ? demandai-je. Elle me répondit silencieusement.

— Donne-moi de la nourriture. Te dire des choses.

— Quel genre de choses ?

— Des choses pour te sauver.

Sa voix s'affaiblissait dans ma tête, et ses contours devenaient bru-meux. C'était là un sacré effort pour elle, communiquer sur ce plan d'existence. Clairement, elle avait besoin d'une recharge pour continuer.

Pas de chance, je n'avais sous la main aucun djinn prêt à consommer.

La porte de la salle de bain s'ouvrit, et Marion entra. Elle m'ignora et se dirigea directement vers une cabine, y pénétra et fit claquer le verrou.

La sacoche contenant la bouteille de David disparut avec elle, ce qui me fila une frousse d'enfer; l'ifrit détourna la tête pour la suivre du regard, mais elle n'attaqua pas. J'allai vers le lavabo et fis couler de l'eau, puis frottai mes mains et observai l'ombre noire dans le coin. Rahel n'avait pas bougé, mais elle était désormais à peine visible.

— Reste avec moi, chuchotai-je.

Je ne vis rien, n'entendis rien dans ma tête, mais quelque part je savais qu'elle avait reçu le message et était d'accord. Je regardai son ombre se dissoudre complètement.

— Quoi ?

C'était la voix de Marion. Je fermai le robinet et tendis la main vers une serviette.

— Rien.

Ce qui n'était sans doute pas un mensonge.

QUAND JE RESSORTIS des toilettes, deux nouveaux visages se trouvaient à la table. Paul hocha la tête dans leur direction.

— Jo, voici Carl Cooper et Lel Miller. Ils vont te ramener à la maison.

Carl était terne. Il avait les cheveux d'un blond lavasse, qui se clair-semaient précocement; des lèvres fines, à force de s'exercer à sourire.

Son regard était masqué par des lunettes d'aviateur, mais j'avais la nette impression qu'il ne serait en rien plus expressif si j'avais été capable de voir ses grands yeux bleus.

Lel Miller, c'était une tout autre histoire. Grande, pourvue de longues jambes, superbement bronzée. Elle semblait aussi apprêtée qu'au sortir d'un salon, jusqu'au miroitement de sa manucure française bien entretenue. Je levai la main, paume en l'air, saluant à la manière traditionnelle des gardiens; ils firent de même, et nos runes scintillèrent dans le monde éthéré.

— Enchantée, dit Lel.

Elle avait une voix ronronnante et sexy de contralto. Elle tendit le bras vers moi, me présentant le dos de sa main comme si elle s'attendait à ce que je l'embrasse.

Je la pris et examinai le bracelet qui tintait doucement autour de son poignet.

— Joli, dis-je. Velada ?

Elle parut impressionnée. Elle récupéra sa main pour caresser la chaîne en argent et ses breloques, qui représentaient de petits nuages et des éclairs.

— Oui. Vous vous y connaissez, en matière de bijoux. Paul leva les yeux au ciel.

— Si on peut le porter, elle le connaît forcément, dit-il. Vas-y. Montre-lui tes chaussures.

Lel présenta obligeamment une jambe élégante gainée de jean. Je jetai un coup d'œil à ses chaussures pendant une seconde, reportai mon regard sur ses yeux adorables couleur noisette et dit :

— Kenneth Cole. (Elle me lança un petit sourire satisfait.) Une imitation, ajoutai-je. De Taïwan, sans doute.

Son sourire partit faire un tour au royaume des expressions dépi-tées, et elle ramena sa jambe d'un coup sec, hors de ma vue.

— Je ne me suis pas habillée pour le bal de fin d'année, lança-t-elle en retour d'un ton cassant.

Je songeai à souligner le fait que des bijoux Velada étaient loin d'être appropriés pour un petit déjeuner au Denny's, mais je laissai tomber. Après tout, mes chaussures n'avaient pas non plus de pedigree. Ça arrive.

Paul se donnait du mal pour cacher son sourire. Marion ne s'embê-

tait même pas à masquer le sien.

— O.K, dit Paul. On dirait que vous allez super bien vous entendre, tous les trois. Vous connaissez le chemin ?

Lel acquiesça. Carl se contenta d'engloutir un reste de toast beurré.

Pas elle, remarquai-je; elle n'allait pas gaspiller son rouge à lèvres impeccable sur quelque chose d'aussi inutile qu'un petit-déjeuner.

Je ne l'aimais pas, et ce n'était pas à cause de ses chaussures.

Quelque chose en elle faisait se dresser les cheveux sur ma nuque. Carl n'était rien d'autre qu'un chiffre supplémentaire à prendre en compte, mais je n'avais vraiment pas envie de me retrouver dans une voiture avec Lel jusqu'en Floride.

En parlant de ça, j'eus soudain une pensée très, très dérangeante.

— Euh, Paul ? Je peux prendre ma voiture ? Il acquiesça.

— Oui, pas de problème. Tu conduis. Ils vont seulement t'accompagner.

— Tous les deux ?

— Tu as une banquette arrière, non ?

Pas vraiment, mais je n'allais pas me soucier de leur confort.

— Bien sûr.

Et à la minute où je pourrai plaquer mon escorte, je repartirai pour ramasser les morceaux de ce désastre. Car cela allait être un désastre.

Sans aucun doute.

Carl termina son toast, descendit une demi-tasse de café en aspirant bruyamment, et se leva. Lel fit de même, plus lentement.

— Jo. (Paul tendit la main et prit la mienne, pendant une seconde seulement.) Je suis désolé.

— Oh, tu es loin d'être désolé, pour l'instant, dis-je. On verra comment tu te sentiras un peu plus tard, ceci dit.

C'était la chose la plus difficile que j'aie jamais faite : m'éloigner en laissant David derrière moi.

Je te retrouverai. Je lui fis cette promesse en grimaçant, brûlant de rage. Je le ferai. Quoi qu'il arrive.

MA VIPER DÉMARRA dans un rugissement.

Lel avait pris d'autorité le siège passager, laissant un Carl renfrogné s'installer sur l'étroite banquette arrière. Elle semblait se moquer éperdument de savoir pourquoi ils jouaient les baby-sitters en me raccompa-gnant en Floride; en fait, elle enfila même une paire d'écouteurs et appuya sur un bouton de son iPod, puis m'ignora complètement. Ce qui m'allait très bien. Je fis marche arrière pour sortir ma Mona bleu nuit de sa place de parking, et j'enclenchai une vitesse. L'autoroute nous appelait.

— Donc, c'était ton djinn, c'est ça ? demanda Carl, alors que nous venions d'accélérer pour quitter la bretelle et pénétrer sur l'autoroute. (Personne en vue sur la route, dans les deux directions. Je laissai Mona monter jusqu'à cent trente kilomètres heure, tout en gardant un œil sur l'horizon, en quête de flics ou d'orages.) Ton djinn, qu'ils vont échanger avec le gamin ? Ca doit être chiant, non ?

— C'est chiant, acquiesçai-je laconiquement. On ne va pas bavarder, si ?

— Le voyage sera sacrément long sans ça.

— Il sera encore plus long si tu l'ouvres.

Il soupira et se renfonça dans son siège. Lel hochait la tête en rythme avec une musique que je ne pouvais entendre, et j'observais les kilomètres qui commençaient à défiler.

Devant moi se trouvait un espace vide immense et béant. Je ne parvenais plus à sentir David, et c'était ça le pire. Ne pas savoir où il était, ce qu'ils étaient en train de lui faire. Comment pouvaient-ils croire Kevin ?

Étaient-ils vraiment si stupides que ça, ou seulement si désespérés ? Kevin n'était pas vraiment un brillant stratège, mais il avait une certaine fourberie criminelle... et on pouvait compter sur le fait que s'il avait une chance de vous doubler, il le ferait. Il était avide, égoïste, et durant toute sa vie, on l'avait injustement traité. Quoi qu'il arrive, il allait croire que l'on essaierait de l'arnaquer, alors pourquoi devrait-il attendre ?

Comme stratégie de survie, ce n'était pas si mal. Comme façon de vivre, c'était une tragédie.

Tout en conduisant, je me concentrais pour moitié à observer le monde éthéré, à la recherche des ennuis à venir et espérant un signe.

Une immense perturbation bouillonnait derrière moi, dans la direction de Las Vegas, mais elle ressemblait à un mur de confusion impénétrable.

David m'avait dit que ceci devait arriver. Je ne comprenais pas pourquoi, mais je ne pouvais rien faire d'autre qu'avoir confiance en lui, confiance en Lewis, confiance en la bonne volonté de l'univers.

Pas vraiment dans ma nature.

Nous avions parcouru une vingtaine de kilomètres environ au beau milieu de nulle part, quand Lel ôta ses écouteurs, jeta un coup d'oeil vers Carl sur la banquette arrière et dit :

— Là ça va ?

— Ouais, dit-il. Ça a l'air bien.

— Pourquoi ? demandai-je.

C'est alors que Carl sortit une arme de sous son coupe-vent brun, et la pointa sur ma tête.

— Gare-toi, dit-il.

Un éclair de choc à la fois glacé et brûlant me traversa.

— Tu déconnes.

J'entendis un cliquetis métallique, dur et froid, juste auprès de mon oreille.

— Le prochain son que tu entendras te tuera. Gare la voiture. Lel m'observait avec un petit demi-sourire, aussi satisfaite qu'un chat dans une fabrique de crème.

Je déportai lentement la voiture sur le côté de la route pour m'arrê-

ter et enfonçai la pédale de frein avec une brutalité gratuite. Mes jambes tremblaient. Je m'étais déjà trouvée du mauvais côté dans beaucoup de situations, mais être du mauvais côté du flingue était une autre histoire.

Bon Dieu, je ne l'avais pas vu venir...

— Sors, dit Carl en donnant l'arme à Lel. Garde-la en joue. La femme était douée pour ça; je n'eus jamais l'impression de pouvoir tirer avantage d'une seule fraction de seconde, et de plus, il y avait deux gardiens contre moi. Ce n'était pas comme si je pouvais être en position de force, pas sans David. Pas sans une lutte énorme et coûteuse. Le souvenir d'avoir reçu une balle dans le dos me submergea. J'y avais survécu, mais pas sans qu'il y ait un coût, ni sans douleur; je n'avais aucune envie de tenter un match retour contre Smith et Wesson. J'ouvris la portière de la voiture et fis un pas à l'extérieur, gardant les mains levées, coincée dans une position d'impuissance.

— Tu comprends que si je perçois ne serait-ce qu'une légère brise, tu es morte, déclara Lel sur le ton de la conversation.

Je hochai la tête. C'était une impression bizarre, se sentir si froide alors que le soleil était si chaud; j'avais les mains moites. J'eus envie de les essuyer sur ma jupe, mais n'osai pas le faire.

— Écoute, dis-je, si tu veux la voiture...

— La ferme. Marche, dit Lel, en faisant un brusque mouvement du menton vers le désert.

Cela ressemblait assez à n'importe quelle autre partie du désert. Il n'y avait là rien d'autre que du sable, des cactus, et des vautours occa-sionnels. Quelqu'un s'était servi d'un panneau routier comme d'une cible pour s'exercer au tir. Les vieux impacts de balle montraient des traces de rouille d'un orange chaud.

Alors que nous progressions péniblement dans le sable brûlant en direction de la colline la plus proche, je regrettai de ne pas avoir des chaussures plus pratiques dans lesquelles mourir - c'est fou, les choses qui vous passent par la tête. Je rêvais désespérément de la présence chaude et réconfortante de David, sans mentionner sa capacité à réduire à néant ces deux cafards. Je rêvais de beaucoup de choses que je ne pouvais pas avoir. Stupide ! J'aurais dû le voir venir. Sauf que l'idée que quelqu'un puisse avoir ordonné ma mort ne m'avait jamais ne serait-ce qu'effleuré l'esprit. Bon sang, mais pour qui travaillaient ces mecs ?

Le soleil cognait comme un marteau doré sur le sommet de mon crâne. Je me souvins de l'impression que donnait le soleil pour un djinn : ce sentiment incroyable de pur pouvoir dont je m'imprégnais. Sous ma forme humaine, j'en étais seulement épuisée et surchauffée.

— O.K, arrête-toi, dit Lel.

— Je peux continuer à marcher; je ne suis pas vraiment fatiguée, proposai-je.

Ma voix semblait aiguë, pleine de bravade. Randonner n'était pas ce que je préférais, mais c'était mieux que... eh bien, mieux qu'un trou dans la tête.

Lel m'ignora. Elle jeta un coup d'oeil vers Carl, lequel était sur son téléphone portable, le dos tourné, en train de parler à voix basse. Le vent se tenait tranquille, heureusement; j'étais certaine qu'elle prêtait bien attention à ça. Ou qu'elle me tirerait dessus si elle soupçonnait que j'essayais de tenter quelque chose en douce.

Nous attendîmes. Je passai nerveusement d'un pied sur l'autre, observant le ciel dégagé, avec le sentiment d'être exposée et bien trop à dé-

couvert.

— Écoute, dis-je. Je ne sais pas ce qui se passe, mais si c'est un problème d'argent...

Non pas que j'en avais, mais je pourrais toujours trouver quelque chose.

Elle me lança un sourire béat qui fit naître des fossettes sur ses joues, et lissa ses cheveux parfaitement disciplinés alors qu'une très lé-

gère brise flottait dans notre direction, traînant après elle l'odeur chaude et âcre du prosopis. Carl termina son coup de fil et se retourna vers nous.

Lel lui passa l'arme. Ils n'échangèrent aucune parole; ils jouaient de toute évidence un numéro minutieusement répété.

— Hum... et maintenant ? demandai-je.

— Maintenant on attend.

— On attend quoi ?

Pas de réponse. Le soleil devint plus chaud. Malgré les frissons qui ne cessaient de hérisser ma peau couverte de chair de poule, je transpirais à grosses gouttes et n'osais pas m'essuyer le visage. Mes bras commençaient à fatiguer à force de rester à demi levés dans une posture de capitulation.

Nous entendîmes le léger grondement d'un moteur. Les yeux de Lel se tournèrent dans la direction de l'autoroute tandis qu'il vrombissait et s'éteignait..

Il semblait que le cerveau du crime était arrivé. Je patientai, tout en transpirant et en m'inquiétant, jusqu'à ce qu'une grande silhouette dé-

gingandée boîte lentement vers nous à travers le dédale de dunes et de buissons hérissés d'épines.

— Lewis ! laissai-je échapper, alors que le soulagement jaillissait en moi comme une eau glacée... alors même que je réalisais que ni Lel ni Carl ne semblaient surpris de le voir.

Oh, putain de merde.

— Vous avez une sale mine, lui dit Lel sur un ton d'analyse clinique, sans véritable intérêt. Vous êtes sûr de pouvoir faire ça ?

— Oui, dit Lewis.

Il avait encore sa canne, et la serrait dans son poing aux articulations blanchies tout en s'appuyant sur elle. Son visage avait une couleur malsaine, d'un jaune grisâtre, et des rides de douleur marquées entouraient ses yeux et sa bouche. Des lèvres pâles qui disparaissaient presque, tant elles étaient privées de couleur.

— Ne traînez pas, c'est tout, ajouta-t-il.

J'avais baissé les mains. Un brusque mouvement de pistolet les fit se dresser vers le ciel à nouveau, comme pour l'empoigner.

— Lewis ? demandai-je très doucement en observant son visage.

Il me regarda pendant quelques longues secondes, puis baissa les yeux vers le sable.

— Il doit en être ainsi, Jo.

— Attends...

Il hocha la tête à l'intention des Jumeaux Effroi. Lel tira de la poche de son manteau une bouteille en forme de tube à essai. Voilà bien une bouteille dans laquelle je n'aurais pas mis un djinn, dans aucune circonstance. Une petite roulade sur une table et pouf... malheureusement, j'étais à court de tables, et Carl tenait le pistolet comme s'il avait la ferme intention de s'en servir.

— Lewis ! Dis-moi au moins ce qui se passe, bordel ! Écoute, je peux aider...

— Tu es en train d'aider, dit-il sans lever les yeux. Lel. Allez-y.

Elle fit sauter le bouchon, et un djinn naquit de la brume auprès d'elle. Grande, les cheveux noirs, une sorte de version classe affaires de Raquel Welch. Les yeux du djinn avaient une distincte nuance rougeâtre et, sur ses mains sans défauts, ses ongles peints en rouge avaient clairement tout de griffes. Elle portait un costume qui me semblait carrément être du Prada, raffiné, sombre et élégant.

Pas de chaussures, ce qui était décevant. Ses jambes devenaient de la brume, à peu près au niveau du mollet, à la manière traditionnelle des djinns. Elle ne gaspillait pas son énergie avec quelque chose d'aussi humain que des pieds.

J'attendais que Lewis dise quelque chose. N'importe quoi. Qu'il me regarde, bon sang.

Il déplaça sa canne devant lui et s'y appuya des deux mains, les yeux fixés sur le sol. Se déchargeant de toute responsabilité.

— Je te le jure devant Dieu, Lewis, je n'oublierai pas ça, dis-je.

Quoique tu sois en train de faire...

Lel m'interrompit en lançant un ordre simple et direct à son djinn.

— Arrête son coeur.

Je pris une inspiration rapide et brutale, sans vraiment m'attendre à la terminer; mais mes poumons étaient remplis, je retenais mon souffle et il ne se passait toujours rien. Le djinn en Prada et Lel échangeaient des regards dignes d'une arme nucléaire.

— Tu m'as entendue ? demanda Lel à travers ses dents serrées.

— Clarification requise, dit Prada.

Ah, c'était comme ça. Apparemment, Lel avait fait quelque chose pour se mettre ce djinn à dos. Le moment était mal choisi : les djinns adorent jouer avec les gens, en particulier avec ceux qu'ils n'aiment pas.

Et ils n'aimaient vraiment pas servir de bourreaux au rabais.

Les doigts de Lel se resserrèrent sur le tube à essai, puis se relâ-

chèrent; elle ne pouvait pas risquer de lui causer ne serait-ce qu'une minuscule fissure. Ses fossettes commencèrent à paraître plus creuses que mignonnes, et ses yeux prirent un éclat dur et perçant.

— Fais que son cœur cesse de battre. De quelle autre clarification peux-tu avoir besoin ?

Les yeux de Lel passèrent rapidement à Lewis, mais il ne bougea pas et ne fit aucun commentaire. Il avait toujours la tête baissée, les épaules crispées.

Prada eut un petit sourire oblique et cruel.

— Précise, ronronna-t-elle.

Carl marmonna à voix basse un « Putain ! » exaspéré, et le sourire du djinn s'accrut, comme si elle était hautement amusée. Mes yeux passaient frénétiquement de Prada à Lel puis à Lewis, et je sentis un hurlement monter quelque part au fond de ma gorge, comme des huiles de soda.

— Lewis, aide-moi, chuchotai-je.

J'obtins de lui un regard involontaire, l'éclair d'yeux sombres qui trahissaient combien tout ceci lui coûtait, cet immobilisme et ce silence.

Et il détourna à nouveau les yeux, m'abandonnant à mon destin.

Mon cœur tambourinait si vite et si fort dans ma poitrine que je crus qu'il allait me briser à force de me secouer ainsi; je tremblais de partout, et mes genoux avaient pris la consistance d'élastiques. Un cri paniqué ré-

sonnait au fond de mon esprit, du style Je ne veux pas mourir !, et si tout ça continuait ainsi, je n'allais plus être en mesure de rester calme.

— Si tu fais ça, dis-je d'une voix étonnamment posée, grouille-toi. Je ne vais pas supplier.

À moins que ceci ne continue encore pendant trente secondes.

Pour la première fois, les yeux rougeâtres de Prada clignèrent dans ma direction. Ils lurent en moi comme dans un livre. Je vis son visage se figer, dénué de toute expression, puis ses cils au maquillage impeccable se baissèrent à demi et elle tendit une main dans ma direction. Une main ouverte.

Je sentis son pouvoir s'étirer et se replier autour de moi, plongeant profondément dans ma peau, mes muscles, mes os. Il continuait de se mouvoir, se resserrant, se concentrant autour du martèlement sourd et paniqué de mon cœur.

— Non, chuchotai-je en essayant de me dérober. Inutile. Il y eut une seconde douloureuse, puis mon cœur... s'arrêta, c'est tout.

Tant de silence. Je ne savais pas combien il pouvait être complet et paisible. Le vent souffla sur moi, repoussa d'une caresse les cheveux noirs sur mes épaules; je savais que je devrais respirer, mais cela ne me semblait plus aussi important, désormais. Écouter était important. Il y avait tant de choses à entendre...

Je tombai à genoux. Je le sais parce que je l'entendis, j'entendis le bruit sourd et pesant de la chair sur le sol, ainsi que chaque grain de sable qui roulait dans un crissement.

Lel se pencha sur moi. Le soleil forma autour d'elle une auréole tout à fait déplacée et imméritée.

— Et au fait, ce ne sont pas des imitations, garce.

Prada continuait de me presser pour extirper la vie hors de moi. Je voulais dire quelque chose, mais je n'avais aucune idée de ce que c'était, et de toute façon, il ne restait plus rien à présent, rien d'autre que le silence démesuré et un désir brûlant de voir David, une fois encore...

Tout se passa tellement vite.

Le scintillement noir et froid d'un ifrit se précipita au-dessus de moi et se referma sur Prada comme une deuxième peau sombre et étincelante. Il commença à se nourrir. Par réflexe, Prada fit la seule chose qui pourrait la sauver... elle se téléporta. Et parce qu'elle était toujours plongée en moi jusqu'au coude, en train d'arrêter mon cœur, je sentis un tiraillement alors qu'elle me remorquait à sa suite.

— Non ! (C'était Lewis, en train de hurler.) Non, pas encore, pas encore...

Je sentis Lel tendre la main, mais il était trop tard; nous étions déjà en train de bouger, nous étions déjà dans cet espace de nulle part entre les mondes.

Ma dernière pensée fut : Oh, merde, mon cœur ne bat plus...

Puis je heurtai quelque chose, brutalement, et tout cela perdit de son importance.