II
ALORS QUE JE passais les portes automatiques du Holiday Inn en trot-tinant, réduite à un amas dépenaillé battu par la pluie, j'eus l'un de ces moments de déjà-vu qui donnent froid dans le dos et vous désorientent.
Cela arrive à tout le monde, et bien sûr ce qui compte, c'est de les oublier, tout simplement, et de passer à autre chose.
Sauf que je fis environ six pas dans le hall, remarquai la fontaine en roche artificielle avec ses anneaux flottants en fleurs de soie, et réalisai que ce n'était pas du tout une impression de déjà-vu. C'était un souvenir.
J'étais vraiment venue ici auparavant. Il y avait de cela six ans.
— Merde, chuchotai-je en combattant un instinct profond et poi-gnant qui me disait de repartir vers la voiture et de simplement continuer ma route.
Mais au-dehors, le tonnerre faisait trembler les vitres, et il était vraiment inutile d'essayer d'échapper à ce passé-là.
D'autre part, je ne fuis jamais devant les mauvais souvenirs.
Je redressai le dos et me dirigeai vers le comptoir d'accueil. Je n'obtins pas vraiment l'effet nonchalant escompté, à cause du bruit de succion que produisaient mes chaussures, mais je ne me démontai pas. Je ne reconnus pas la fille qui se tenait derrière le comptoir ; le personnel devait avoir changé plusieurs fois depuis que la blonde coincée dont je me souvenais m'avait tendu ma dernière clef de chambre. Celle-ci, une brune, cessa de faire des bulles avec son chewing-gum et se redressa, souriant avec compassion.
— Waouh, dit-elle. C'est vraiment terrible, dehors, non ?
— Sans rire, dis-je en balayant les mèches de cheveux qui tombaient sur mon visage. J'espère que vous avez une chambre disponible.
— Oui, dit-elle. Non-fumeur, ça ira ?
— Est-ce que la chambre inclut un sèche-cheveux ?
— Tout à fait.
— Parfait.
Nous passâmes par la case carte de crédit, elle me fit une mignonne petite carte magnétique et je me dirigeai vers les escaliers, accompagnée par mes bruits de succion, dépassant la fontaine qui glougloutait gentiment. Rien qui ressemble à des fantômes (du moins, j'espère qu'il n'y en a pas), mais je ne pus m'empêcher de ressentir un frisson très froid et très concret au moment où je dépassais l'endroit précis.
Charles Spenser Ashworth III.
Bon sang, je n'avais vraiment aucune envie d'être là. Pas maintenant.
DAVID ÉTAIT EN train de m'attendre quand j'ouvris la serrure de la chambre. Il était vêtu d'une chemise à carreaux bleus, d'un jean, de baskets... Son manteau vintage kaki Première Guerre Mondiale était drapé sur l'accoudoir d'une chaise, et il était allongé dans une posture détendue sur le lit, les mains derrière la tête. Je fermai la porte d'un coup de pied et restai là, à le fixer du regard.
Je dégoulinais.
Sans un mot, je me dirigeai vers la salle de bain, me débarrassai de mes vêtements mouillés, tournai le robinet de la douche sur eau chaude, et m'octroyai un décrassage de luxe à vous faire fondre la colonne verté-
brale, avec du shampooing gratuit et de petits savons adorables. Deux applications de l'après-shampooing fourni par l'hôtel suffirent à peine pour que je puisse passer le peigne offert à titre gracieux dans ma chevelure disgracieuse. Laquelle bouclait à nouveau, zut alors. Dans mon incarnation humaine originelle, j'avais eu des cheveux brillants, raides, d'un noir de jais. Depuis ma réincarnation, j'avais acquis une tendance pénible à former des boucles à la Shirley Temple. J'utilisai le sèche-cheveux et me mis au travail, les dents serrées, jusqu'à ce que tout soit défrisé à ma convenance.
Quand je sortis de la salle de bain, mes vêtements étaient secs, pliés et rangés dans des tiroirs, et David était toujours allongé sur le lit, exactement dans la même position ; seulement, il était torse nu et sous les draps. Je posai sa bouteille débouchée sur la table de chevet, près du radio-réveil.
Il sourit, les yeux fermés, et sa poitrine s'éleva puis s'abaissa alors qu'il respirait mon odeur.
— Tu sens le jasmin.
Je laissai tomber la serviette et me glissai sous les draps auprès de lui.
— Savon de l'hôtel. J'espère que c'est une amélioration.
Il roula sur le côté et s'appuya sur un coude, les yeux baissés sur moi. Ce que je vis dans ses yeux me coupa le souffle. Une intensité douce et brûlante. Les djinns sont faits de feu, de passion et de pouvoir. Que l'un d'entre eux éprouve de tels sentiments à votre égard... ça ne ressemble à rien d'autre. Sa peau n'était pas en contact avec la mienne, mais cela n'avait pas d'importance : il me touchait d'une façon bien plus intime que ça. Une douce brûlure de plaisir s'enflamma quelque part à la base de ma colonne, et fit son chemin vers le haut.
— Jusqu'où es-tu prête à aller, dans cette histoire ? me demanda-t-il.
Ce n'était pas ce que j'avais espéré l'entendre dire, et je cillai pour indiquer que je n'avais aucune idée de ce dont il était en train de parler.
David me vit perplexe et continua.
— Kevin a peur. Il est jeune, il est stupide et il est terrifié. Je pense que nous avons toutes les raisons de croire que s'il n'était pas fou avant tout ça, il l'est sans doute à présent. Donc, jusqu'où es-tu prête à aller pour l'arrêter ?
Quelque chose passa en moi comme un éclair, quelque chose provenant du rêve dans la voiture. Les feux de forêt, qui se consument tout seuls. Je rejetai cette pensée.
— Jusqu'où il faudra. Quelqu'un doit l'empêcher de nuire. Il écarta une boucle de cheveux de mon visage.
— D'autres peuvent le faire.
— A temps pour sauver la vie de Lewis ? demandai-je. (Je vis que ses yeux de bronze fondu se faisaient lentement plus froids.) Non. Ce n'est pas une question de sentiments personnels, David. Il est important. Lewis est important pour... bon sang, pour tout le monde. Et ce que lui a fait Kevin est en train de le tuer.
— Il y a une question que tu devrais te poser, dit-il doucement.
— Jusqu'où je suis prête à aller ? Parce que je viens de dire...
— Non. (Son regard me força à me tenir tranquille.) Pourquoi faut-il toujours que ce soit toi. Est-ce parce que tu es puissante à ce point, ou seulement arrogante à ce point ?
Je me figeai. Puis je roulai de côté et me recroquevillai sur ma peine.
Je sentis ses doigts tièdes caresser légèrement mon épaule. Sa voix était un chuchotement nu contre mon oreille, douce, avec une texture comme du velours.
— J'ai peur pour toi. Je t'ai déjà perdue deux fois, Jo. S'il te plaît. Ar-rête d'essayer de sauver le monde. Tu peux faire ça pour moi ?
Je me devais d'être honnête avec lui.
— Je ne pense pas pouvoir. Pas cette fois. C'est notre merdier, David.
Je dois essayer.
Je sentis le souffle chaud de son soupir.
— C'est bien ce que je pensais.
Il pressa gentiment ses lèvres sur la peau nue de mon épaule. J'inspirai profondément et me tournai vers lui...
...mais il était parti. Disparu. Évanoui comme le djinn qu'il était.
Ne pars pas, j'ai besoin de toi, s'il te plaît, reste... J'avais vraiment besoin de lui, en particulier cette nuit, en particulier ici. Mais j'étais une dure à cuire. Les dures à cuire ne supplient pas.
Je fermai les yeux et essayai de dormir, mais les souvenirs ne cessaient de me revenir.
À PRÉSENT QUE je me souvenais d'avoir déjà été ici, j'étais incapable d'oublier les circonstances, et les circonstances commençaient avec Chaz.
Vous connaissez probablement quelqu'un qui ressemble tout à fait à Charles Spenser Ashworth III. Peut-être qu'il n'a pas un nom aussi so-phistiqué, peut-être qu'il n'est pas aussi riche, mais vous le connaissez.
C'est le genre de type qui n'a pas beaucoup de talent mais qui a un sacré bagou, un beau-parleur avec des idées qui en mettent plein la vue. Il ne les fait jamais aboutir, parce que c'est trop de boulot. Son truc à lui c'est les idées. Les idées, vous dira-t-il, sont beaucoup plus importantes que la mise en œuvre. Car le premier venu peut faire la basse besogne. Les gens comme Chaz ont généralement du succès, parce qu'il existe toute une culture dans le milieu des affaires qui adhère à cette notion selon laquelle le véritable travail est sans importance et indigne d'eux, en quelque sorte. Ce genre d'homme est souvent consultant, ou cadre, et il a d'ordinaire une voiture tape-à-l'oeil (mais sans véritables performances), une maîtresse, et au moins une ex-femme avec les ex-enfants qui vont avec.
Mon Chaz était un gardien. J'eus le malheur de lui être assignée pour auditer son travail.
Avant tout, il faut comprendre qu'être gardien des Cieux au Nevada n'est pas exactement le boulot le plus stressant du monde. Les États qui l'entourent sont ceux qui ont de vrais problèmes ; avant que la situation devienne vraiment merdique au Nevada, les gardiens ont généralement largement le temps de ralentir les choses ou de les arrêter. La zone est bien pourvue en gardiens de la Terre, pas du Feu ou des Cieux. Donc, pour un gardien des Cieux, être audité dans cet État est un peu... eh bien, inhabituel. Mais pendant deux ans environ avant mon affectation, quelques trucs pas banals avaient eu lieu.
On laissa au hasard le soin de décider qui obtiendrait le voyage gratuit à Las Vegas, et il s'avéra que ce fut moi. La Floride, la Californie, le Texas, l'Oklahoma, le Kansas, le Missouri... voilà les experts de la chaleur, et on nous envoie parfois en mission pour ce genre de choses. S'il avait été dans le Montana, quelqu'un du Vermont ou de l'Alaska aurait bénéficié de ce petit plaisir.
Mais non, il a fallu que ce soit moi. J'ai tellement de chance.
Je sus que c'était mal parti quand j'arrivai à l'aéroport international McCarran à Las Vegas, et découvris que Charles « Appelez-moi Chaz »
Ashworth n'avait pas pris la peine de venir me chercher. Je veux dire, si on vous impose un audit, et qu'on vous a demandé d'organiser le transport, est-ce que vous n'essaieriez pas faire bonne impression ? Pas Chaz.
Il laissa un message pour que je loue une voiture, et me dit qu'il m'avait réservé une chambre au Caesar. Comme j'avais entièrement l'intention de faire payer les frais de location à Chaz, je choisis une Jaguar, la conduisis en suivant le Neon Mile jusqu'au Palace et son luxe romain extravagant, oscillant entre le cool et le vulgaire. Je me garai au niveau des voituriers. Il y avait un temps d'attente. J'hésitai pendant quelques secondes, puis j'ouvris le dossier que j'avais passé en revue dans l'avion.
Bien que Chaz soit théoriquement basé à Las Vegas, ce n'était pas là que le comportement douteux de la météo avait été enregistré. C'était plus haut, dans la partie isolée de l'État, les étendues désertes. Trop de fronts orageux, arrivant trop proches les uns des autres, et généralement à des moments bizarres. Intéressant. Et (sans que cela soit tout à fait un hasard) il semblait qu'il possédait une propriété là-haut, dans cette zone.
Le voiturier tapa à ma fenêtre. Je levai les yeux, souris et pressai sur le bouton pour baisser ma vitre.
— Désolée, dis-je. J'ai changé d'avis.
Je quittai la zone et jetai un œil à la carte offerte avec la Jaguar, confortablement installée sur le siège en cuir tiède comme la peau d'un animal. Je décidai de faire un tour en voiture.
L'épicentre du problème était un endroit dénommé White Ridge ; un point sur la carte, si petit qu'il ressemblait plus à une erreur d'impression qu'à un foyer de population.
Je partis sans tarder dans sa direction.
C'était un voyage de quatre heures, à travers une campagne brute, sans pitié et éclatante de soleil. En parvenant au bout, je trouvai une ville possédant un Wal-Mart, un centre-ville désert, un café-restaurant décré-
pit et, juste à la limite de la ville, un petit Holiday Inn. Je me garai sur le parking, sortis mon portable de mon sac à main et consultai mon réper-toire, à la recherche d'un numéro de téléphone. Je composai ce numéro et obtins le répondeur, avec la voix onctueuse de présentateur radio de Charles Spenser Ashworth III. Veuillez laisser un message, et je vous rappellerai. Si vous êtes une femme célibataire, je vous rappellerai sans tarder. Oh, il exsudait le charme. Ou peut-être qu'il suintait, plutôt. Je lui laissai un message très professionnel disant que j'étais arrivée, où j'étais, et que je m'attendais à ce qu'il me rejoigne dès que possible.
Il faisait une chaleur ardente au-dehors, quand je me dirigeai vers les portes automatiques du Holiday Inn. Je portais un t-shirt dos nu jaune fluo et un tailleur-pantalon blanc. Plus des chaussures jaunes gé-
niales. Malheureusement, cette tenue n'avait aucun pedigree, mais à cette période j'avais un budget restreint, économisant pour m'offrir de la haute couture plus tard. J'avais tout de même suffisamment l'allure d'une fille de la ville pour attirer les regards.
Je traînai ma solide valise de voyage à roulettes jusqu'au comptoir et réservai une chambre. Je fis le pied de grue dans ma nouvelle demeure temporaire, zappant sur différentes chaînes télé et essayant de comprendre pourquoi tous les oreillers d'hôtel sont soit trop fermes, soit trop mous. Deux heures plus tard, le téléphone de l'hôtel sonna. Chaz était dans le hall.
Je descendis les marches quelque peu branlantes de l'escalier et dé-
passai la fontaine. Il était là. Indubitablement un Chaz, pas un Charles.
Grand, solidement musclé, bien bronzé, avec des cheveux noirs ondulés et des yeux bleus pétillants. Un sourire artificiellement blanc, des dents parfaites. Il avait l'air d'avoir sa place à Hollywood, traînant au bord de la piscine ; surtout à cause de son polo décontracté, de son pantalon Do-ckers et de ses mocassins qu'il portait sans chaussettes. Bien trop bon chic bon genre dans l'ensemble, mais je n'allais pas lui en tenir rigueur.
Pas trop.
Il m'observa des pieds à la tête, m'évaluant de façon éhontée ; pas le genre d'évaluation rapide habituelle, à la « je ne devrais pas faire ça mais je ne peux pas m'en empêcher », que les hommes polis ont tendance à faire, mais plutôt le genre qui devrait être réservé aux vendredis soirs dans un club de strip-tease, à l'heure de fermeture. Son regard s'orienta vers mes seins. O.K, je sais, il ne faut pas porter de dos nu si on ne veut pas attirer l'attention, mais bordel, il faisait cinquante degrés à l'ombre.
Les gros pulls à col roulé étaient hors de question.
— Joanne ? Je croyais que vous m'attendriez à Las Vegas. J'allais venir en ville plus tard. (Sans attendre ma réponse, il s'empara de ma main et me gratifia d'un baisemain extravagant, sans jamais cesser de me regarder profondément dans les yeux.) Charmé.
— Monsieur Ashworth...
— Chaz, s'il vous plaît. Vraiment, vous avez fait le voyage pour rien ; ceci n'est que le lieu de ma maison de campagne. (Il dit cela comme s'il était un propriétaire terrien du vieux continent, titré et bourré de « no-blesse oblige ».) Chérie...
— Joanne. (On était deux à pouvoir jouer à s'interrompre, et j'en avais déjà ras-le-bol de Monsieur Charme.) Veuillez vous référer à moi par mon nom, si cela ne vous ennuie pas.
Le sourire qu'il me lança découvrait bien trop ses dents pour faire figure d'excuse.
— Joanne, oui, bien sûr. Désolé. Écoutez, il n'y a vraiment aucune raison pour que les gardiens envoient quelqu'un jusqu'ici. Il n'y pas de grands secrets cachés dans le grenier. Non que votre compagnie ne m'en-chante pas.
Je récupérai ma main.
— Je vais avoir besoin de vos archives.
— Certainement. (Un autre sourire de pub pour dentifrice.) Mais elles sont en ville.
— Vous ne conservez rien dans votre maison de campagne ? Il semble que vous passez une partie de votre temps ici. (J'ouvris le dossier sur le comptoir et trouvai les cartes que je cherchais.) Quand j'ai cartographié les conditions météorologiques, le résultat semblait indiquer que la plupart des manipulations proviennent de ce site, pas de Las Vegas.
Donc il ne serait pas déraisonnable de penser que vous avez un bureau ici, n'est-ce pas ? Si vous tenez des archives convenables.
Son sourire s'évanouit.
— Je n'ai rien à cacher.
Mon œil, ouais ! Comme l'indiquaient toutes les notes du dossier, tout le monde savait que quelque chose ne tournait pas rond ici, mais les trois autres auditeurs précédents envoyés pour enquêter n'avaient rien trouvé. Ma mission était d'enquêter et de trouver quelque chose pour l'épingler, afin qu'une investigation officielle puisse être menée et qu'on puisse le relever de ses fonctions.
Protocole. Même en ce qui concerne les affaires surnaturelles, il faut suivre les procédures strictes des ressources humaines.
— Alors vous ne verrez pas d'inconvénient à ce que je contrôle les archives au bureau de votre domicile ?
— Je n'ai pas de...
— Chaz, l'interrompis-je en maintenant un fin sourire signifiant qu'il était inutile d'essayer de m'avoir. Je sais que vous avez un bureau à votre domicile. Ne perdons pas plus de temps avec ça, d'accord ?
Il ne semblait pas content.
— Allons-y, dis-je avant qu'il puisse me sortir une autre de ses accroches de drague minables, et je pris la tête en me dirigeant vers la Jaguar.
Je gardai le silence tout le long du chemin jusqu'à sa maison, un voyage d'une bonne demi-heure, même à une vitesse exagérément indul-gente. Je résistai vertueusement à l'envie pressante de lui coller une gifle, ce qui doit sûrement me rendre éligible à un genre de sainteté quelconque... Croyez-moi, il était fatigant. Je comprenais aisément pourquoi ils l'avaient relégué ici, au milieu de nulle part. Bavard, constamment au taquet, superficiel et pas très malin. Je ne savais pas quel était son degré de talent, mais même la plus grosse boutique de pouvoir au monde ne ferait pas de lui un bon gardien.
Et puis je réalisai que moi aussi, je pouvais être accusée d'être superficielle, constamment au taquet et bavarde. J'espérais être maligne, cependant. Plus que lui, en tous cas.
Nous quittâmes la route pour un chemin pavé et passâmes sous un grand portail en fer forgé, décoré avec (je ne plaisante pas) la silhouette chromée d'une femme nue ; la copie exacte de ce qu'on peut voir sur les garde-boue des routiers qui n'ont aucun sens du bon goût. Au-dessus de l'entrée, se trouvait un nom : Fantasy Ranch. Oh ouais, on allait bien se marrer.
La maison affichait un style Tudor exagéré, qui semblait ridicule ici, dans la prairie. La pelouse en face de la maison s'efforçait désespérément de rester verte ; à la voir, on pouvait la soupçonner d'avoir été fraîchement peinte à la bombe. Un garage contenant trois voitures, toutes des Corvettes datant d'années merdiques. Toutes rouges, bien sûr. Dans un coin, une Cadillac Seville marron avec un galon doré.
Il continua de me faire la discussion pendant que nous remontions l'allée centrale, mais je ne l'écoutais pas ; j'étais en train de regarder dans le monde éthéré. La Seconde Vue vous donne un bon aperçu de la configuration du paysage, en particulier parce qu'elle possède quatre dimensions ; il existe une strate temporelle qui représente le passé. L'histoire de la baraque de Chaz n'avait rien de bien glorieux. Dans le monde éthé-
ré, ce lieu montrait quel était son vrai caractère. Ce n'était qu'une coquille vide, presque inexistante... recouverte d'ombres. C'était un peu triste. Même l'endroit où il vivait ne faisait guère impression sur le monde.
Et Chaz non plus. Les gens ont tendance à se manifester dans le monde éthéré en formant des représentations visuelles de leur image de soi ; la sienne ressemblait assez à la copie triste et déteinte de sa forme physique. Je me demandai ce qu'il voyait quand il me regardait. Les gens avaient tendance à faire de drôles de têtes.
Bon, la bonne nouvelle était que Chaz n'avait pas vraiment l'air d'être un tueur en série; pas avec une présence éthérée aussi fondamen-talement ennuyeuse. Non pas que je sois incapable de me défendre, mais il était agréable de ne pas avoir à s'inquiéter de ça. J'avais bien d'autres choses en tête.
Sa maison était d'un mauvais goût délibéré ; rétro années soixante-dix, sans rien de classe. Il fit allusion à un matelas à eau. Je le fis taire et déclarai sans ambages que j'attendais qu'il me montre le bureau.
Celui-ci se trouvait au fond de la maison, et semblait sortir d'un catalogue pour bureaux plutôt que d'être conçu pour convenir à un vrai travail quelconque ; tout était coûteux, mais rien n'était vraiment bon. Le classeur à tiroirs était fait d'un genre de bois exotique travaillé artisana-lement, mais les tiroirs coinçaient. À l'intérieur se trouvait un chaos de dossiers sans indications, des piles de papiers bordéliques, mélangeant les documents vitaux avec des conneries inutiles. J'avais entendu dire qu'il n'avait pas classé les rapports trimestriels depuis une année; ils étaient sans doute ici, fourrés là-dedans avec des photos pornos téléchargées. Les comptes rendus que je découvris... eh bien, pauvres serait une description généreuse.
Après deux heures, j'étais prête à crier et à foutre en l'air toute la pièce avec une tornade. Au lieu de cela (me souvenant que j'étais une professionnelle, bon sang), j'attrapai et plaçai dans des cartons tout ce qui semblait vaguement intéressant, tandis que le sourire de Chaz mai-grissait de plus en plus, puis je lui rédigeai un reçu de tout ce que j'avais pris.
Il y avait de la place dans le coffre de la Jaguar. J'y entassai six cartons, ajoutai les quatre restants sur la banquette arrière, et me redirigeai vers l'hôtel.
Il était temps de s'installer avec une salade au thon du room service et des films à la carte, tandis que je me démenais parmi les papiers.
Cela allait être un long, long audit.
JE DÉRIVAI À nouveau vers le présent, et réalisai qu'au lieu de me dé-
tendre pour m'endormir, j'étais allongée dans le noir, à fixer le plafond et à regarder les motifs de la pluie ondoyer sur le mastic. La lueur provenant du parking était d'un bleu blanc éclatant, comme un éclair continu.
J'envisageai de faire quelque chose à propos de la pluie, mais tant qu'elle ne se changeait pas en un truc dévastateur, je décidai de la laisser courir. Une profusion de gardiens parcourait le pays ; L'Association était au bord du chaos, avec la mort du dirigeant et tout l'enfer qui se déchaî-
nait ici, dans le désert. J'étais là pour un boulot bien spécifique, et je devais me concentrer dessus.
Comme la dernière fois. Et regardez un peu comment ça avait tourné.
Je fermai les yeux, assaillie par l'image du sang et essayai, en vain, de dormir.
JE ME RÉVEILLAI sans me souvenir de m'être assoupie, et découvris que j'étais allongée sur le côté droit, les yeux fixés sur le visage de David. Il était en train de m'observer. Je bâillai, m'étirai et pris note que j'avais besoin d'un bon brossage des dents, sans mentionner un bain de bouche ; c'était bien plus que ce dont je devais me soucier quand j'étais djinn. Ces jours heureux faisaient du retour à une vie normale un em-merdement majeur.
— Tu as bien dormi ? demanda David. La réponse était non, et il le savait.
— Où est-ce que tu es allé ?... Non, je retire ce que j'ai dit, je ne veux pas vraiment le savoir. Pourquoi est-ce que tu es parti ?
— Nous étions sur le point de nous disputer. (Il leva une main et suivit du bout du doigt une ligne remontant de l'extérieur de mon bras vers mon épaule.) Je ne voyais aucune raison à cela. Tu étais seulement fatiguée et découragée.
— Les disputes peuvent mener à autre chose.
C'était déjà arrivé. La première fois que nous avions vraiment fait l'amour était le résultat d'une dispute dans un hôtel. Je vis que le souvenir flottait aussi dans son esprit.
— Pas besoin de se disputer pour ça.
Sa voix était tombée d'une octave, s'était faite encore plus basse, mais elle masquait une tension en lui, et il en semblait encore plus vivant, encore plus intense. Le léger glissement de son doigt sur ma peau passa sur la gauche, suivit la ligne de ma clavicule.
— Ferme les rideaux, chuchotai-je.
Derrière lui, les rideaux se refermèrent tout seuls en claquant, occul-tant les nuages renfrognés et la pulsation régulière et mélancolique de la pluie. Je réalisai tardivement, avec un petit choc électrique dans la colonne vertébrale, que David était sous les couvertures avec moi, et qu'il s'était déjà débarrassé du problème des vêtements. Ses lunettes étaient posées sur la table de chevet, soigneusement repliées, auprès de l'éclat bleu ténu de sa bouteille.
Il n'y avait rien entre nous, à part la barrière de la peau ; la mienne était réelle (quoi que cela signifie) et la sienne existait grâce à sa volonté et à la magie. Et elle en était d'autant plus réelle, car il avait choisi tout ceci. Il m'avait choisie, moi.
J'avais froid. Comme s'il le savait, il mit ses bras autour de moi et me rapprocha tout près de sa chaleur. Ses lèvres déposèrent un baiser brûlant sur mon front, bénédiction que je ne méritais pas, et se déplacèrent lentement vers ma bouche. Des baisers doux, lents, tranquilles, aussi légers que la pluie au-dehors. Ils guérissaient le froid en moi, remplissaient les espaces vides.
Il murmura quelque chose dans ma bouche ouverte ; des mots que je ne connaissais pas, dans un langage qui ressemblait à du feu liquide.
Je me détachai légèrement de lui, les yeux plongés dans les siens. Une telle passion l'habitait, retenue par une telle volonté.
— Qu'est-ce que ça veut dire ? lui demandai-je. (Il suivit du doigt la courbe de mes lèvres, comme un aveugle mémorisant la forme de mon visage, et ne répondit pas.) David, qu'est-ce que ça veut dire ?
Je sentis qu'il se crispait contre moi. Son regard indolent se fit plus acéré.
— Ne fais pas ça, avertit-il.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
Je me répétais de façon très explicite, et sentis la montée du pouvoir alors que la Règle des Trois faisait effet. Il était obligé de me répondre honnêtement, mais bien sûr avec les djinns la vérité pouvait être va-riable. Il resterait dans les limites acceptables s'il me répondait dans une autre langue. Nous pourrions jouer à ce petit jeu toute la journée, s'il lui en prenait l'envie. Posséder sa bouteille ne signifiait pas que je possédais son âme.
Mais il n'essaya pas de se dérober. Ses yeux prirent la couleur du cuivre sombre et terni, une couleur presque humaine, et sa main s'immobilisa sur ma joue.
— Cela fait partie d'un rituel, dit-il. La traduction littérale, c'est que je te pleurerai quand tu auras disparu. Parce que tu es mortelle, que tu prends des risques stupides, et que je vais te perdre. Je déteste cette idée, mais je sais que ça va arriver. Parce que tu ne seras pas raisonnable.
Aucun de nous deux ne respirait. Peau contre peau, scellés l'un à l'autre par la sueur, alors que la chaleur s'élevait de nos deux corps. Le mien était douloureux et m'élançait, réclamant David, mais mon esprit continuait de lutter.
— Quel genre de rituel ?
— Joanne...
— Quel genre de rituel ? (Pas de réponse.) Quel genre de rituel ?
Cette fois, les mots sortirent à nouveau dans ce langage de feu liquide. Le langage des djinns, mais avec des accents rugueux qui sonnaient humains. Il m'attira encore vers lui, pressa ses lèvres brûlantes contre ma gorge, et je me cambrai irrésistiblement contre lui. Je n'étais pas très sûre de savoir qui possédait qui, dans cette relation, songeai-je quand je fus capable de réfléchir. Et il n'allait pas me répondre. Pas avec des mots.
Des mains étaient partout sur mon corps, éveillant la chair de poule sur ma peau, me faisant gémir de désir et de ravissement. Trop longtemps, ça fait trop longtemps... Il me fit rouler sur le dos, bascula son poids sur moi, s'empara de mes poignets et les plaqua de part et d'autre de mes cheveux noirs étalés sur l'oreiller, me torturant avec des baisers et des frottements qui ne le plaçaient pas là où j'avais besoin qu'il soit.
— Mon Dieu, David, s'il te plaît... chuchotai-je.
Je n'étais pas certaine de ce que je demandais, que ce soit la montée de désir incandescent entre nous, ou les réponses à mes questions. Ou quelque chose qui n'avait rien à voir avec tout ça. J'avais envie de pleurer, et je ne savais pas pourquoi. Mon cœur tambourinait comme un jouet de pacotille, fragile et peu fiable, un battement à la fois entre moi et la fin de tout. Je n'avais pas affronté la connaissance intime et écrasante de ma propre mortalité, car j'en étais incapable. Je m'y dérobais en me lançant dans l'action, poursuivant ce qui venait ensuite.
Pas David. Il l'avait affrontée. Il avait eu peur de me perdre, peur que chaque moment passé ensemble risque d'être le dernier. Un être de feu et de puissance avait peur à cause de moi.
Il paraissait implacable, à me fixer ainsi d'en haut, sauf si l'on exceptait la vulnérabilité dans ses yeux. Cette humanité étrange et inattendue.
— S'il te plaît, ne me demande pas ce que cela signifie. Quelque chose dans sa voix me brisa le cœur. Je chuchotai :
— Je ne te le demanderai pas, et je sentis la tension s'apaiser en lui.
Parce que tu vas me le dire.
— Tu dois me faire confiance. Un rire s'étrangla dans ma gorge.
— Hé, qui est-ce qui domine, ici ?
Il lâcha mes poignets et s'assit sur ses talons. Le drap glissa sur lui.
Les lampes allumaient des reflets dorés sur sa peau, et je sentis ma respiration déchirer quelque chose en moi. Un dernier lambeau de résistance.
Ses mains, chaudes, déplaçant mes cuisses.
— Tu dois me faire confiance, répéta-t-il. (Ce n'était qu'un murmure, à présent, et une nouvelle flamme éclatante s'était allumée dans ses yeux.) Tu peux faire ça ?
— Oui.
— Tu es sûre ?
— Oui !
Je me redressai en prenant appui sur mes bras tendus, et plongeai mes yeux dans les siens. Je pliai lentement les genoux et les ramenai vers le haut, l'attirant vers moi dans le même mouvement.
Il mordilla légèrement la peau de mon épaule. Je mis mes bras autour de lui, m'accrochant à son corps, sentant les vagues monter et se briser. Des vagues de pouvoir, pures et capables de transformer les choses.
Il chuchota des mots contre ma peau, des mots qui me disloquèrent, me détruisirent, me reconstruisirent alors que nous bougions ; je n'en re-connaissais pas un seul, et cela n'avait plus d'importance désormais, car maintenant je comprenais. Tout comme la chair accepte le toucher, ou comme les poumons reçoivent de l'air.
Il était en train de me dire qu'il m'aimait, à la façon dont les djinns prononcent les mots, et c'était plus beau et plus terrifiant que les éten-dards de guerre.
Je m'endormis dans ses bras, au chaud et en sécurité, sereine ; et je ne fis aucun rêve.
JE ME RÉVEILLAI au bruit du tonnerre. J'agis par réflexe : je fis une vérification en Seconde Vue, et ne découvris rien qui sorte de l'ordinaire au-dehors, puis je réalisai que le tonnerre provenait de coups frappés à ma porte, et qu'il y avait des gens à l'extérieur de ma chambre d'hôtel.
— Jo ! (La voix d'un homme, rude et autoritaire.) Ouvre cette fichue porte ! Tout de suite !
Je connaissais cette voix. Je laissai ma tête retomber sur mon oreiller formé par la peau chaude de David, et dit ce qu'il savait déjà.
— Génial. Le chef vient nous inspecter.
David se détacha de moi ; je pouvais sentir la fureur brûler à travers lui, la voir bouillonner dans ses yeux. Voilà qui pouvait devenir très dé-
plaisant.
— Pars, lui dis-je. Laisse-moi m'en charger.
Il me lança un coup d'oeil incendiaire, pendant une seconde seulement, mais derrière sa colère, je vis qu'il s'inquiétait pour moi. Je l'em-brassai, un baiser rapide et appuyé, et sentis qu'il filait sous forme de brume.
La porte s'ouvrit brutalement d'un coup. Je glapis et reculai en rampant, agrippant les draps pour me couvrir jusqu'à ce que mon dos nu rencontre la fraîcheur de la tête de lit.
Mon chef, Paul Giancarlo, flanqué par trois autres gardiens. L'un d'entre eux était Marion Bearheart, la femme qui m'effrayait le plus au monde ; gentille dame, pouvoirs terrifiants, avec le droit et la responsabilité de les utiliser.
Je me projetai dans le monde éthéré pour faire une rapide lecture de la situation, et je vis l'avatar de Paul ; sa silhouette suggérait nettement un chevalier en armure, l'épée à la main. Dans le monde réel, il ressemblait plus à un réfugié des Soprano, parfait jusqu'à la chaîne en or que l'on devinait entre ses poils de poitrine noirs et jusqu'au polo de golfeur en stretch, qui ne lui donnait pas l'air d'être quelqu'un capable de courir après une balle sur les neuf derniers trous pour s'amuser. Sexy, et sacré-
ment dangereux.
Le visage bronzé de Marion était vierge de toute expression dans le monde réel ; ses cheveux poivre et sel ramenés en une seule tresse épaisse rendaient ses traits plus acérés. Elle portait une veste en cuir noir bordée de franges, un jean et des bottes de cow-boy noires. Là-haut, dans le monde éthéré, j'aperçus le flamboiement d'ailes d'aigle dans son aura.
Je ne connaissais pas les deux autres, à part de vue. Ils étaient tous deux haut placés, et venaient de l'extérieur du pays. L'un provenait du Canada, l'autre du Brésil. Leur présence dans ma chambre d'hôtel n'était pas rassurante.
Paul me lança son regard le plus impersonnel, ce qui était vraiment, vraiment mauvais signe. Paul prenait toujours le temps de remarquer et d'apprécier les petits détails, comme une femme nue dans un lit.
— Habille-toi, dit-il. Grouille.
Il fit demi-tour et s'en alla. Marion resta en arrière, fermant la porte sur les autres. Elle croisa les bras et m'observa. Je lui rendis franchement son regard.
— Un peu d'intimité ? demandai-je.
Elle pencha la tête sur le côté, les yeux aussi brillants que ceux d'un corbeau, et sourit en guise de refus. Je rejetai les couvertures et traversai la pièce, nue, pour ouvrir les tiroirs de la commode. David avait soigneusement empilé mes vêtements.
Tandis que je m'habillais, Marion garda les yeux fixés sur le lit que je venais de quitter, et finit par dire :
— C'est mal, tu sais.
Je ne jouai pas les idiotes.
— Pourquoi ? me contentai-je de demander, tout en attachant mon soutien-gorge.
— Il est à ta merci. Même s'il t'aime, Joanne - et je ne doute absolument pas que ce soit le cas, j'en ai vu assez pour le savoir - cela finira forcément par se transformer en autre chose. Un esclave n'aime pas son maître. Un esclave supporte son maître. Tout cela va mal tourner et dé-
périr. C'est impossible autrement. (Sa voix tomba dans les graves.) Tu le perdras. Et même si ce n'est pas le cas, cette relation te rend terriblement, terriblement vulnérable.
— Les choses ne se passent pas comme ça.
Alors même que je le disais, je sentis le mensonge tourner dans ma bouche, collant et aigre. C'est ce dont j'avais eu peur depuis le début.
C'était la raison pour laquelle je n'avais jamais voulu le revendiquer en tant que djinn. Ce qui existait entre nous deux était fragile ; j'étais humaine, et stupide. Il était facile de tout gâcher.
Elle transféra son regard sur moi. Ses yeux étaient trop emplis de sa-gesse, de compassion, et je me sentis minable.
— Peut-être pas pour l'instant, dit-elle. Attends un peu, tu verras. Je parle d'expérience, tu sais.
Intéressant. Je n'avais jamais vu le djinn de Marion ; je ne connaissais personne qui puisse s'en vanter. Elle en avait un, bien sûr ; à son niveau, le contraire serait impossible. Et cependant... elle restait extrêmement secrète à propos de cette relation. Ces courtes phrases étaient, pour elle, une confession choc. Je sus, sans regarder par-dessus mon épaule, que David était en train d'apparaître derrière moi. Il n'avait pas peur de se montrer, maintenant qu'il savait que c'était fichu. Je fus un peu réconfortée par son soutien, mais je savais qu'il ne pouvait rien faire de plus, dans cette situation.
Nous ne pouvions rien faire de plus ni l'un ni l'autre, en fait.
— Merci du conseil, dis-je.
Mon ton de voix glacé était un peu affaibli et étouffé par le fait que j'étais en train de passer mon haut noir par-dessus ma tête à ce moment-là. Je vérifiai l'état de mes chaussures et les trouvai sèches ; un autre cadeau silencieux de David. Je les enfilai et me dirigeai vers la salle de bain.
Marion, qui s'était avancée d'un pas dans la pièce, se mit en travers de mon chemin. Je m'arrêtai et fronçai les sourcils.
— Écoute, ça a beau être urgent, ça peut quand même attendre que j'aille aux toilettes et que je fasse un bain de bouche, d'accord ?
Elle sembla hésiter. Cela m'effraya.
— Ça me prendra trente secondes, dis-je en la contournant. Par pur esprit de rébellion, je m'accordai une minute entière.
NOTRE CAUSETTE « sauvons le monde » prit place en bas, dans le hall du Holiday Inn, à côté de la fontaine artificielle gargouillante où j'avais rencontré Chaz pour la première fois. Paul avait pris la liberté de réorganiser les meubles, plaçant les canapés et les chaises en un petit groupe resserré ; comme un fort en état de siège. Les réceptionnistes ne semblaient pas conscients de notre présence ; Paul devait avoir utilisé son djinn pour mettre en place une illusion magique autour de nous, afin que l'on ne puisse pas nous remarquer. (C'était, comme David ne cessait de me le rappeler, largement plus facile que de nous rendre invisibles.) Je fis claquer mes talons en descendant les marches du hall, à la suite de Marion ; David n'était plus visible, désormais. J'étais toujours incapable de déterminer quand il était parti, ou prétendait seulement l'être. C'était une capacité que j'avais perdue en même temps que ma carte syndicale djinn.
Paul était en train de faire les cent pas. Pas bon signe. Quand Paul faisait les cent pas, cela signifiait que les choses étaient en train de devenir sérieuses. Je voyais bien que les responsabilités commençaient déjà à lui peser; un mois plus tôt, Paul se satisfaisait d'être un Gardien de Sec-teur, supervisant un gros bout de la côte est, sous les ordres directs du Grand Manitou National. Mais les événements qui avaient contribué à faire de moi un djinn, puis à me défaire, avaient modifié le paysage de l'Association. En matière d'ancienneté, Paul était une des seules personnes restantes à pouvoir supporter un supplément de travail. Et il y avait un sacré paquet de choses à faire, Dieu sait que c'est vrai. Le stress lui avait déjà laissé des cernes et des poches sous les yeux, et je ne me souvenais pas de ces fines rides aux commissures de ses lèvres.
J'étais choquée de le voir ici, à me courir après. Cette situation avec Kevin était mauvaise, sans aucun doute, mais il avait une organisation d'ampleur nationale à diriger, et elle n'allait pas le faire toute seule. J'es-pérais qu'il ne faisait pas passer ses sentiments personnels avant les affaires.
Je m'installai sur le canapé auprès de Marion, et Paul cessa d'arpenter la pièce assez longtemps pour dire :
— Joanne Baldwin, tu connais Marion. Voici Jesus Farias et Robert West. Brésil et Canada.
Deux têtes firent un signe dans ma direction. Je leur rendis la pareille. Aucun d'entre eux ne semblait content d'être là.
— Le gamin que tu poursuis... continua Paul.
— Kevin, dis-je.
Le regard de Paul se fixa sur moi pendant une seconde, puis se dé-
tourna.
— Kevin, se reprit-il. Il a installé un bouclier autour de Las Vegas.
Un truc énorme. Il a niqué les systèmes climatiques à travers la moitié du pays pour te garder à l'écart, et ça ne peut plus continuer. Nous nous tuons à essayer de maintenir l'ordre par ici.
— Désolée, dis-je. (Je l'étais vraiment.) Nous n'avons pas beaucoup de choix dans la situation actuelle, Paul. Soit nous le laissons tranquille, soit nous le poursuivons. Mais dans l'un ou l'autre cas, ça ne va pas être agréable, et je croyais que nous étions d'accord pour...
— Nous l'étions, interrompit Paul. Nous avions convenu que tu devais venir ici et l'arrêter, mais Jo, tu ne l'as pas fait. Tu ne t'en es même pas rapprochée. Ton djinn n'a pas la puissance nécessaire pour aller affronter ce morveux face-à-face, et tout ça ne peut que virer au désastre si tu continues à jouer les cow-boys dans le coin.
Le Canadien, West, ajouta son grain de sel.
— Votre gamin, là, Kevin, est en train de déstabiliser plus que la mé-
téo. Nous détectons un énorme accroissement de la pression le long de la zone de subduction de Cascadia. Si nous ne parvenons pas à l'arrêter, vos problèmes par ici vont vous paraître bien minces en comparaison.
Oh. C'est vrai. Il n'était pas des Cieux, il était de la Terre.
— À quel point ?
— Au niveau actuel, nous pensons pouvoir nous attendre à un séisme intraplaque le long de la ligne de Cascadia. Elle se trouve en mer, près de Vancouver et de l'Oregon. Potentiellement, il pourrait n'être pas plus important qu'un séisme de magnitude neuf, mais nous croyons qu'il va sans doute être pire que ça. Bien pire.
Pas plus important qu'un séisme de magnitude neuf ? Celui qui venait de tuer vingt-cinq mille personnes en Iran était de magnitude 6,5.
— Pire à quel point ?
— La quantité d'énergie s'accroît selon un multiplicateur de quarante pour chaque point de l'échelle de Richter. Ce séisme va sans doute atteindre une magnitude plus élevée que l'échelle ne peut le mesurer.
Dans l'hypothèse, peut-être une magnitude de 11. Si on utilise l'échelle d'intensité de Mercalli, c'est un séisme de douze, dégâts généralisés, les bâtiments sont projetés dans les airs...
Assez important pour foutre une trouille d'enfer aux gardiens, en d'autres termes.
— Sans vouloir vous apprendre votre métier, et si vous utilisiez des séismes plus petits pour...
— Purger l'énergie ? Inutile. Cette quantité d'énergie ne peut pas être déchargée, pas sans faire gagner du terrain à la dévastation. (Son regard devint glacial.) Et vous avez raison. Vous ne devriez pas essayer de m'apprendre mon métier.
Le Brésilien intervint. Il parlait très bien notre langue, avec un léger accent musical pour l'épicer.
— Nous estimons aussi que la température dans toute la région a augmenté de cinq degrés en moyenne depuis que le garçon a commencé ses attaques; il n'a aucune notion de la façon dont on décharge l'énergie et de l'équilibre du système. Si la température continue d'augmenter, nous serons incapables de maintenir le réseau. Les choses vont s'altérer.
Et comme les équations vont déjà au-delà de l'échelle...
Paul arrêta de faire les cent pas et me regarda franchement.
— Ce dont il est question ici, c'est de la fonte des calottes glaciaires, Jo. Inondations. Ravages climatiques. Des séismes si graves qu'ils seront impossibles à contrôler, même avec des djinns. Que nous ne possédons pas en nombre suffisant, d'ailleurs. Je ne sais pas si tu en es consciente, mais les choses deviennent critiques sur ce plan. Nous avons perdu des djinns que nous ne pouvions pas nous permettre de perdre, dans la chambre forte. Nous avons à peine de quoi maintenir les choses ensemble, dans ce contexte, et nous ne cessons d'en perdre. Bon Dieu, si seulement je savais où ils sont partis...
Marion lui décocha un coup d'œil signifiant clairement « Ne parlons pas de ça. » Je masquai un éclair de surprise. Les gardiens perdaient des djinns ? Je savais qu'ils existaient en stock limité (cela avait toujours été le cas), mais j'avais eu la nette impression qu'ils savaient exactement où étaient les djinns, en permanence. Bien sûr, il était logique qu'il finisse par en manquer. Une fois qu'une bouteille de djinn était brisée, ce dernier disparaissait. Pour ce qu'en avaient toujours su les gardiens, ils quittaient notre plan d'existence afin de se rendre dans un endroit plus exotique et plus sûr... Ils n'avaient jamais su ce que moi je savais : que beaucoup d'entre eux restaient dans le coin, devenant des djinns libres de toutes barrières, non revendiqués. Ils se cachaient sous leur nez.
Je n'allais sûrement pas leur en parler.
— Tout cela pourrait être suivi d'un nouvel âge de glace, continua Farias d'un air grave. Il se pourrait que nous n'ayons plus assez de personnel entraîné pour l'arrêter. Nous avons perdu trop d'effectifs, à la fois humains et djinns.
Ça paraissait dingue. Un ado augmentait la température à Las Vegas de quelques degrés, et boum, âge de glace. Mais le climat a ce genre de bizarreries. La question n'était pas de combien augmentait la température, mais plutôt quelles réactions en chaîne cela engendrerait. Les précipitations étaient altérées. La direction des vents dominants se modifiait.
El Niño sur une échelle globale.
La dernière fois qu'un changement climatique sérieux échappant aux schémas définis avait eu lieu, l'empire Maya était mort de soif, et la perte des récoltes en Europe avait provoqué un chaos qui avait tué des millions de personnes. Certains disent que c'était la cause de l'Âge sombre. Cela avait pris des générations aux gardiens pour contrôler à nouveau les choses, pour rééquilibrer le système. Ou du moins lui rendre un semblant d'équilibre. Quand le monde tout entier vacille, il faut le travail de plusieurs générations humaines pour le corriger.
J'inspirai profondément.
— Donc si vous ne voulez pas que je continue de le poursuivre, qu'est-ce que vous voulez que je fasse ?
Paul se laissa tomber dans un fauteuil, se pencha en avant et joignit les mains. La chaîne en or autour de son cou se libéra en oscillant. C'était une médaille de Sainte Eurosie, patronne invoquée contre le mauvais temps. Il me revint en mémoire que, quand la famille de Paul se réunis-sait ainsi, c'était parfois pour discuter de la personne à tabasser.
— Le gamin a peur, dit Paul. Il sait que les choses sont hors de contrôle, mais il ne discutera pas avec nous. Je suis relativement certain qu'il pense que nous allons le tuer.
Comme si ce n'était pas le cas. Ouais, bon.
— Donc, quel est le plan ?
— Je suis prêt à déchaîner sur lui la pleine puissance des gardiens si j'y suis obligé, mais je ne veux pas partir en guerre, pas là-bas. C'est trop dangereux. Des gens mourront si nous utilisons la manière forte.
— Donc tu veux passer un marché avec lui.
— Oui.
— Et quoi : tu veux que je sois votre intermédiaire ? C'est de la connerie. Il a passé ces trois dernières semaines à essayer de me garder aussi loin que possible de Las Vegas.
Ils avaient tous les yeux fixés sur moi... Paul avec une sombre intensité chagrine, Marion avec compassion, les deux autres avec un mélange de mépris et de curiosité.
Je sus tout à coup, à un niveau viscéral, que je n'allais vraiment pas du tout aimer cette conversation.
Paul dit :
— Jo, donne-moi la bouteille de ton djinn.
Le silence s'égrena, étirant les secondes à sa suite ; je sentis que mon sang commençait à battre sourdement dans mes oreilles.
— Quoi ?
— Ton djinn. David. (Paul se pencha en avant, les coudes posés sur ses genoux, l'air très sérieux.) Allons, Jo, c'est pas comme si tu l'avais officiellement, de toute façon. Tu l'as eu par accident ; à l'origine, c'était celui de Bad Bob. Si nous avions eu un moment de calme dans tout ça, nous t'aurions demandé de le remettre à la réserve de toute façon. Tu n'es pas encore autorisée à gérer un djinn, et à présent nous avons besoin de chacun d'entre eux pour maintenir la stabilité du système.
J'inspirai une bouffée d'air qui me sembla brûlante et insuffisante.
— Tu te fiches de moi.
— Non. (Paul tendit la main. Il se contenta de la garder en l'air. Personne d'autre ne bougeait.) Jo, ma belle, ne rendons pas ça officiel.
— Si tu ne voulais pas rendre ça officiel, tu aurais dû venir sans le détachement.
Un point pour moi. Il cligna des yeux.
— S'il te plaît, Jo. Je te le jure, je suis bien trop fatigué pour me faire chier avec toi, là tout de suite. Ne rends pas les choses difficiles.
— Ne rends pas les choses difficiles ? répétai-je, tout en me dressant lentement. (Ils se levèrent tous également, et la chair de poule me chatouilla la nuque.) Je ne vais pas te le remettre, Paul. Il ne devrait même pas être enchaîné à une foutue bouteille, d'ailleurs. Il n'est pas...
Immédiatement, David prit corps derrière le fauteuil de Paul, le visage pâle et les yeux flamboyants. Il forma silencieusement un mot.
Attention.
Je réalisai avec un sursaut glacé ce que j'avais failli laisser échapper.
J'avais failli parler à Paul des djinns libres, ceux qui déambulent librement dans le monde, non revendiqués. Ils étaient très nombreux, bien plus que les gardiens n'auraient jamais pu s'y attendre, et si j'en faisais mention, alors les gardiens considéreraient qu'il serait de leur responsabilité de les trouver et de faire d'eux leurs esclaves... pour leur propre protection. Ou une autre explication toute faite également pourrie qui, au final, ne profite qu'aux gardiens et à personne d'autre. En particulier maintenant, alors qu'ils avaient de plus en plus peur. Ils utiliseraient tout et n'importe quoi pour s'en sortir, y compris l'humanité toute entière.
Je ravalai ce que je m'apprêtais à dire et terminai ma phrase.
— Il ne va pas être placé dans une foutue réserve quelconque. Il n'est pas une ressource. Je l'ai revendiqué, je le garde.
David vacilla et disparut. Je ressentis une solitude brutale et glacée, alors que je me tenais là avec quatre gardiens qui me fixaient du regard.
Quatre gardiens, réalisai-je, qui avaient chacun la puissance d'un djinn sous leurs ordres. Ce n'était pas un accident, ça. Pas après qu'ils se soient plaints de la pénurie.
— Tu as dit que tu ne veux pas d'une guerre, dis-je à Paul. N'en commence pas une avec moi, chéri.
Il me laissa aller jusqu'à la moitié de ma sortie dramatique. Quand je posai le pied droit sur l'escalier, à côté de la fontaine qui s'acharnait à égayer l'atmosphère, il déclara :
— Je sais que tu crois être amoureuse de ce djinn ; ce qui, d'ailleurs, est une connerie malsaine monumentale. Mais à part ça, dont nous re-parlerons plus tard, ça ne va pas se terminer ainsi, tu ne peux pas simplement t'en aller, tu sais ?
Je ne me retournai pas. Je ne m'autorisai pas à hésiter plus d'une fraction de seconde avant de poser le pied sur la deuxième marche.
La voix de Paul se fit officielle.
— De par l'autorité du Conseil des Gardiens, je t'ordonne de nous remettre ton djinn. Si tu n'obéis pas, tu seras en état d'arrestation, et Marion est autorisée à te faire passer sur le billard. Tu perdras tout, Jo.
Tout. Même tes pouvoirs. Et peut-être que ça te tuera, mais pour l'instant j'ai vraiment autre chose à foutre que de m'en inquiéter.
En haut des escaliers, David se matérialisa en un battement de paupières, et descendit lentement vers moi. Il portait ses vêtements de voyage, son long manteau kaki, et il avait l'air jeune, innocent et angé-
lique. C'était la vision que j'avais de lui, qui lui était imposée ? Ou sa propre réalité ? Quelle part de lui était réellement lui ? Je ne le savais pas. Je ne pouvais pas.
Il plongea ses yeux dans les miens pendant une seconde, puis il me dépassa en descendant vers le hall. Il avait les mains dans les poches. Les gardiens étaient tous debout, les yeux fixés sur lui, et je devinais qu'ils étaient à un cheveu de jeter leurs djinns dans une bataille en règle.
Il regarda par-dessus son épaule. Les lumières du plafond piégèrent un reflet rouge et or chatoyant dans ses cheveux, et allumèrent des étincelles de bronze chaud dans ses yeux tandis qu'il me souriait. Un sourire doux et bouleversant.
— Donne-leur ce qu'ils veulent, Jo, dit-il. Ça ira.
Tout autour de lui, les djinns se mouvaient comme des ombres dés-incarnées. Il était cerné. Assiégé. Pris au piège.
Je saisis lentement la bouteille dans ma poche, sentis la chaude pulsation de la magie à l'intérieur et songeai à ce que ce serait de le perdre.
Je ne peux pas. Je ne peux pas.
Si je déclenchais une bagarre, elle virerait à l'affrontement nucléaire en quelques minutes. Il y avait trop de pouvoir, ici. Trop de gens ayant la capacité de détruire la moitié du continent.
Trop d'émotion, bordel.
Je m'apprêtai à fracasser la bouteille sur la rampe.
— Jo. (Il murmura mon nom comme une caresse, et l'accompagna en posant gentiment le bout de ses doigts contre ma joue.) Ne fais pas ça.
Tout cela doit arriver. Fais seulement ce qu'ils te disent.
Il me conduisit en bas des deux marches, jusqu'à Paul. Ce dernier tendit à nouveau la main. Je ne peux pas.
Je laissai tomber la bouteille d'une hauteur de trente centimètres environ, depuis ma main jusqu'à celle de Paul. David aurait pu interve-nir. Il aurait pu bousculer Paul, lui faire rater son rattrapage ; il aurait pu, durant cette fraction de seconde, faire voler la bouteille à travers la pièce pour qu'elle aille s'écraser contre la pierre artificielle.
Je lui donnai cette chance.
Il ne fit rien.
Paul attrapa le récipient en verre et je sentis la connexion exploser, se dissoudre dans le silence. Même si David me tenait toujours la main, il avait disparu, disparu de mon être. Même sa peau me paraissait dépourvue de substance.
Ses yeux devinrent sombres. Humains. Bruns.
Il était triste, calme et (en cachette, sous la surface) sur ses gardes.
— Vous avez fait le bon choix, les enfants, dit Paul. (Il avait l'air fatigué et malheureux alors qu'il tournait son regard vers David.) Retourne dans la bouteille, s'il te plaît.
David essaya de lutter, je pouvais le sentir, mais l'attraction était ir-résistible, et en un brusque vacillement convulsif, il disparut. Paul tendit le bras pour réclamer le bouchon, que je lui remis également. J'avais les doigts engourdis.
Je l'observai alors qu'il fermait la bouteille. Les quatre gardiens semblèrent laisser échapper un soupir de soulagement. Paul la remit ensuite à Marion, laquelle sortit un marqueur noir de sa poche et inscrivit une rune à même le verre. Un signe que j'identifiai comme étant une sorte d'avertissement mystique : « Ne pas ouvrir, contenu sous pression
». Elle ouvrit une sacoche en cuir posée à côté de la chaise, glissa la bouteille au creux d'un capitonnage spécial, puis la referma et la verrouilla.
— O.K. (J'inspirai profondément et essayai de mettre ma colère de côté.) Maintenant que vous avez ôté David de votre chemin, quand est-ce que je pars ? (Paul leva les yeux, surpris, les yeux froncés, comme si je savais quelque chose que j'aurais dû ignorer.) Allô ? Vegas ? Les retrouvailles avec monsieur Ado Psychotique ?
Paul ne me répondit pas. Marion dit doucement :
— Kevin ne veut pas de toi, Joanne. Il n'a aucune raison de te faire confiance. Tu ne peux pas négocier avec lui pour notre compte.
Mon esprit se pétrifia.
— Alors pourquoi tout ce...
Pour obtenir David. Pour m'enlever David, pour nous retourner l'un contre l'autre.
J'eus la prémonition soudaine d'un désastre, avant même que Paul ne dise :
— Tu rentres à la maison, Jo. Maintenant.
— C'est ça, ouais !
Je me retournai contre Marion, vers la mallette dans laquelle elle avait mis David.
Et j'entendis Paul dire nettement :
— Marion. Empare-toi d'elle.