VII

JE SAVAIS QUE c'était un rêve, parce que, de toute évidence, David ne pouvait pas être là. Rêve ou pas, j'étais largement assez heureuse pour vouloir m'y accrocher; je me réveillai nichée dans des bras chauds, contre un torse masculin aux muscles fermes. Je souris et me nichai encore plus près, refusant d'ouvrir les yeux et de découvrir que j'avais tout imaginé.

Je sentis une main lisser mes cheveux, puis toucher ma joue et glisser gentiment le long de ma mâchoire.

— Tu es réveillée, dit-il.

Non, manifestement je ne l'étais pas, parce que c'était la voix de David, n'est-ce pas ? Chaude et aussi intime que son contact, lequel était en train d'allumer un feu sur tout mon corps. J'étais relâchée, détendue et entièrement, complètement en train de rêver.

Puis sa main rencontra un bleu, lequel lança l'éclair rouge d'une plainte, et je réalisai que je n'étais pas du tout en train de rêver. Même moi, je ne rêvais pas que j'avais des bleus.

Maintenant que je me laissais revenir dans le monde réel, j'avais un mal de tête monstrueux, des pointes de douleur acérées comme du verre sur tout le corps, et l'impression générale d'avoir été passée la tête la première à travers un broyeur à bois.

J'ouvris les yeux et regardai vers le haut.

Des yeux de cuivre chauds me rendirent mon regard, à demi dissimulés derrière des lunettes rondes.

David était assis sur le lit, le dos appuyé contre le mur, et j'étais étendue dans ses bras. Je tendis la main pour le toucher. La texture ferme et râpeuse de sa chemise en coton semblait réelle. Ainsi que la chaleur de sa peau en dessous.

Son sourire disparut alors qu'il me regardait, remplacé par un air inquiet.

— Jo ?

Je clignai des paupières. Il y avait deux David, qui me regardaient en même temps. J'essayai de toucher l'un d'entre eux, et mon doigt buta contre le mur.

— Aïe.

— Bon dieu.

Il avait des mains larges et délicates; l'une d'entre elles explora l'ar-rière de ma tête et trouva ce point extrêmement douloureux, qui faisait à peu près la taille d'un œuf. Les mots qui suivirent étaient prononcés dans une langue différente, mais le venin qu'ils contenaient ne laissait aucun doute sur leur signification. David était en colère. Ils n'allaient pas aimer le voir en colère.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demandai-je indistinctement, en me laissant aller à me pelotonner à nouveau contre lui. (Parce que si c'était un rêve, je le préférais sans hésiter à ma réalité présente.) Devrais pas être là.

— Non, tu ne devrais pas, acquiesça-t-il d'un ton grave.

Je fis une nouvelle tentative.

— Tu ne devrais pas être là.

— Oh. (Il caressa gentiment mes cheveux, les écartant de mon visage.) C'est une longue histoire.

— Peux pas dormir. (C'était un peu un mensonge; mes paupières étaient lourdes, mon corps abruti par sa chaleur. La seule façon d'échapper à la douleur lancinante et écrasante de ma tête était de dormir, et cette idée commençait à me plaire.) Raconte-moi. Je t'ai laissé avec Marion...

Il embrassa mon front, et je sentis dans son baiser la trace d'un sourire.

— Il était une fois un djinn...

— Je rigole pas.

— Je sais bien.

Je me souvins alors de quelque chose, quelque chose qui me poussa à m'asseoir trop vite et à saisir ma tête entre mes mains pour la stabiliser. Je lui lançai un regard furieux à travers un rideau de cheveux défaits et, merde alors, bouclés.

— Toi ! Tu... tu...

Il m'observa, une fine ride gravée entre ses sourcils. Il avait un regard inquiet, pas coupable. Je parvins à m'éloigner de lui en roulant sur moi-même, et rampai à quatre pattes jusqu'au bord du lit. Il s'assit pour me suivre, les mains tendues. Je dois l'avouer, je n'étais pas très stable.

— Toi ! répétai-je en ravalant une nausée alors que le monde persis-tait à s'agiter. Espèce de salaud ! Je sais ce que tu as fait !

La petite ride sur son front s'approfondit.

— Qu'est-ce que j'ai fait, exactement ?

— Toi et Lewis... vous avez mijoté ça. La nuit où tu m'as laissée, à l'hôtel. (Tout à coup, la vérité m'aveugla.) Tu savais que Jonathan n'allait pas nous laisser entrer. Tu les as laissés nous séparer.

Il eut la grâce de paraître légèrement coupable. La ride d'inquiétude ne disparut pas.

— Jo, calme-toi. Tu as une blessure à la tête.

— Une blessure à la tête ?! Tu m'as foutue en cloque ! (La fureur bien légitime de mes paroles me poussa à quitter le lit et à me lever. Je tan-guai sur mes pieds, les mains sur les hanches, essayant de me concentrer sur les deux David.) Eh bien ? T'as rien à dire ?

— Assieds-toi.

— Va te faire foutre ! Je suis enceinte !

— Assieds-toi avant de... (Il bondit vers l'avant. Je ne réalisai pas que j'étais en train de tomber avant de me trouver dans ses bras, planant à quelques centimètres du sol.)... tomber.

— Désolée, marmonnai-je. (Je sentais la piqûre brûlante des larmes dans mes yeux.) Non, non. Toi, tu t'excuses d'abord.

Le monde s'agita à nouveau, et je fermai les yeux pour faire en sorte qu'il cesse. Je sentis que l'on me soulevait et qu'on me réinstallait sur le lit moelleux, les couvertures rabattues sur moi en une étreinte chaude et bruissante. La main de David enferma ma joue dans sa chaleur, et j'ouvris les yeux à nouveau pour le voir penché sur moi, assez proche pour m'embrasser. Ses lèvres étaient entrouvertes, comme s'il était sur le point de dire quelque chose, mais il se contenta d'abolir la distance qui nous séparait et ses lèvres touchèrent les miennes. Je me liquéfiai comme de l'or fondu, et même si ma tête me donnait l'impression d'avoir servi de ballon de foot pendant la Coupe du Monde, je ne pus m'empê-

cher de répondre en lui rendant son baiser. Avidement.

— Je devais te protéger. Je t'aime, chuchota-t-il entre mes lèvres. Je veille sur toi. Dors, maintenant.

Et comme si son baiser était de l'opium, j'obéis.

* * *

JE ME RÉVEILLAI au calme et dans un lit froid. Le mal de tête était en berne et les bleus s'étaient estompés, me laissant des douleurs sourdes.

Aucun signe de David, mais quelqu'un avait laissé la télévision allumée sans le son, diffusant la chaîne d'informations de l'hôtel. Selon l'interpré-

tation des chargés de relations publiques, une tempête improbable avait soufflé dans le hall en passant par un jeu de portes enrayées, et des courts-circuits avaient éclaté dans le système électrique avant que les coupe-circuits ne fassent effet. Le message me fit comprendre que tout était revenu à la normale, et qu'il n'y avait aucune raison de s'inquiéter.

La race humaine avait une capacité de rationalisation énorme et apparemment infinie. Ce qui avait toujours extrêmement bien servi les gardiens.

J'essayai de me lever et tressaillis en sentant un coup de poignard acéré dans mon épaule.

— Doucement, dit une voix masculine légèrement rauque quelque part sur ma droite, contre la lumière éblouissante et criarde du coucher de soleil. Légère fracture de la clavicule, sans mentionner un sacré gros coup sur la tête.

Quinn était de retour. Je commençai à lui demander où était David, mais quelque chose me fit hésiter. Il était encore possible que j'aie rêvé tout ça, que Quinn ait été celui qui m'avait attrapée en bas, dans le hall, et ramenée là-haut. Et je n'allais pas lui donner la satisfaction de me voir rêver les yeux ouverts sur mon amoureux djinn perdu.

Je sentis le poids du corps de Quinn s'installer auprès de moi sur le lit. Quand je le regardai, il était penché sur moi, les yeux baissés. Il tendit la main et souleva ma tête, puis sonda la bosse qui se trouvait à l'arrière, en gardant un toucher sûr et impersonnel. Je grimaçai.

— Oh, ne pleurniche pas; tu survivras. Et ce n'est pas comme si tu ne l'avais pas cherché.

— Je voulais seulement sortir.

— Et nous t'avons dérangée. Suis mon doigt. (Il le déplaça dans les airs, suivant les mouvements de mes yeux.) Des troubles de la vision ?

— Eh bien, je crois que je suis en train d'halluciner, parce que je vois un gros tas de merde qui parle.

— C'est marrant. Tu es tordante, ma belle. (Il se rassit et ferma à demi les yeux, adoptant un regard ensommeillé et évaluateur.) Qui est David ?

— Va te faire. Je ne jouerai pas au jeu des vingt questions; j'ai mal à la tête. (J'étais hargneuse. Je ne pouvais pas m'en empêcher.) Tu ne peux pas me garder prisonnière ici. J'insiste pour que tu...

Sa main se posa sur mes lèvres, les immobilisant. Je continuai d'émettre des sons grincheux et étouffés pendant encore quelques syllabes, puis je me tus.

— Tu n'as aucun droit ici, et tu n'as pas à insister. Tu veux la jouer à la dure, eh bien on va jouer.

Quinn retira sa main de ma bouche. Je pris une inspiration et demandai :

— Pourquoi est-ce que tu me veux à ce point ?

— Tu as une haute opinion de toi-même, hein ? (Son sourire était empli d'humour noir.) Ce n'est pas moi qui te veux. C'est quelqu'un d'autre.

— Qui ? Lazlo ? Ashworth ? (J'émis quelques bruits grossiers.) Ils se sont déjà taillé sur moi leur part de chair électrocutée. Pourquoi est-ce que je ne peux pas prendre la route ?

— Pour faire quoi ? Te faire balancer à travers une fenêtre par ce gamin et son djinn apprivoisé ? (Quinn secoua la tête.) Nous avons un plan.

Tu en fais partie. Nous te dirons le reste quand tu auras besoin de le savoir.

— Ouais. Super plan. Archiplein de prévoyance. J'ai adoré toute la partie où on me défonce la tête jusqu'à ce que mon cerveau ressorte.

— Je crois qu'il y avait quelque chose d'un peu personnel dans cette histoire de canne.

Je ne pouvais pas vraiment le nier. Avant que je puisse trouver une réponse sarcastique appropriée, quelqu'un frappa à la porte. Quinn se leva et ouvrit; un type de la sécurité lui tendit un sac en toile bleu. Quinn verrouilla la porte à nouveau et farfouilla dans le sac, à la recherche de quelque chose.

— Comment va la tête ? demanda-t-il. (Je lui décochai un regard noir.) Vois les choses du bon côté, ma belle, tu avais une allure formi-dable. Tant qu'à se planter en beauté, autant le faire avec style. Super robe. Tu l'as achetée ici ?

Je voulais lui jeter quelque chose, mais le seul objet à ma disposition était une chaussure toute neuve, et je n'en eus pas le cœur. Je me décidai en faveur d'un humph condescendant, et me réinstallai sur les oreillers, un bras replié sur les yeux.

— Tu veux une aspirine ?

— Non.

— Grand bien t'en fasse, dure à cuire. Bon, maintenant tu veux me dire à quoi rimait toute cette démonstration, en bas ?

Je massai l'arête de mon nez, où le mal de tête semblait se cacher.

— Je voulais aller voir Kevin. Pour le prévenir.

— Le prévenir que... ?

— Que tu vas le tuer.

— Ah, ouais. (Il avait l'air surpris.) Bien sûr.

— Tu n'es pas obligé de faire ça. Et il y a une fille avec lui. Elle n'a rien à voir là-dedans.

— Siobhan ? (Quinn émit un bruit de dérision.) Ouais, et mon cul c'est du poulet ? C'est une pro. Elle est toujours là-bas, et elle le prend pour tout ce qu'il vaut. Je ne vais pas m'inquiéter pour une pute qui se met au beau milieu de la ligne de tir.

— Tu la connais ?

— Je l'ai prise en flag' plusieurs fois. (Il haussa les épaules.) C'est une dure à cuire, et ce n'est pas une civile. Si elle est prise au milieu, je n'irai pas pleurer sur son sort.

Il finit par trouver ce qu'il cherchait dans le sac et l'en extirpa.

C'était un long étui noir, faisant à peu près la longueur de son bras. Il le posa sur le lit, fit sauter le couvercle et commença à assembler les élé-

ments.

Il parlait au sens propre, avec son histoire de ligne de tir.

Il était en train d'assembler un fusil, du genre fin et brillant avec une lunette teintée rouge. Je le fixai en silence pendant quelques secondes avant de réaliser ce qu'il était en train de me montrer.

— Tu vas le descendre, dis-je en m'asseyant. (Je ne laissai pas le monde et ses ruades dignes d'un rodéo m'arrêter. Quand les choses devinrent instables, j'enroulai une main autour du col de la chemise de Quinn, et l'utilisai pour me soutenir.) Tu vas te contenter de le descendre, c'est tout ?

— Tu dis ça comme si c'était facile. (Quinn repoussa ma main et me balança sur le lit. Il continua à assembler des trucs avec des cliquetis mé-

talliques.) C'est pas comme s'il allait se tenir tranquille à attendre, j'imagine; j'aurai peut-être à ajuster mon tir en fonction du vent, voire pire.

Ne t'inquiète pas, ceci dit. Il ne sentira rien. Dès qu'il tombera, Jonathan retournera dans la bouteille; on la ramasse et on décide de ce qu'on fera de lui après les faits. Zim zam zoum. Problème résolu.

Je devais admettre qu'il avait raison. C'était une solution. Tant qu'on n'éprouvait aucun scrupule à faire passer une balle à haute vélocité à travers le cerveau d'un gamin, c'était la réponse parfaite.

— Tu ne peux pas faire ça, Quinn. Ce n'est qu'un enfant !

— C'est un tueur, dit Quinn. (Toute sa jovialité affectée avait disparu, à présent, et ce qui restait était dur comme l'os, aussi impitoyable qu'un rasoir.) C'est ce que je fais, ma belle. Je me charge des problèmes.

Donc contente-toi d'être une gentille fille, reste au lit, ne deviens pas un problème, et nous nous entendrons très bien. D'accord ?

— Ah ouais ? Et le comité de direction des Retraités Unis, en bas, ils savent ce que tu t'apprêtes à faire ?

Quinn remit en place la culasse du fusil avec un claquement, regarda par la fenêtre à travers le canon et sourit.

— Ne cherche pas à jouer avec un joueur. Bien sûr qu'ils le savent.

— Ils savent que tu es un tueur sans pitié.

— Ta bave ne m'atteint pas, crapaud. Tu sais pourquoi tu as mal à la tête ? Tu réfléchis trop. (Quinn appuya le fusil contre la porte.) Au fait, quelqu'un a demandé de tes nouvelles.

— Je parie que ce n'est pas quelqu'un que j'ai envie de voir. Il m'ignora, décrocha le combiné du téléphone et composa quatre chiffres.

— Ouais, dit-il. Elle est réveillée. Vous feriez mieux de venir ici. Elle est d'humeur bagarreuse.

Je me calmai et attendis. Je réalisai que je portais toujours la robe de soie pure super-chère. Malheureusement, Quinn était totalement immunisé contre mes charmes, d'après ce que je pouvais voir; inutile d'essayer seulement d'être séduisante, et franchement, avec le mal de tête et les bleus, je risquais de lui vomir dessus plutôt que de l'embrasser. En parlant de baisers... David avait-il vraiment été là ? C'était sans doute un rêve. S'il avait vraiment été là, il aurait pris le temps de me débarrasser de ces petites bosses et de ces bleus, non ? À moins qu'il n'ait craint qu'ils le sachent.

Peut-être que David était encore plus profondément tenu au secret que moi.

Des coups frappés à la porte. Quinn fit une vérification à travers l'œilleton, puis il ouvrit à mon visiteur.

Bizarrement, je n'étais pas surprise de voir que c'était Lewis. Enfin, j'étais surprise, mais le revoir semblait inévitable, en fait. Je m'étais attendue au retour du bâton-Lewis, et voilà qu'il avait lieu, alors que je le regardais entrer. Il avait réussi à venir à Vegas; en fait, cela avait sans doute été facile pour lui. Le bouclier l'avait sûrement laissé passer sans problème, vu qu'il n'avait plus ses pouvoirs de gardien, et de plus, je m'attendais à son apparition. Il s'était arrangé pour qu'on me kidnappe.

Il s'était tenu auprès de moi et avait permis que je sois tuée. Il avait un plan qui devait être super chouette, du moins tant que vous n'en faisiez pas les frais.

Il avait une mine épouvantable. Sa chair était plus grise, et ses yeux injectés de sang. Ses mains tremblaient alors qu'elles s'agrippaient à sa canne; au contraire d'Ashworth, la sienne n'était pas là pour la frime, mais pour qu'il s'y appuie. Il se déplaçait comme un vieillard. Quinn le prit par le coude et le guida jusqu'à une chaise; Lewis s'y installa avec précaution, laissant échapper un soupir de soulagement à peine audible.

Je n'allais pas le plaindre. Hors de question. Je m'y refusais.

— Ça va ? me demanda-t-il..

Sa voix était exactement la même, un chaud ténor, légèrement ru-gueuse, comme du velours caressé à rebrousse-poil.

— Oh, ouais, trop. Jamais été mieux, dis-je en essayant de lui faire croire que je m'appuyais contre la tête de lit pour créer un effet plutôt que pour me soutenir. J'aurais dû le savoir. Il y avait ta marque derrière tout ça. J'ai été une belle idiote, tu sais : moi qui pensais que pendant toutes ces années passées à éviter les gardiens, tu étais là, quelque part, à faire le bien, répandant la joie autour de toi et autres niaiseries cucul du même genre. Tu travaillais pour l'opposition.

— Non, dit Lewis d'un air las. Je suis à l'origine de l'opposition. Mais ce n'était pas entièrement mon idée; beaucoup d'entre nous voyaient ce qui était en train de se passer avec les gardiens. J'ai seulement été la force qui a tout rassemblé. Les Ma'at ont officiellement commencé leurs activités il y a sept ans environ. Depuis, nous avons fait de notre mieux pour atténuer les pires débordements des gardiens.

— Ouais, c'est toi le héros dans tout ça. Modeste, comme toujours, répliquai-je sèchement. Donc c'est quoi ton excuse ? Les gardiens refusaient de te laisser devenir roi du monde, alors tu as trouvé une bande de vieux schnocks ringards qui accepteraient ?

Quinn me lança un regard noir. De toute évidence, il n'aimait pas que je dise du mal de ses patrons.

— Vous voulez que j'aille chercher Lazlo ?

— Non. (Lewis continua de me regarder fermement dans les yeux.) Jo, après avoir fui les gardiens, j'ai passé beaucoup de temps à essayer de découvrir pourquoi ils avaient tellement peur de moi. J'ai découvert beaucoup plus de choses que prévu. Je sais que tu veux croire que les gardiens sont bons... Moi aussi, je le voulais. Nous leur faisions confiance pour tout ce qui nous définissait; nous les avons laissés nous façonner, nous entraîner et nous modeler. Mais ils nous ont modelés de travers. Et ce qu'ils ont fait aux djinns... Je sais que tu as vu ce qu'a enduré David.

Ce n'est pas l'exception, Jo. C'est la règle.

S'il était quelque chose que je pouvais déterminer, c'est qu'il croyait à ce qu'il était en train de dire. Lewis parlait avec son cœur, et avec une passion incontestable. Il voulait que je comprenne. Que je devienne une véritable adepte.

— Ils sont corrompus, dit-il. Je ne parle pas d'individus... il y a toujours beaucoup de bons gardiens, qui croient en ce qu'ils font. Mais cela ne durera pas. Le pouvoir corrompt. Tu le sais mieux que la plupart des gens; tu as tenu tête à Bad Bob et à Star. Tu sais que tout ça est pourri au cœur.

— Tu racontes vraiment que des conneries. (Je chancelai sur mes pieds nus en me levant et adoptai une posture agressive qui n'était qu'un tout petit peu compromise par le fait que je doive m'appuyer contre le mur. Ma clavicule hurla une protestation quand je bougeai, mais je l'ignorai. Une pellicule de sueur perla sur mon front.) Écoute-toi parler, Lewis. Tu crois que vous êtes les gentils ? Tu es resté là sans rien faire pendant que mon cœur s'arrêtait ! Quinn m'a kidnappée en me mena-

çant d'une arme ! Tes précieux Ma'at m'ont torturée !

— Ouais, mais on t'a filé cinq mille dollars après, intervint Quinn. Et bon sang de merde, tu sais faire les boutiques, non ? (Quand je lui lançai un regard furieux, il cessa de jouer les malins.) Ils t'ont interrogée parce que tu es une gardienne. Tu ne comprends pas ? La moitié de l'Association des gardiens porte une Marque du Démon, et il se pourrait que ce soit pareil pour l'autre moitié. Tu es la première que je vois qui ne soit pas un putain de tueur avec une rune. Ils sont totalement corrompus.

— Tu peux parler.

Ooooh, mauvaise chose à dire. Quinn me lança son regard de flic aux yeux inexpressifs. C'était efficace.

— Tu ferais mieux de la fermer maintenant avant de commencer à me faire chier.

Non, mais j'étais prête à ajuster ma voilure en fonction du vent dominant. Je me tournai à nouveau vers Lewis.

— Qu'est-ce qui rend les Ma'at en rien meilleurs ? Ils portent des costumes plus chers ? Ce sont tous des vieillards amers trop chastes pour pécher ?

— Non, dit-il tranquillement. Ils n'ont pas assez de pouvoir pour être tentés. Ils sont tous en dessous de la ligne que les gardiens considèrent comme un don matériel.

Il marcha lentement dans ma direction et mit une main sous mon coude. Je ne savais pas pourquoi, jusqu'à ce que je réalise que mes genoux avaient commencé à céder. Il me ramena gentiment vers le lit, souleva mes jambes et me remit en position allongée. Ma tête m'élançait si violemment que je voyais des éclairs rouges derrière mes paupières, et je réprimai un gémissement.

— Elle a besoin d'un docteur, dit Lewis, quelque part au-delà de l'effet stroboscopique de mon mal de tête. (Quinn grogna.) Tu connais quelqu'un en qui nous pouvons avoir confiance ?

— Nous avons des problèmes plus importants. Ecoutez, contentez-vous de lui mettre un pansement et passons à autre chose. Nous n'avons pas de temps à consacrer à ça.

— J'ai dit qu'elle avait besoin d'un docteur. (Quand Lewis prenait ce ton bien particulier, il était inutile de perdre sa salive à argumenter.) Fais le nécessaire.

J'entrouvris les paupières pour regarder la scène entre mes cils.

Quinn était en train de me fixer. Son visage de pierre était son expression naturelle, mais je pouvais voir qu'il était profondément inquiet. Par pour moi. À cause de moi.

— Vous n'avez pas besoin de vous laisser distraire, dit-il. (Lewis ne répondit pas.) Nous ne pouvons pas nous perdre dans les détails. Nous sommes engagés dans la partie, maintenant, et vous connaissez les enjeux. Si elle se met en travers de notre chemin...

— Quinn. (La voix de Lewis était douce, mais inflexible.) Trouve un docteur. Maintenant.

Quinn se retourna et partit. La porte se referma derrière lui avec un cliquetis. Lewis reposa sa main sur mon front, et l'élancement écœurant s'atténua en partie.

— Il y a un mois, j'aurais pu arranger ça en deux secondes, dit-il.

— Il y a un mois, je n'en aurais pas eu besoin, chuchotai-je. Lewis ?

— Ouais.

— Depuis quand faire partie des gentils inclut d'engager des meurtriers ?

Pas de réponse. Il avait les yeux fixés au-dehors sur le coucher de soleil, son visage illuminé d'or et d'orange. Les yeux les plus tristes que j'aie jamais vus.

— Lewis ?

— Tu ne comprends pas. (Il ne me regarda pas.) Repose-toi.

JE NE VOULAIS pas le faire, mais je finis par dormir.

Sans aucune impression de transition, je fus ailleurs. Je boitais, bien que la douleur soit une sensation sourde et lointaine. Ma peau était rouge et abrasée, mon t-shirt blanc crasseux et en lambeaux, mon pantalon de survêtement déchiré et tâché.

Je boitais le long d'une route déserte, un pas douloureux après l'autre, et dans le ciel, le soleil maintenait son regard fixe vers le bas. Pas de vent. Pas d'oiseaux. Pas un seul son. C'était comme de se trouver dans un monde mort; et moi aussi j'étais morte, seulement je ne le savais pas encore.

La poussière restait suspendue comme du talc dans l'air sec. et immobile, et tout avait un goût d'isolant brûlé.

Je m'arrêtai, me retournai et regardai derrière moi. Un ruban noir d'asphalte irrégulier s'étirait en direction de l'horizon brouillé. Par endroits, le vent l'avait érodé jusqu'à le rendre gris, et l'épave d'une voiture avait été projetée sur le côté. Plus de peinture. Rien qu'un tas de ferraille.

Je savais où tout cela était situé. Dans l'ombre mince de cette épave se trouvait le corps de Chaz Ashworth, et je ne pouvais pas être là; c'était passé, c'était passé depuis longtemps... Oh, mon Dieu, sortez-moi d'ici, je ne veux pas être ici...

Je me retournai et continuai à boiter. Il y avait un abri, dans le lointain. Un fouillis de rochers écroulés en tas, qui promettait l'obscurité et la délivrance du soleil qui m'épuisait.

Un pas déchirant à la fois, en gémissant. Je rampais lorsque je l'atteignis; mes genoux et mes avant-bras étaient écorchés par la roche et brûlés par le sable.

Le temps accéléra, comme c'est le cas dans les rêves, et je me trouvais à l'intérieur de l'abri, recroquevillée contre l'obscurité fraîche, fris-sonnant de soulagement.

Dans le rêve, mon esprit ne savait pas ce qui allait arriver, mais mon corps le savait, mes nerfs hurlaient de panique, essayant de me sortir du sommeil et de me ramener à la lumière. Mieux valait mourir là-bas, dehors, servir de nourriture pour les fourmis et les vautours puis finir par un retour propre à la terre, plutôt que de partir dans le noir...

Mais je ne pouvais pas m'arrêter. La part de moi qui décida de bouger n'était pas celle qui connaissait le futur.

J'entendis le goutte-à-goutte régulier de l'eau murmurer; cela m'attira à l'intérieur des ombres. J'étais trop faible pour tirer de l'eau à partir de l'air sec; gravement blessée, j'avais besoin de boire pour survivre.

Je rampai pendant un certain laps de temps ; combien, je ne le sais même pas. Tout ce qui importait était de trouver l'eau. Trouver quelque chose qui ne faisait pas mal. J'entendis le son clapotant se rapprocher, et je rampai vers lui dans les ténèbres...

...et soudain, l'éclat brûlant d'une lumière m'aveugla.

Des mains. Des mains dans le noir, qui me tiraient vers le bas.

L'étranger me cogna la tête contre le mur; les choses devinrent grises et douces. Dans la lueur blanche de sa lampe-torche, je vis mes doigts brû-

lés et ensanglantés racler la roche.

Creusant à la recherche d'un secours, comme la femme dans le sable.

Qu'est-ce que tu fais là ?

Ma gorge était trop sèche pour que je puisse émettre autre chose qu'un croassement. Tu travailles pour qui ?

Je ne parvenais pas à le voir. Il n'était qu'une ombre vague derrière la lumière; sa taille et sa carrure n'avaient rien de particulier. Une casquette de baseball et un jean taché. L'odeur du cuir, de la sueur et du sang. Je le connaissais. Je l'avais déjà vu.

Qu'est-ce que tu sais ?

Il me traîna sur des graviers aux arêtes aiguës et me balança la tête la première dans une mare d'eau si froide que le choc me ramena à l'état de conscience. Je suffoquai, inhalai de l'eau, roulai sur moi-même en toussant, puis me retournai pour aspirer des gorgées avides de ce goût propre et pur.

Il faisait les cent pas derrière moi, donnant des coups de pieds dans les cailloux. La lumière de la lampe rebondissait frénétiquement sur la roche, sur des caisses empilées contre le mur opposé. Sur des insectes filant dans tous les sens, fuyant un jour faux et importun.

Les deux gorgées d'eau que j'eus le temps d'avaler n'étaient pas suffisantes pour me guérir de ma soif, et j'étais faible, épuisée et perdue. Je ne réalisais même pas qu'il me tenait; mais soudain, je sentis la froide morsure du couteau, et je paniquai en comprenant qu'il était en train de couper l'élastique solide de mon soutien-gorge de jogging.

L'air froid de la grotte sur ma poitrine nue. Dis-moi combien de trucs tu sais.

Son nom était Orry. Je le savais, parce que Chaz me l'avait dit dans la voiture. Je m'étais moi-même livrée au destin que Chaz me réservait; c'était ça, bien sûr. Quand j'avais appelé le vent, je me trouvais à moins d'une minute du point de rendez-vous...

Je luttai. Quand il me frappa pour la deuxième fois, je tombai dans les ténèbres, criant, pleurant, gémissant. Essayant de ne pas sentir ce qui était en train de m'arriver. Je voulais partir, me réveiller, mais cela me faisait trop mal, et la douleur me ramena vers la grotte, vers l'obscurité, vers le couteau.

Il n'émit aucun son, exception faite des grognements et de sa respiration pareille au bruit d'un piston. Je savais qu'il allait me tuer; je le savais, à chaque seconde, car j'avais vu ce qu'il avait fait à la femme dans le désert. Quand il aurait terminé, il me tuerait.

Dis-moi ce que tu sais !

Je perdis espoir.

Je me perdis moi-même.

Et puis, quand il eut obtenu ce qu'il voulait, il me plongea la tête dans l'eau glacée et la maintint vers le bas pour que je meure.

JE ME RÉVEILLAI en hurlant, ou crus le faire, mais quand mes idées s'éclaircirent suffisamment pour que j'enregistre les sons, je me rendis compte que seul un mince gémissement désespéré vibrait au fond de ma gorge. Je me recroquevillai sur le flanc, ramenant mes genoux vers ma poitrine, et réalisai que je ne portais plus ma nouvelle et lourde robe-fourreau en soie. Je ne portais rien. Les draps collaient, frais sur ma peau moite ; je les agrippai et m'en enveloppai plus étroitement.

Il y avait quelqu'un dans la pièce. Les martèlements de mon cœur s'accélérèrent. J'humectai mes lèvres et chuchotai :

— David ?

Mais je savais déjà que ce n'était pas lui, que ça ne pouvait pas être lui. David était loin, bien loin, et il ne pouvait pas m'aider. Il ne pouvait pas être avec moi, pas plus qu'il n'avait été là dans l'obscurité de cette grotte tandis que l'espoir mourait.

Involontairement, je fis glisser la paume de ma main depuis ma poitrine jusqu'à mon abdomen, où une étincelle de lumière subsistait. Je suis avec toi, chuchota quelque chose, et la panique en moi s'atténua en partie.

Une lumière s'alluma de l'autre côté de la pièce, révélant un Quinn à l'air ensommeillé. Il était allongé sur un fauteuil, les pieds soutenus par un riche coussin damassé, un livre ouvert sur la poitrine, et une paire de lunettes posée sur la table, près de la lampe.

Une arme reposait sous les. lunettes.

— Hé. (Sa voix sonnait rouillée. Il s'assit, cilla en regardant le livre glisser et se refermer en tombant sur ses cuisses, puis réajusta sa vision sur moi.) Comment va la tête ?

Ce n'était qu'un énorme bleu.

— Bien.

— Le docteur a dit que tu avais une légère commotion, et que quelqu'un devrait donc rester avec toi. Lewis avait besoin de repos. Tu as bien dormi ?

— Oui.

Non. Mais je n'allais pas l'admettre devant lui.

Il grogna et se passa une main sur le visage. Quinn était le genre d'homme qui devient plus séduisant avec une barbe d'un jour, pas moins.

— Mouais. Tu gémis toujours comme ça dans ton sommeil quand tu vas bien ?

— La plupart du temps. (Je restais froide et distante.) Des vêtements

?

— Désolé, je me suis dit que tu ne voudrais pas dormir dans la robe à trois mille dollars. Elle est pendue dans le placard. (Il me regardait d'un air bizarre. Je me demandai ce que révélait le langage de mon corps.) Lewis te l'a enlevée, au cas où tu te poserais la question.

— Merci. Tu peux partir, maintenant.

— Et tu crois que je prends mes ordres de toi ? (Il s'assit, éloigna le coussin d'un coup de pied et rengaina l'arme. Les lunettes disparurent dans une poche de sa veste, le livre fut posé sur la table.) Café ?

— Je veux que tu partes. (La panique était en train de revenir, filant le long de mes nerfs comme une lente décharge électrique.) Pars maintenant.

— Ma belle, je ne vais pas...

— Pars ! hurlai-je. (Ma voix avait l'intonation crue de la panique. Il se figea. M'observa. Je luttais pour contrôler ma respiration.) Contente-toi de sortir, d'accord ? Je veux m'habiller.

Il tendit la main dans le placard, y récupéra deux cintres couverts de tissu, les jeta au pied du lit ainsi qu'un sac fermé par un ruban blanc.

— Tu as le choix, dit-il. Ils ont lavé tes vieux machins. Je crois qu'ils y ont même rajouté de nouveaux sous-vêtements, des conneries comme ça.

Ses yeux étaient sombres, bien trop chargés de compréhension.

— Dégage d'ici, Quinn.

— Je serai dans la salle de bain. Oh, au fait, il y a quelqu'un de l'autre côté de la porte, donc ne t'embête même pas. Tu n'iras pas loin.

Il entra et ferma la porte. Je m'extirpai de sous les draps en rampant et arrachai le ruban du sac. Je secouai des sous-vêtements propres et les enfilai en éprouvant un profond sentiment de soulagement. La jupe avait été nettoyée et repassée; même le haut avait l'air brillant et tout neuf. Je glissai mes pieds dans les copies de designer, empaquetai soigneusement les Manolo bleu nuit et passai le sac sur le cintre avec la robe en soie.

— C'est bon ?

La voix de Quinn me parvint à travers la porte. Je m'assis sur le bord du lit, consciente d'un millier de douleurs en tête d'épingle, de mon épuisement, d'un tremblement dérangeant dans mes mains. D'un mal de tête qui me tuerait en des jours différents, moins riches en rebondissements.

— Ouais, dis-je. C'est bon.

Il ouvrit la porte et se tint là pendant quelques secondes, à m'observer. Je ne levai pas les yeux, étant occupée à démêler avec mes doigts les nœuds dans mes cheveux. C'était vain; poussées par la vengeance, les boucles étaient de retour. Sans un mot, Quinn s'éclipsa à nouveau dans la salle de bain.

Une élégante brosse à cheveux en faux ivoire apparut sous mon nez.

Je levai les yeux et découvris qu'il me la tendait. Je la pris et commençai à la passer dans ma chevelure bouclée, regrettant de ne pas pouvoir la rendre droite à nouveau, regrettant de ne pas pouvoir tout remettre droit.

Droit, clair et simple.

— C'est mieux ? demanda-t-il quand je mis la brosse de côté. (Je hochai la tête.) Y'a du dentifrice, des crèmes et tout un tas de machins là-

dedans. Tu devrais sans doute y jeter un œil.

Je ne bougeai pas.

— Qu'est-ce que vous allez faire de moi ?

— Demande à Lewis.

Je le ferai, tout en le frappant du poing à plusieurs reprises. L'idée de frapper quelque chose semblait très, très bonne à cet instant précis. Pas Quinn, ceci dit. Quinn rendrait les coups.

Je me levai, repoussai les diverses blessures et douleurs grinçantes qui me parcouraient et me rendis dans la salle de bain pour inspecter les dégâts. Pour voir les choses du bon côté, ce n'était pas aussi grave que si j'avais fait dix rounds contre un poids lourd; du mauvais côté, cela me donnait clairement un dangereux air de pirate. Pas de maquillage disponible; je fis de mon mieux avec de la crème, du dentifrice et un bain de bouche, puis passai la brosse dans mes cheveux jusqu'à ce que les boucles se changent en vagues noires et brillantes. J'avais besoin de lunettes de soleil. Voilà qui mettrait la touche finale au tableau de la femme battue.

Quand je sortis, Lewis était arrivé: il avait amené des renforts. Du genre Myron Lazlo, Charles Ashworth II et Mec Noueux, dont le nom, avais-je appris, était Rupert McLeish. Ils avaient aussi apporté le petit-déjeuner, sous forme de café noir chaud et de quelques pâtisseries vraiment excellentes, que j'acceptai joyeusement. Inutile de se lancer dans une grève de la faim, étant donné surtout que j'avais planifié de défoncer leurs jolies tronches de vieux à la première occasion.

Au-delà des fenêtres luxueuses, Las Vegas était toujours illuminée comme à Noël, mais l'horloge signalait qu'il était presque quatre heures du matin.

— Donc, demandai-je, la bouche pleine de muffin, vous avez déjà explosé la tête du gamin, ou vous gardez ça pour le grand final ?

Les Ma'at avaient pris place dans les divers fauteuils confortables de la pièce, sauf Lewis qui, aussi têtu que d'habitude, restait debout, appuyé sur sa canne. Quinn alla occuper un point de vue privilégié et straté-

gique, dans un coin. Je m'étais installée sur le bord du lit, qui se trouvait à proximité du plateau de petit-déjeuner.

— Nous ne trouvons rien d'amusant à tout cela, mademoiselle Baldwin, déclara Ashworth d'un ton sévère.

— Vraiment ? fis-je, les sourcils levés. Moi non plus, mais je me suis dit que ça convenait pile-poil à votre humour de riches mecs blancs. Et, juste une remarque; vous autres, là, vous n'enlevez jamais vos costumes ? Parce que c'est un peu bizarre. Sans rire.

Lazlo, Ashworth et McLeish portaient encore leur tenue classique d'hommes d'affaires; des bleus et des gris, avec des cravates en soie au nœud sans défauts. Toujours parfaitement fringués. Lewis était, comme d'habitude, en tenue décontractée. Il avait laissé tomber la chemise en jean pour lui préférer un vieux t-shirt miteux NYU avec un trou au col.

Pas de flanelle. Ça me manquait un peu, son look flanelle.

Lazlo jeta un coup d'œil à Quinn.

— S'est-elle montrée coopérative ?

— Bien sûr.

Voilà qui était gentil de sa part, mais bon, étant flic, il avait sans doute des échelles mobiles de coopération. Au moins, je n'avais pas essayé de le frapper avec un objet contondant.

Lazlo reporta son attention sur moi.

— Vous avez procédé à une belle démonstration dans notre hall, mademoiselle Baldwin. Quel était exactement le but de tout cela ?

Je commençais à me le demander moi-même; Rahel n'était toujours pas apparue pour me sauver la mise, et je me mettais à suspecter d'avoir été volée.

— Je voulais sortir.

— Vous auriez pu le demander gentiment.

— Vous auriez pu dire non.

Les lèvres de Lazlo s'incurvèrent légèrement, et il échangea un regard avec Lewis.

— Nous regrettons les mesures extrêmes qui furent prises pour vous soumettre. J'espère que vous vous sentez mieux ?

— Beaucoup. (Je remarquai qu'Ashworth ne fournissait aucune excuse.) Personne d'autre n'a été blessé, n'est-ce pas ?

— Vous vous êtes montrée étonnamment douée pour rendre nos agents inefficaces sans les blesser. Mes félicitations.

— C'était de la chance. (Je le fixai droit dans les yeux, avec intensité.) La prochaine fois, il se pourrait que je ne sois pas aussi chanceuse.

— La prochaine fois, il se pourrait que monsieur Quinn doive simplement recourir à quelque chose de plus que des mots déplaisants.

Je croisai les jambes et m'assurai qu'ils voient les bleus.

— Ouh là là. Voyez comme j'en tremble de peur. Si nous en avons terminé avec les fanfaronnades, pourquoi ne m'expliquez-vous pas la raison pour laquelle vous me gardez ici ? Si votre plan génial consiste seulement à laisser Quinn mettre une balle dans la tête de Kevin, pourquoi avez-vous besoin de moi ? Vous savez que je ne vais pas m'inscrire dans votre petit club, et je ne vais certainement pas trahir les gardiens pour vous. Donc, pourquoi se tracasser ?

Nous étions dans une impasse. Lewis fit un pas en avant, s'accroupit auprès de moi, et posa les coudes sur ses cuisses. Une posture complètement naturelle pour lui, mais la pâleur et la tension de son visage étaient perturbantes. Bon dieu, il avait mauvaise mine. Vraiment mauvaise mine. C'était pire qu'un peu plus tôt.

— J'ai besoin que tu voies quelque chose, dit-il. Tu es en état ?

— Eh bien, je viens de manger, donc agis à ta discrétion si ça s'an-nonce dégueu.

Il ne sourit pas.

— Laz. Si vous voulez bien.

Et tout à coup, nous fûmes en mouvement.

Je glapis alors que le monde chutait. J'oubliai toutes mes douleurs, parce qu'il y avait beaucoup trop de choses à voir là-haut. Mon corps, par exemple. Entièrement fait de verre éclatant, avec une aura bleue et or et un noyau dur et blanc de lumière situé au niveau de mon abdomen. Lewis, plus noir que les ténèbres, comme un trou dans l'espace, strié de lignes rouges empoisonnées.

Les Trois Amigos, dans le monde éthéré, avaient un air (croyez-le ou non) de magiciens. Leurs silhouettes n'étaient que robes flottantes et chapeaux pointus, paillettes bleu foncé et blanc étoilé. Leur flux était sombre et voilé comme celui des humains normaux, mais ils avaient l'imagerie éthérée de gardiens. Bizarre.

Et puis il y avait la ville.

Les émotions humaines sculptent le monde éthéré. Les actions humaines ont un écho si puissant que les résultats peuvent être grandioses ou terribles, beaux ou tragiques. Parfois tout cela en même temps. New York était constituée de couches superposées de réalité; vous pouviez lire l'histoire de l'endroit à travers ses restes émotionnels. Un noyau fonda-mental d'espoir était resté dans ce lieu; un noyau de fierté farouche et durable. Des ténèbres, oui... mais aussi une grande présence presque consciente.

Vegas n'avait rien de tout cela. La ville était vide. Le monde éthéré était presque plat. Il y avait là de l'histoire, mais en couches d'obscurité, pas de lumière. Alors que dans le monde réel, la ville n'était qu'un flamboiement de lumière, dans le monde éthéré, elle n'était que nuit et ombres, velours et silence. La faim, et la mort de l'espoir. Cet endroit consumait.

Le Luxor était un embrasement de lumière solitaire, brûlant et chatoyant de pouvoir. Une brume dorée s'en écoulait comme un flot de glace sèche, traversant une étendue déserte de ténèbres vers... autre chose.

L'absence de feu. Une noirceur tremblotante emplie d'ombres, de pouvoir d'attraction, de faim.

Elle ne produisait pas la lumière, mais la consumait. Telle un trou noir, dévorant tout ce qui l'entoure dans une spirale qui ne cesse de croître.

Nous retombâmes, quittant le monde éthéré. Je chutai lourdement dans mon corps avec une secousse générale qui tira sur des muscles douloureux. Je grimaçai.

— C'est Kevin ? demandai-je. (Lewis acquiesça lentement. Il avait l'air mortellement fatigué, même après un voyage aussi bref.) Hé. Assieds-toi avant de tomber.

Il se pencha et croisa les jambes, assis sur le sol.

— Donc. Tu comprends ?

— Pas vraiment.

— Je vous l'avais dit, elle est incapable, dit Ashworth. (Il resserra sa prise sur le pommeau en argent de sa canne, comme s'il voulait recommencer à l'utiliser pour me tabasser de nouveau.) Essayez de lui expliquer avec des mots d'une seule syllabe.

Lewis mit les mains sur ses genoux, paumes vers le haut, dans la posture du lotus.

— Kevin ne produit plus assez de pouvoir, dit-il. Son don naturel était le feu; il l'a épuisé depuis des semaines. Il consomme trop rapidement ce qu'il m'a pris, et maintenant, afin de s'alimenter ainsi que Jonathan, il apprend comment prendre du pouvoir au monde qui l'entoure.

Je sentis un frisson soudain.

— Comme un djinn.

— Non. Les djinns le font sur une échelle bien plus équilibrée; lui, il aspire du pouvoir comme un démon. Il faut l'arrêter, Jo. En dépit de son âge, il est en train de devenir une menace plus mortelle que quoique ce soit d'autre ayant parcouru la terre depuis des siècles. Il faut l'arrêter, maintenant.

Lewis prit une profonde inspiration, puis la relâcha. Lazlo reprit le cours de la discussion.

— Nous avons besoin que vous l'attiriez hors de sa cachette.

— Pardon ?

— Il ne sort pas de cette pièce. Nous avons pu agir une fois, pour vous en tirer, car il était sur le point de vous tuer, mais nous ne pouvons pas le refaire. Il nous attend, à présent. J'ai besoin que vous l'attiriez à l'extérieur, au grand air, pour que Quinn puisse l'avoir. Il se défendra contre les attaques magiques. Il ne s'attendra pas à ce genre d'attaque.

Je le fixai, sidérée.

— Vous voulez que je joue les appâts ?

— Non. Nous voulons que vous gagniez sa confiance, puis que vous le trahissiez. Et il est fort possible qu'il vous tue avant que nous puissions l'abattre.

— Waouh, alors maintenant je bondis carrément sur cette occasion de vous aider.

Lewis tendit le bras et prit ma main. Je me crispai, attendant le jaillissement de pouvoir qui était toujours passé entre nous, mais je ne sentis rien. Bien sûr... Tous ses pouvoirs avaient disparu, purgés hors de lui, laissant un énorme trou ensanglanté qui était en train de le tuer. Je ne sentirais plus jamais cette brûlure entre nous. Même si nous réussis-sions à...

— Non ! (Je retirai ma main d'un coup sec.) Lewis, bordel, si tu tues le gamin, nous ne pouvons pas récupérer tes pouvoirs. Tu le sais !

Rien de ce que je disais n'était nouveau pour eux; ils y avaient déjà pensé. Aucun d'entre eux n'eut ne serait-ce qu'un tressaillement choqué.

Pas même Lewis.

— Je sais. (Il haussa les épaules.) Il doit en être ainsi. On ne peut pas lui permettre d'acquérir plus de force. Il est en train de mettre les choses en pièces. Et ça, ce n'est que quand il se tient tranquille. S'il commence à vraiment utiliser ces pouvoirs, que Dieu nous vienne en aide.

— Non ! (Je hurlai presque. Lazlo jeta un coup d'oeil vers Lewis.

Quinn fit de même.) Vous avez du pouvoir, je le sais, je peux le sentir !

Combinez vos forces, sortez de là, allez au Bellagio, et bottez-lui son cul d'ado ! Tout ce que nous avons à faire, c'est éloigner Jonathan de lui. Bon sang, vous en aviez même l'occasion quand vous avez envoyé Quinn me chercher !

— Jonathan ne veut pas partir, m'interrompit Lewis. Crois-moi, nous avons essayé. Notre meilleure hypothèse, c'est que Jonathan souhaite être le djinn de Kevin.

Cela n'avait absolument aucun sens. Pourquoi Jonathan (qui, je le savais, n'était la pute de personne) resterait-il esclave ? À moins qu'il n'y ait là quelque chose qu'il voulait...

Un souvenir aveuglant me revint, aussi réel que la bosse douloureuse à l'arrière de ma tête. Jonathan, faisant face à une baie vitrée qui n'existait pas vraiment, observant le monde passer, les yeux sombres, furieux et pleins d'amertume. Il y a des jours où chacun d'entre eux mérite d'être balayé de la surface de la terre.

Il était en train d'observer le monde mortel. Et Rahel avait dit : II est le seul dieu véritable de ta nouvelle existence, petit papillon. Je dis lentement :

— Ce n'est pas Kevin qui est en train de faire ça. Du moins, il ne sait pas qu'il le fait, et ne le souhaite probablement pas. C'est Jonathan. Il a trouvé un moyen de rendre le monde aux djinns. Pour lui, Kevin est la réponse parfaite : un pouvoir presque illimité, pas trop malin, n'ayant pas trop de principes, trop jeune pour savoir qu'il se conduit de manière stupide. Trop innocent pour comprendre que Jonathan est en train de l'utiliser, pas l'inverse. Jonathan se contente de dire régulièrement : «

Oui maître, » et continue de s'occuper de ses propres affaires. Il est en train de tuer Kevin en aspirant chaque parcelle de pouvoir en lui, et il se sert de Kevin pour aspirer le pouvoir du monde qui l'entoure.

Silence. L'expression de Lewis était indéchiffrable.

— Mais vous le saviez déjà, conclus-je avec douceur. N'est-ce pas ?

(Lewis hocha la tête.) Et vous savez ce qu'il essaye de faire.

Nouveau hochement. Lewis n'avait pas l'air tellement en forme. Je pouvais presque voir le sang se retirer de son visage, colorant sa peau d'un gris jaunâtre maladif.

— En fait, tuer le monde humain est un bonus, dit-il. Jonathan est à la recherche des djinns perdus.

— Perdus... (Je fronçai les sourcils.) Tu veux dire libres, non ?

— Non. Perdus. (Il soupira.) Les gardiens ont perdu des djinns, et nous ne les avons pas trouvés. Notre meilleure supposition, c'est qu'ils sont toujours scellés dans des bouteilles. Et c'est une trop grosse coïncidence qu'il en manque autant. Quelqu'un les a en sa possession.

— Quelqu'un qui est dans le coin ?

— Réfléchis-y. Jonathan a manipulé le gamin pour venir ici, tu te souviens ? Il a mis l'idée dans la tête de Kevin. Il voulait être amené ici.

Cela signifie que la réponse doit aussi être ici.

— Et tu es sûr que ce ne sont pas tes gentils voisins Ma'at. Lewis parut offensé.

— Nous n'emprisonnons pas les djinns. Nous les libérons. Je leur jetai à tous un coup d'oeil, l'un après l'autre.

Ashworth avait la tête de quelqu'un qui a croqué dans un citron.

— Ça dépend de toi, Jo, dit Lewis. Tu fais sortir le gamin en plein air, où nous pouvons arrêter tout ça. Si nous devons mener ce combat au niveau magique, tout mourra. C'est ce que veut Jonathan. C'est ce dont il a besoin. Tu dois...

Ses yeux se révulsèrent. Je tendis la main vers lui, mais Quinn fut là avant moi, supportant son poids et l'installant doucement de tout son long sur la moquette.

Cette fois, l'attaque dura deux minutes entières, complète jusqu'aux spasmes galvaniques qui pliaient sa colonne et faisaient craquer ses os.

J'essayai de le maintenir au sol, mais j'avais l'impression qu'il était fait de câbles métalliques et d'acier inoxydable, pas de chair et de sang. Sauf qu'il y avait du sang qui dégoulinait, rouge vif, de la commissure de sa bouche. Je l'essuyai avec un gant de toilette chaud et humide que Quinn avait ramené de la salle de bain. Une fois que les convulsions furent terminées, il resta allongé, aussi immobile qu'un mort, le soulèvement de sa poitrine mis à part. Je fis courir mes doigts dans ses cheveux moites de sueur, et lançai un regard vers Quinn. Son visage était inexpressif comme du marbre, et tout aussi dur.

— Il va dormir un certain temps, dit-il. Mettons-le sur le lit. J'aidai à le soulever. Maintenant que les spasmes étaient passés, il donnait l'impression d'être un pantin désarticulé, fait de papier mâché et de fils. Il était plus léger qu'il n'aurait dû. Quand Quinn lui retira son t-shirt, je me rendis compte que je pouvais compter ses côtes. Je posai ma main à plat sur les crêtes osseuses, et découvris qu'il avait la peau brûlante, aussi brûlante que celle d'un djinn.

— Pantalon, dit Quinn en pointant du doigt le jean de Lewis. Ce sera moins gênant pour tout le monde si c'est toi qui le fais.

Je ravalai un rire inapproprié et m'attelai au déboutonnage et à l'ouverture de la fermeture éclair. Ça avait un air de déjà-vu. Ce n'était pas la première fois que mes relations avec Lewis passaient sous la ceinture...

Quinn tira le pantalon d'un geste vif avec une efficacité médicale. En dessous, son boxer était blanc, avec des rayures bleu clair, très années cinquante. Je rabattis les couvertures sur lui.

Les trois vieux me regardaient, dans l'expectative. Je fermai les yeux pendant quelques secondes, fis une rapide prière, et songeai à ce que Lewis m'avait montré.

J'avais été si arrogante avec lui. Si moralisatrice. Depuis quand faire partie des gentils inclut d'engager des meurtriers ?

Depuis que ne rien faire signifiait détruire le monde. Ou le laisser se faire détruire.

— Je suis votre seul espoir de vous rapprocher de Kevin, ce qui est exactement ce que les gardiens souhaitent de moi, dis-je. Voilà le marché. Non négociable. Je le jouerai d'abord à ma façon. Si je peux récupé-

rer la bouteille de Jonathan sans combattre, c'est comme ça que les choses se feront. Si cela échoue, je le fais sortir en plein air, et Quinn peut le buter.

— Je ne pense pas vraiment que votre façon de faire... commença Ashworth.

— Je ne pense pas vraiment que vous soyez en position de me dire comment tout ceci va se dérouler, dis-je. Je suis la seule d'entre vous que Jonathan laissera approcher à moins de dix pas du gamin.

Ils marquèrent tous une pause, m'observant. Je posai ma main sur l'étincelle chaude qui vivait en moi, sur la promesse de vie que je pouvais utiliser pour apporter la mort.

— Je suis la seule que Jonathan ne va pas tuer à vue, continuai-je. Si je peux y arriver, je vais récupérer la bouteille de Jonathan et mettre fin à tout ça en douceur. Sinon... (Je regardai Quinn. Ce dernier acquiesça.) il reste toujours la solution de facilité.

APRÈS CELA, je leur dis de partir. Quinn et le reste de la Ligue des Gentlemen Totalement Ordinaires sortirent en troupe. Je passai le reste de la nuit pelotonnée contre la chaleur rêveuse de Lewis, écoutant le rythme continu, profond et régulier de sa respiration. À un moment donné, je tombai dans des rêves chaotiques peuplés de feu et d'inondation, de tremblements de terre et d'orages, dans lesquels je me tenais debout, nue, alors que le monde s'effritait autour de moi.

Je me réveillai, Lewis étroitement lové contre mon dos, encore endormi, bien qu'une partie de son anatomie soit clairement réveillée. Je m'extirpai délicatement de sous les couvertures, me rendis dans la salle de bain et m'attelai aux tâches matinales. Je me débattis avec la brosse pendant dix minutes, et fus récompensée par des vagues brillantes de cheveux noirs qui cascadaient en retombant derrière mes épaules.

La journée ne pouvait pas être mauvaise, si mes cheveux coopé-

raient ainsi.

J'étudiai la robe bleue sertie de perles, mais elle était un peu trop officiellement allumeuse pour cette heure matinale. Je revins à mon haut et à la jupe courte. Mes jambes avaient besoin d'être rasées. Je m'occupai de cela, remerciant le Luxor pour ses rasoirs de sécurité personnels offerts, et terminai en m'enduisant de crème hydratante.

Alors que j'en étalais une dernière noisette sur le haut de ma cuisse, je me rendis compte que j'avais de la compagnie. Lewis se tenait là, à me regarder, les yeux à demi fermés mais pas le moins du monde ensommeillé. Il avait mis son jean, mais rien d'autre... très sexy. Je ne pus m'empêcher d'enregistrer la vue.

— Hé, dis-je en retirant mon pied nu de son support. (J'essuyai hâtivement le reste de la crème sur mes mains et mes bras, et tirai sur ma jupe pour la ramener à un niveau plus modeste.) Tu es vivant.

— À peine, convint-il en désignant les toilettes.

Je libérai la salle de bain, fermant la porte derrière moi, et repêchai mes chaussures sous le lit. Quand il tira la chasse d'eau et rouvrit la porte, j'étais assise sur le lit, à attendre. Il s'assit lourdement dans un fauteuil et posa la tête dans ses mains.

— Je suis fatigué, Jo. Vraiment fatigué.

— Hé, mon p'tit, bienvenue au club.

— Je vais te faire tuer, tu sais.

— Ouais, ben toi tu as l'air prêt à tomber raide mort à tout instant, donc je vais essayer de ne pas t'en vouloir.

Il ne souriait pas.

— Tu avais raison. C'était mon idée. La mienne et celle de David.

Nous savions que tu n'arriverais jamais vivante jusqu'à Kevin... il m'est venu l'idée d'arrêter temporairement ton cœur, de te faire franchir le bouclier et de te ranimer. Il n'aimait pas trop ça. Il aimait encore moins l'idée de t'envoyer à Jonathan.

Je me souvins d'avoir songé combien il serait facile pour Jonathan de m'écraser comme une mouche. Voilà qui mettrait fin à la loyauté divisée de David.

— Il a trouvé un moyen de me protéger. (L'étincelle chaude me picota, sous la pression de mes doigts sur mon abdomen.) Crois-moi, nous aurons une discussion à ce sujet plus tard.

Lewis me regarda à travers le treillage de ses doigts.

— Quoi ?

— Rien. (Je pris une inspiration et la relâchai.) Bon. Joli coup, de me faire rentrer, mais pourquoi est-ce que tu n'as pas utilisé tes potes en costume d'affaires ?

— Nous avons essayé. Kevin nous a arrêtés net, et il a aspiré du pouvoir à un rythme de plus en plus rapide. Nous ne pouvons plus faire contrepoids avec ce qui est en train de se passer. C'est hors de contrôle.

Voilà pourquoi nous devons faire ça, Jo. Non pas que je veuille... (Il s'interrompit, secouant la tête brutalement.) Je n'ai jamais rien voulu de tout ça. Et t'utiliser pour le faire...

— Ça craint, dis-je fraîchement. Bon. Voilà voilà. Il y a autre chose que je devrais savoir ?

Il s'appuya contre le dossier de son fauteuil et m'observa, les yeux à demi fermés, injectés de sang.

— Ouais. Les djinns sont censés être remis dans la chambre forte quand les gardiens meurent. Il y a toujours eu des pertes; certaines bouteilles ont été brisées, d'autres perdues. Mais voilà deux cents ans, les gardiens connaissaient l'existence de mille cinq cents djinns. Sais-tu combien ils sont aujourd'hui ?

Je le regardai en fronçant les sourcils.

— Non. Pourquoi est-ce important ?

— Parce qu'ils sont moins de six cent, que ce soit dans la chambre forte ou en service sur le terrain.

— Combien se sont révélés être libres ?

— Peut-être trois cent d'entre eux. Maintenant, il y a aussi des pertes accidentelles. Les bouteilles sont enterrées, englouties par l'océan, il y a aussi la prédation des ifrits. Mais tout de même, il en manque forcément beaucoup, et la plupart d'entre eux ont disparu durant les six dernières années. Je crois que c'est la raison pour laquelle il a eu recours à cela.

Soit il croit que nous sommes derrière tout ça, soit que nous nous en fi-chons.

— Donc quelqu'un les vole aux gardiens ? Et ils ne le savent pas ?

— Ils le suspectent. (Lewis se frotta le visage comme s'il essayait d'en éliminer la fatigue.) Marion a fait des investigations. Je l'ai aidée pendant un certain temps. Toutes les pistes nous ramènent ici. À Las Vegas, ou dans les environs. Nous ne pouvons pas trouver les bouteilles, étant donné qu'elles n'apparaissent pas dans le monde éthéré, mais il y a cette impression de... (Il chercha ses mots.) Malfaisance. Jonathan a manipulé le gamin pour qu'il l'amène ici. Il est à la recherche de la même chose que nous. Il se montre seulement plus impitoyable dans sa quête.

— Donc notre ennemi n'est pas Kevin. Il secoua la tête.

— Ne t'y trompe pas : il l'est. Kevin est hors de contrôle, et Jonathan se fout du genre de dégâts que peut faire le gamin, tant qu'il reste libre de faire ce qui lui plaît. En fait, Jonathan utilise le gamin comme un conduit. Tout nous ramène au gamin. Nous devons l'arrêter.

— Et les djinns manquants ?

— Une chose à la fois. Je hochai la tête.

— O.K. Comment j'arrive au Bellagio ?

Il me lança un sourire absolument adorable.

— Belle journée pour une balade, du moins d'après ce qu'on m'a dit.

— Tu viens avec moi ?

— Je ne te perds pas de l'œil. (Quand j'arquai les sourcils en silence, il imita mon geste.) David me tuera si je permets qu'il t'arrive quelque chose.

Je m'éclaircis la gorge.

— Ouais... en parlant de ça... est-il...

— Dans le coin ? (Le sourire de Lewis devint positivement cruel.) Sur ce point, tu devrais en savoir plus que moi. Nous travaillons parfois ensemble : ça ne veut pas dire que nous sommes les meilleurs amis du monde. Surtout pas quand tu es concernée. S'il savait que je viens de passer la nuit ici...

— Hé ! Il ne s'est rien passé !

— Seulement parce que je suis sur le point de mourir. (Il agrippa sa poitrine et mima une crise d'étouffement élaborée. Sauf que ce n'était pas vraiment drôle. Il était sur le point de mourir.) Désolé. En quelque sorte, c'est étrangement amusant, de mon point de vue. Pour la première fois de ma vie, tu considères que tu peux dormir avec moi sans risque.

Je baissai les yeux pour étudier le concret. Du genre, mes chaussures. J'avais enfilé la gauche et je glissai mes orteils dans la deuxième quand j'entendis le grondement du tonnerre. Je sentis l'embrasement du pouvoir. Vif et brûlant.

Je levai les yeux. Lewis se dirigeait déjà vers les fenêtres.

— On devait s'attendre à de la pluie ?

— C'était pas prévu à la météo.

— Ça ne donnait pas vraiment l'impression d'être naturel... Je m'interrompis, car il tira les rideaux; nous le vîmes tous les deux en même temps. Un orage était en train de se former au-dehors. Un sacré gros orage, violet noir, qui gonflait comme une tumeur.

Le cumulonimbus incus s'étirait à une hauteur vertigineuse, tour d'un blanc grisâtre qui s'élevait presque jusqu'à la troposphère. La quantité de pouvoir contenue dans ce monstre augmentait de façon exponentielle.

Encore pire, il possédait une rotation. Une grosse rotation. J'observai ses limites qui s'étendaient rapidement jusqu'à l'horizon, comptant les secondes et le mouvement des nuages.

— Merde, murmurai-je. Je crois qu'on ferait mieux de ne pas prévoir d'aller au Bellagio.

Les éclairs filaient le tissu du ciel en tombant des énormes nuages, en trois ou quatre endroits. Je vis l'éclat bleu et chaud des transfos qui ex-plosaient, quelque part non loin des frontières de la ville.

Lewis jura doucement dans sa barbe, puis dit :

— Je ne peux rien voir. Qu'est-ce que c'est ?

Sans ses pouvoirs, il était exclu du monde éthéré. Je m'élevai et jetai un coup d'oeil.

Ce n'était pas bon. Pas bon du tout.

— Dis-moi que c'est quelqu'un que nous pouvons arrêter, dit-il.

Non. En fait, ce n'était pas du tout quelqu'un. Ce n'était personne.

Le climat est mathématique, si on le voit sous un certain angle très basique... réchauffer et refroidir l'air signifie simplement contrôler la vitesse à laquelle vibrent les structures atomiques. Dans une situation normale, qu'elle soit désespérée ou non, les structures atomiques vibrent en harmonie, en groupes, comme un chœur magnifique et glorieux. En situation orageuse, elles dissonent.

Cette chose était faite de bruit pur et absolu. Il n'y avait pas de bandes d'air chaud et froid; il n'y avait pas de vents, en fait. Ou s'il y en avait, ils étaient incapables de s'alimenter par eux-mêmes; ils naissaient, mouraient et disparaissaient en un clin d'œil. Des vibrations chaudes et froides se heurtaient les unes contre les autres au niveau subatomique, pas seulement comme le fer de lance d'un événement, mais entrelacées.

— Mais qu'est-ce que... chuchotai-je, horrifiée.

Ceci n'était pas un déchaînement de la nature. C'était la nature en-tièrement dépourvue de chaînes. A l'aéroport McCarren, un jet à la carrure large s'inclina pour atterrir; je vis qu'il semblait trébucher alors qu'un cisaillement de vent le heurtait. La queue se releva; le nez s'abaissa.

— Non ! Jo, fais quelque chose ! hurla Lewis en plaquant violemment sa main contre la fenêtre.

Je me projetai rapidement dans le monde éthéré, vis le chaos et la destruction faire rage. Je me concentrai sur l'avion. Il était rempli de gens terrifiés qui hurlaient et brûlaient comme de la paille en Seconde Vue; il fallait que j'ignore cela et que j'essaye de déterminer ce qui était en train d'attaquer la zone dans laquelle se trouvait l'avion.

Le chaos. Complètement dénué de sens...

Je sentis un rude éclair déchirant, et vis les chaînes de particules se refermer brutalement les unes sur les autres.

L'éclair frappa l'avion avec une précision mortelle, grillant les circuits électroniques en produisant un pop blanc et violent d'énergie, une fontaine dans le monde éthéré, qui ne faisait que contribuer à la folie ambiante.

Je me tendis et agglomérai une couche d'air sous l'avion, puis le for-

çai à se comporter comme de l'air normal en des circonstances normales.

Cela requérait un effort phénoménal, et je sentis la tension vibrer à travers moi comme un câble en acier tendu. J'étayai l'avion avec un courant ascendant, apaisai l'air autour de lui et me défendis contre un autre cisaillement de vent qui attaquait par le flanc. L'avion était lourd, et le vent ne cessait de rendre coup pour coup, tentant d'échapper à mon contrôle, de tourbillonner comme la cape d'un matador. Il voulait arracher les ailes de ce 737. J'imposai par la force une piste droite d'air calme, face aux moteurs qui hurlaient.

Je tremblais de tout mon corps. Les corps humains ne pouvaient pas canaliser ce genre d'effort, pas pendant très longtemps, pas sans l'aide d'un djinn, et David n'était pas là. N'était pas connecté à moi.

Un peu plus loin, juste un peu plus...

L'avion était à trente mètres du sol. Je sentis l'air essayer de se séparer d'une pirouette; je l'empoignai, entrelaçai les chaines et les forçai à rester connectées.

Quinze mètres.

Six.

— Tiens bon, chuchota Lewis auprès de moi. Tu y es presque.

Trois.

Juste avant que les roues ne touchent le tarmac, je sentis quelque chose céder à l'intérieur de mon corps avec une déchirure sanglante, et tout s'écroula. L'avion rebondit, atterrit, dérapa, pilonné à droite et à gauche par les coups de poings des cisaillements de vent.

Je ne pouvais pas l'arrêter, mais je ne cessai d'essayer, cherchant à reprendre le contrôle. Je tombai à genoux, respirant lourdement, sentant le goût du sang dans ma bouche et voyant des points rouges briller devant mes yeux.

— Jo ! (Lewis m'avait attrapée. Je luttai pour ne pas sombrer dans les ténèbres.) Lâche prise ! Ils sont au sol !

L'avion s'était arrêté, grâce à un effort surhumain et paniqué fourni par ses pilotes.

Quand je lâchai prise, le vent se forgea un bord effilé et vint directement vers moi.

— Lewis ! hurlai-je avant de le pousser sur la moquette et de le re-couvrir de mon corps.

Le cisaillement de vent s'abattit pleine force contre la pyramide, à une vitesse d'au moins cent cinquante kilomètres heure, et la fenêtre explosa comme une bombe. Je sentis une brûlure cuisante traverser mon dos, puis une rafale glacée de pluie. Je roulai loin de Lewis et saisis son bras, le tirai sur ses pieds et le poussai en direction de la porte.

Avant que nous n'y soyons parvenus, un autre cisaillement de vent entra en rafale, me heurta dans le dos comme un train de marchandises et me plaqua violemment sur la moquette. Lewis se retourna et chercha à m'attraper, mais ma main était poisseuse de sang, et le cisaillement de vent devint un courant inverse, m'aspirant à l'extérieur, dans l'orage.

Je sentis la pesanteur m'abandonner alors que je valsais hors de la fenêtre brisée, suspendue à des dizaines de mètres au-dessus des rues de Las Vegas. Les fontaines du Bellagio jaillissaient toujours dans les airs, mais l'eau était mise en lambeaux, transformée en brume dès qu'elle ex-plosait hors des canons à eau. J'essayai de m'emparer des vents autour de moi pour les contrôler, mais être suspendue en plein air telle Fray Wray dans la main de King Kong ne faisait rien pour améliorer ma concentration.

Le vent détecta ma tentative pour le manipuler et me laissa tomber.

Droit vers le sol.

Je criai tout en heurtant le verre et commençai à glisser le long du flanc de la pyramide. J'essayai de tendre mon pouvoir pour amortir la chute, mais le vent se défendit, s'écoulant loin de moi, créant un courant descendant qui m'aspirait plus rapidement vers le béton. Je me débattis sur les vitres lisses, le métal froid, laissant des traînées sanglantes derrière moi.

C'est fini. Je sentis une terreur maladive et écœurante s'emparer de moi, déchiquetant ce qui restait de mon contrôle magique. Une seconde me rapprocha du sol. Deux. J'allais heurter...

Ma chute s'interrompit avec une brusque secousse, comme si j'étais parvenue au bout d'un élastique, et je fus tirée d'un coup sec vers le haut dans une spirale tourbillonnante. Le verre de la pyramide passa sous mes yeux dans une masse confuse, reflétant les éclairs blancs de la foudre. La pluie me fouettait violemment, comme un bombardement de grêle, et je ne pouvais pas respirer, je n'avais pas repris mon souffle depuis que j'avais commencé à crier...

Je dépassai la fenêtre brisée, eus un aperçu de Lewis qui se tenait là, pâle comme un mort, protégeant son visage du vent féroce, parcouru de stries sanglantes causées par les morceaux de verre brisé qui volaient en tous sens.

Il tendit la main pour essayer de m'attraper, mais c'était trop tard.

Je sentis la chaleur de ses doigts qui effleuraient ma cheville nue, puis je fus emportée vers le haut, dans l'orage.

Prise en otage.