V
SACRÉ SAUVETAGE.
Quand il fut clair que je n'étais pas la demoiselle en détresse type (ou du moins que ce n'était pas le genre de détresse dont Quinn pourrait me sauver avec son calibre 45 héroïque), il m'empoigna par le coude et me poussa en un temps record le long du couloir, dans l'ascenseur puis à travers le casino.
Je commençais à être fatiguée qu'on me pousse.
Alors que nous sortions au-dehors sous le vaste portique, avec son immense étendue en saillie et son flot constant de limousines et de taxis venus déposer du fric, je me dégageai d'un coup sec et fis un pas en ar-rière, les poings le long du corps. Enfin. Nous étions à l'air libre (plus ou moins), à respirer de l'air pur.
— Hé ! dis-je d'un ton hargneux. (Les sourcils de Quinn eurent un drôle de petit tressaillement de haut en bas, puis il força son visage à re-devenir impassible.) Mon vieux, gardez vos distances, d'accord ? Je n'ai pas besoin de votre aide, bordel ! J'avais la situation sous contrôle !
— Ouais, ça en avait vraiment tout l'air, dit Quinn.
Il plongea calmement la main dans sa poche et en ressortit l'arme, sous les yeux des portiers en uniforme. L'un d'entre eux prit un air alarmé et tendit la main vers un téléphone; Quinn écarta aussi son manteau et révéla un badge doré d'aspect officiel, inséré dans une pochette noire qu'il avait passée dans sa ceinture.
Quinn était flic.
— Allons faire une petite balade, ma belle, me dit-il, avant de me conduire à l'extérieur du portique, jusque dans un enclos réservé aux taxis et aux voitures de location.
Une Ford Taurus marron foncé se trouvait parmi elles, aussi luisante qu'un cafard; Quinn ouvrit les portières et me fit entrer dans la voiture comme une criminelle, une main posée sur ma tête, m'installant sur la banquette arrière. J'essayai immédiatement de rouvrir la porte, mais bien sûr elle resta fermée. Les sécurités enfant avaient à répondre de bien des choses.
La portière conducteur de Quinn s'ouvrit et il se pencha pour me fixer de ses yeux couleur brun-caramel clair.
— Soyez sage, dit-il. Ne m'obligez pas à vous passer les menottes.
Je plaçai mes mains bien en évidence sur mes cuisses. Le rembourrage de la voiture gémit légèrement quand il s'installa, puis le moteur dé-
marra et nous avançâmes en suivant une longue allée sous le soleil aveuglant de Las Vegas, en direction d'un gigantesque panneau détaillant les attractions actuelles du Bellagio en lumières brillantes comme des étoiles.
— Je suis en état d'arrestation ? demandai-je. Pour quel motif ?
— Stupidité criminelle, dit Quinn.
— Et vous vous foutez de ma gueule. Je vous l'ai dit, je n'avais pas besoin qu'on me sauve, et si je ne suis pas en état d'arrestation, inspecteur Quinn...
— Considérez-vous comme un témoin-clé dans le cadre d'une en-quête en cours.
— Une enquête portant sur quoi, exactement ?
Il prit à droite sur Flamingo Road, négocia un changement de file avec une Lexus et dirigea la voiture le long du boulevard de Las Vegas.
— Un meurtre, dit-il. Un de mes gars s'est fait balancer de cette fe-nêtre il y a environ une semaine, vous savez. Ça a foutu un bordel pas possible sur mon trottoir. J'imagine que vous savez que personne d'autre n'arrive à voir ces deux crétins, là-haut. Vous devez être une gardienne, c'est ça ? Les gardiens peuvent les voir.
Maintenant que la panique commençait à reculer, je me sentais fatiguée et j'avais mal partout. Les restes de l'adrénaline me rendaient grog-gy.
— Et vous ? Vous êtes un gardien ?
Il leva la main droite. Je fis une passe dans les airs, concentrée, et vis l'étincelle révélatrice des gardiens se refléter sur sa peau. Le tatouage éthéré de Quinn était un ânkh, le symbole égyptien de la vie. Ce qui ne correspondait pas au soleil rayonnant stylisé que je m'attendais à voir.
— Vous n'êtes pas un gardien. Bon sang, qu'est-ce que vous êtes ?
— Allez savoir, ma belle.
— Ou plutôt, je n'ai pas besoin de savoir, c'est ça ?
— Je sais que vous pensiez être vachement maligne, tout ça, mais le gamin n'allait pas vous donner la bouteille de Jonathan. Oh, il allait vous donner une bouteille, mais avec un vilain jouet surprise à l'intérieur. Il a déjà joué ce tour-là à un pauvre bougre. (Le coup d'œil de Quinn dans le rétroviseur était sinistre et évaluateur.) Je parie que vous avez une certaine expérience des Marques du Démon.
Bordel, où avait-il bien pu entendre ça ? Les gardiens eux-mêmes ne savaient pas grand-chose là-dessus. Les djinns savaient, mais ce type n'était pas un djinn; j'aurais au moins été capable de le déterminer si c'était le cas. Pas un gardien, pas un djinn, mais quelque chose.
Et cependant, quand je jetai un œil sur lui en Seconde Vue, il n'était rien qu'un type. Aucun trait particulier. Pas même des pouvoirs dignes d'être mentionnés.
Quinn savait bien que je n'allais pas lui offrir de commentaires échevelés à ce propos.
— S'il vous avait donné la bouteille, vous l'auriez débouchée pour ordonner à Jonathan d'y entrer, dit-il. Le seul souci, c'est que cela aurait li-béré quelque chose d'autre, et nous avons déjà bien assez de problèmes similaires dans le coin, en ce moment. Donc désolé, mais il fallait que je vous arrête.
Je sentis un courant glacé passer dans mes veines. Il était possible que Quinn ait raison; le cerveau de Kevin fonctionnait de cette façon. S'il avait pu trouver un moyen de faire capoter le truc, il l'aurait utilisé. Et abandonner... ce n'était pas vraiment son genre, non ? Liquider l'ennemi de la façon la plus horriblement violente possible, ça c'était son genre. Et s'il y avait vraiment eu une bouteille piégée...
Durant l'escapade de Kevin, à New York, trois semaines auparavant, lui et Jonathan avaient libéré de leur bouteille trois djinns au moins, lesquels étaient infectés par des Marques du Démon; ce qui signifiait qu'ils étaient cliniquement fous, au bas mot. Je savais que deux d'entre eux avaient été localisés et recapturés, prudemment étiquetés « produits dangereux » et conservés dans une chambre forte quelconque du Colora-do.
Le troisième était toujours en liberté. J'imaginais que Kevin aurait pu s'emparer d'une des autres bouteilles qui n'avaient pas été brisées, en guise d'assurance. Il aurait pu me la passer, ce qui aurait signifié me passer la Marque du Démon quand j'aurais ouvert la bouteille. Youpi. Déjà vu, déjà fait. Je n'avais vraiment pas envie de rejouer cette scène.
— Où m'emmenez-vous ? demandai-je.
Question inutile. Il ne prit même pas la peine de me jeter un regard dans le rétroviseur. Il n'y avait pas de barrière en plastique entre Quinn et moi, et je commençais à me demander quelles seraient les consé-
quences d'une bonne rafale de vent dans la zone passager d'une Taurus, mais à cet instant Quinn tourna brusquement à droite, remontant une longue et large allée.
En direction de la pyramide de verre étincelante de l'hôtel Luxor, gardée par le corps massif et doré du Sphinx.
— Oh, dis-je. Cool. J'ai toujours voulu descendre ici.
LE LUXOR ÉTAIT comme le Bellagio, mais différent. En quelque sorte, je préférais le thème égyptien; mais bon, j'ai toujours eu un sens de la mode assez tape-à-l'œil, et de plus, dans l'amas de boutiques « haut du panier
» près de l'entrée, je repérai les signes de la présence de Jimmy Choo, Prada et Kate Spade. Ceci en plus de la décoration or et émail... eh bien, j'en oubliai presque l'arme, le badge et la main de Quinn sur mon bras.
Pendant une minute.
La zone dédiée au jeu était quasiment identique à celle du Bellagio; seuls la tapisserie, la moquette et les uniformes étaient différents. L'argent était universel, et il en était de même pour cette vibrante impression mêlée d'euphorie et de désespoir. Je ne pus résister; je m'autorisai à relâ-
cher légèrement la laisse qui me reliait au monde matériel, et je m'élevai dans le monde éthéré, juste assez pour jeter un petit coup d'oeil.
Quand j'étais djinn, le monde éthéré s'exprimait par des schémas et des longueurs d'ondes de lumière. Ces derniers temps, les sens humains me limitaient à la surface des choses, à une sorte d'interprétation psy-chologique générale des auras. Dans le monde éthéré, le casino était presque un négatif de ce qu'il paraissait être sur terre. Au lieu d'être brillant et scintillant, il était sombre, empli d'ombres, peuplé par des fantômes dont les auras s'embrasaient dans des éruptions d'excitation ma-niaque ou de désespoir. Je ne veux pas dire que tout le monde là-bas était accro... loin de là. Mais il y avait là un rayonnement qui me rappe-lait de manière troublante ce à quoi ressemblaient les étincelles bleues dans le monde éthéré, quand la route entre notre monde et le Royaume Démoniaque avait été ouverte.
Je n'étais pas certaine de savoir ce que cela signifiait, mais je décidai que je n'avais pas le temps de résoudre les problèmes du monde, de toute façon. Un problème à la fois, et le mien était en train de me remorquer à travers le casino en maintenant un rythme implacable.
— Hé, vous n'allez pas me ramener à votre suite présidentielle et me suspendre à une fenêtre, si ? Parce que ça a déjà été fait il y a une demi-heure...
— Silence, dit Quinn d'un air absent.
Il me guida d'une main fermement posée sur mon bras jusqu'à l'une de ces zones indiquées comme privées, gardée par non pas un, mais deux types d'aspect costaud munis de blazers discrets et de renflements pas si discrets que ça sous le bras. Ils hochèrent la tête à son adresse. Il hocha la tête en retour. L'un d'entre eux fit un brusque mouvement du menton dans ma direction. Ils me détaillèrent tous d'un coup d'oeil.
Tout cela en silence.
Je me détaillai moi aussi. Chemisier moulant, jupe courte, talons hauts à un cheveu d'être de la qualité...
— Dans vos rêves, les gars, dis-je. Ce n'est pas ce que vous croyez.
— Elle est avec moi, dit Quinn.
— Fais gaffe, Quinn, avertit l'un d'entre eux. (Ils étaient quasiment identiques : Crâne Rasé Numéro Un, Crâne Rasé Numéro Deux. Numéro Deux avait un cou légèrement plus épais. Numéro Un avait des yeux gris froids et impassibles.) Ne nous oblige pas à rentrer là-dedans.
Quinn les fixa tous les deux du regard; et je parle bien ici d'un regard. Ce qu'il m'avait servi jusqu'ici devait être son numéro de chiot amical, parce que ce regard-là était franchement effrayant; il promettait l'enfer et la mort en portions conséquentes.
— Messieurs, dit-il, et Crâne Rasé Numéro Un passa une carte ma-gnétique dans un lecteur, ouvrant la porte pour nous.
Au-delà se trouvait une petite pièce enfumée. Dans un cadre diffé-
rent, elle aurait pu être qualifiée d'intime, mais celle-ci était seulement petite. Le long du mur, de fausses appliques égyptiennes diffusaient une lumière tamisée, et une sombre moquette pelucheuse couvrait le sol. Il y avait un bar complet à une extrémité, avec un barman en uniforme.
Au centre de la pièce, une table ronde, et cinq hommes assis tout autour.
En train de jouer aux cartes.
Les cartes flottaient en l'air devant chaque joueur; alors que je les observais, un vieux gentleman qui semblait avoir été nommé expert-comptable au temps des pharaons, décida de se coucher, et baissa la main, paume vers le bas, sur la surface en feutrine verte. La pièce sentait la fumée de cigare et l'argent imbibé de sueur. Je ne savais pas quel montant représentait la pile de jetons sur la table, mais c'était beaucoup.
Beaucoup. Je n'osai pas jeter un coup d'oeil dans le monde éthéré, cette fois. Certaines choses, je le savais d'instinct, ne devraient vraiment pas être vues.
— Quinn, grogna le comptable, et le reste des joueurs leva les yeux.
Je fixai des yeux la main de l'homme se trouvant directement en face de moi; les cartes flottantes montraient qu'il avait un full aux huits par les reines.
— Monsieur. (Le comportement de Quinn avait à nouveau changé, le transformant cette fois en fonctionnaire respectueux. Il lâcha mon bras.) Joanne Baldwin. Joanne, voici Myron Lazlo.
— Charmé, dit le comptable en hochant la tête dans ma direction sans se lever. Vous êtes une gardienne, c'est exact ?
— Des Cieux, dis-je. Et vous ?
Il avait un visage accueillant, avec des rides autour des yeux. De hautes pommettes, qui donnaient l'impression qu'il y avait stocké deux petites pommes serrées pour l'hiver. Son costume, ou ce que je pouvais en voir, était sûrement du boulot fait main à quatre mille dollars, sans doute en provenance de Saville Row ou de Rome. Une belle laine grise.
La cravate était une Villa Bolgheri en soie, nouée à la perfection.
Je révisai mon estimation de sa valeur nette totale en l'augmentant d'au moins sept chiffres.
— Je ne suis pas un gardien, déclara Myron Lazlo. Et ces autres messieurs non plus, je vous l'assure.
— Donc vous êtes quoi, les mecs de l'ânkh ? C'est quoi cette histoire ?
Il m'octroya un sourire peu accueillant et peu amusé.
— Quinn, vous vous montrez discourtois. Apportez une chaise pour la dame, je vous prie.
Quinn bougea sans faire de commentaire, trouva une chaise à dossier droit et la plaça en position, loin de la table.
— Si vous aviez l'amabilité d'attendre un moment, dit Lazlo. Nous en avons presque terminé avec cette main.
Je m'assis, croisai les jambes, joignis les mains et attendis. Quinn, son arme ainsi que son regard fixe et impassible me forçaient à rester franche, tout comme l'idée des jumeaux Crânes Rasés derrière la porte.
De plus, qu'ils veuillent ou non se désigner comme gardiens, ces types avaient quelque chose... Défier la gravité n'était pas un truc que la plupart des gens, pas même les miens, faisaient juste comme ça. J'avais l'impression dérangeante que ce n'était qu'un vulgaire tour de passe-passe, du moins en ce qui les concernait. Je ne cessais de chercher à comprendre comment ils faisaient. Pas de djinn en vue. Je me concentrai sur l'air, mais ce dernier suivait les schémas de déplacement normaux dictés par les forces présentes dans la pièce; le courant silencieux de l'air conditionné provenant du coin en haut à ma gauche, tourbillonnant en remous tire-bouchonnés alors qu'il était attiré vers le sol par la gravité. Le flot plus chaud était un miroitement jaune qui passait dans la direction opposée. Une sorte de système de filtre était à l'œuvre; une technologie que je ne reconnus pas et qui attirait les chaînes chimiques de la fumée dans l'air, puis les évacuait. Aussi enfumée que soit cette pièce, je réalisai que cela aurait pu être bien pire. Cinq hommes, tirant chacun des bouffées de cigarettes ou de cigares à vingt dollars pendant des heures en-tières... À cette simple pensée, j'en eus un haut-le-cœur à la nicotine.
Je ne vis aucun signal, mais les quatre joueurs restants poussèrent tous un soupir; trois d'entre eux se couchèrent, et le dernier récolta les jetons. Lazlo rassembla les cartes et les battit proprement toutes ensemble, avant de les tendre à un factotum en uniforme du Luxor. Le donneur plaça les cartes dans une enveloppe, retira la protection de la bande autocollante et inscrivit la date, l'heure, ainsi qu'une sorte de code à nu-méros. Ainsi, des analyses pourraient être effectuées plus tard, devinai-je, en cas de tricherie supposée. Joli.
Il plaça un nouveau paquet de cartes non ouvert sur la table et fit un pas en arrière pour se tenir dans un coin comme une statue, auprès du barman.
— À présent, dit Myron en me lançant à nouveau ce sourire parcimo-nieux, parlons un peu de vous, mademoiselle Baldwin. Qu'est-ce qui vous amène à Las Vegas ?
S'il s'imaginait pouvoir miser sur un rictus aussi affecté, je n'étais pas dupe et je pouvais renchérir niveau sourire éblouissant.
— Le soleil, le plaisir, le shopping...
— Serait-il possible que vous soyez ici pour passer un marché avec monsieur Prentiss, au nom des gardiens ?
Je regardai Quinn. Il était appuyé contre le mur, les bras croisés, en train de m'observer d'un regard brillant qui ne laissait rien transparaître.
— Possible, dis-je. Possible que je sois ici pour le tuer. Possible que je sois juste au mauvais endroit au mauvais moment. Cela se produit plus souvent que vous ne le croiriez.
Myron rit.
— Ma chère madame, je peux moi aussi voir dans le monde éthéré, vous savez. Et quoique vous soyez excessive et parfois imprudente, il vous manque le détachement impitoyable nécessaire pour être capable d'exécuter de jeunes garçons. Même quand le bien général est en jeu. Et en plus de cela, le djinn vous en empêcherait, vous savez. Cependant, je pense que vous croyez vraiment que vous pourriez le faire, donc je vais vous accorder le bénéfice du doute et je ne considérerai pas ceci comme un mensonge. (Le rire s'estompa dans ses yeux, les laissant froids et effrayants.) Vous n'avez aucune envie de me mentir, ma chère. Vraiment, aucune.
O.K, maintenant j'avais un affreux mauvais pressentiment. Ils étaient au courant pour les gardiens. Ils étaient au courant pour Kevin.
Ils étaient au courant pour Jonathan. Y avait-il quelque chose que ces types ignoraient ?
— Votre tentative pour l'arrêter est stupide, continua l'un des autres.
(C'était un petit homme d'aspect noueux, qui approchait de l'âge mûr mais n'y était pas encore parvenu : des cheveux noirs gominés ramenés vers l'arrière, des lunettes à monture invisible et derrière celles-ci, des yeux qui ne faisaient pas immédiatement impression sur leur interlocu-teur.) Les gardiens doivent rester hors de tout ça. Ils sont la cause de ce désordre, tout comme ils en ont causé des centaines d'autres durant le dernier millénaire.
— Oh, d'accord. Nous allons donc nous contenter de ramasser nos jouets et de rentrer à la maison. (Je souris à Mec Noueux et vis un léger éclair de rougeur au sommet de ses joues.) Vous êtes au courant pour l'augmentation de la température, non ? Le réchauffement climatique ?
L'âge de glace imminent ? Les tremblements de terre ? Vous croyez que nous devrions faire quelque chose pour arrêter ça, n'est-ce pas ?
Silence. Ils m'observèrent tous, puis Myron Lazlo dit gentiment :
— En fait, ma chère, non. Nous ne le savions pas. Et c'est là notre problème. Il y a bien longtemps, les gardiens ont outrepassé leur autorité quand ils ont commencé à réduire les djinns en esclavage et à plier le monde pour leurs propres usages. Le système est depuis longtemps en déséquilibre, et c'est la raison pour laquelle vous devez tant vous acharner pour qu'il continue de fonctionner. Ce dont vous êtes en train de parler n'est que le résultat logique de tant d'erreurs. Le système ne peut être corrigé en travaillant encore plus dur à le contrôler.
— Alors comment peut-il être corrigé ? demandai-je.
— En lâchant prise, dit-il. En abandonnant l'illusion de contrôle et en permettant au monde de se rétablir par lui-même. C'est la seule façon pour nous de retrouver notre équilibre.
— Et combien de millions de personnes cette stratégie brillante va-telle tuer ?
— Autant que nécessaire, ma chère. Si les gardiens avaient suivi le cours normal des choses un millier d'années auparavant, nous ne serions pas en train d'affronter ce genre d'apocalypse, mais ils refusaient de croire. Plus de pouvoir, disaient-ils. Plus de pouvoir : cela réparera ce qui est brisé. Mais ce n'est pas le cas et, quelque part, vous le savez, n'est-ce pas ?
Les choses commencèrent à s'imbriquer.
— Vous nous avez combattus.
— Non, dit Myron. Nous vous avons corrigés. Nous nous tenons du côté de la Mère. Du côté de l'équilibre. Nous sommes les Ma'at.
Je les fixai, ébahie. Ils me rendirent mon regard. Après un long moment, Myron sourit merveilleusement et hocha la tête à l'adresse du barman.
— Je crois qu'il se pourrait que notre invitée ait besoin d'un verre, dit-il. Vous préférez le whisky, j'imagine ? Bien que je trouve qu'un gin tonic soit tout à fait rafraîchissant en de tels moments.
Je commandai quelque chose, sans avoir aucune idée de ce que c'était alors que je m'exécutais, car toute mon attention était concentrée sur ce qui s'ouvrait devant moi. Un autre monde. La réponse aux difficul-tés auxquelles les gardiens avaient fait face, la raison pour laquelle ce foutu monde ne voulait pas coopérer.
J'avais sous les yeux un ennemi que les gardiens ne se connaissaient même pas. Et bon sang, ils n'entraient même pas dans la catégorie des gardiens ! Ni dans n'importe quelle autre catégorie, d'ailleurs. Comment se démerdaient-ils pour parvenir à nous contrer ?
Le silence régna jusqu'à ce que le barman en uniforme me glisse quelque chose dans la main. Je pris une gorgée. Pas du whisky. C'était quelque chose d'amer et tonifiant, aussi frais que du citron vert sur ma langue.
Myron déclara :
— Nous sommes les gardiens de l'équilibre, mademoiselle Baldwin.
J'imagine que vous avez une certaine compréhension de ce que je suis en train de dire ?
— Je me fiche de savoir si vous vous voyiez comme la Ligue des Jus-ticiers de l'Amérique, vous êtes tordus, dis-je. Vous ne réalisez pas que vous jouez avec des vies ? Des gens sont en train de mourir, là, dehors.
Des millions de gens mourront.
— Et c'est une chose très naturelle, intervint un autre joueur. La sen-timentalité ne devrait avoir aucune place dans une analyse de l'environ-nement. Les choses meurent. C'est la nature du monde. Vous reconnaissez que certains incendies doivent avoir lieu afin que les forêts puissent être renouvelées. Vous devez certainement appliquer les mêmes critères au monde entier.
— Donc maintenant, l'humanité est une forêt et vous allez laisser un incendie nous consumer ? Tuer pour soigner ? (Je serrai fortement le verre couvert de condensation dans ma main et m'efforçai de garder une voix ferme.) Je reconnais m'être trompée. Vous n'êtes pas tordus; vous êtes fous.
— Nous voyons à long terme, admit Myron. Pour vous, cela peut sembler cruel, mais je vous promets, ma chère, que c'est au final la meilleure chose à faire. Plus vous accroissez votre pouvoir pour empê-
cher la Mère de corriger l'équilibre, plus la correction sera violente quand elle arrivera. Et même les gardiens comprennent qu'il est impossible d'arrêter tout ce qui est identifié comme un désastre. Loin de là.
— Ouais, grâce à vous, les gars, je parie.
Je pris rapidement une autre gorgée. Ce machin était fort, à en juger par l'engourdissement qui gagnait le fond de ma gorge; je posai par terre ce qu'il en restait, mais avant qu'il ne touche le sol un autre laquais en uniforme était là pour s'en emparer et l'emporter sans dommages jusqu'au bar.
— Ce sont les gardiens qui ont forcé les choses à quitter leur aligne-ment, voilà un millier d'années, dit Myron. Le système a commencé à faire faillite au moment où ils ont découvert qu'ils pouvaient obliger les djinns à les servir, au lieu de leur demander de coopérer avec eux. Ce qui nous amène à cette triste situation où nous nous trouvons. Les djinns ne travaillent plus pour nous; ils travaillent contre nous, de diverses façons subtiles et constantes. La terre elle-même lutte pour se libérer de ses chaînes. Et les gardiens sont si inconscients qu'ils ne font que resserrer la prise sur leur propre gorge.
— Waouh. Ça c'est poétique, dis-je. Donc vous m'avez amenée ici pour me faire la leçon sur les méfaits des gardiens ?
Myron parut amusé. Ainsi que le reste d'entre eux, même Mec Noueux, qui avait l'air de ne pas être amusé par grand-chose de ce côté-ci de la tombe. Myron passa le paquet de cartes non ouvert sur sa gauche et acquiesça à l'adresse de toute la table. Comme s'il avait donné un signal quelconque, le reste d'entre eux se bougea les fesses, aménageant de la place pour une autre chaise.
— Non. Nous vous avons amenée ici pour jouer aux cartes, dit-il.
Joignez-vous à nous, mademoiselle Baldwin. Nous ne serions pas contre un peu de stratégie féminine dans cette pièce. Ne vous inquiétez pas.
Nous jouerons à la manière normale, par courtoisie envers vous.
Je décochai un coup d'oeil à Quinn, qui n'était qu'une statue posée contre le mur; il avait un regard perdu dans le vague qui ne semblait plus me voir. Je me levai et un des grands hommes en complet-veston souleva immédiatement ma chaise avant de l'emporter vers la table de jeu.
Myron indiqua ma place d'une main ouverte. J'essayai un nouveau regard implorant en direction de Quinn. C'était comme implorer une statue de Staline.
Je pris le siège et le nouveau donneur, un petit homme à la mise élé-
gante portant des lunettes en cul-de-bouteille, fit sauter d'un geste expert le cachet du paquet, forma un éventail avec les cartes pour les inspecter, les battit et commença la distribution. Je m'apprêtais à dire que je n'avais que mes chaussures à mettre en jeu, mais avant que j'aie pu prendre une inspiration pour parler, quelqu'un (je levai les yeux et vis que c'était Quinn) avait placé un jeu de jetons sur la table devant moi.
— J'imagine que vous savez comment jouer, dit Myron. Je lui lançai le plus innocent de mes sourires.
— J'ai participé à une ou deux soirées casino à l'université. Je mis en éventail les cartes qui m'avaient été distribuées.
Elles étaient nulles, naturellement. Cela n'avait pas d'importance.
J'étais sur le point d'apprendre à ces maîtres de l'équilibre quelque chose sur l'art de faire pencher la balance en votre faveur.
— J'en suis.
NOUS JOUÂMES AU Texas Hold'em, et ils me battirent à plate couture.
Deux heures plus tard, j'étais en sueur, brisée, retombée au point de devoir miser mes chaussures et laissée sur la touche.
Quinn ramena poliment ma chaise à la distance requise pour mon interrogatoire; quand je fis mine de me mutiner et de me lever, il posa une main sur mon épaule. Rien qu'une main sur mon épaule, avec autorité.
Je m'assis. De plus, mes pieds commençaient à me faire mal, et ma fierté était blessée.
Les vieux messieurs jouèrent trois autres mains, ne rompant leur silence que pour augmenter et suivre, se coucher et grogner de satisfaction quand ils gagnaient. Il me semblait que Cul-de-Bouteille était en train de gagner. Cela ne semblait embêter personne.
À un signal invisible, ils arrêtèrent tout simplement de jouer. Myron fit un geste à l'adresse du factotum en uniforme du Luxor, lequel s'approcha, compta les jetons et remit à tous des notes rédigées à la main. Une fois que la table couverte de feutrine verte fut débarrassée, ils passèrent leurs bouts de papier à Myron, qui lut chacun d'entre eux et les plaça dans une espèce d'ordre spécifique. Puis il joignit les mains au-dessus des feuilles.
— Le vote est terminé, dit-il. Monsieur Ashworth détient le pouvoir de décision en ce qui concerne ce problème.
Vote ? Vote ? Ils votaient en jouant au poker ?
Deux secondes plus tard, je fus frappée par le nom qu'il avait utilisé.
Ashworth.
Cela pouvait être une coïncidence. Beaucoup de gens s'appelaient Ashworth.
Cul-de-Bouteille se dressa de toute sa hauteur imposante, environ un mètre cinquante, ajusta son costume gris quelconque mais coûteux et retira ses lunettes. Sans elles, il avait un visage digne bien qu'ayant des traits anguleux. Il me fixa d'un regard féroce.
Et je sus. Il y avait un air de famille indéniable.
— Je crois que vous connaissiez mon fils, dit-il. Charles Spenser Ashworth le troisième. Je suis Charles Spenser Ashworth le second. Vous pouvez m'appeler monsieur Ashworth.
J'ouvris la bouche pour dire quelque chose, sans avoir aucune idée de ce que ce serait, mais il m'interrompit d'un doigt levé et d'un regard souverainement déplaisant.
— Joanne Baldwin, dit-il, j'ai gagné le droit de décider ce qu'il ad-viendra de vous. Comprenez-vous cela ?
Je parvins à acquiescer. J'étais trop occupée à regarder pardessus son épaule en direction de Quinn, lequel était soudain sur le qui-vive.
Quinn avait certains traits qui me rappelaient Carl, là-bas dans le désert.
Capable de s'adapter à la situation, même si celle-ci appelait la mort et les problèmes.
Je ressentais une nostalgie inattendue pour la chambre de l'hôtel Bellagio, et pour la tension à fleur de peau de Jonathan et Kevin. Au moins, j'étais parmi des amis.
Ashworth était en train de parler.
— ... éviter de dire la vérité il y a six ans. Vous ne l'éviterez pas cette fois-ci.
J'humidifiai mes lèvres.
— Puis-je dire quelque chose ? (J'obtins un hochement de tête brusque et laconique de la part d'Ashworth.) J'ai été blanchie de toute accusation par les gardiens.
— Par les gardiens, oui. (Son mépris était clair.) Nous ne reconnais-sons pas la, comment dire... l'impartialité des gardiens. Ceux que la vénalité a corrompus ne devraient pas juger les coupables.
— Hé ! Est-ce qu'on a sauté le passage où je n'étais pas coupable ?
— Je suis navré, ma chère, mais comme vous le voyez, il se pourrait que nous ne soyons pas d'accord avec cette décision, dit Myron. Vous étiez responsable de la mort de l'un des nôtres. Et à présent vous devez en répondre.
— Devant son père ? Traitez-moi de folle si vous voulez, mais qu'est-ce qu'il y a d'impartial là-dedans ?
Myron écarta les mains dans un geste élégant d'impuissance.
— Vous avez vu le jeu, ma chère. Il a gagné le vote. En fait, vous avez même participé. Vous aviez l'opportunité de gagner votre liberté. Vous avez échoué.
Ces types étaient malades.
— Je ne savais pas que c'était ma liberté que je jouais !
— Auriez-vous joué avec plus d'habileté si vous l'aviez su ? (Il m'étudia pendant un long moment, puis mit la main dans sa poche, retira un porte-cigarettes en or blanc et en sortit par saccades un clou de cercueil avant de l'allumer.) Continuez, Charles.
— Vous allez me raconter, dit Ashworth. Vous allez me raconter comment mon fils est mort. Maintenant.
Oh, je n'avais tellement pas envie de faire ça, et surtout pas maintenant.
— Écoutez, ça fait six ans, et nous avons un problème plus réel, vous ne comprenez pas ça ? Ce gamin, là, au Bellagio, a le pouvoir de...
Quelqu'un m'électrocuta.
Une décharge crépita depuis la moquette et remonta le pied métallique de la chaise jusque dans ma chair et mes os. Je perdis le contrôle.
Mon corps convulsa en une réaction galvanique, figé par le courant.
L'électrocution ne fait pas mal, au sens le plus strict du terme; il est impossible de sentir la douleur quand chaque nerf de votre corps est en train de griller et de se transformer en carbone.
Ce n'est que quand elle cesse que votre cerveau reçoit le signal et que vous ressentez la douleur.
À la seconde où le courant s'arrêta je fus projetée vers l'avant, suffoquant et prenant de grandes bouffées d'air entrecoupées de râles, tremblante, avec l'impression d'avoir été plongée dans un lac de feu. Une main me retenait pour que je ne glisse pas de ma chaise. Ce n'était pas celle de Quinn. Il se trouvait toujours de l'autre côté de la pièce, en train d'imiter une statue. Une vive piqûre de panique me traversa à l'idée qu'ils puissent me refaire la même chose, mais je me retins de bafouiller.
Sans savoir comment. Je me contentai de haleter, de frissonner, et essayai d'empêcher mes muscles de tressauter.
Myron souffla de la fumée, tira une autre bouffée tranquille sur sa cigarette et dit :
— Je pense vraiment que vous ne devriez pas vous soucier de Kevin Prentiss à cet instant précis, ma chère. Veuillez vous occuper du problème en cours. Charles a vraiment très peu de patience.
— Dites-moi comment vous avez tué mon fils.
La voix d'Ashworth était tombée d'un ton, devenant rocailleuse.
Je le regardai à travers des cils alourdis par les larmes.
— Faites-moi confiance quand je vous dis que vous n'avez vraiment pas envie de le savoir.
Ils allaient le refaire. Pas de problème. Il fallait seulement que je contrôle la situation... disloquer les chaînes de particules alors qu'elles se formaient, tuer la charge électrique et la dissiper, de préférence à travers la moquette pour que cela colle une putain de décharge à ces espèces de petits bien-pensants...
Je croyais y être préparée, mais ce n'était pas le cas. Les mains sur mes épaules me relâchèrent, et avant que je puisse saisir la chaîne de charges articulées aussi vive qu'un fouet, la chaise de banquet redevint Old Sparky et je m'offris une balade à dos d'éclair. J'aimerais pouvoir dire que mon esprit bascula dans un trou noir, mais ça ne se passa pas comme ça. Quand ce fut terminé, je sentais chaque nerf en train de frire et chaque cellule ayant des ratés. Je ne pus retenir mes larmes ni mes gé-
missements aux accents déchirants, pas plus que je ne pus arrêter les convulsions involontaires persistantes dans mon dos, mes jambes et mes bras. Je sentis une odeur de brûlé. C'était probablement moi. Ils me redressèrent dans ma chaise.
Et dans mes oreilles qui tintaient, l'ordre calme de Charles Ashworth résonna telle la voix du destin.
— Dites-moi comment vous avez tué mon fils.
— Je ne suis pas un putain de djinn; la Règle des Trois ne marchera pas. Et je ne vous dirai rien, sale fils de pute, parvins-je à haleter.
Quinn parla depuis l'autre bout de la pièce.
— Joanne, contentez-vous de lui dire. Il va vraiment vous tuer.
— Ce serait dommage, dit Lazlo.
Il avait écrasé sa cigarette à un moment donné durant l'éternité qui venait de s'écouler, et il avait les yeux fixés vers le bas, sur ses mains jointes.
Les autres personnes autour de la table semblaient toutes plus ou moins mal à l'aise, mais personne ne tapait du poing en demandant que l'on mette fin à ma torture. Même le barman, dans le coin, était aussi immobile qu'un fantôme. Les devoirs des employés silencieux incluaient peut-être même l'enlèvement des corps.
J'essayai de reprendre le contrôle sur moi-même, et je me tendis à la recherche du vent...
...avant de heurter violemment une barrière, la chose la plus parfaite que j'ai jamais rencontrée. Quelqu'un avait verrouillé cet endroit. Soigneusement. Ça sentait le djinn.
— S'il vous plaît, dit Lazlo. Ces désagréments sont tout à fait inutiles.
Tout ce que vous avez à faire, c'est nous dire ce qui s'est passé. Vous ne voyez certainement rien à objecter à cela. Je suis sûr que vous avez déjà raconté l'histoire aux gardiens. Pourquoi pas à nous ?
Parce que je ne voulais pas m'en souvenir.
Une décharge d'avertissement traversa la chaise, juste assez pour piquer et pour libérer les larmes à nouveau. Je haletai, prenant des inspira-tions superficielles. Bon sang, ils connaissaient sans doute déjà l'histoire, me dis-je. Ils savaient tout le reste. Clairement, me battre n'allait me mener nulle part, excepté à un voyage rapide vers un au-delà largement hypothétique. Je n'étais pas prête à mourir de nouveau. Pas encore.
J'inspirai profondément, parvins à me redresser et testai ma voix.
Elle semblait faible, mais posée.
— Je vais vous le dire, déclarai-je. Mais ne m'en voulez pas si ça ne vous plaît pas.
JE DÉTESTAI CHAZ dès le premier moment où je posai les yeux sur lui, et je ne pouvais pas vraiment dire pourquoi. Ça vous est déjà arrivé ? On se sent ridicule et plein de préjugés, mais on ne peut pas s'en empêcher.
C'est une sorte de processus cellulaire d'aversion, sur lequel vous n'avez aucun contrôle.
C'était ça, Chaz et moi. Aversion au premier coup d'œil. Se montrer aimable avec lui pendant plus d'une minute à la fois me causait des douleurs, comme si j'avais extrait du granit avec une petite cuiller. Après avoir passé un jour entier à farfouiller dans le désordre chaotique des archives confisquées de Chaz, à supporter tant de coupures causées par le papier que cela constituait une violation des droits de l'homme, j'appelai au bureau pour me plaindre de mon affectation. Je n'essayais pas d'en être relevée, pas exactement; mais je me permis de pleurnicher un bon coup et je suppliai qu'on m'aide. Mon chef, John Foster, m'offrit des mots de réconfort et des platitudes de sa chaude voix du sud, et me dit de ne pas tuer ce fumier.
J'avais tiré une chose du tas confus bon à recycler empilé sur mon lit. Chaz avait trop d'argent. Bien trop d'argent. Je ne parle pas de fonds personnels, comme d'être né riche, bien que cela ait sans doute été son cas; je parle de revenus. Je savais combien un gardien comme lui devrait gagner; j'avais les tables de salaire avec moi. Il touchait cinq fois ce montant, qui entrait et ressortait directement, vers des comptes pas très bien cachés dans les îles Caïmans.
Chaz était clairement pourri. Le seul problème était de déterminer à quel genre de pourriture nous avions affaire. Après avoir cartographié encore et encore les conditions météorologiques, je décidai que cela avait un rapport avec la contrebande. Quelqu'un le payait pour faire des ajustements à des moments précis, et à des dates précises. Il y avait aussi des schémas récurrents. Classique.
Il fallait cependant que je le prenne sur le fait. Les gardiens étaient notoirement indulgents, à moins que vous soyez pris en flagrant délit; j'avais l'intention de choper Chaz la main dans le sac.
Ceci principalement parce que, comme je l'ai établi précédemment, je ne pouvais tout simplement pas sentir ce petit connard. Il ne cessait de se ramener à mon hôtel, essayant de me mettre dans son lit, comme si cela aurait pu me convaincre par magie de ne pas le laisser dans la mouise.
Le quatrième jour, je tirai les rideaux et découvris que l'aube se levait, froide et précoce, comme c'est le cas dans le désert; il y avait quelque chose d'attirant dans le vide qui s'étirait jusqu'à la masse bleue et confuse des montagnes.
D'après les schémas que j'avais cartographiés, aujourd'hui Chaz allait tenter une de ses manipulations. Inutile de regarder dans quelle direction l'orage allait souffler; il fallait le pister en remontant sa trace, jusqu'au point où il offrait un abri et une protection. C'était à cinq bons kilomètres dans le désert, à vol de vautour. La Jaguar n'était certainement pas faite pour le hors-piste; ce serait donc une randonnée.
Je décidai que j'avais grand besoin de brûler un peu de ma frustra-tion, sans mentionner la tonne de glucides que j'avais emmagasinée en me goinfrant de sandwichs au thon et de frites. Il allait falloir que je m'inquiète un peu de la saison bikini à venir. De plus, me déplacer à pied me donnerait l'avantage de la furtivité.
Je me changeai en choisissant un soutien-gorge de sport et un pantalon de jogging, enfilai rapidement un fin t-shirt blanc et laçai mes chaussures de course. Il y avait du café, en bas, dans le hall frisquet; la fontaine glougloutait toujours follement. Quelqu'un, un fêtard tardif, sans doute, avait ajouté un gobelet Budweiser à la féerie de plantes artificielles poussiéreuses et de fausse pierre. Je descendis à toute vitesse un peu de caféine forte, généreusement diluée avec de la fausse crème, et fis signe de la main au réceptionniste en sortant.
Je marquai une pause dans l'entrée munie de portes vitrées pour ra-juster mes chaussures, et alors que j'y étais occupée, je sentis le climat se modifier. Je levai les yeux et vis que le ciel était clair, rehaussé de quelques cirrus flânant en hauteur et bordé par le reflet orange du lever de soleil. Chaz avait déjà commencé, ce qui était plutôt surprenant; j'avais sincèrement pensé qu'il reporterait la chose, étant donné qu'il avait un auditeur assis pile aux premières loges.
Il pensait être tellement doué que je ne remarquerais rien. Crétin.
Le vent tournait à l'est. Je pouvais sentir nettement le tiraillement du pouvoir dans cette direction. Je m'appuyai d'une main contre le mur, et me laissai dériver en hauteur dans le monde éthéré. Chaz travaillait tranquillement pour ralentir un courant atmosphérique en hauteur, créant une masse d'air froid au nord. C'était ce qui avait causé le changement de direction du vent... l'air chaud s'écoulant vers le courant descendant. Subtil et efficace.
Il était en train de provoquer un sacré dérèglement qui s'étendait sur un rayon d'environ huit kilomètres au-dessus de mon petit coin de désert.
Je retournai à la réception et appelai le bureau au domicile de Chaz.
Pas de réponse. J'essayai aussi son portable, et obtins le répondeur. Il était bien là-bas, à travailler sur le terrain. Bien. J'allai pouvoir jeter un œil sur ce qui était en train de se passer.
Je fis quelques pas à l'extérieur, m'arc-boutai contre le bâtiment et étirai mes tendons. Dans le ciel, un petit avion vrombissait sur l'azur, formant des cercles erratiques; il abandonna et s'éloigna en direction du sud. Loin de la zone interdite affectée par la modification du climat.
J'étais incapable de déterminer quel genre d'avion c'était, mais les pa-trouilles de lutte contre le trafic étaient monnaie courante dans le coin; cela permettait de ne pas dépenser trop d'argent en plaçant des pa-trouilles de la police d'État sur les autoroutes. Surveillance aérienne...
...et peut-être que quelqu'un voulait éviter que cet avion ne voie quelque chose. Ce qui expliquait le dérèglement que Chaz avait provoqué à trois kilomètres et quelques de hauteur.
Je finis de m'étirer et partis au petit trot sur le bas-côté de la route, me dirigeant vers le centre du problème. Pour y parvenir, il fallait suivre une ligne diagonale partant depuis l'hôtel et la route, qui filait ensuite droit vers le milieu de Dieu savait où; je m'orientai dans le monde éthéré, non pas en gardant l'objectif sous les yeux. Je ne risquais pas de me perdre.
Le premier kilomètre fut difficile, alors que mon corps s'adaptait au nouveau climat; l'air était vif et mordant dans mes poumons, et moins riche que ce à quoi j'étais habituée. Au goût, il était sucré, empli d'un parfum sec et subtil. Aucun signe de l'avion de surveillance, qui avait de toute évidence décidé d'aller surveiller un endroit plus confortable. Là-
haut, dans le monde éthéré, Chaz continuait à effectuer des modifications pour maintenir l'équilibre des choses; mais un équilibre en sa faveur. Je pouvais défaire ça avec une petite application de force judi-cieuse, mais il n'y avait aucune raison d'agir, jusqu'à ce que je sache un peu mieux ce que j'affrontais. De plus, il n'y avait pas d'avantage à lui faire savoir que j'avais ne serait-ce que remarqué son manège.
Courir dans le sable était deux fois plus fatigant que de courir sur une surface plane, mais je savourai la brûlure de l'effort. Le lever de soleil arriva dans une lente et glorieuse explosion de couleur tandis que je courais, avec des strates d'or, de couleur mandarine, de mauve, de bleu sombre. Rien ne bougeait dans le vide du désert; aucune brise n'agitait le sable, et il était bien trop tôt pour les serpents et trop tard pour les chouettes. Dans le ciel, un faucon matinal chevauchait les courants ascendants et loin sur l'horizon, à l'est, un banc de nuages effleurait les montagnes de ses lourdes jupes tout en les franchissant.
Mon Dieu, c'était magnifique. Même en sachant que quelqu'un le manipulait pour qu'il ressemble à cela, le paysage était d'une beauté dé-
chirante.
Je m'arrêtai quand mes tendons commencèrent à crier au secours et fis passer la crampe en marchant, tout en m'octroyant des pauses pour m'émerveiller devant les petits cactus délicats, les insectes du désert qui filaient à toute vitesse, ou une colonne ondulante de fourmis escaladant une dune.
Je repris ma course et sentis que mon corps s'installait dans un rythme profond et satisfaisant. Pouls, poumons, muscles, tout travaillait en parfaite harmonie. Je ne pensais pas à ma course; je me contentais de courir. Toute mon attention était fixée sur le centre de la perturbation, qui s'étalait droit devant moi.
J'étais toujours en train de courir quand j'entendis des voix. Deux voix, au loin. Nous étions à une assez grande distance de la civilisation, du moins telle qu'elle était représentée par le Holiday Inn.
J'avais enfin localisé Chaz. Je me doutais qu'il ne serait pas content de me voir, ce qui me causa un petit pincement de satisfaction ; plus vite je serais débarrassée de cette affectation, mieux ce serait. J'avais pris un appareil photo dans mon sac. Rien de tel qu'un petit souvenir estampillé Kodak pour le mettre sur le gril au QG des gardiens. Je ralentis, passant au pas, restant la majeure partie du temps à couvert des buissons, baissant la tête quand il le fallait.
J'entendais deux voix. Un homme et une femme. En train de se disputer, d'après le ton qu'ils utilisaient, mais les mots étaient brouillés dans l'air immobile du désert.
Chaz, sale chien. Pas d'honneur chez les voleurs, c'est ça ?
Je n'avais pas encore atteint le sommet d'une petite colline quand j'entendis la femme crier. Un hurlement de terreur poussé à pleine gorge, interrompu si brutalement que j'en restai intérieurement glacée. Je plantai mes pieds dans le sol et grimpai en sprintant sur le sable fuyant, passai le sommet de la dune dans un jet de sable et m'arrêtai en dérapant.
Une jeep décolorée par le soleil et couverte de poussière était garée dans l'arroyo en dessous de moi, et l'homme qui se tenait auprès d'elle n'était pas Chaz, finalement. Il avait un type morphologique différent; de taille moyenne, anguleux, portant un jean et un coupe-vent noir, avec une casquette de baseball noire. Des lunettes de soleil d'aviateur. Une peau pâle, pensai-je, mais ce n'était qu'une impression, trop furtive pour être fiable. Alors que je m'arrêtai au sommet de la colline, je vis qu'une femme aux longs cheveux noirs était étendue dans le sable à ses pieds.
Elle était tombée, ou avait été poussée, et avait atterri sur le ventre.
C'est drôle de voir le nombre de choses que l'on remarque en des instants pareils, dans un air ambiant aussi clair et immobile. La femme portait un jean coupé délavé et un débardeur blanc. Elle avait de longues jambes bronzées et des chaussures de course blanches.
Elle était en train de se débattre alors qu'il s'agenouillait à ses côtés.
Il tenait quelque chose qui, sur une portion de sa longueur, avait l'éclat dur de l'acier dans le soleil matinal, et était rouge sombre sur le reste. Alors que je l'observais, il plongea le couteau de haut en bas dans le dos de la femme, dont les mains tendues griffèrent le sable, creusant, creusant, essayant de se creuser un chemin vers la liberté.
J'entendis ses cris aigus, essoufflés.
Je les entendis prendre fin.
Le choc m'écrasa, me figea sur place, puis il fut dévié par une tempête de rage montante. Je levai les bras et appelai le vent, le sentis soupirer en réponse, comme s'il avait attendu cette occasion.
Toi, enfoiré, tu ne vas pas t'en tirer comme ça...
En bas, dans l'arroyo, l'homme leva les yeux et les lunettes d'aviateur lancèrent un éclair rouge dans le soleil levant. Il y avait un sac sur le sol, à côté de la femme. Il s'en déversait des bouteilles, une masse confuse de verre qui brillait à la lueur de l'aube.
C'était un foutu deal de drogue qui avait mal tourné. Voilà ce que Chaz avait été occupé à protéger. Un meurtre.
— Sale enfoiré, chuchotai-je tout en rassemblant le vent dans mes mains pour le mettre à terre.
Cela ne fonctionna pas ainsi.
Quelque chose de dur heurta l'arrière de mon crâne, et je me souviens d'être tombée, glissant légèrement sur le sable frais et sec le long de la colline, dans les ténèbres.