VI

QUAND JE ME RÉVEILLAI, j'étais dans le noir. Mon crâne vibrait comme un moteur à hautes performances ayant besoin d'un réglage, et j'étais repliée dans un endroit chaud et exigu. Le sang me laissait un goût de cuivre brûlé dans la bouche. Il me fallut quelques secondes stupides avant de me souvenir où j'étais allée, ce que j'avais vu; et, avec un choc qui me fit tressaillir, je vis l'homme plonger le couteau dans le dos exposé de la femme.

Concentre-toi, m'exhortai-je. Mes sens me signalaient que j'étais sans doute dans le coffre d'une voiture. Une belle, grande voiture, au moins. Spacieuse. Elle sentait l'huile renversée et le métal chaud. Il y avait quelque chose de doux et de mouillé sous moi; ce truc-là avait l'odeur du sang. Le mien. Ma tête pissait le sang, et cette sensation de vertige oppressante que j'éprouvais provenait du choc.

A en juger par les vibrations de la voiture, nous étions sur l'autoroute. Je passai mes options en revue. Un, je pouvais rester immobile et silencieuse, et espérer qu'un tueur sans pitié allait oublier qu'il m'avait stockée à l'arrière. Cette option ne me semblait pas si bonne que ça.

Deux, je pouvais dégommer la voiture d'un coup de vent pour lui faire quitter la route, sortir du coffre et arracher ses membres à cet enfoiré, un par un... Celle-là était plutôt attirante, en fait. Je tâtonnai autour de moi et ne sentis rien qui puisse être utilisé pour faire sauter le coffre. Pas de démonte-pneu, ce qui était regrettable; je me serais sentie vachement mieux avec une grosse arme bien lourde dans la main. Je n'avais pas pris mon portable avec moi pour courir, et même si cela avait été le cas, j'avais des doutes sur la couverture réseau du coin, ici au beau milieu de nulle part.

La voiture était en train de ralentir. Je ravalai un accès de nausée et essayai de me placer dans la meilleure position possible pour me lancer au-dehors dès que le coffre s'ouvrirait. Il était temps de se concentrer, de faire en sorte que tout soit calme et immobile en moi, afin d'acquérir ce dont j'avais besoin : un contrôle très précis du vent. Mon pouls refusait de coopérer. J'avais déjà travaillé sous la pression auparavant, mais c'était quand je combattais la nature, pas un tueur dépourvu de sentiments. Je ne cessais de revoir la femme, le couteau, le sang. Je ne cessais de m'imaginer face au sol dans le sable, creusant vers la liberté.

Un coup de frein brutal me fit rouler vers l'avant. Nous nous arrê-

tions.

Je rassemblai les lambeaux de mon contrôle, malgré la douleur insupportable dans ma tête. Des courants ascendants circulaient, hauts et larges; une strate d'air froid s'enfonçait en direction du sol. L'air chaud décrivait des cercles lents. C'était la danse d'un système stable et tranquille. Chaz l'avait manipulé pour forcer l'avion de surveillance à dévier de son cap, mais il avait tout remis en place, propre net.

Un gardien avait été le complice d'un meurtre. Cette idée me rendait malade jusqu'au cœur de mon âme.

La voiture trembla alors que la portière conducteur se refermait en claquant. Je sentis plus que je n'entendis des pas crisser sur le sol le long de la voiture. Une clef racla contre le métal, quelque part aux environs de mon nez, je me préparai...

...et, alors que l'obscurité était tranchée en deux par un carré de lu-mière jaune citron, je laissai échapper un cri guerrier en bondissant vers l'avant, propulsée en prenant appui contre le panneau arrière de la car-rosserie. J'empoignai la silhouette sombre qui se tenait là, agrippai du tissu et, alors qu'il trébuchait vers l'arrière je tins bon et le laissai tirer le reste de mon corps à l'extérieur.

Alors que mes pieds touchaient l'asphalte, je surchauffai l'air au-dessus de nous et créai la mère de tous les courants ascendants. Son pouvoir nous souleva du sol. Je me dégageai brusquement de mon ravisseur et retombai contre le coffre de la voiture alors que l'homme était happé par le courant atmosphérique, hors de contrôle.

— Attendez une minute ! Joanne ! Au secours ! hurla-t-il.

Je me figeai et retirai les cheveux qui me tombaient dans les yeux.

Chaz Ashworth III, pâle comme un verre de lait, était suspendu là-

haut, sur le point de se faire un petit voyage à la dure vers le pays d'Oz.

J'avais prévu de le balancer à toute pompe vers le froid glacial des ré-

gions supérieures pauvres en oxygène, ce qui le mettrait KO en quelques secondes, mais maintenant j'avais un problème.

Chaz n'était pas le tueur. Ce dernier était plus petit, plus mince, plus effrayant. Chaz avait seulement l'air maladroit et ridicule.

J'inversai lentement le processus, apaisant le vent par petites touches, équilibrant les forces jusqu'à ce que Chaz atterrisse sur le gravier du bas-côté de la I-70. Une rafale de vent maussade souffla sur nous, me cinglant de grains de sable.

— Bordel, qu'est-ce que... commençai-je, mais il leva les deux mains, paumes en l'air, pour m'arrêter.

— Je peux vous expliquer. Tout expliquer. Mais... ne refaites plus ça, d'accord ? (Il avait l'air sincèrement effrayé.) Nous ne pouvons pas rester ici. Montez dans la voiture. S'il vous plaît. Vite !

— Pourquoi est-ce que j'étais dans le coffre ?

— C'était la seule façon de vous sortir de là sans... (Il décochait des coups d'oeil anxieux vers l'horizon désert et la route nue miroitante.) Contentez-vous de monter dans la voiture, d'accord ? S'il vous plaît ?

— Je l'ai vu tuer cette femme. (Je ne sais pas pourquoi je lui dis ça ; c'était presque comme si les mots étaient sous pression : j'étais incapable de les garder en moi. Je devais me débarrasser de ce moment, de cette image, de cette horrible pantomime mortelle et silencieuse.) Il l'a poignardée dans le dos.

Le visage de Chaz devint encore plus blanc, si c'était possible, et ses yeux prirent un éclat fixe et hanté. Il m'empoigna par le bras, me déplaça et referma le coffre en le claquant. Il me poussa jusqu'au côté passager de la voiture, laquelle, je le voyais à présent, était son monstre routier de Séville, marron, avec ses galons et ses roues en or tape-à-l'œil. Je ne fus absolument pas surprise de voir qu'il avait choisi l'intérieur en cuir italien chéros. Il était raide et froid contre mon dos alors que je me glissai dans la voiture. Chaz courut pour contourner le long capot et s'engouffra côté conducteur, passa une vitesse et remit la voiture sur la route en ra-clant le gravier du bas-côté.

Quand le compteur fut calé sur cent trente, il expira profondément et dit :

— Écoutez, vous avez une vilaine bosse sur la tête; peut-être que vous avez imaginé...

— Conneries.

— Hé, laisse-moi une chance, là, ma biche... dit-il, passant au tutoie-ment.

Je levai vers lui un doigt tremblant.

— Je suis pas ta biche, et la prochaine fois que tu me donnes un petit nom du genre bébé ou mon cœur, je te botte si fort le cul que tu pourras lire l'étiquette de ton slip. Compris ?

Il garda le silence. Tapota un message urgent en morse sur le volant.

Il finit par acquiescer.

— Qui était-ce ? demandai-je.

— Je ne sais pas.

— J'ai horreur de me répéter, mais : bottage de cul ? Étiquette de slip ? Je sais que tu étais en train de manipuler le climat là-bas, pour chasser la surveillance aérienne. C'est de la drogue, c'est ça ? Il faisait un genre de deal de drogue ?

— Je ne sais pas !

— Tu reçois de l'argent. Tu dois connaître son nom. Il avait l'air vraiment malade, désormais.

— Écoute, je ne le connais que comme Orry, d'accord ? Orry.

— Tu le connais comment ?

— Les affaires.

— Et une fois de plus, voir la menace précédente.

— Non, je suis sérieux, nous avons un arrangement en affaires, dit-il.

Je ne savais pas qu'il... tu sais.

— Qu'il tuait des femmes désarmées ? (Je sentis la nausée envahir mon estomac, mais je ne risquais sûrement pas de vomir devant Chaz.) Quel genre d'arrangement ?

— Il me paie pour que le temps reste dégagé pour ses transporteurs, et pour dévier de leur cap les avions de police. Tu sais, les avions de surveillance, comme tu disais. C'est...

J'interprétai :

— Il te paye pour faciliter le trafic.

Ce qui expliquait les schémas climatiques inhabituels de Chaz, ici même dans le désert. Il avait manipulé les systèmes afin de créer des voies dégagées pour les avions en approche, et des fronts orageux pour contrecarrer les flics.

— Bon dieu, Chaz. (Je frottai mon crâne douloureux.) Tu devais bien savoir que tu te ferais prendre.

Il prit un air malin. Génial. Chaz, qui était d'une stupidité monumentale, pensait en fait être futé.

— Eh bien, je ne suis pas le seul, tu sais. Tout le monde a des petits à-côtés. C'est comme ça que les gardiens fonctionnent.

Je le fixai du regard, les lèvres entrouvertes. Stupéfaite.

— Quoi ?

— Oh, allons, laisse tomber ton petit rôle d'innocente. Écoute, je suis d'accord, Orry est hors de contrôle; bon dieu, j'ai flippé quand j'ai vu ce qu'il a fait à cette pauvre fille. La seule chose que je pouvais faire était de te sortir de là. Il allait te tuer !

— Donc tu m'as sauvée en me mettant KO et en me collant dans le coffre de la voiture.

Ce qui me conduisit à me demander comment il avait bien pu amener ainsi une Séville marron aux galons tape-à-l'œil sur tout ce chemin dans le désert, sans qu'elle se transforme en monument permanent. Ce n'était pas précisément une SUV. En fait, il était impossible qu'il ait conduit sa voiture là-bas sur toute cette distance.

Mais il y avait bien eu une jeep brun foncé garée dans l'arroyo, qui aurait été parfaite pour trimballer mon corps inconscient et le ramener au bord de la route.

Elle appartenait au tueur. Orry.

Je détournai mon visage de Chaz, craignant ce qu'il pourrait révéler.

— Comment tu m'as ramenée à la voiture ? demandai-je.

— Quoi ?

— Tu m'as traînée ? Nous étions enfoncés loin dans le désert. Ça fait une sacrée distance pour me porter.

— Eh bien, je ne pouvais pas te laisser là-bas. (Il essaya de paraître altruiste. Le résultat fut ridicule.) Laisse tomber, Joanne. Écoute, j'ai de l'argent. Beaucoup d'argent. Donne-moi seulement un numéro de compte et tu seras millionnaire dans la seconde, je te le jure. Tout ce que tu as à faire, c'est rendre un bon rapport aux gardiens et prendre l'argent, d'accord ? C'est ce que tous les autres ont fait.

Les trois audits précédents. C'était une machine bien graissée. Pas étonnant que les audits aient eu une odeur bizarre.

— Est-ce que les autres ont vu une femme se faire tuer ? (Ses mains, grattant la poussière, tâtonnant à la recherche d'un secours.) Qu'est-ce qu'elle avait fait, Chaz ? Elle l'avait trompé sur la cargaison ? Elle lui avait fait du chantage ?

Il soupira.

— Tu ne vas pas prendre l'argent.

Il aurait été intelligent de lui dire le contraire, mais je n'étais pas d'humeur à mentir.

— Non.

— Je le savais. Je l'ai su à la minute où je t'ai vue. Tu sais à quoi tu ressembles en Seconde Vue ? À cette fichue Sainte Jeanne d'Arc la martyre. Tu brûles avec beaucoup d'éclat, Joanne, mais là tu es en train de te brûler toi-même. (Chaz secoua la tête.) C'est comme ça que les choses marchent. Tu prends l'argent et tu te la fermes, bordel. Écoute, tu fais de bonnes actions, non ? Tout le monde en fait. Nous sauvons des gens.

Pourquoi est-ce qu'on ne pourrait pas se faire un peu...

— Elle est morte ! hurlai-je, et l'intonation de rage crue dans ma voix me causa un choc. Et tu es fini. Tu comprends ? C'est terminé. Terminé.

Personne d'autre ne mourra.

Chaz me lança un regard de pitié. Il tendit la main vers le bas, ramassa un portable sur le siège entre nous et composa un numéro.

— Ouais, je suis sur la I-70, j'arrive vers les grottes. Je serai là dans quelques minutes.

J'imagine que j'avais tort à propos de la couverture réseau, pensai-je bêtement. Il raccrocha. Je le fixai du regard, fixai sa tenue proprette bon chic bon genre, son bronzage parfait, sa manucure coûteuse.

— C'est toi qui m'as mise KO, dis-je. C'est lui qui m'a reconduite à ta voiture. Pourquoi tu ne t'es pas contenté de me laisser là-bas ? Vous aviez déjà tous les deux tué une femme, pourquoi pas une autre ?

— Écoute, tu n'as pas la moindre idée de ce qui est en train de se passer, dit-il. Je ne peux pas tout simplement te tuer. Si tu disparais, je vais devoir répondre à des questions. Mais... contente-toi de prendre l'argent, O.K ? Prends-le et pars. Tu n'étais pas censée venir par ici, d'abord; tu étais censée rester à Las Vegas.

— C'était ici qu'il y avait un problème.

— Et tu cherches les problèmes. Génial. De tous les gardiens, il a fallu que je tombe sur le Lone Ranger.

Malheureusement, j'étais fatalement à court de Tonto. Nous dépassâmes la masse confuse et clignotante d'un panneau de signalisation in-diquant « Grottes de Carson, 1,5 km ». Donc j'avais environ quarante secondes pour trouver quoi faire. Le problème était que j'étais blessée, af-faiblie par la perte de sang, et que j'affrontais un autre gardien des Cieux, ce qui était la pire combinaison possible. Nous pouvions nous blesser mutuellement, certes, mais nous ferions largement plus de mal au reste de la population. Au moins, aucun d'entre nous n'avait de djinn; la capacité de destruction en était légèrement amoindrie.

Je lorgnai le portable. Si je pouvais appeler quelqu'un pour recevoir de l'aide... Non, ils ne pourraient pas arriver ici à temps. Eh bien, si j'appelais John Foster, il pourrait charger son djinn de me sortir de là; c'était déjà quelque chose...

Je pris ma décision, et tendis la main pour l'attraper. Chaz donna un brusque coup de volant vers la gauche, me projetant contre la portière passager; le téléphone rebondit avec fracas contre la vitre et glissa dans les recoins sombres de la banquette arrière. Merde. Je m'étais engagée.

Trop tard pour la prudence, maintenant...

J'appelai le vent.

Chaz fit de même.

La voiture dérapa, violemment heurtée par des rafales à quatre-vingts kilomètres heure provenant de deux directions différentes. Elle glissa comme si elle ne pesait plus rien, accrocha le gravier, pencha, et je faillis perdre le contrôle sur le souffle fulgurant du jet-stream que j'avais redirigé. Des pierres soulevées par le vent bombardèrent les vitres avec un bruit de caisse claire ; quelque chose de plus lourd heurta et fit vibrer le châssis. De mon côté, des fissures étoilèrent la vitre. Je poussai avec plus de force, car Chaz tendait le bras pour m'atteindre, et la Séville s'inclina sur le côté, grogna comme un être vivant, puis bascula.

La vitre se fracassa et disparut alors que la gravité se contorsionnait; je glapis et frappai encore la voiture avec une rafale de vent rugissante, la faisant basculer de nouveau pour la remettre sur ses roues. Je me tortillai pour m'extirper de la vitre brisée, ignorant le tiraillement brûlant des éclats de verre sur ma peau, glissai à l'extérieur et tombai sur le sable chaud. La Séville était toujours en mouvement, soufflée par le jet-stream, et je me recroquevillai alors qu'elle était poussée dans ma direction. Je la frappai encore d'une rafale, cette fois à plus de cent cinquante kilomètres heure : elle fut projetée dans les airs et tournoya comme si je l'avais tirée depuis un canon. Elle voyagea sur plus de sept mètres avant de retomber brutalement sur ses roues, au sommet d'un cactus Saguaro.

Je coupai net l'élan du vent, et réalisai qu'il m'était arrivé quelque chose. Une sensation d'engourdissement dans la jambe. Je me contorsionnai pour me retourner, et vis un morceau de métal brillant enfoncé à l'arrière de ma cuisse, aussi gros qu'un fer à repasser, aiguisé comme un couteau. Je verdis, prise de vertiges, détournai le regard et respirai profondément.

C'est à ce moment que je réalisai que ce n'était pas terminé.

Dans le lointain, quelque chose de terrible se produisait. Un rugissement croissant de pouvoir, qui tonnait en échappant à tout contrôle; il avait créé cela, ou moi ; ou nous l'avions tous les deux craqué comme une allumette dans un baril de poudre. Je cherchai à atteindre le vent, mais je ne parvenais pas à le saisir; il était lisse comme du verre, se déplaçait trop vite, trop empli de sa propre fureur.

Une tache à l'horizon.

Un sinistre banc de brume.

Une vague brune, qui virait au noir. Cascadant comme une déferlante. Des oiseaux volaient désespérément vers le sud en amont de la chose, mais je pouvais voir la vague les rattraper. J'ayais entendu des histoires à propos de rouleaux noirs provenant des zones désertiques, mais je n'en avais jamais vraiment vu un; c'était terrifiant, impressionnant, incontrôlable. Une mer de ténèbres occulta le soleil alors qu'il approchait, tornade horizontale à la force mortelle. Elle cueillait tout ce qui se trouvait sur son chemin; cactus, boules d'amarante, barrières, fil barbelé, les restes déchiquetés d'animaux ayant eu la malchance d'être pris sur son chemin. Elle venait droit vers moi.

Je criai et essayai de l'attraper encore, mais c'était trop, trop gros; il faudrait avoir un énorme pouvoir alimenté par un djinn pour pouvoir gé-

rer cette chose.

Réfléchis. Pas le temps de courir, elle était presque sur moi. Si je restais là où j'étais, elle dépouillerait la chair sur mes os, me récurerait à mort. Le mur de vent à l'intérieur de la chose devait être supérieur à deux cent cinquante kilomètres heure, peut-être plus.

Je fis la seule chose à laquelle je pus songer. Je créai un coussin d'air solidifié autour de moi, assemblai solidement les molécules, m'enfermai dans une bulle et priai.

Le rouleau noir rugissait sur l'asphalte. Je le regardai arracher un arbre de Josué à la terre, le déchiqueter en cure-dents et le lancer en l'air dans l'obscurité impénétrable. Des éclairs bleus flamboyaient dans les té-

nèbres, l'électricité statique s'embrasant au contact de toute surface capable de conduire une charge, rampant étrangement au sommet de la déferlante, éclatant en chaudes lignes bleues le long des lignes de télé-

phone. Un faucon battant des ailes avec frénésie disparut dans une explosion de plumes en lambeaux.

Je regardai le soleil disparaître derrière ce noir front orageux, et je fermai les yeux.

Le son me parvint depuis le lointain. À l'intérieur de ma bulle ren-forcée, ce n'était qu'un long cri inhumain, comme du métal soumis à la torture. J'avais peur d'ouvrir les yeux, mais je savais que le sable autour de moi avait disparu, récuré jusqu'à la terre dure et compacte, érodé par endroits jusqu'au substrat rocheux. Mon Dieu, je vous en prie...

Je sentis une piqûre de sable chaud gicler sur mon visage. L'électricité statique crépitait contre moi, brûlante; je sentais l'odeur de son claquement chaud partout autour de moi. Je luttais pour maintenir la matrice qui me protégeait, mais le monstre mugissant à l'extérieur était si fort, si incroyablement fort... Je ne pouvais pas la conserver. Je ne pouvais pas... la pression du rouleau noir était en train d'écraser ma bulle d'air, laquelle était tout ce qui se tenait entre moi et une mort par écor-chement.

Je me pelotonnai étroitement, inspirant en haletant des bouffées d'air vicié, résistant au désir pressant d'ajouter mon cri à celui du vent fou au-dehors. Quand je risquai un coup d'œil, je vis le serpent noir d'un fil barbelé fouetter l'air au-dessus de moi, retenu à quelques millimètres de ma peau.

Un nouveau jaillissement incandescent de sable força le passage à travers le bouclier, cette fois-ci près de mes genoux. Je luttai pour le sceller, mais l'air se détachait de sa matrice, les molécules tourbillonnaient hors de tout contrôle; il y avait à présent des frappes ardentes un peu partout, brûlantes...

Et puis le bouclier s'affaiblit, et j'étais en feu.

Cela ne dura que quelques secondes, mais la douleur était intense et me désorientait. Je ne pouvais pas respirer. Mon instinct me forçait à garder la bouche et les yeux fermés. Le sable m'enterra rapidement, ce qui en un sens était une bénédiction, vu le désastre de ma peau déjà abrasée.

La pression du vent sur moi ralentit, passant à une simple bourrade de petite brute, puis à des rafales, puis à une brise.

Puis au silence.

Le rouleau noir avait poursuivi son chemin.

Mes poumons étaient douloureux. Je griffai le sable pour m'en ex-traire, me frayai un chemin, prise de convulsions, jusqu'à pouvoir m'asseoir, et pris une inspiration sèche et voilée. Je toussai, sentant le goût de l'ozone dans ma bouche.

Tout était anormalement calme. Il n'y avait rien, sinon un voile de poussière flottant au ras du sol, si fin qu'on pouvait à peine le qualifier de talc, et un paysage érodé, débarrassé de tout ce qui était plus haut que la route d'asphalte - laquelle avait été rongée par endroits au point de n'être plus qu'une mince couche de graviers gris.

Je me retournai, saisis la pointe de métal fichée dans ma jambe, et la libérai d'un coup sec. Le monde vacilla et devint tout noir; je vis des étoiles, sentis le jet chaud du sang, et retirai maladroitement ma chemise pour la nouer bien serrée autour de ma cuisse. Je parvins à me dresser sur mes pieds et boitai lentement au milieu de la dévastation, à la recherche de la Séville.

Je ne la reconnus pas au premier abord. Elle avait l'aspect ancien de quelque chose qui aurait été laissé là pendant des années, récuré jusqu'au métal nu; les pneus étaient déchirés en minces fibres noires. Le capot avait disparu, ainsi que les portières et la porte du coffre. L'intérieur en cuir n'était qu'un amas confus de loques où s'entassait du sable.

Aucun signe de Chaz. Je boitai autour du point le plus éloigné et re-pérai un tas de chiffons de l'autre côté.

Il avait rampé à l'extérieur et avait essayé de s'abriter derrière le pneu arrière droit; c'était le seul véritable abri disponible, mais cela avait été inutile. Il n'avait pas fabriqué une carapace comme moi, ou s'il l'avait fait, elle n'avait pas fonctionné assez longtemps.

Sa peau avait disparu.

Son corps était une masse informe d'un rouge-noir luisant, avec les os blancs qui apparaissaient par endroits.

Je me laissai tomber à genoux et désirai pouvoir pleurer, mais il ne me restait rien. Rien d'autre que la peur.

— Pauvre con débile, chuchotai-je. Mon dieu, je suis tellement déso-lée.

Je vérifiai, me hérissant au contact de mes doigts sur sa chair nue. Il ne respirait pas, et il n'y avait pas de pouls. Après une longue pause causée par l'épuisement, je me levai et retournai en boitant vers la route éro-dée par le vent, prise de vertiges, blessée, brûlée par le sable.

Toujours en vie, malgré tout.

Isolée sous la lumière chaude et éblouissante du soleil.

JE NE LEUR racontai pas le reste. J'achevai mon histoire avec la mort de Chaz; il y avait autre chose à dire, mais ce n'était pas leurs oignons.

Quand j'eus terminé, le silence régnait dans la salle de poker. Un silence omniprésent qui s'écoulait, épais et glacial. La plupart des joueurs de cartes regardaient vers le bas, vers le haut, loin de moi.

Tous sauf Quinn, dont les yeux étaient fixés sur moi avec une concentration si intense que c'en était presque sexuel, et Charles Ashworth, qui semblait las. Épuisé. Vieux.

— Merci, dit-il finalement, avant de se retourner vers la table. (Sa voix semblait rouillée et ancienne.) Je n'ai plus besoin d'elle. Vous pouvez faire comme bon vous semble.

Voilà qui sonnait désagréablement. Je remuai légèrement sur ma chaise. Personne ne me maintenait assise, et j'avais en grande partie ré-

cupéré de la dernière décharge; malgré la présence de Quinn et des grands types solidement charpentés à l'extérieur, je m'accordais un assez bon pourcentage de chances de sortir d'ici vivante si je devais combattre.

— Rassurez-vous, dit Myron Lazlo, de cette voix douce et chaude.

Nous ne vous voulons pas de mal, mademoiselle Baldwin.

Je marmonnai quelque chose dans ma barbe qui ressemblait à «

M'en diras tant ! ». Quinn m'entendit. Je vis un éclat sombre briller en réponse dans ses yeux.

— Ouais, à ce propos, que voulez-vous dire exactement, Myron ? demandai-je. (Le ton de ma voix n'était pas tout à fait obséquieux.) Bordel, qu'est-ce que vous attendez de moi ?

Myron sourit. C'était dérangeant, car ce sourire semblait aussi gentil que celui d'un grand-père, et cependant il possédait une sorte d'aplomb qui me donnait le sentiment que ma colonne vertébrale cherchait à se tortiller.

— Nous voulons que vous nous rejoigniez, dit-il. Nous voulons que vous fassiez votre rapport aux gardiens et que vous leur disiez que tout va bien, que le problème a été résolu.

— Résolu ?

— Que Jonathan s'est échappé, que Kevin est mort. Nous ne voulons en aucun cas que vous fassiez état de quoique ce soit concernant notre rencontre, ou l'existence des Ma'at. De temps à autre, nous aurons des missions à vous confier, qui nécessiteront que vous agissiez en notre nom. C'est le prix de votre liberté.

J'avalai ma salive, regrettai de ne pas avoir un bon verre d'eau fraîche, et déclara :

— Y'a deux problèmes. D'abord, je ne prends pas d'ordres venant de vous. Ensuite, peu importe ce que je dirai quand je rentrerai, ils ne se contenteront pas de me croire si je leur dis que notre problème Jonathan-Kevin s'est miraculeusement résolu tout seul.

Les Ma'at, ou du moins ceux d'entre eux qui étaient réunis autour de la table aux enjeux cruciaux, s'entre-regardèrent et sourirent. Bon sang, ils avaient tous l'air suffisant. Ça devait être une condition d'entrée.

— Ma chère, nous ne nous attendrions pas à ce qu'ils le fassent, m'assura Myron. Je vous le promets, Kevin sera mort. Vraiment parfaitement mort, avant la fin de la journée. En ce qui concerne Jonathan... eh bien, je crois que vous aurez seulement à vous montrer très convain-cante.

L'un des autres déclara :

— Elle ne trahira pas les gardiens. Elle est aussi solide qu'un roc. À

peu près aussi bornée, aussi.

— Les rochers ne sont pas un problème, intervint Ashworth. (Il brossa une peluche imaginaire sur son costume.) Tout ce qu'il faut, c'est un marteau-piqueur assez grand.

Purée, je n'allais pas l'apprécier plus que son fils.

— Vous n'êtes pas obligée de vous décider maintenant. (Myron reprit les rênes de la conversation, se pencha en avant et prit un air présidentiel.) Joanne - puis-je vous appeler Joanne ? - vous n'êtes pas stupide. Vous savez sûrement que les gardiens sont rongés par la corrup-tion, que la situation que vous avez affrontée avec Chaz... (Ses yeux fi-lèrent en direction d'Ashworth, échangeant un message silencieux qui contenait une excuse rapide.)... était loin d'être inhabituelle. J'ai cru comprendre que vous avez aussi rencontré celui qui est le plus à blâmer, en Floride.

— Bad Bob, dis-je, regrettant immédiatement d'avoir laissé échapper son nom.

J'obtins un lent hochement de toutes les têtes présentes à la table.

— Dangereux, dit Myron. Vous avez fait une grande faveur à ce monde en supprimant son influence.

— Je ne l'ai pas fait pour le monde. Je l'ai fait pour sauver mon cul.

— Indépendamment des raisons pour lesquelles vous avez agi, les ré-

sultats furent bons. Bad Bob vous a sûrement avoué qu'il n'agissait pas seul, que d'autres gardiens étaient impliqués dans des activités illégales.

Vous devez être consciente que cela est courant dans toute l'organisation.

Il faudrait que vous soyez insensée pour ne pas en être arrivée à cette conclusion. C'est en partie la raison pour laquelle nous fûmes créés; c'est aussi pour cela que nous continuons d'exister. Parce que les gardiens sont devenus une force au service du mal, pas du bien. Et qu'il leur faut un adversaire.

Je n'aimais pas penser à Bad Bob, à ce qu'il avait dit, à ce qu'il m'avait fait. J'eus tout à coup une vision au microscope de son visage buriné, de ses yeux bleus acérés, de ses mains en train de déverser un dé-

mon dans ma gorge. Je sentis une soudaine compression aiguë dans ma poitrine, un besoin désespéré de sortir de là, loin de ces hommes qui commençaient à me rappeler si vivement toute cette expérience.

Je me levai. Personne ne paniqua, pas même moi. Quinn resta là où il était, les épaules appuyées contre le mur, les bras croisés. Je marchai vers le bar, regardai l'employé en uniforme dans les yeux, et commandai une eau de source. Il me la tendit en silence. Je brisai le sceau et l'engloutis à longues gorgées; elle avait le goût du désert, de la peur et de la confusion. Je lui rendis la bouteille vide.

Puis je me retournai vers Myron et dit :

— Les gardiens ne sont pas parfaits. Qu'est-ce qui vous fait penser que vous êtes meilleurs en quoi que ce soit ?

Il se contenta de sourire. Mauvaise tactique. Ces types se sentaient rien moins qu'omnipotents, et cela n'allait pas changer, peu importe ce que je disais.

J'essayai à nouveau.

— Vous ne pouvez pas tuer Kevin.

— Pourquoi pas ?

— Ce n'est qu'un gamin. Myron m'étudia avec curiosité.

— Pourtant vous avez vous-même caressé l'idée de le tuer.

— Je veux lui retirer ses pouvoirs, mais je ne crois pas que cela signifie qu'il doive mourir. Merde alors, vous autres qui êtes tellement malins, vous êtes incapables de trouver un moyen de le neutraliser ?

— Les gardiens ont échoué à le faire, dit l'un des joueurs de poker.

— Les gardiens sont coincés à l'extérieur. Vous, vous êtes à l'inté-

rieur.

J'arpentai la pièce, les laissant s'habituer à l'idée de me voir bouger.

Cela n'allait pas marcher avec Quinn, bien sûr; le flic m'observait avec des yeux tolérants et amusés, mais sous la surface se trouvait un noyau froid de compétence absolue. J'avais besoin que Quinn soit de mon côté, ou qu'il parte. C'était quoi son histoire, de toute façon ? Un flic, travaillant pour les anti-gardiens ? Il y avait une histoire là-dessous... et je n'avais pas le temps de l'apprendre.

— D'accord, en supposant que j'étudie votre proposition de travailler pour vous... qu'est-ce que vous m'offrez ? (J'emprisonnai mes mains derrière mon dos afin qu'ils ne puissent voir à quel point elles tremblaient.

La moquette était douce et souple sous mes pieds. J'ajoutai un peu plus de balancement à mes hanches, un peu plus de liberté dans ma dé-

marche. Être la seule femme dans la pièce possédait un avantage, en particulier en présence d'hommes plus vieux.) De l'argent ? Du pouvoir ?

Quoi ?

— Nous vous offrons la chance de faire ce que vous avez toujours voulu faire, dit Myron. Nous vous offrons la chance de faire le bien.

J'eus un fin sourire.

— Oh, dites donc. Et si je ne veux pas accepter votre offre généreuse ?

Quinn ne bougea pas, mais il devint tout à coup beaucoup plus grand. Rien de surnaturel là-dedans; c'était une ruse utilisant le langage du corps, c'était son expression qui se rafraîchissait, la chaleur se retirant de son regard.

— Il nous faudrait avoir recours à des alternatives regrettables, dit Myron. (Ses yeux ne dévièrent pas en direction de Quinn, mais je compris le message.) Je suis certain que vous êtes consciente qu'un gardien au moins a déjà rencontré la mort ici; nous ne l'avons pas provoquée, mais nous n'avons pas non plus agi pour la prévenir. Jonathan et Kevin se chargeraient parfaitement de vous éliminer, si nous leur donnions des raisons de le faire. Mais vraiment, ma chère, toute animosité est absolument inutile. Les Ma'at se dévouent exactement aux mêmes principes que ceux que vous respectez. Les gardiens ne sont plus, désormais, les sauveurs de l'humanité; ils sont des parasites, perpétuant un cycle de violence et de destruction, réduisant en esclavage des êtres ayant droit à la liberté. Il est impossible que vous souhaitiez faire partie de tout cela.

Je me haussai d'un pouce en Seconde Vue tout en faisant les cent pas. La pièce scintillait en chapelets et en mèches de pouvoir, toile d'araignée perfide. À cet instant, ils n'essayaient pas de me contrôler, mais à la minute où je commencerais à me tendre vers le pouvoir, ils me bloqueraient. Une attaque physique était hors de question; j'étais dépassée en nombre et en flingues à tous les coups.

— Mademoiselle Baldwin ? J'ai bien peur qu'il me faille une réponse.

Je m'apprêtai à lui en donner une qui soit peu digne d'une dame, mais à ce moment un coup discret fut frappé à la porte et cette dernière s'ouvrit en grand. Une dame regarda à l'intérieur; un air de femme d'affaires, une coiffure de professionnel, magnifiquement vêtue. Elle leur lança une sorte de grand signe de la main. Elle referma doucement la porte en s'en allant.

— Ah, dit Myron. (Il avait l'air un chouïa renfrogné.) Il semble que nous allons devoir reporter ceci, mademoiselle Baldwin. Notre rendez-vous de quatre heures est là. Monsieur Quinn ? Veuillez escorter notre invitée vers sa chambre.

Quinn s'éloigna du mur, marcha vers moi et saisit mon bras. Le geste était très gentleman d'aspect, mais au toucher il était autoritaire. Il me fit traverser la douce moquette en direction de la porte, l'ouvrit et m'escorta à l'extérieur sans un mot de plus.

Je jetai un coup d'œil en arrière.

Ils étaient en train d'ouvrir un nouveau paquet de cartes. Je n'étais même plus un sujet de conversation.

Quinn m'emmena au-dehors, dépassant les gardes. Si les vieux Ma'at avaient un rendez-vous à quatre heures, il ou elle n'était pas en train de poireauter dehors; je ne voyais là que les affaires normales du casino. J'envisageai de crier au viol ou au feu ou tricheur, mais étant donné que tous les vigiles semblaient connaître Quinn (il échangeait des hochements de tête amicaux avec chaque uniforme que nous croisions), je décidai d'attendre une meilleure occasion. Peut-être que Kevin viendrait à mon secours. Voilà qui serait ironique.

Le Luxor était rempli de choses que j'avais envie de voir; des statues égyptiennes magnifiquement reproduites, les faux trésors de Toutânkha-mon, les boutiques de souvenirs abritant le scintillement de l'or, de l'argent et des joyaux; mais Quinn ne ralentit même pas.

— Hé, dis-je alors qu'il me poussait en dépassant une devanture remplie de copies de meubles égyptiens, tu sais ce que tous les méchants ont en commun ? Ils ne font pas les boutiques. Ils sont trop occupés à être maléfiques pour faire du shopping. Vous autres, il faut que vous ap-preniez l'art délicat du lèche-vitrines.

Quinn rit doucement et mit son bras autour de mes épaules. Sans intention sexuelle; cela signifiait seulement qu'il pouvait me diriger plus efficacement. Il avait une odeur boisée, un mélange d'après-rasage à la senteur verte et piquante, avec une pointe sombre de transpiration masculine. Peut-être aussi un peu d'huile pour revolver. Pas de tabac. Il ne fumait pas.

— Ma belle, dit-il, tu es vraiment un joli petit numéro. Je dois dire que j'ai vu des hommes riches, qui avaient du pouvoir sur les grandes so-ciétés, fondre en larmes après avoir subi moins que ce à quoi tu as survé-

cu. Tu leur as rendu coup pour coup.

— Si c'est le cas, est-ce que ce bon vieux Charlie s'est fait électrocuter

? J'étais trop occupée à convulser pour le voir.

Il me tapota l'épaule. Venant de certains hommes, tout ce contact physique aurait été lubrique, mais Quinn ne semblait pas avoir d'arrière-pensées, pas même les plus évidentes. Il était seulement amical.

Nous parvînmes à une énorme série de portes en acier fermées. L'un d'entre elles s'ouvrit, et Quinn me conduisit à l'intérieur.

Oh. Des vitres. Je clignai des yeux et regardai au-dehors, dans la lu-mière éblouissante d'un après-midi à Las Vegas, lequel était loin d'être aussi bariolé qu'une soirée à Las Vegas. Il y avait quelque chose de vaguement bizarre avec cet ascenseur, ce qui devint évident quand Quinn appuya sur des boutons et qu'il commença à s'élever.

Il ne montait pas. Enfin, pas directement. Il suivait un angle.

— C'est un inclinateur, pas un ascenseur, dit Quinn. La vue te plaît ?

Je devais l'admettre, c'était joli. Notre ascenseur, inclinateur, remontait lentement la pente de l'énorme pyramide de verre, chaque étage s'annonçant avec un ding au chuchotement assourdi, et le monde rape-tissa. Je m'occupai en identifiant les hôtels bordant le Strip. Paris. New York-New York avec ses montagnes russes et sa Statue de la Liberté à de-mi-échelle. La dentelle blanche des fontaines du Bellagio, s'élançant vers le ciel dans une chorégraphie silencieuse.

Nous nous arrêtâmes quelque part non loin du sommet.

Quinn me tira à l'extérieur de l'ascenseur, me conduisit le long du couloir et ouvrit une chambre avec la carte magnétique standard.

— Eh bien, dis-je, surprise. Ça fera l'affaire.

Ma chambre comportait un mur entièrement recouvert par une baie vitrée, fortement incliné, et la lumière du soleil se reflétait sur l'or pâle des faux meubles égyptiens. Le lit avait l'air somptueux. À travers la porte de la salle de bains, je vis un énorme jacuzzi face à la baie vitrée.

— Je reconnais au moins ça à votre camp : vous savez comment emprisonner une fille avec style.

— Tu n'es pas prisonnière, dit Quinn en me tendant la clef. Et nous ne sommes pas non plus nécessairement dans le camp opposé. N'hésite pas à aller en bas, à faire un tour aux casinos, au spa, à la piscine... n'essaie pas de sortir du bâtiment, c'est tout.

Je pris le morceau de plastique lisse et froid.

— Si je sors ? (Quinn leva un sourcil en silence.) D'accord. Tu sais que je ne peux pas me contenter de traîner ici, en attendant que la pa-trouille des vieux schnocks décide quoi faire de moi. Il y a un délai. Jonathan et Kevin vont venir me chercher, et crois-moi, je pense que personne ne souhaite que cela arrive. Ce sera un sacré spectacle.

— Tu n'as pas besoin de t'inquiéter à propos du garçon.

— Le fait que tu puisses dire ça me prouve seulement que tu n'as pas la moindre putain d'idée de ce qu'est ce garçon.

Quinn mit la main sous son manteau. Aucun changement dans son expression. Je me souvins de l'arme, me crispai, me demandai s'il était seulement possible d'arrêter une balle avec les pouvoirs que je possé-

dais...

...et il en sortit une autre carte en plastique, celle-ci d'une couleur différente.

— Amuse-toi bien, dit-il en me la donnant. Ça vaut cinq mille dollars en jetons. Lâche-toi. Je dois retourner au travail.

— Quinn ! (J'attrapai son bras quand il se retourna pour partir.) Je ne peux pas me contenter de rester ici !

Il tapota ma main, la retira de son bras et marcha en direction de la porte.

— Si tu ne le fais pas, dit-il aimablement tout en ouvrant la porte, je serai juste obligé de te briser les chevilles. Voilà qui devrait t'empêcher de t'éloigner.

La porte se referma avec un clic discret. Je mâchonnai ma lèvre, comptai jusqu'à trente, puis allai regarder au-dehors.

Il était parti. Quand je me précipitai vers la fenêtre, je vis l'inclinateur redescendre lentement la façade de la pyramide, et Quinn était tourné vers l'extérieur, faisant face à la vue. Il ne regardait pas dans ma direction.

Je me dirigeai vers le téléphone, obtins une tonalité et composai un numéro de mémoire. Un appel longue-distance, mais à cet instant précis je ne m'inquiétais pas spécialement des suppléments. Que les Ma'at payent pour ça, ces vieux croûtons de républicains.

Trois sonneries. Quatre.

— Bearheart, dit une voix féminine grave.

Je laissai échapper un halètement; je n'avais pas réalisé que j'avais retenu mon souffle.

— Marion ! Ne parle pas, contente-toi d'écouter. Je suis à l'intérieur, mais il y a quelque chose qui ne va pas, ici. Un ensemble complètement différent de...

Clic. La ligne était coupée. J'appuyai frénétiquement sur le socle, cognai brutalement le combiné contre la table de chevet, puis je raccrochai.

— Tu sais, dis-je à l'air ambiant, tout ça serait largement plus simple si j'obtenais un peu d'aide d'un djinn amical du coin. Allez, je sais que tu es là. Tu traînes autour de moi depuis des heures. Et merci de ne pas m'avoir sauvée, au fait. Ça m'aurait ennuyée de me rouiller.

Il y eut un voile de chaleur dans un coin de la pièce. Je me concentrai sur lui, et observai Rahel se sculpter dans les ombres, les transformant en angles durs scintillants et en contours tranchants. Non pas que l'ifrit puisse être reconnu comme étant Rahel, bien sûr, mais je ne pensais pas vraiment qu'un autre demi-djinn me suivrait un peu partout comme un chiot perdu.

— Est-ce que tu peux m'aider ? lui demandai-je. (Pas de réponse de la statue noire aux allures d'insecte dans le coin.) Écoute, tu as pris de gros risques en venant ici avec moi. Je ne peux que supposer que tu as une bonne raison de le faire. Tu peux me dire ce que c'est ?

Elle remua. C'était perturbant, parce qu'à présent elle ne bougeait plus comme un djinn ou comme un humain. Plutôt comme un sac de rasoirs qui se déplace. Je fis un pas en arrière, trouvai le lit derrière mes genoux et m'assis.

— Est-ce que tu as des alliés ici ? lui demandai-je. N'importe qui en qui je puisse avoir confiance ?

Je n'en étais pas certaine, mais cela ressemblait en quelque sorte à un acquiescement. Peut-être.

— Qui ?

Question inutile. Elle ne pouvait pas parler; il ne lui restait pas assez de pouvoir depuis le festin durant lequel elle s'était gavée, un peu plus tôt.

Un bras fait d'angles droits sévères et de scintillements noirs comme le charbon se tendit. Des griffes s'extrudèrent de quelque chose qui ressemblait vaguement à une main, aussi pâles que du cristal. Je résistai au besoin pressant de m'éloigner en rampant sur le lit; si elle me voulait, elle pouvait m'avoir.

Je sentis quelque chose tirer en moi. La panique me mordit profondément et j'essayai de bouger, mais il était trop tard.

Ses griffes de diamant scintillantes étaient plongées en moi. Pas exactement en moi, cependant. Ma chair humaine ne subissait aucun dé-

gât, mais alors que je filais comme une flèche en Seconde Vue pour observer ce qui se passait dans le monde éthéré, je vis ce qu'elle était en train de faire.

Elle tenait un noyau brillant et incandescent au milieu de mon abdomen, juste au-dessus de mon bassin. Elle l'entourait délicatement de ses griffes, avec précaution.

Je retins mon souffle, les yeux baissés à travers la structure cristalline de mon corps éthéré, fixant cette révélation, cet étrange visiteur brillant en moi.

— Oh mon Dieu, m'entendis-je chuchoter.

Je n'avais jamais vu quoique ce soit de semblable auparavant, et pourtant je savais exactement ce que cela signifiait. J'étais enceinte.

JE PANIQUAI.

Tout d'abord, je me rejetai en arrière sur le lit, mettant de la distance entre moi et les griffes de Rahel, comme me le hurlaient mes instincts. Elle n'essaya pas de me suivre. Je semblais incapable de reprendre mon souffle, de penser, et alors que le monde faisait une pirouette de Tilt-A-Whirl, j'appuyai mon dos contre la porte de la chambre d'hôtel et me laissai glisser en position assise, la tête entre les mains.

Impossible. C'est totalement impossible. Je n'ai pas... je ne pourrais pas...

Je me souvins de la réaction brutale de Jonathan envers moi, dans la chambre au Bellagio. Ses paroles énigmatiques : « S'il t'a dit que ça garantirait que je ne te ferais pas de mal, il a menti. » Jonathan avait supposé que j'étais au courant, pour cette étincelle de vie à l'intérieur de moi.

Je repris mon souffle avec un hoquet et levai les yeux. Rahel était fi-gée de l'autre côté de la pièce, toujours accroupie, les griffes tendues.

Aussi immobile qu'une statue noire dans la douce lumière tamisée de l'après-midi. Aussi étrangère à ce monde qu'une création sortie des cauchemars de H. R. Giger.

— Ce salopard, dis-je. (Ma voix sonnait bizarrement.) Il le savait, non ? David savait qu'il était en train de me faire ça. Vous autres, vous ne faites rien par accident.

Je savais cela parce que j'avais été un djinn, récemment, et que je connaissais l'étendue de leur contrôle sur les formes qu'ils choisissaient.

David avait choisi de mettre la vie en moi, une vie djinn. S'il était bien une chose qu'on m'avait apprise à l'école, c'est que les djinns ne. se re-produisaient pas. Ils ne le pouvaient pas. Alors, merde, comment est-ce que c'était possible ?... Selon les gardiens, les djinns étaient stériles et éternels, et tous se trouvaient sous leur contrôle. Sauf, bien sûr, que les gardiens s'étaient lourdement gourés, ou qu'ils avaient carrément menti avec cette histoire de contrôle. Il y avait des djinns en liberté, et il y en avait beaucoup. Donc il était raisonnable de penser qu'ils avaient eu tort (ou qu'ils avaient menti) aussi à propos de la stérilité des djinns.

Je savais avec une certitude absolue et inexplicable que les djinns pouvaient se reproduire quand ils le souhaitaient et, pour une quelconque raison insondable, David l'avait souhaité, avec moi.

Bien sûr, il avait oublié de me demander d'abord. Ou même de me le dire après les faits.

L'éclair brûlant d'un souvenir me traversa. David, en train de dire: «

Tu dois me faire confiance », ses yeux lançant des lueurs cuivrées. Et moi qui disais, comme une idiote : « Oui. »

Rahel fit un mouvement. Je reculai contre la porte, et elle se figea à nouveau dans l'immobilité, ses griffes remuant comme si elles n'étaient pas vraiment connectées au reste de son corps. Flippant. Elles se fon-dirent lentement de nouveau dans les angles scintillants de sa main. Évanouies.

— Tu sais ce qui se passe, dis-je. (Rien.) J'imagine qu'il faut qu'on te trouve quelque chose à manger si je veux que tu m'aides encore un tant soit peu.

Quelque chose à manger, quelque chose d'autre que le noyau brillant d'énergie à l'intérieur de moi. Lequel, à sa décharge, elle n'avait pas essayé de consommer. Peut-être qu'il n'était même pas encore l'équi-valent d'un bonbon à la menthe pour les fins de repas.

— Il y a un djinn dans ce bâtiment ? demandai-je. (Sa tête s'inclina lentement vers le haut, puis vers le bas.) Laisse-moi deviner. Les Ma'at en ont un. (Un autre hochement de tête, lent, grinçant et étrange.) Parfait. Donc tout ce que j'ai à faire, c'est tenir tête à l'adversaire, voler un djinn, te laisser t'en servir en guise d'en-cas, et je suis tirée d'affaire. En supposant que tu ne vas pas tout simplement t'en aller en me laissant en plan.

Elle ne confirma pas, et ne nia pas non plus, comme Quinn.

Je laissai ma tête douloureuse retomber dans mes mains tremblantes.

Oh, mon Dieu, j'étais enceinte. J'allais vraiment le tuer.

POUR PASSER LE temps pendant que je combinais un plan (car rien ne me venait immédiatement à l'esprit en sautillant et en agitant ses petits bras), je pris une longue douche chaude, lavai mes cheveux, les séchai et appliquai sur ma peau des lotions hydratantes provenant de la sélection gratuite de la salle de bains; puis je me glissai dans le jacuzzi pour faire disparaître mes soucis au fil des bulles, du moins pour un temps. Je fixai l'horizon, me souvenant à quoi cela ressemblait de voir la crête d'un rouleau noir s'élever sur cette plaine sableuse.

J'avais besoin d'un djinn, mais les Ma'at n'allaient pas en faire trotter un en public à moins qu'ils y soient obligés. Cela signifiait des ennuis, un gros tas d'ennuis. Des ennuis publics.

Quelque chose me chatouilla en remontant le long de ma peau, et ce n'était pas les bulles. Peut-être que la chaleur était en train de me monter à la tête, mais j'avais une idée.

Pas une bonne idée, mais le simple fait d'en avoir une était une amé-

lioration. J'avais au moins deux chances de succès. Si le plan A ratait, le plan B restait parfaitement viable. J'aimais ça. Les plans A marchaient rarement, de toute façon.

Je fis trempette encore un moment, attendant qu'une meilleure idée vienne faire un tour dans ma tête, mais rien ne m'apparut. La nuit se trouvait encore à quelques heures de là, mais le soleil était en train de tracer sa route brûlante en descendant la moitié ouest du ciel. J'enfilai un luxueux peignoir en coton, brodé aux armoiries du Luxor, enveloppai mes bras autour de ma taille pour me réconforter, et souhaitai pouvoir parler à David. Lui hurler dessus, de préférence.

Bordel, mais à quoi pensait-il ? Et quand avions-nous évoqué le sujet de la progéniture, au juste ? J'avais été inconsciente, une ou deux fois.

Peut-être que c'est à ce moment-là qu'il l'avait mentionné. Ce serait typique d'un mec.

Je ne pouvais pas m'occuper de ça pour l'instant. J'avais d'autres choses à faire, et tout était risqué. Trop risqué pour que je m'y essaye avec cette fragile et brillante étincelle de vie en moi, mais je n'avais pas vraiment le choix. David ne m'avait foutrement pas donné le choix. Je ne savais pas la moindre chose sur les bébés djinns, et je n'avais personne à qui demander à part Rahel, laquelle ne pouvait pas me répondre et ne me dirait sans doute pas la vérité, même si elle le pouvait.

Je remis mes vêtements et partis faire du shopping.

IL FAUT RÉUSSIR dans deux domaines en particulier, en tant que super-catin hard-core de Vegas : la haute couture et l'allure. J'avais la seconde. Une promenade aux boutiques du Bazar, au rez-de-chaussée du Luxor, me garantirait l'acquisition de la première.

Je fis le tour de mes options, et me décidai pour un endroit discret qui puait les étiquettes aux prix élevés; non pas que ce soit un indicateur de classe, mais les boutiques discount étaient définitivement hors de question. Il me fallait le meilleur, et il me le fallait maintenant.

J'entrai, encore toute fripée et défaite après mon bain, et montrai à l'employée la couleur de ma carte du Luxor. C'était un joli bout de femme, avec ses cheveux couleur miel coupés à la Cléopâtre, ses yeux gris-vert, sa peau semblable à des roses de printemps pâles. Elle portait du Donna Karan, ce qui convenait parfaitement à sa morphologie. De bonnes chaussures, aussi, de la famille Valentino. J'avais toujours un faible pour les Manolo, mais je n'étais pas monogame.

— Pour la journée ou la soirée, mademoiselle ? demanda-t-elle en levant des sourcils superbement dessinés.

Elle avait un accent parfait, cultivé, du West End de Londres.

— La soirée.

— Décontracté ou...

— Tu sais quoi, ma belle, tu n'as qu'à me montrer ce qui, d'après toi, me rendrait absolument irrésistible.

Elle sourit en coin, et l'espièglerie dansa dans ses yeux gris-vert.

— Ça ne sera pas difficile, dit-elle, ce qui fit d'elle la meilleure amie que j'avais jamais eue. Prenez un siège. Nous allons vous trouver quelque chose.

Quarante-cinq minutes plus tard, je me tenais face à un trio de miroirs, vêtue d'une robe-fourreau de soie bleu nuit pure qui s'arrêtait au genou. Voilà qui n'avait rien de si spécial, jusqu'à ce que l'on s'intéresse aux parties manquantes. Je me tournai lentement, évaluant l'effet. Un maillage bleu transparent s'étendait depuis un col haut jusqu'à une bande de soie pure sur ma poitrine (du moins, sur les zones qui pourraient provoquer une arrestation), laquelle s'effaçait en laissant de nouveau place à la transparence sur ma taille, plongeant en une splendeur sertie de perles, bas sur mes hanches. Somptueux. Remarquable. Absolument impossible à porter sans une extrême confiance en soi.

Deux mille quatre cents dollars, plus la monnaie. Je fis à nouveau un tour lent sur moi-même. La vendeuse drapa un pendentif en saphir autour de mon cou, quelque chose d'assez gros et d'assez véritable pour que mon cœur manque un battement.

— Eh bien, dis-je. Il paraît que les accessoires font tout. Elle me lan-

ça un sourire entendu de conspirateur, et me mit sous les yeux une paire d'escarpins Manolo Blahnik assortis, en soie bleu nuit pure, avec des talons aiguille qui me grandissaient de neuf bons centimètres.

Elle me tapa dans la main, puis me donna huit cents dollars en échange de la carte à jetons, empaqueta mon ancienne tenue, et promit de l'envoyer dans ma chambre après nettoyage. Je lui donnai un pour-boire généreux, carrai mes épaules, et mobilisai mon plan A.

Il était temps de se mettre au travail.

Je fis sensation dans le Bazar, attirant les regards des hommes et les chuchotements des femmes; peu d'entre elles ne me regardaient pas, même en fronçant les sourcils. Les Manolo convenaient parfaitement à mes pieds, et s'y adaptaient de façon tout à fait naturelle ; la robe se col-lait à moi comme une seconde peau (aillée par un expert. Les vigiles m'observaient tout comme le reste des badauds, avec une pointe d'évaluation. Ils savaient qui j'étais, bien sûr, mais tout de même, la robe faisait son effet.

Je me dirigeai vers les tables où l'on misait le plus gros, et je trouvai un candidat potentiel. Je ne le reconnus pas, mais il portait des vêtements de créateur et était accompagné par deux grands types solidement charpentés, qui étaient de toute évidence des gardes du corps; il avait aussi une pile de jetons avec laquelle il pourrait faire une maquette du Titanic sans trop perdre au niveau de l'échelle.

Je me frayai un chemin jusqu'à la table, lui lançai mon plus beau sourire, et déposai un unique jeton. Ah, nous jouions au blackjack. Cool.

J'étais bonne au blackjack.

Le croupier prit mon jeton et distribua les cartes; je croisai les jambes en m'asseyant sur le tabouret haut. L'homme à qui je souriais commença à me sourire en retour. Il en oublia presque sa main.

— C'est votre tour, dis-je, en faisant un signe de tête vers le bas.

Il se concentra rapidement sur ses cartes, demanda à en tirer une, puis en demanda une autre, perdit sa mise et observa environ un millier de dollars voyager vers le territoire du croupier. Puis il se retourna et m'évalua de façon tout à fait ouverte et franche. Je fis semblant de ne pas le remarquer, examinai mes cartes et retournai l'as sur le valet.

— Payez-moi.

Je mis du baume sur les blessures du croupier en lui lançant un sourire et un clin d'oeil. Il me sourit en réponse. Deux professionnels au travail.

Je reçus mon paiement, un beau petit profit, et laissai un jeton pour poursuivre tandis que je pelletai le reste dans le petit sac élégant que la vendeuse avait tenu à rajouter. Bleu nuit, avec des perles brodées. Assorti aux chaussures, évidemment. Ce n'était pas du Fendi ou du Kate Spade, mais bon, on n'a pas droit gratuitement à du Fendi, n'est-ce pas ?

Le type auprès de moi se pencha de plus en plus près à chaque tour de cartes. Nous pariâmes un peu, flirtâmes beaucoup. Les boissons étaient gratuites, mais à présent je devais m'inquiéter du passager que j'avais à bord, et même si les djinns étaient pratiquement indestructibles, je ne savais pas trop ce qu'il en était des bébés. Je restai au coca.

Mr. Dépensier se présenta en prononçant une masse confuse de syllabes que je ne pris pas la peine de saisir. Il mentionna une ou deux émissions de télé ainsi qu'un film auxquels il avait participé, mais je n'avais vu aucun d'entre eux. Grand, large d'épaules, les cheveux noirs et les yeux sombres. Un visage qui était beau ou brutal, tout dépendait de la lumière et de l'angle sous lequel on le voyait. Il aimait les couleurs sombres ; lie-devin, noir, bleu nuit. Nous étions bien assortis.

Pour lui, il n'était question que de cela : l'apparence. Je pus le déterminer après quelques secondes de regards échangés avec lui. Il n'était pas à la recherche de stimulation intellectuelle. Je n'étais pas certaine qu'il ait en fait jamais eu de stimulation intellectuelle.

En dix minutes environ, j'étais à son bras, avec les gardes du corps qui suivaient derrière nous, et je lui suggérais qu'il pourrait prendre son pied au casino du Bellagio (ainsi qu'avec moi, s'il utilisait suffisamment son argent ou sa carte de crédit). Nous fîmes plutôt sensation en traversant la foule sur le chemin du hall. Un nombre considérable de touristes reconnut ma rencontre de la soirée, et l'arrêta en lui demandant des au-tographes; certains prirent des photos. Il fit preuve de bonne humeur et m'utilisa comme poupée positionnable, ce qui, je suppose, était la fonction remplie par la plupart de ses compagnes, à la fois en public et en privé.

Nous étions à mi-chemin dans le hall, marchant en direction des portes, quand Quinn apparut. Il nous jeta un coup d'œil et sut ce que j'avais fait; rapide, ce garçon. Il n'essaya pas de s'adresser à mon rencart; il s'avança directement vers le plus grand des gardes du corps et lui chuchota un truc. Bordel. J'étais en train de regarder le plan A tourner en eau de boudin.

Le garde du corps avança pour chuchoter dans l'oreille pâle de mon cavalier, lequel prit un air nerveux et me lança un sourire grimaçant.

— Ah... (Il ne semblait pas vraiment savoir quoi dire. Nous étions dans le hall, presque aux portes.) Désolé. Vous êtes vraiment... vous vous êtes fait un sacré look. La robe et tout le reste. N'importe qui s'y trompe-rait. Mais, vraiment, je ne... je ne peux pas être vu avec... ne le prenez pas mal. Vraiment.

Il faillit trébucher dans sa hâte à battre en retraite vers les tables de blackjack. Quand j'essayai de le suivre, ses gardes du corps se rapprochèrent de lui pour me signifier que ma présence n'était désormais plus la bienvenue.

Je me tournai vers Quinn et le fixai d'un regard furieux.

— Tu lui as dit quoi, exactement ?

Il me regarda des pieds à la tête et sourit.

— Que tu avais une surprise pour lui sous ton beau petit emballage.

Dans le genre service-trois-pièces.

— Tu lui as dit que j'étais un mec ? (Quinn haussa les épaules.) Et il l'a cru ?

Dans cette robe ? Je crois que cela me mettait plus en rogne que l'échec du plan A.

— Certains hommes ne sont pas très malins, m'assura-t-il solennellement. Marche avec moi.

— Où ?

Je ne bougeai pas. Le plan B était en phase d'échauffement.

— Dans un endroit tranquille.

— Tu veux dire avec moins de témoins. (J'étais trop proche de la sortie pour ne pas en tirer avantage.) Écoute... veni, vendi, vici. Je suis venue, j'ai dépensé votre argent, et maintenant je pars. Essaie de m'arrêter si tu veux. Mais dans cette robe, tu ferais bien de croire que les gens vont le remarquer, en particulier quand je commencerai à crier de toute la force de mes poumons, ici même dans le hall. (Je lui lançai un sourire adorable. Avec mes chaussures, je faisais au moins cinq centimètres de plus que lui.) Et puis je vais déclencher un orage électrique qui fera sauter tous les circuits dans ce bâtiment et grillera la moitié des ordinateurs, au moins. Puis je vais déverser quinze centimètres d'eau sur cette moquette extrêmement chère, et court-circuiter les machines à sous. Tu crois qu'ils ont une assurance contre les inondations, par ici ?

Quinn n'était pas amusé. Il me jeta un regard dur.

— Ne sois pas stupide, Joanne. Tu sais que je peux te faire du mal.

Je ne peux pas balancer des sorts à tout va, mais je peux tout à fait te faire du mal.

Super. Il était immunisé contre les robes. C'était à prévoir. Je me penchai plus près de lui et plaçai mes lèvres tout contre son oreille.

— On va jouer cartes sur tables, Quinn. Là, on n'est pas dans une pièce privée où tes Vieux Gardiens Républicains peuvent m'électrocuter par pure malveillance. On est à l'air libre, et je vais franchir les portes. Si tu veux m'arrêter, tu ferais mieux de ramener par ici ta grosse artillerie, parce que tu vas en avoir besoin.

Il prit mon bras. Je me libérai brutalement, fis un pas en arrière et élevai la voix.

— Hé ! Je vous prie de ne pas me toucher, sale pervers ! Je ne porterai pas les culottes de votre fille !

Cela provoqua un arrêt de la circulation et attira encore plus de regards. Il fit un brusque signe de tête à des vigiles. Je rassemblai du pouvoir dans mes mains, sentis la réponse facile du monde éthéré, et envoyai une forte brise à travers le hall. Elle fit voleter des papiers et arracha quelques exclamations aux employés derrière le comptoir. Elle souleva quelques jupes amples, provoquant des cris chez les femmes et des regards appréciateurs chez les hommes. Je jouai mon numéro à Quinn, cette fois, pas au public.

— Un petit conseil, Quinn, ne me combats pas. Un peu de drame, ça ne me fait pas peur. Je suis celle qui a fait un trou dans le bâtiment des Nations unies, sous les yeux du Conseil de sécurité.

Il s'arrêta, son regard planté dans le mien, et cette impression de menace glacée émana à nouveau de lui. Quinn n'était pas à sous-estimer.

— Ils te tueront, si tu continues avec ça. (Il jeta un coup d'œil rapide autour de lui. Des vigiles en uniforme se rapprochaient rapidement de nous.) Qu'est-ce que tu es en train de faire ?

Oh, il était vif. Il savait que je n'essayais pas de m'en aller, ou j'aurai déjà fui vers les portes.

— Je pars, mentis-je. (Partir n'aurait fait que multiplier mes problèmes; je ne m'attendais pas du tout à franchir les portes. Le vent souleva mes cheveux et les dressa en un nuage noir flottant.) Je ne vais pas me coucher facilement, et toi, tu vas devoir rendre un sacré paquet d'explications. Je me demande pourquoi j'ai le sentiment que ce n'est pas une idée réjouissante, avec ces gars-là ? Je parie qu'ils n'apprécient pas plus l'échec que les mauvaises manières ou les étalages de pouvoir dans le hall de l'hôtel.

Il garda le silence pendant quelques secondes, puis fit un signe imperceptible qui arrêta les vigiles en pleine course. Désormais, nous n'étions plus le centre de l'attention; les touristes poussaient des exclamations à propos du vent, s'accrochant à leurs valises alors que l'air tour-billonnait en cercles. Ce n'était même pas une FO sur l'échelle de Fujita, mais c'était suffisant pour forcer les passants à réagir. Le manteau de Quinn flottait, soulignant l'arme qu'il recouvrait. Il ne cherchait pas à l'atteindre, mais je ne me berçais pas non plus d'illusions : il n'avait pas besoin de le faire.

— Je t'aime bien, dit-il en me décochant un sourire presque sincère.

Tu le sais, n'est-ce pas ? Tu as du style : c'est rare.

— Ouais, moi aussi je t'aime, dis-je. Et maintenant je m'en vais. À

plus !

Je me détournai et me dirigeai vers le mur de portes vitrées et l'ar-rière-train brillant du sphinx au-dehors.

Quelqu'un se mit en travers de mon chemin, petit et vêtu de ce qui se fait de mieux en matière de costumes sur-mesure. Il tenait une canne noire au pommeau d'argent, suivant la plus pure tradition de sa génération. Charles Ashworth II possédait une sorte de dignité grave, qui n'était pas affectée par le vent tourbillonnant autour de lui.

— Cessez, me dit-il.

— Va te faire, papi, dis-je tout en continuant à marcher.

Je laissai le vent forcir, projetant les gens à terre, provoquant des cris alarmés chez les employés et les touristes. Je ciblai Quinn et l'étalai sur le sol, puis j'épinglai les vigiles contre le mur. J'envoyai une rafale droit sur Ashworth.

Elle n'ébouriffa même pas ses cheveux argentés.

— Ne soyez pas stupide, dit-il. Vous ne pouvez pas me faire de mal.

— Flash info, Charlie, cette fois je ne vais pas rester tranquille et te laisser rafler ma mise hors-circuit. (Je me préparai un éclair, bien consciente que cela déstabilisait les courants dans l'hôtel et qu'une onde noire de déséquilibre se répandait sur le monde éthéré.) Dégage de mon chemin ou je te rends la pareille.

Il fit un geste avec sa canne, la pointant derrière moi, et je sentis une présence prendre forme dans le monde éthéré.

— Je vous préviens, nous allons vous arrêter. Et cela ne se fera pas en douceur.

Un djinn. Bingo. Le plan B avait donné de bons résultats, pour une fois.

— Rahel ! hurlai-je en pirouettant sur moi-même pour faire face au djinn qui venait de se manifester. À table !

Le djinn m'était familier. Je l'avais déjà rencontré auparavant, durant la première étape de mon voyage jusqu'à cet endroit étrange; des semaines plus tôt, il avait surveillé la maison de Lewis, dans le Connecti-cut. Il n'était pas du genre à s'embêter avec des attributs modernes; il avait la sensibilité d'un Mr Propre, avec le crâne rasé, le torse nu et des pantalons à la Mille et une Nuits. Ses jambes disparaissaient, remplacées par de la brume. Il était déjà en train de tendre la main vers moi.

Je dirigeai sur lui une rafale de vent assez puissante pour arracher la moquette du sol et l'envoyer valser dans les airs, droit dans un noir étau bordé de rasoirs. Rahel se replia autour de lui et l'attira à l'intérieur des ombres. Ils criaient tous les deux.

Rahel avait très faim. À cette vue, je ressentis une nausée écœurante; mais merde, les enjeux étaient élevés, et ils étaient en train d'augmenter. Peut-être qu'elle serait incapable de le détruire. Peut-être.

Le plan B, semblait-il, fonctionnait trop bien. Je n'avais pas vraiment prévu de sortir du Luxor, sauf sous la protection de mon cavalier; toute seule, je serais une cible évidente pour Jonathan et Kevin. Eh bien, j'allais seulement devoir prendre ce risque...

J'avais perdu de vue Ashworth, mais il s'annonça de nouveau en m'assénant brutalement un coup sur l'arrière de la tête avec sa canne. Je titubai, tombai sur un genou et secouai la tête pour me débarrasser des étoiles qui envahissaient mon champ de vision. Je sentis qu'il se préparait à me balancer un autre coup et plongeai vers l'avant; cette fois, je me retrouvai aux prises avec Quinn, qui criait quelque chose dans mon oreille. Ashworth me frappa d'un nouveau coup violent dans le dos, envoyant des éclairs de souffrance aiguë dans ma colonne vertébrale. Les gens criaient, mais notre petite empoignade se perdait dans la confusion générale que j'avais provoquée. Le vent continuait de tout déchiqueter au hasard sur son passage, alimenté par ma colère, et il risquait de s'arracher à mon contrôle. Les courants électriques que j'avais préparés crépi-tèrent et se libérèrent brusquement, intenables, provoquant des étincelles dans une rangée de machines à sous près du hall. Des sonneries retentirent, des lumières s'illuminèrent, des pièces se déversèrent à l'exté-

rieur. Un éclair bleu bondissait et jetait des étincelles de façon incontrô-

lable alors que les circuits se déchargeaient.

— Arrête ça ! (Quinn était en train de me crier dessus. Son visage était sévère, dur comme le granit, alors qu'il me soulevait par le bras pour me redresser.) Ne me force pas à te tuer !

Je tirai parti de mes Manolos, lui flanquant un coup dans les tibias avec le bout pointu, et enfonçant un talon aiguille dans son cou-de-pied.

Ashworth appliqua une nouvelle volée en travers de mes épaules avec sa canne, et je sentis une ligne de feu courir à travers ma clavicule.

Merde...

Je me contorsionnai pour regarder autour de moi. Aucun signe de Rahel ni du djinn dans ce chaos. Ils avaient disparu.

— Stop ! hurla Quinn dans mon oreille.

Je l'ignorai, me concentrai sur le vent et l'envoyai pirouetter à travers la zone du casino, faisant sauter les cartes en l'air et envoyant des dés rouler jusqu'à tomber par-dessus le bord des tables. Ma charmante star de télé aux cheveux noirs glapit alors que sa pile de jetons prenait son envol sur une table de blackjack, telles des hirondelles partant pour Capistrano.

Le chaos. Il y avait quelque chose de très, très mesquin dans la satisfaction que je ressentais, mais je ne parvenais pas vraiment à le regretter.

La canne d'Ashworth me cueillit une fois de plus à l'arrière de la tête, et tout devint vague et brouillé. Quelqu'un était en train de me parler, chuchotant dans le monde éthéré. Mais le son ne voyage pas dans le monde éthéré, n'est-ce pas ? Non, ce n'étaient pas des paroles, c'était...

autre chose. Une vibration. Une lumière. Un pouvoir. Des connexions.

Ne lutte pas, Jo. Lâche prise.

Je le connaissais. Je connaissais la voix, ou la fréquence, ou la tonalité de son pouvoir. Je connaissais les couleurs chuchotées de son aura alors qu'il m'enveloppait dans ses bras.

S'il te plaît, Jo. S'il te plaît, lâche prise.

Ce n'était pas Quinn. Il y avait quelqu'un d'autre ici, quelqu'un d'autre qui me soulevait dans ses bras et m'emportait. Je me sentais en sécurité, rêveusement paisible.

Je me sentais entière.

J'ouvris les yeux et vis le beau visage intense de David, ses yeux brun sombre qui s'embrasèrent, passant au cuivre éclatant, quand ils se baissèrent vers moi.

— Je ne peux pas te laisser seule une minute, dit-il, et ses lèvres s'incurvèrent en un sourire. J'adore la robe.

Le vent s'arrêta. L'électricité arrêta ses décharges disruptives.

Tout s'arrêta.

Y compris moi, alors que les ténèbres m'aspiraient.