VIII

J'EUS LE TEMPS de reprendre ma respiration six fois environ avant de me retrouver trop haut pour que cela ait de l'importance, puis je commençai à suffoquer. L'ascenseur continuait de s'élever. Je ne peux pas respirer... Non, je respirais, mais cela ne me faisait aucun bien. Teneur en oxygène trop faible. Je remplissais mes poumons sans que cela ait aucun effet. Crée de l'oxygène. Tu peux le faire. Bien sûr que je le pouvais; il ne s'agissait que de former de nouvelles molécules à partir des éléments à disposition autour de moi, mais bon dieu, je ne pouvais pas réfléchir, je ne pouvais pas...

Je ne pouvais pas, c'est tout. Pour la première fois, je me découvris incapable de faire ce qui, je le savais, devait être fait.

Ce qui me laissait la mort. Normalement, voilà qui aurait dû repré-

senter une sacrée motivation, mais mon esprit était en train de s'effilocher en filaments usés jusqu'à la corde, et je ne parvenais plus à sentir mon corps. Mourir était plutôt comme de s'effacer. Cela faisait à peine mal.

Quelque chose de blanc explosa à travers moi, comme la décharge d'un aiguillon.

Non, s'il vous plaît, je veux juste me reposer... Fatiguée...

Une nouvelle éruption blanche, rampant le long de ma colonne pour s'embraser dans mon cerveau. Panique. Une panique provenant d'une partie de mon être si profondément enfouie qu'elle ne pouvait même pas s'exprimer en mots, seulement en éclairs.

J'ouvris les yeux.

La chose me tenait. Cela avait été un djinn, autrefois... Je pouvais toujours voir les yeux furieux, liquides, dans ce visage déformé et hurlant. Ce n'était plus un djinn, à présent. Pas même un ifrit, lequel était au moins une entité cohérente, un être. Ceci était une tumeur de magie, di-latée comme un cancer, gonflée par...

...par une Marque noire et brillante qui brûlait et ondoyait sur sa poitrine distendue.

Ce n'était plus un djinn; c'était le cocon d'un démon. Je détectais le djinn piégé à l'intérieur, mais il était en train de décliner, de mourir, consumé de manière lente et horrible par l'autre. Il était désespéré.

Ils étaient tous les deux désespérés.

Des points noirs dansaient follement dans mon champ de vision.

Manque d'oxygène. Je cillai et tentai de me rappeler comment arranger ça, mais il y avait trop de pièces manquantes, et c'était bien trop difficile...

Le djinn ouvrit la bouche, et je vis quelque chose de noir bouger à l'intérieur.

Rampant vers moi.

J'eus un flash-back impuissant et suffoquant qui me ramena sur le canapé de Bad Bob, ses yeux bleus et froids posés sur moi, une bouteille remplie de démon dans la main. Tiens-la, avait-il lancé sèchement à son djinn, qui m'avait ouvert la bouche de force...

Peut-être que mourir ne m'embêtait pas tant que ça, mais cela, oui.

Sans même y réfléchir le temps d'une seconde, j'empoignai l'énergie qui m'entourait, la canalisai et la rabattis violemment en une centaine de millions de volts, en un plasma bleu blanc, juste au sommet de la chose qui me tenait.

Au dernier moment, je me souvins que si je frappais le djinn, le djinn, lui, me tenait toujours, et cela signifiait que j'allais griller avec lui.

Alors que les chaînes de particules s'assemblaient en un coup de fouet, alors que la charge électrique commençait à s'écouler comme du liquide à travers le ciel déchiré, j'entassai des molécules d'air entre nous et les projetai vers le djinn, le repoussant au loin. Il n'était pas suffisamment corporel pour que ma poussée l'envoie à une très grande distance, ou assez composé de brume pour qu'elle le fasse disparaître, mais j'y gagnai un précieux demi-mètre d'espace tandis que le ciel virait au blanc autour de moi.

L'éclair frappa le djinn avec la puissance d'une bombe nucléaire, le déchiquetant en parcelles d'ombre. Je le vis, même à travers mes paupières fermées et mes mains qui faisaient bouclier, puis l'onde de choc me heurta, m'envoya valdinguer, et la pesanteur commença à me réclamer.

Le ciel hurlait.

J'émergeai des nuages, tombant comme une étoile. La friction me chauffait la peau, déchirait mes vêtements en lambeaux autour de moi.

Je tourbillonnais, impuissante, pirouettant vers la boîte brillante de joyaux répandus qu'était Las Vegas.

Un avantage ; j'avais de l'air frais à profusion. J'inspirai brutalement et rapidement, pompant l'oxygène dans ma circulation sanguine, et commençai à travailler sur le ralentissement de ma chute. J'avais les idées plus claires. J'avais presque l'impression d'être dans un cauchemar, sauf que les cauchemars n'étaient généralement pas accompagnés de cécité partielle et de cheveux aux extrémités brûlées. Je voyais toujours les post-images du cri soudain, glacé, déformé du djinn infecté par un dé-

mon.

Je ne l'avais pas tué. On ne tue pas une chose pareille, ou du moins les humains ne le font pas ; une fois, David avait réussi à détruire un dé-

mon, mais c'était un djinn et, à l'époque, il était en deuxième position, après Jonathan, sur l'échelle du pouvoir.

Je ne ralentissais pas beaucoup, et le sol avait l'air plus proche. Ma peau était engourdie, suite au frottement rapide de l'air froid. J'avais cessé de tourbillonner, mais je pouvais sentir l'aspiration avide de la gravité qui me tirait vers le bas, et peu importe la vitesse à laquelle j'attrapais l'air pour créer un coussin, j'étais malgré tout trop lente.

À ce rythme, je n'allais réussir à interrompre ma chute que pour mourir en respirant à travers un tube en unité de soins intensifs.

Je montai dans le monde éthéré. Instinct et panique, plutôt qu'un mouvement conscient, comme des rats grimpant sur les espars d'un bateau en train de couler... Là-haut, le djinn infecté par un démon se dé-

chaînait toujours, noir et furieux, et le plan tout entier était agité par le pouvoir.

En dessous de moi se trouvaient des lumières brillantes; non pas la lumière fluo éblouissante du Strip, mais l'éclat de gardiens qui canalisaient le pouvoir.

L'une était une torche orange, assez grande pour illuminer tout le monde éthéré... ça devait être Kevin. L'autre était d'une riche couleur do-rée, comme un soleil d'été.

Kevin possédait les pouvoir volés de Lewis, et il pouvait agir s'il le souhaitait, mais je savais bien qu'il ne fallait pas s'attendre à ce qu'il me sauve, même s'il avait compris comment s'y prendre. Et l'autre gardien, scintillant comme l'été, n'était pas un gardien des Cieux. J'étais vraiment foutue.

J'inspirai profondément et me concentrai intensément, parvins à ralentir suffisamment ma descente pour qu'elle semble un peu moins être en vitesse finale, mais quand je rouvris les yeux, je vis que le sol se préci-pitait vers moi, très proche; bon dieu, il était plus proche que je ne l'aurais cru, et il était impossible que je puisse m'arrêter à temps.

Je n'allais pas m'éclater en ville. Je me dirigeais vers une étendue de désert, quelque part près de l'aéroport. Vers la poussière, les buissons épineux, et une mort qui allait me faire mal, très mal.

Un éclair de foudre illumina la zone de sable pâle qui allait être mon lieu de repos final.

Je criai, projetai les bras en avant dans un geste instinctif et inutile pour protéger mon visage, et heurtai le sol.

C'ÉTAIT COMME DE heurter un lit rempli du duvet le plus doux. Il explosa dans les airs en un nuage pelucheux, et je coulai, lentement.

Je dérivais. J'avais l'impression d'être légère, de flotter.

J'avais la tête qui tournait, bizarrement, et réalisai que j'étais en train de retenir ma respiration; mes yeux étaient hermétiquement fermés. Quand je les ouvris, je ne vis rien. L'air que j'inspirais par hoquets avait un goût de poussière.

Il faisait noir.

Je tendis la main devant moi et sentis des particules en vrac qui dé-

rivaient, aussi fines que du talc; puis il y eut un sol ferme sous mes pieds, qui me souleva.

J'émergeai, debout, portée hors du sol dans un jaillissement de sables mouvants fins comme de la poudre.

Oh. L'autre gardien était un gardien de la Terre. Sans parler du fait qu'il était favorablement disposé. Il allait falloir que je remercie quelqu'un, grave...

Je fis un pas et m'écroulai en avant, à quatre pattes, toussant et suffoquant. Quelqu'un me tapota gentiment le dos, soulevant des nuages de poussière.

Je levai les yeux pour voir le visage de mon sauveur.

— Marion ? (Je fis une pause, le temps de tousser un peu plus de dé-

sert.) Bon sang...

— Respire, me conseilla-t-elle.

Marion Bearheart ressemblait plus ou moins exactement à ce qu'elle était là-bas au Denny's, avant qu'on ne m'ait éloignée pour que je meure, et avant que je n'aille à Vegas... même jusqu'à sa veste noire à franges. Sa chevelure était toujours proprement tressée, attachée avec des perles aux reflets turquoise. Elle n'avait pas l'air d'être troublée par l'orage, le djinn-démon hurlant dans le ciel, ou le fait que je venais tout juste de plonger droit vers le bas sur trois kilomètres, heurtant le sol les pieds en premier comme le plongeur de falaise d'Acapulco le plus stupide qui ait jamais existé.

— Merci, parvins-je finalement à hoqueter, avant de cracher du sable. (Beurk. J'avais vraiment besoin d'une brosse à dents. Elle me lança un faible sourire.) Que... comment...

Elle m'ignora, levant les yeux vers les nuages.

— Peux-tu arrêter cette chose ?

— Pas vraiment. (Je m'essuyai la bouche d'une main et luttai pour me redresser sur mes pieds. Mes pieds nus. Merde. Mes vêtements étaient en lambeaux. J'avais l'air d'une laissée-pour-compte des Misé-

rables.) Le djinn qui est là-haut a une Marque du Démon.

Elle acquiesça, comme si elle le savait déjà. Il était toujours difficile de déterminer ce que Marion savait, car rien ne semblait vraiment la sur-prendre tant que ça. Elle sortit une bouteille de sa poche. Simple, carrée, elle semblait assez robuste pour survivre à la plupart des désastres ordinaires. Un bon verre bien épais. Elle la garda en équilibre sur sa paume et leva les yeux vers l'orage.

— Fais en sorte qu'il reste occupé, dit-elle. Garde-le loin de moi si tu peux. Je vais devoir le mettre en cage.

Les nuages bouillonnèrent, comme s'ils sentaient ce qu'elle s'apprê-

tait à faire. J'entendis le vent commencer à hurler, et je savais qu'il venait pour nous. Je me préparai, mais même ainsi, la fureur pure de la rafale qui me frappa faillit me jeter à terre; la veste à franges de Marion claqua, se gonfla et sa tresse s'effilocha, laissant échapper des mèches flottantes de cheveux gris. Le sable s'envola brusquement loin de moi en pâles ruis-seaux; dans la lumière confuse et éblouissante de l'autre côté de la clô-

ture, où Las Vegas commençait vraiment, je vis des réverbères éclater et des transfos lancer des étincelles.

Le garder loin d'elle ? Elle déconnait, ou quoi ?

Je sentis que l'orage tournait son attention vers nous et secouai la tête pour me débarrasser du brouillard résiduel, afin de me concentrer sur le monde éthéré. Je ne pouvais pas faire grand-chose à propos du djinn, mais je pouvais combattre ses effets... inverser les polarités, briser les cisaillements de vent. La foudre continuait de s'embraser, mais je parvins à la contenir, loin en hauteur dans l'ionosphère.

— Sois lié à mon service ! hurla Marion dans le vent. Je le sentis venir.

— Accroche-toi ! criai-je, avant de projeter un mur d'air immobile autour de nous deux : tentative de bouclier complètement minable qui se fracassa sous la fureur de l'attaque du djinn.

Marion serra fermement la bouteille et s'agrippa à mon bras; je regrettai de ne pas avoir un bon petit truc bien solide auquel m'accrocher moi, genre une montagne, car la rafale qui nous frappa même à travers ma protection butoir nous projeta violemment en arrière sur au moins trois mètres, nous souleva loin du sol et nous balança à plat sur le dos. Je me redressai immédiatement et saisis Marion. Elle avait toujours la bouteille.

— Sois lié à...

Le vent nous frappa à nouveau, cinglant, et je sentis la chaude brû-

lure d'ozone provenant d'un éclair qui essayait de se former. Je me concentrai intensément sur lui. Marion avala une rafale de vent et ajouta d'une voix étranglée :

— ... mon service !

Magne-toi, bordel de dieu, pensai-je, mais je n'eus pas assez de temps pour le dire, car un visage fonça en rugissant depuis les nuages qui tournaient en cercle et se dirigea droit vers moi, accompagné par un rideau de pluie oblique que je ressentais comme de toutes petites épingles argentées sur ma peau froide.

Il ouvrit la bouche et je vis le démon à l'intérieur, son regard fixé vers moi, avide de cris frais et chauds. J'eus un nouveau flash-back qui me rappela le goût noir et glissant d'un démon en train de se tortiller le long de ma gorge, se consumant dans ma chair. Plus jamais.

Le djinn tourbillonna dans le vent, recueillant une dose mortelle de pierres, de sable, de branches hérissées d'épines, de cannettes vides.

Il allait carrément nous décaper la peau jusqu'à l'os.

Je le frappai avec la force de la panique, compressant des molécules d'air et gelant la pluie, la soufflant vers l'arrière, dans une mini-tornade broyeuse qui piégea le djinn dans ses profondeurs.

— Achève ! criai-je.

Je ne savais pas si Marion pouvait seulement m'entendre; je ne pouvais pas la voir, dans l'obscurité confuse, avec mes cheveux qui me fouettaient sauvagement les yeux.

Qu'elle puisse m'entendre ou non, quant à moi je l'entendis certainement.

— Sois lié à mon service !

Son ordre retentit haut et clair, et j'eus soudain le sentiment que quelque chose prenait une grande inspiration, alors que la pression chutait si brusquement que mes oreilles se débouchèrent; dans un dernier éclair bleu blanc de foudre, je vis la noirceur entrer à flots dans le goulot de la bouteille que Marion avait à la main.

Elle rabattit brutalement le bouchon et s'effondra à genoux, respirant en hoquets convulsifs. Du sang dégoulinait depuis la commissure de sa bouche, et, tout en glissant la bouteille dans la poche de sa veste, elle comprima son bras droit contre ses côtes.

Le vent continua de souffler pendant quelques secondes supplémentaires, puis il faiblit et s'apaisa peu à peu. Dans le ciel, les nuages couleur d'hématome, tachés par le sodium et le néon, commencèrent à se déplacer et à se briser les uns contre les autres.

— Ça va ? lui demandai-je.

J'avais les jambes tremblantes, et je réalisai combien j'avais froid.

Mon cœur continuait de galoper dans ma poitrine, ignorant le message envoyé par mon cerveau lui signalant que le danger était passé. Les cœurs sont marrants, avec ça. Prouve-le, disait-il.

— Oui, dit-elle. (Sa voix était empreinte de faiblesse et d'épuisement.

Elle avait lieu de l'être, j'imaginais; elle n'avait pas été soufflée en l'air sur trois kilomètres et projetée droit vers le sol, mais elle avait sans aucun doute eu sa part d'émotions. Sans parler du fait qu'elle m'avait sauvé la mise en m'évitant de m'étaler comme une crêpe sur le sol du désert.) Une côte brisée, je crois. Ça va guérir. C'est le gamin qui a fait ça, tu sais.

Il a cassé la bouteille, libéré le djinn avec la Marque du Démon. Il faut qu'on l'arrête.

Je tendis la main. Elle eut besoin de toute mon aide pour se lever.

Avec sa chevelure défaite par le vent, réduite à un enchevêtrement sauvage, elle ressemblait beaucoup moins à la Marion intimidante que je connaissais et craignais.

— Comment est-ce que tu es arrivée ici ? demandai-je.

Le faible sourire qu'elle me lança était teinté de souffrance.

— Ne t'inquiète pas de ça. (Elle sonda son côté, et grimaça.) Il faut que tu continues. Ils vont partir à ta recherche, et je ferais mieux de ne me mesurer à personne d'autre pour le moment, si ça ne t'embête pas. Si tu t'apprêtes à rester ici, nous pourrions avoir besoin de ton aide. Il faut que le gamin soit neutralisé. Rapidement.

Elle ne s'en réjouissait pas; c'était certain. Je soutins le regard de ses yeux sombres pendant quelques secondes.

— Je vais y aller, maintenant. Bon, si je te laisse là, ça ira pour toi ?

Son sourire s'approfondit et engendra de petites rides d'amusement au coin de ses yeux.

— Joanne, j'ai survécu à bien pire que toi. Et je ne suis pas si vieille que ça.

Pour le prouver, elle se libéra de ma poigne et se redressa. Cela avait presque l'air crédible. Au-dessus de nos têtes, les nuages filaient rapidement, partant vers le sud alors que le vent les poussait et cherchait son chemin. La lumière de la lune erra à travers une brèche dans les nuages, et nous baigna dans un cercle d'argent.

— Continue. Je te vois plus tard, dit Marion avant de se détourner et de s'éloigner dans le désert.

Je boitai pieds nus dans le sable, grimaçant à cause des pierres et des piqûres d'épines, et atteignis une clôture grillagée de deux mètres, surmontée de fil barbelé.

— Génial. Je soupirai.

Je commençais vraiment à regretter mon état de djinn.

IL NE SEMBLAIT y avoir aucune raison de boiter jusqu'au Luxor, surtout qu'il était au moins un kilomètre plus loin que le Bellagio, et qu'une fois sur place je n'aurais qu'à faire directement demi-tour pour aller faire ce que voulaient les Ma'at, sans parler des gardiens. Comme aucun chauffeur de taxi sain d'esprit ne s'arrêterait pour prendre une orpheline sans chaussures, échevelée et en loques dans l'obscurité précédant l'aube, je me cantonnai au trottoir. C'était très légèrement plus facile que ne l'avait été l'escalade de la clôture, laquelle avait compris des couches de chiffons de récupération, un morceau de vieux pneu et une belle collection d'estafilades. Je restai dans les ombres, évitant d'attirer inutile-ment l'attention des pervers et des flics. Les fontaines étaient silencieuses devant l'hôtel ; j'imagine que cela avait un rapport avec le vent qui se déchaînait toujours, vif et chaud.

Même à une heure aussi matinale (ou tardive), beaucoup de personnes entraient et sortaient de l'hôtel. Je fis une pause, étudiant l'entrée brillamment éclairée, et m'examinai d'un coup d'œil. Non. Aucune chance. Le Bellagio avait ses critères.

Le parking était une mer de voitures, toutes bien alignées au mouillage. Je boitai en traversant une ou deux rangées, repérai quelques voitures (il y en avait toujours quelques-unes, même en ces temps louches) dont les portières n'étaient pas fermées.

Les deux premières ne rapportèrent rien d'autre qu'un beau revêtement en velours et des pièces de monnaie dans les porte-gobelets; dans la troisième, un sac de gym reposait sur le plancher à l'arrière. Des leggings noirs, un t-shirt, des chaussettes et des chaussures de sport; à l'odeur, tout ceci avait été utilisé récemment. Je me décidai pour les leggings et le t-shirt, fus incapable de supporter les chaussettes et fourrai mes pieds abrasés dans les chaussures trop larges. Ma bienfaitrice athlé-

tique y avait inclus une brosse à cheveux. J'en fis bon usage, grimaçant à cause des nœuds, et rattachai l'ensemble avec un morceau de tissu provenant de ma jupe en pièces. Je passerais. En quelque sorte.

Je traversai le parking à petites foulées, essayant d'avoir l'air d'ap-précier l'exercice au lieu de grimacer à chaque pas, pris le chemin le plus long pour me faire une bonne couche de sueur, puis continuai mon jogging sous le portique illuminé. Des portiers en uniforme maintinrent les grandes doubles portes vitrées ouvertes; je leur lançai un signe guilleret et pénétrai à l'intérieur en marchant, sans qu'un seul sourcil se soit levé.

Je me penchai en avant pour respirer profondément, le souffle court, ce qui n'était pas entièrement feint.

— Content que vous ayez pu revenir, mademoiselle, dit aimablement l'un d'entre eux avec un accent anglais adorable. C'était un sacré orage.

— Ah oui ? (Je mis mes mains derrière mon dos et m'étirai.) Je n'ai pas remarqué.

Je lui jetai un sourire reconnaissant et filai dans le hall. La plupart des employés du comptoir n'étaient pas en service; seuls deux d'entre eux faisaient la nuit. Le casino continuait à engloutir inlassablement de l'argent, accompagné par des bips électroniques charmants et par le tintement métallique étincelant des pièces de monnaie. Je tournai et remontai l'étendue de moquette sans fin, vers le couloir où se trouvaient les ascenseurs.

Il y avait encore un vigile de service, en uniforme.

J'essuyai la sueur sur mon visage, en faisant toute une mise en scène alors que je m'approchais de lui, lui lançais mon sourire le plus mièvre et faisais un signe de la main. Il m'ignora. De toute évidence, aucune catin qui se respecte ne sortirait en ayant une telle apparence.

J'appuyai de mémoire sur un bouton et m'adossai contre le mur, essayant de ne pas faire le catalogue de mes douleurs, d'abord le mal de tête qui s'évertuait à m'élancer et qui réaffirmait ses prétentions, puis les différents points sensibles, bleus, et expériences de mort imminente.

J'avais besoin de passer une semaine au spa, avec un massage profond des tissus et une thérapie aux pierres chaudes. Sans parler d'un soin cho-colat intensif.

L'étage était désert quand j'y parvins, long canal de moquette luxueuse et de portes closes. Pas de bruit. Je parcourus le couloir jusqu'à la porte derrière laquelle Kevin et Jonathan avaient fait leur petit nid loin de la rumeur du monde.

Quand je tendis la main pour frapper, elle s'ouvrit en grand. Très Famille Addams.

— Hé, dit Jonathan.

Il était assis sur le canapé, exactement tel que je l'avais vu pour la première fois; mince, athlétique, militaire sans l'uniforme. Un polo noir au col rond, qui était quelque part plus habillé qu'un simple t-shirt, et un genre de pantalon cargo kaki avec beaucoup de poches. Des bottes à lacets robustes.

— Jo, me salua-t-il en inclinant la tête vers un fauteuil situé en face de lui. Entre. Mets-toi à l'aise.

J'obéis, sans faire de commentaire.

Ses sourcils poivre et sel s'arquèrent légèrement alors qu'il me dé-

taillait impitoyablement des pieds à la tête.

— Mauvaise journée ? demanda-t-il.

— Pas la pire que j'aie connue. Ce qui n'est pas très bon signe en ce qui concerne le reste de ma vie, n'est-ce pas ?

— Tu as la tête de quelqu'un qui se ferait bien une bière.

Il y avait deux bouteilles sur la table basse à côté de lui. Je tournai la capsule de l'une d'entre elles et pris une gorgée. Légèrement âpre, au goût de houblon prononcé, mais assez froide et rafraîchissante pour être acceptable.

— Jolis bleus et charmantes coupures, dit Jonathan avec amabilité.

Comment va ?

— Bien. Et toi ?

— Pas de quoi me plaindre. (Il avait les yeux sombres, sombres comme l'espace qu'aucune étoile ne pourrait jamais éclairer.) Nous voilà quittes avec les banalités. Tu comprends bien que je vais te tuer si tu fais ne serait-ce que songer à te mettre en travers de mon chemin, n'est-ce pas ?

— Je ne veux pas grand-chose. Je veux un massage raisonnablement décent, un gommage à base de plantes, et mettre fin à tout ça avant que nous ne soyons tous tués. (Je me renversai en arrière et passai une jambe par-dessus l'accoudoir du fauteuil, aussi désinvolte que possible. Après la nuit que j'avais eue, Jonathan ne m'embêtait vraiment plus tant que ça.) Tu étais au courant, à propos du djinn avec la Marque du Démon. Tu as laissé Kevin le libérer.

Il ne confirma ni n'infirma. Il se contenta d'incliner légèrement sa bouteille de bière dans ma direction, et je vis le passé du djinn défiler dans un flou confus. Pris en esclavage dans une bouteille. Travaillant pour un maître haï. Appelé, un jour, recevant l'ordre de tendre la main...

...et de prendre une Marque noire brûlée sur la poitrine de son maître, pour la faire sienne.

Enfermé dans une bouteille, scellé pour toute l'éternité avec un ennemi qu'il ne pouvait vaincre et auquel il ne pouvait même pas se rendre.

Mourant, mais jamais mort. Infecté.

La bouteille, attrapée et fourrée dans la poche de Kevin, dans la chambre forte de l'Association des gardiens à New York. Une vue déformée et vacillante de Kevin, Jonathan, David, Lewis...

...moi.

— Je sais que tu t'en fous, dit-il d'un ton distant, mais c'est un ami à moi, là, enfermé et mourant.

— Je ne peux pas le sauver.

— Non, acquiesça-t-il. Tu ne peux pas. Moi non plus. Ça craint, non ?

Il inclina à nouveau sa bière vers l'arrière et prit une gorgée. Sans que ses yeux noirs ne me quittent un seul instant. Je soupirai.

— Bon, Jonathan, et si on arrêtait de jouer à nos petits jeux ? Qu'est-ce que tu veux de moi ?

— Tu essayes la Règle des Trois ? Je ferais pas ça, à ta place. (Son sourire m'annonçait toutes sortes de désagréments.) Alors, ça fait quoi de récolter la merde qu'on a semée ?

Je me penchai en avant, faisant rouler la bouteille de bière entre les paumes de mes mains, et plantai mon regard directement dans le sien.

— David est ici. À Las Vegas.

— Conneries. Tu n'as pas sa bouteille.

— Quelqu'un l'a. Peut-être le même mec que celui qui s'est gardé des djinns pour lui tout seul durant la dernière décennie. Tu sais, celui que tu cherches ?

— Tu mens.

— Peut-être. (Je vidai délibérément ma bière d'une seule gorgée et rotai.) Explique-moi un truc. Tu n'en avais rien à foutre de le libérer pendant tout le temps qu'il a été la propriété de Bad Bob. (À la seconde où les mots s'échappèrent de ma bouche, je souhaitai ardemment pouvoir rembobiner la bande, mais il ne réagit pas. Pas trop.) Tu ne l'as pas sauvé quand Bad Bob le forçait à faire la pute pour Yvette Prentiss et ses petits jeux. L'idée m'est venue de me demander pourquoi tu tiens si ardemment à le protéger de moi. Qui n'ai jamais songé à lui faire aucun mal, comme tu le sais bien.

Il haussa les épaules et s'enfila un peu de sa propre bière. Ses yeux ne me quittèrent jamais.

— Il détestait Bad Bob, dit Jonathan. Il détestait Yvette. Toi... (Il prononçait les mots sans y mettre aucune chaleur, mais l'air était électrique et corrosif.) Je peux m'occuper des autres. Ils ont seulement asser-vi son corps. Tu l'as vampirisé.

— Et tu veux que les choses redeviennent comme avant ? (Je posai la bouteille sur la table ancienne reluisante.) Il ne m'appartient pas de te donner satisfaction, Big J. Vois ça avec lui. Ah, mais attends, c'est ce que tu as fait, non ? Et quand tu lui as dit de choisir, c'est moi qu'il a choisie.

Waouh. C'est con.

Je sentis une douleur aiguë traverser ma poitrine. Arythmie. Jonathan reprit une gorgée de bière, l'air nonchalant.

— Ça te fait quoi, d'être revenue dans ce bon vieux corps, hein ? Ça marche bien, pour toi ?

— À merveille. (Je n'allais pas le supplier. Un autre poignard de souffrance atroce, qui dura plus longtemps, cette fois.) J'ai besoin de ton aide.

— Je me disais aussi que ça se pourrait bien.

— Si tu te soucies un tant soit peu du gamin, il faut que tu m'aides à éloigner ta bouteille de lui.

Jonathan arqua les sourcils.

— Comme ça tu pourras être ma nouvelle propriétaire ? Désolé, je danse avec celui qui m'a amené ici.

— Tu veux dire que tu n'en as pas encore terminé avec lui.

— Tu dois bien le reconnaître, ce gamin a du talent. Et une sacrée quantité de pouvoir.

— Qu'il a volé.

— En partie. (Jonathan haussa les épaules.) Hé, c'était son idée, pas la mienne. Ne tire pas sur le messager.

— Non pas que ça avancerait à grand-chose de te tirer dessus.

— Tiens tiens... Les Ma'at sont prêts à agir, c'est ça que tu es en train de me dire ? (Jonathan ajusta légèrement sa position, tourna la tête sur le côté, mais garda son regard fixé sur moi.) Le temps est écoulé ?

— Ils vont le tuer, dis-je doucement. Tu sais qu'ils n'hésiteront pas s'ils pensent qu'il n'y a aucune alternative.

Pas de réponse. Il inclina sa bière vers le haut, et sa gorge se mit en mouvement. Puis il sourit.

— Hé, gamin, dit-il en posant la bouteille de côté. Tu es réveillé.

Je regardai autour de moi et découvris Kevin, qui se tenait sur le seuil de la chambre à coucher. Il avait l'air pâle, nerveux et petit, les cheveux qui rebiquaient en suivant des angles bizarres, comme s'ils n'avaient jamais vu les dents d'un peigne. Auprès de lui se tenait la fille mince et tatouée, ses courts cheveux roux chatoyant, ses mains étrei-gnant le bras de Kevin. Siobhan. La pute.

Kevin me fixa d'un regard vide.

— Je croyais t'avoir dit de la tuer, déclara-t-il.

— Tu n'as pas dit quand, fit remarquer Jonathan. Quand Kevin ouvrit la bouche pour rectifier son erreur,

Jonathan leva un seul doigt et l'agita.

Kevin se tut.

— Hé ! (Siobhan lui lança un regard furieux et fit un pas en avant.

Elle portait des chaussures de pute bon marché en plastique, à talons hauts, mais elle avait un excellent sens de l'équilibre, et le vernis à ongles orange apportait la touche finale. Elle avait le menton trop pointu, les yeux trop étroits, mais l'ensemble du lot était vachement efficace dans un petit haut et un jean taille basse.) Tu lui appartiens, mec ! Tu dois faire ce qu'il te dit !

— Siobhan, dit doucement Kevin. Ne fais pas ça.

— Ouais. Ne fais pas ça. (La tolérance de Jonathan envers Kevin ne s'étendait clairement pas aux petites amies.) Dégage, rouquine, et je ne ressentirai pas le besoin de te montrer le trottoir à la dure.

Voilà qui provoqua en moi un beau frisson glacé. Quand Siobhan commença à lui décocher une réplique, je secouai la tête.

— Non, dis-je. Il ne plaisante pas. Détends-toi, c'est tout, O.K. ?

— Comme si t'en avais quelque chose à foutre.

Son regard furieux était identique à celui de Kevin. Intéressant.

Peut-être qu'il avait vraiment trouvé une âme sœur, après avoir fait tout ce chemin jusqu'ici. Une âme sœur dont la photo était collée sur des cartes de visite de call-girl éparpillées dans la rue, mais bon, ce n'était pas comme si Kevin venait tout juste de sortir de l'Académie des Innocents. Kevin trouverait forcément quelqu'un de plus tordu que lui pour en tomber amoureux. C'était inévitable. Réduit à l'impuissance comme il l'avait été pendant tant d'années, il était forcément attiré par quelqu'un dont la situation était pire que la sienne.

— J'en ai quelque chose à foutre, dis-je gentiment. J'essaie de le garder en vie. Contente-toi de faire ce que ce mec te dit, d'accord ? Et laisse-moi m'occuper du badinage spirituel.

Jonathan avait l'air de s'ennuyer. Quand je reportai mon attention sur lui, il souleva exagérément les sourcils pour montrer à quel point son ennui était extrême.

— Qu'est-ce que tu veux ? demandai-je.

Il cligna des yeux, et pendant une seconde je crus qu'il allait vraiment m'écraser comme une mouche. Puis il sourit.

— O.K. Voilà la vérité : je veux que tu sois prudente.

— Et tu t'en soucies parce que... ?

Il concentra brièvement mais ostensiblement son regard à l'endroit où l'étincelle de vie chaude palpitait en moi.

— J'ai mes raisons.

— Je ne lui donnerai pas ton nom, si c'est à ça que tu penses. Les lèvres de Jonathan s'incurvèrent dans un sourire plus marqué. Un vrai sourire, sans rien de sinistre ou de sarcastique. Quand il me regarda comme ça (non, quand il regarda ce qui était à l'intérieur de moi), je me sentis défaillir. Il avait le même pouvoir surnaturel que David pour faire tomber les vêtements des femmes; seulement, il s'embêtait rarement à le montrer. J'en étais reconnaissante. S'il m'avait regardée comme ça avant, j'aurais pu lui remettre la bouteille de David sans combattre. Bon, pas vraiment. Mais j'y aurais pensé.

— C'est à cause d'Imara, dit Jonathan. Ronronna, en fait. Ça sonnait plutôt comme ça.

— Pardon ?

Avant que je puisse réagir, il se leva, tendit le bras et posa sa main sur mon ventre. Son contact était si chaud qu'il brûlait, qu'il en était presque douloureux, et j'ouvris la bouche pour gémir...

...puis il cessa complètement de me faire mal. Un rapide tourbillon d'images brûla à travers moi : une jeune femme à la chevelure noire luxuriante qui tombait en cascades jusqu'à sa taille. Elle riait, parlait, bougeait avec l'impétuosité et la grâce surnaturelles d'un djinn. Ses lèvres étaient celles de David. Ses yeux... mon dieu, ses yeux. Graves et brûlants, couleur d'or pur. Son odeur était celle de choses chaudes, va-nille, cannelle et fumée de bois; elle était en train de sourire puis elle disparut, un murmure, un souvenir.

Je repris mon souffle et sentis des larmes froides couler le long de mes joues. L'endroit où Jonathan avait posé sa main me donnait l'impression d'être marqué.

— Imara, chuchotai-je. Mon enfant.

Il était toujours auprès de moi, aussi proche qu'une seconde peau, et ses lèvres étaient chaudes contre mon oreille.

— Les djinns ne peuvent naître que de la mort.

— Alors pourquoi tu me gardes en vie, dans ce cas ? J'essuyai mes larmes, en colère. Il fit un pas en arrière.

— Pas la mort humaine. Elle n'est pas assez puissante. Je sentis un choc glacé, et dis :

— La mort d'un djinn ? (Pas de réponse. Seulement ce regard qu'il me jetait, étonnamment ouvert.) Et pas seulement n'importe quel djinn.

— Non, dit-il. Pas n'importe lequel.

Je me sentis malade, prise d'étourdissements; chaque coupure était une brûlure nucléaire, chaque douleur un cran supplémentaire sur le chevalet de torture. Ma tête m'élançait violemment et en continu, strobo-scope de souffrance. J'avais mal partout, j'étais fatiguée, et ma clavicule légèrement fracturée hurlait à chaque fois que j'osais la bouger; ce que je n'essayai même pas de faire, maintenant que l'adrénaline s'estompait.

Je me rassis lentement sur mon fauteuil.

— Tu veux dire David, chuchotai-je. David doit mourir pour qu'elle naisse. Mon dieu, je ne peux pas faire ça.

— Tu ne peux pas quoi ? me demanda-t-il. Survivre ? Bien sûr que si.

C'est ce que tout le monde fait. Les gens survivent. C'est la seule chose que j'admire chez eux.

— Je ne veux plus faire du mal. (J'avais froid, j'étais mouillée, épuisée, vannée. Ma fille, la fille que je ne pouvais pas avoir sans perdre un autre être cher, ma fille avait eu l'air surhumaine. Je ne l'étais pas.) Je veux sortir de tout ça, Jonathan. Finissons-en.

Il acquiesça, non sans douceur.

— Alors sors. Sors d'ici.

Kevin s'avança à nouveau, le menton relevé.

— Hé ! J'ai dit que je voulais qu'elle meure, O.K. ? Elle essaye de nous baiser ! Fais le tout de...

Dans un geste rapide comme l'éclair, Jonathan tendit la main et lui donna un coup sur le front. Rien qu'une fois. Bop.

Les yeux de Kevin se révulsèrent et il s'écroula. Siobhan cria et s'agenouilla auprès de lui, les doigts pressés sur son cou, mais elle n'aurait pas dû se donner cette peine; Jonathan ne pouvait pas tuer son propre maître. Peu importe combien il le désirait.

Kevin dormait comme un bébé.

— Nous reprendrons cela plus tard, dit Jonathan, fixant sur Siobhan un regard d'avertissement. Ne dis pas un mot.

Elle ravala une bordée de malédictions et baissa la tête.

Je devrais faire quelque chose, songeai-je. Mais, honnêtement, quelle était l'importance de tout cela, de toute façon ? Soit le gamin allait me faire tuer, soit il allait me tuer lui-même. S'il avait correctement formulé son ordre, Jonathan n'aurait eu d'autre choix que de l'accomplir.

Je n'avais pas à me soucier de tout cela. Jonathan m'avait déjà dit que je pouvais m'en aller. Les Ma'at n'étaient pas mes copains. Les gardiens... eh bien, les gardiens ne s'étaient pas vraiment proposés pour en-dosser ce fardeau. Ils m'avaient poignardée dans le dos quand j'avais le plus besoin de leur soutien. Et peut-être Quinn avait-il raison... peut-être que les gardiens étaient corrompus et vénaux. J'en avais certainement assez vu pour que cela paraisse crédible. Je n'avais jamais accepté d'argent pour modifier le climat, mais je savais que cela se faisait. Ici, de la pluie sur certaines terres cultivées pour un petit pot-de-vin en bonus...

là, affamer certains types pour leur faire cracher du fric. La nature était si chaotique; qui s'en rendrait compte ?

Pire... qui s'en souciait ? Yvette Prentiss avait violé chaque code des gardiens. Elle avait ignoré ses devoirs, abusé son beau-fils, utilisé son djinn dans des buts que même le Marquis de Sade aurait sans doute trouvé répugnants. Est-ce que quelqu'un l'avait arrêtée ? Non. Pas jusqu'à ce qu'il soit devenu impossible de l'ignorer.

Les Ma'at avaient une éthique claire (à ne pas confondre avec la morale), mais ils avaient une sorte de suffisance froide, une vision glaciale du monde. La souffrance humaine n'entrait même pas en tant que fac-teur dans l'équation. Ils s'intéressaient aux nombres, pas aux visages. Je pouvais voir pourquoi cela attirait Lewis; attentionné et vulnérable comme il l'était, les nombres devaient avoir été une échappatoire au supplice constant que représente le fait de sentir le poids du monde.

Mais je ne pouvais pas être ça. Je ne pouvais pas réduire les gens à des nombres et des courbes de tendance. Les principes des Ma'at disaient que la forêt devait brûler, mais moi je combattrais l'incendie à chaque pas, protégerais chaque arbre, jusqu'à ce que la fumée m'étouffe ou que je disparaisse avec le reste. C'était ma nature. Tu sais à quoi tu ressembles en Seconde Vue ? À cette fichue Sainte Jeanne d'Arc la martyre.

Tu brûles avec beaucoup d'éclat, Joanne, mais là, tu es en train de te brû-

ler toi-même. C'était Chaz Ashworth qui avait dit cela, avant que je dé-

clenche la bataille qui l'avait tué et m'avait laissée dans une grotte, piégée et regrettant de ne pas être morte. Tu es en train de te brûler toi-même.

Je ne voulais plus brûler, à présent. J'avais droit à un petit temps-mort, niveau brûlure. Juste pour une courte période.

Je refermai les mains sur mon ventre, sur la minuscule étincelle de vie potentielle qu'était notre enfant, et je pleurai quelque chose qui n'avait même pas disparu.

Je sentis une main chaude sur mon front. Ce n'était pas celle de Jonathan; son toucher à lui ne réconfortait pas, il calcinait. C'était là quelque chose de plus doux, plus agréable.

— Elle est brûlante.

Pendant une seconde, je crus que c'était la voix d'Imara, mais à ce moment, j'entrouvris mes paupières alourdies de larmes et vis que c'était la rousse Siobhan, perchée auprès de moi sur le canapé avec son jean de catin, son t-shirt pas cher et son vernis à ongles écaillé. Elle avait un bleu qui s'estompait sous l'œil, caché par le maquillage, et sentait légèrement le sexe, comme si ses vêtements en étaient imprégnés.

— Elle est malade, un truc comme ça ?

— Un truc comme ça, dit Jonathan. (Il semblait distant.) Tu ferais mieux de lui trouver une couverture.

Siobhan s'éclipsa, et quelques secondes plus tard je sentis quelque chose de doux et de lourd peser sur ma peau douloureuse couverte de sueur. Sa main explora à nouveau mon front.

— On l'a bien passée à tabac, dit-elle, avec l'autorité de quelqu'un qui connaissait bien le sujet. Ses yeux ont l'air bizarre.

— Elle a une commotion, dit Jonathan. Elle vivra.

— Ouais, ben me dis pas que tu ne pourrais pas réparer ce merdier.

Siobhan avait un ton de voix effrayé et rebelle. Je sentis une vive pulsion d'alarme et m'assis, tout en tirant la couverture autour de moi pour me réconforter.

Comme on pouvait s'y attendre, Jonathan était en train de lui lancer un regard lourd d'hostilité.

— Je vais bien, dis-je en reniflant. (J'avais le nez qui coulait.) Tu aurais des mouchoirs ?

— Bien sûr.

Elle s'éloigna à nouveau et revint en trimballant avec elle une boîte blanche où fleurissaient des mouchoirs pastel. J'en pris une poignée, croyant que j'allais me moucher le nez, mais à ce moment l'impression liquide désagréable libéra un torrent.

Saignement de nez. Je hoquetai, plaçai les mouchoirs sous mon nez tout en écoutant Siobhan parler d'un ton autoritaire de paquets de glace et de mettre mes pieds en l'air, et observai Jonathan. Ce dernier n'arrêta jamais de siroter sa bière. Il n'arrêta jamais de me regarder.

— Tu ne vas pas y arriver, dit-il finalement une fois que Siobhan, avec ses histoires, eut réussi à m'allonger sur le canapé, de la glace rafraî-

chissant mon nez et mes pieds supportés par des oreillers en duvet immaculés. Tu n'es plus taillée pour ce genre de choses, maintenant. Ce corps a subi assez de sévices. Il est temps de rentrer au vestiaire.

Je reniflai et avalai un goût métallique de sang.

— N'essaie pas de m'arnaquer, Jonathan. Tu n'en as rien à foutre de moi; tu t'inquiètes pour Imara. En supposant qu'Imara n'est pas seulement une illusion que tu as fait sortir de ton sac à malices. (Je déplaçai la glace pour que sa position soit moins douloureuse.) Combien de temps va dormir Kevin ?

— Aussi longtemps que je le souhaite. Réponse pertinente.

— Pourquoi es-tu là ? Ne me raconte pas de conneries à propos du gamin. Tu pourrais le faire tourner en bourrique. C'est déjà ce que tu fais. Si tu ne voulais pas être ici, tu serais parti.

Il garda un silence complet pendant l'espace de deux ou trois secondes, puis baissa les yeux sur sa bouteille. Laquelle ne cessait de se remplir par magie.

— J'ai entendu dire que les spectacles sont super.

— Pourquoi es-tu là ? demandai-je.

Il me lança un éclair de ses yeux noirs.

— Ne joue pas à ce petit jeu avec moi. (C'était un avertissement clair, suivi par un sourire glacé.) En plus, la philosophie n'est pas vraiment mon point fort.

Je me dégonflai et laissai tomber la Règle des Trois.

— Peu importe. Je le sais déjà. Ne me dis pas que c'était parce que Kevin t'a ordonné de l'amener ici. Tu as fait en sorte que ce gamin te revendique. Tu lui as facilité la tâche, parce que tu savais que tu pourrais sans problème agir comme tu l'as fait. Le manipuler comme Gumby et obtenir tout ce que tu veux. (J'inspirai profondément. Siobhan était assise sur le canapé à côté de moi, et je n'étais pas tout à fait certaine de ce qu'elle savait, mais connaissant Kevin, il lui avait sans doute dit tout ce qu'il savait et menti sur tout ce qu'il ignorait.) Tu es en train de le tuer, tu sais. Tout comme tu es en train de tuer tout ce qui t'entoure. Il faut que tu mettes fin à ça.

— Mettre fin à quoi, exactement ? demanda-t-il doucement. J'étais fatiguée, percluse de douleurs, enceinte, et j'en avais ma claque.

— Jonathan, tu as la tête du type qui obtient ce qu'il veut, et rien à foutre des conséquences. C'est la raison pour laquelle toi et Kevin êtes faits l'un pour l'autre. Écoute, je sais pourquoi tu es parti en croisade. Lewis m'a parlé des djinns manquants. Tu utilises Kevin pour aspirer le pouvoir de chaque chose et chaque personne autour de nous pour essayer de les trouver, mais ce n'est pas avec de la puissance supplémentaire que ça marchera. Ce n'est pas une situation qui réclame de gros moyens.

— J'imagine que toi tu sais ce que cette situation réclame. Je dépla-

çai le paquet de glace, depuis mon nez jusqu'à mon front lancinant.

— J'en sais foutrement rien. Pourquoi, je devrais ?

En guise de réponse, Jonathan m'emporta dans le monde éthéré.

Cela ne ressemblait pas à ce qui s'était passé quand les Ma'at m'avaient traînée là-haut de force; c'était plutôt comme s'il avait fait en sorte que le monde éthéré descende jusqu'à nous. Je ne bougeai même pas, et pourtant tout à coup, chaque chose possédait cette palette de couleurs de la Seconde Vue, entourée par une aura translucide comme un coquillage.

Siobhan se changea en une ombre, étincelant de vert-jalousie et de rouge-envie; elle avait un air parfaitement festif. Kevin était... il n'était rien.

Un trou dans le monde éthéré, à travers lequel l'énergie se déversait, drainée vers Jonathan. Se dispersant... ailleurs.

Ce n'était pas ce qu'il essayait de me montrer. Alors que j'observai, Jonathan trempa ses doigts dans l'ombre et tira, révélant de fines lignes en toile d'araignée. Des lignes qui couraient depuis différents points... et se connectaient à moi.

— Que...?

Je tendis la main vers le bas pour en toucher une, mais mes doigts du monde éthéré passèrent directement au travers. Je pouvais à peine les distinguer, et j'étais relativement certaine que c'était parce que Jonathan me permettait de les voir. Ce n'était pas du tout quelque chose que les humains sont équipés pour sentir... ni les djinns, pensai-je.

— Tout est connecté, dit-il. Ce qui est important, c'est qui est connecté, quand et pourquoi. Et les djinns manquants ? Ils sont connectés à toi. Je ne le savais pas du tout, avant de te voir ici.

— Comment ? demandai-je, mystifiée. Il haussa les épaules.

— À toi de me le dire.

Un autre clin d'œil, et le monde éthéré disparut, se fondant dans le luxe faramineux de la suite volée de Kevin. À l'extérieur des fenêtres, le tonnerre roula.

— Les lignes sont connectées à toi, dit-il. Tu sais où sont mes djinns.

Je m'assis, sentis que mon saignement de nez menaçait de reprendre, et je m'étalai à nouveau, le paquet de glace en place.

— Je ne le sais pas.

— Si.

— Non, dis-je fermement. Écoute, si j'avais vu traîner tout un tas de bouteilles quelque part, tu ne crois pas que j'aurais dit quelque chose ?

Il se trouve que j'étais en train de regarder le bar, avec ses rangées brillantes de scotch, de gin et de tequila, le scintillement cristallin du verre reflétant la lumière.

Si j'avais vu traîner tout un tas de bouteilles...

— Bordel de merde, murmurai-je.

Je m'assis, oubliant mon mal de tête, oubliant mon saignement de nez; le paquet de glace tomba lourdement sur la moquette.

Si j'avais vu tout un tas de bouteilles...

Nom de dieu. Plutôt malin, mon bonhomme.

— Réveille-le, dis-je. (Jonathan fronça les sourcils, mit sa bière de côté et se leva en même temps que moi.) Réveille-le, tout de suite !

Il ne fit rien que je puisse voir, mais Kevin gémit, fit une pirouette et se redressa d'un coup sec. Siobhan se leva et chancela jusqu'à lui sur ses talons hauts de racoleuse; il saisit sa main, la tint, et pendant une seconde je vis le gamin effrayé sous l'adolescent revêche.

— Il t'a assommé, lui dit Siobhan. Je lui ai dit que c'était une erreur.

Tu devrais le punir.

Kevin lui saisit maladroitement la cuisse. Elle le hissa sur ses pieds; il mit son bras autour d'elle et fit directement face à Jonathan.

— Ne refais pas ça, dit-il. (Les muscles de sa mâchoire tressaillirent, essayant de réprimer la colère ou la peur.) Je suis sérieux. Je te remettrai dans ta bouteille et je la balancerai dans l'égout le plus proche, je te jure que je le ferai.

Je regardai Jonathan, qui haussa les épaules.

— Hé, c'est toi qui voulais le réveiller. J'imagine que tu as une raison.

En effet. Je resserrai la couverture autour de mes épaules et marchai vers Kevin et Siobhan. Il prit une attitude défensive et (si c'était pas bizarre, ça) fit passer la fille derrière lui. Kevin, chevalier dans son armure légèrement ternie.

Ses yeux passèrent vivement de moi à Jonathan puis revinrent sur moi. Je devais avoir l'air farouche... couverte de bleus, en sang, les yeux hagards, enveloppée dans une couverture comme un genre de rescapée de la Croix Rouge. Il ouvrit la bouche pour ordonner à Jonathan de faire quelque chose, puis abandonna avec un effort visible. Intelligent, le gamin. Il commençait à réaliser le peu d'aide qu'un djinn de la qualité de Jonathan aussi insoumis et inopérant lui apportait, pour commencer.

— Il faut que je te parle, dis-je au gamin. Dans la chambre à coucher.

Toi. (Je pointai Jonathan du doigt.) Tu restes ici.

Il me lança ce petit regard acéré qui disait clairement : Vas-y, force-moi. Très bien, dans ce cas.

— Force-le, dis-je sèchement à Kevin, lequel hésita, mais acquiesça.

— Ouais, accepta-t-il. Rentre dans la bouteille. Jonathan avait beaucoup de pouvoir, mais c'était là un ordre auquel il ne pouvait résister.

Woosh. Vapeur. Disparu.

— Et ne ressors pas avant que je te le dise ! hurla Kevin après lui.

— Tu devrais boucher la bouteille.

— Et te montrer où elle est ? Suce-moi.

— Tu rêves. (Je soupirai, laissai traîner ma couverture tout le long du chemin jusqu'à la porte de la chambre, l'ouvris, et pénétrai dans Shangri-la.) Ooooooh, dis-je en jouant les touristes. Je pourrais m'y faire.

C'était un palace. De l'espace, une vue grandiose (sur un ciel dégagé), une moquette si épaisse et merveilleuse qu'elle réclamait à cor et à cri d'être caressée. Un énorme lit digne d'un fantasme, abondam-ment froissé, avec d'épais oreillers en duvet, en désordre et pleins de bosses. Le centre de divertissement possédait aussi une télé plasma. Le son était coupé, mais elle était allumée sur une chaîne porno... Je m'éclaircis la gorge et avançai pour appuyer sur le bouton d'arrêt de la télécommande.

— Hé ! protesta Kevin.

— Crois-moi, tu ne manques aucun moment-clef de l'intrigue. (J'indiquai d'un signe de tête l'autre côté de la pièce, où se trouvait un petit groupe de fauteuils élégants tout en brocart et dorures. Deux d'entre eux étaient couverts de piles de journaux et de plateaux du room-service, contenant des hamburgers entamés.) Ça vous embêterait de me faire une petite place ? Je ne me sens pas tout à fait dans mon élément.

Pour une blague, elle était plutôt faible, et de plus ni l'un ni l'autre ne la saisit, mais Kevin poussa les journaux et Siobhan empila des plateaux sur un autre meuble : une sorte d'antiquité inestimable. C'était le genre de mauvais traitement qui ferait pleurer les marchands spécialisés.

Je m'assurai que la couverture recouvrait le fauteuil, et m'autorisai à me détendre.

Un peu.

— Tu sais que je ne vais pas te faire de mal, dis-je à Kevin. Avant tout, parce que je ne peux pas. Tu es trop puissant, et de plus, je suis carrément trop fatiguée.

— Tu peux partir, dit-il. (C'était, pour Kevin, se montrer magna-nime.) Je te laisserai sortir. Pars, c'est tout.

— C'est sympa, mais si je pars, ton dernier espoir de te sortir de là vivant s'en va aussi. Ces gens, là, dehors, ils ne partent pas. Tu n'iras nulle part, parce qu'ils ont verrouillé cet endroit, et que même si tu as Jonathan, tu dois bien savoir qu'il mène son propre truc de son côté. (J'observai ses yeux, et y vis un éclair de ressentiment et de peur.) Tu n'es qu'un outil, Kev. Tu as essayé de sortir de Las Vegas ?

Il ne répondit pas. Siobhan le fit.

— Une fois, dit-elle. (Il fronça les sourcils à son adresse, mais elle l'ignora.) Il a dit à ce type de nous sortir d'ici, mais après il y a eu toute une discussion. C'était stupide. Je lui ai dit.

Jonathan ne voulait pas partir, et s'il ne le voulait pas, Kevin n'avait qu'une compréhension très limitée des moyens permettant de le forcer à obéir. Bon sang, Kevin n'avait même pas été capable de me contrôler moi, et ce n'était pas comme si j'étais le djinn le plus difficile qui soit, du temps où je planais dans les hautes sphères. Il était complètement perdu.

— Ces gens vont te tuer. (Je ne pris pas de gants. Je n'en avais vraiment pas le temps.) Ce ne sera pas comme dans les films, Kevin; il n'y aura pas de flambée de gloire, le méchant balèze ne mourra pas. Ils vont seulement te tuer, puis ils vont patauger dans ton sang pour obtenir ce qu'ils veulent. Je ne peux pas les arrêter, à moins que tu ne m'aides.

— Jonathan va...

— Jonathan, le coupai-je, fera exactement ce que Jonathan juge bon, et si tu ne lui es plus utile, tu peux dire adieu à ton cul. Compris ?

Il n'en avait pas envie, mais il me comprenait. Kevin joua avec un trou dans son jean déchiré, me lança un regard furieux par-dessous une frange inégale de cheveux sales, et ne sembla pas remarquer que sa petite amie la pute était en train de lui frotter le dos pour le réconforter. Je pris une seconde pour la scanner de plus près, puis je jetai un bon gros coup d'œil dans le monde éthéré.

Elle n'était rien de plus qu'il n'y paraissait. Une simple fille, sans rien de particulier, pas de pouvoirs de gardien, pas de glyphes de Ma'at.

Plus je la fixais du regard, plus je voyais... une fragile coloration dorée dans son aura, comme un matin feutré. Et au-delà, je voyais des balafres noires d'avidité et de souffrance. Elle avait un passé difficile, mais Kevin aussi... c'était ce qui les avait attirés l'un vers l'autre. La sombre attraction du désespoir.

— Tu fuis quelque chose, lui dis-je, et je la vis tressaillir, à la fois dans le monde réel et dans le monde éthéré. Quelqu'un.

— Peut-être. (La bravade n'était pas son point fort.) C'est pas tes oignons.

— Quelqu'un qui est ici, en ville ? Qui est-ce ? (Je fus prise d'une in-tuition, que je suivis.) Quinn. Quinn a un truc contre toi.

Pas de réponse. Siobhan me fixa de ses jolis yeux vides, et je revins à Kevin. Il avait tendu la main pour attraper la sienne, comme un petit ami, pas un client. Et je vis l'éclat et la lueur correspondants dans son aura à elle.

Un amour véritable. C'était tellement romantique.

Kevin prit une profonde inspiration, jeta un coup d'œil à sa nana, puis revint à moi.

— Tu as raison, dit-il. (C'était le ton le plus adulte que j'aie jamais entendu chez lui.) J'ai été stupide. Je n'aurais pas dû prendre les pouvoirs de ce type, là, Lewis... Bordel, je ne sais même pas comment, tu sais, faire des trucs avec. Enfin... j'ai fait certaines choses...

— Comme quoi ?

— Tu sais. Des trucs. Genre... rendre les t-shirts des filles transparents. Et il y avait ce jardin de fleurs; je l'ai fait pousser et j'ai donné une rose à Siobhan.

— C'était chouette, dit-elle.

Il haussa les épaules, indifférent. Seul quelqu'un de son âge pouvait être fatigué du pouvoir ultime. Il se dérida et continua :

— J'ai fait en sorte que GWAR donne un concert gratuit en bas, tu sais, dans le hall. Avec le sang et tout. C'était cool, surtout quand ils nettoyaient, plus tard; ils arrêtaient pas de se crier dessus pour savoir qui avait permis ça. Plutôt marrant.

Voilà qui était typique de la race humaine; un groupe de métal trash se pointe, joue à un volume qui vous fait saigner les oreilles, et tout le monde accuse le type d'à côté. La direction en tremblait encore probablement dans ses Bruno Magli. Je me demandai pourquoi la sécurité n'y avait pas mis le holà, et réalisai que Jonathan avait sans doute trouvé cela aussi drôle que Kevin.

Ah, les mecs... Que voulez-vous y faire ?

— Et il y a eu ce feu; ça c'était cool. (Kevin lui décocha un regard et elle abandonna rapidement le sujet.) Je lui ai dit qu'il devrait frotter la lampe ou un truc comme ça, et déclarer qu'il ne veut plus jamais travailler, mais il a dit que c'était stupide, qu'il finirait paralysé, ou mort, ou autre chose.

Ce qui était la menace que j'avais brandie sous son nez, dans ces temps désagréables où Kevin était mon seigneur et maître. Je ne pus m'empêcher de lui lancer un sourire. Celui que Kevin esquissa en ré-

ponse était mince, fragile, et il se fracassa quand le grondement lointain du tonnerre résonna. Il tourna son visage vers les fenêtres et regarda à l'extérieur.

Même aussi fatiguée et vannée que je l'étais, je sentis la pulsation de pouvoir qui se dégagea de lui; brouillonne, exagérée, comme un missile de croisière écrasant un moucheron. Les nuages explosèrent littéralement en une bouffée de vapeur, voilant le soleil, puis ils disparurent complètement.

En trois secondes, il faisait beau et chaud, aussi loin que portait le regard.

Kevin se retourna vers moi et me vit en train de le fixer, bouche bée.

— Je n'aime pas la pluie, dit-il d'un ton catégorique.

Il avait toujours eu les pouvoirs d'un gardien du Feu, mais il était surprenant qu'il fasse ce genre de manipulation du climat avec le sac à malices volé de Lewis. Et qu'il apprenne à l'utiliser sans la tutelle de Jonathan. Non, à la réflexion, ce n'était pas surprenant : c'était alarmant.

— Tu ne devrais pas... Il m'interrompit.

— Ne me dis pas ce que j'ai à faire. Personne ne me dira ce que j'ai à faire, plus jamais.

Je fermai la bouche. Aucun intérêt à argumenter avec lui, pas maintenant. Son humeur avait encore changé, exactement comme le climat (elle était devenue sombre et morose, contrastant avec la brillance éclatante derrière les vitres), et j'avais déjà vu Kevin de mauvaise humeur auparavant. Ce n'était pas bon. Quand il avait peur, il se déchaînait, et à cet instant précis je n'avais ni la force ni la capacité nécessaires pour supporter un face-à-face avec ce petit crétin.

Nous nous entre-regardâmes en silence pendant de longues secondes, puis Kevin cilla et, sans quitter son air revêche, déclara :

— Tu veux que j'arrange ce truc ?

— Quel truc ?

En guise de réponse, il tendit la main et s'empara de mon poignet.

J'essayai de me dégager, mais il était plus fort qu'il n'en avait l'air (ma-lingre, mais aux muscles secs comme des cordes) ; je sentis alors le chaud picotement, et sus ce qu'il était en train de faire.

Je baissai les yeux sur ma peau dénudée alors que les coupures viraient au rose, se plissaient et se refermaient. Je sentis des choses bouger en moi, me guérissant. La chaleur me fit rapidement transpirer, et le picotement se transforma en une tiédeur plus localisée. Vers le bas, profondément. Vraiment profondément.

— Stop, dis-je d'une voix haletante. (Kevin ne me lâcha pas.) Arrête ça !

Je me libérai d'un coup sec, brisant le contact, tout en sachant que mon visage avait viré au rouge. Il m'avait guérie, mais il avait aussi joué avec moi. Siobhan lui avait appris quelques tours, consciemment ou non.

Il me lança un rictus suffisant et se réinstalla dans son fauteuil, un bras propriétaire passé autour de sa copine.

J'essuyai le sang et la sueur sur mes bras avec la couverture, et vis qu'il s'y était pris à la perfection; pas de coupures, pas même de légères cicatrices pour indiquer leur ancien emplacement. Je me sentais même dynamisée. Il avait aussi augmenté mon débit sanguin, poussant ma moelle osseuse à s'activer intensément. Dangereux, mais efficace.

Je baissai les yeux sur le reste de ma personne, soupirant devant le t-shirt grande taille et les leggings noirs trop grands, et Siobhan (qui avait une compréhension professionnelle de l'importance d'une garde-robe) bondit sur ses pieds et s'élança vers le placard. Elle farfouilla à l'in-térieur et en sortit un jean taille basse et un haut court qui, avec un peu d'imagination, parviendraient de justesse à être décents.

J'acceptai le jean, et trouvai un t-shirt en mailles rouge avec un motif chinois pour couvrir le haut court. Comme j'étais partie sans soutien-gorge ce matin, et que j'avais rejeté la brassière de sport trempée de sueur dans la voiture, la présence de quelques couches de vêtements allait être cruciale.

Le Bellagio avait eu la prévenance de fournir un charmant écran en verre teinté dans le coin, sans doute juste pour la décoration, mais j'allais derrière pour me changer. Le jean m'allait, mais à peine; je dus me mordre les lèvres et inspirer un coup pour parvenir à remonter la fermeture éclair. Le haut court ressemblait vraiment à une tenue de prostituée, mais le t-shirt en mailles sauvait le tout. Quand je ressortis, Kevin avait rallumé la télé plasma et regardait des corps entrelacés se tortiller sur l'écran.

— Sors-toi Penthouse Letters de la tête; ça n'arrivera jamais, dis-je tout en récupérant la télécommande pour presser à nouveau le bouton d'arrêt. (Je me rassis, appuyai mes coudes sur mes genoux gainés de jean, et les observai tous les deux.) Voilà le marché, les enfants. Vous avez exactement trois options. Vous pouvez abandonner...

— Ça, jamais, dit Kevin.

— Ou vous pouvez mourir, parce que les types, là-bas, ils vous tueront. Et croyez-moi, ils veulent plutôt le faire tôt que tard.

La gorge de Kevin remua alors qu'il avalait sa salive. Il devait avoir lu la sincérité dans mes yeux.

— Tu as dit qu'il y avait trois options.

— Ouais. (Je m'adossai dans mon fauteuil.) Vous pouvez m'aider.

— T'aider à faire quoi ? Je souris lentement.

— Sauver le monde.

Il hésita exactement pendant le laps de temps nécessaire pour prouver à quel point il était cool, puis il répondit :

— Ouais, si tu veux.