IX
COMMENÇONS PAR LE COMMENCEMENT. Je décrochai le téléphone de l'hô-
tel, composai un numéro de mémoire et, quand Marion répondit, je dé-
clarai :
— Allô, le livreur de pizzas ? Je voudrais commander une grande spéciale.
J'écoutai pendant quelques secondes le bourdonnement des parasites de son portable, puis elle dit :
— Tu as des ennuis ?
— Toujours, non ? Cherche juste le plus gros tas de merde qui soit; je suis généralement dedans jusqu'au cou. Tu le sais. (Je levai les yeux au ciel, à l'attention de Kevin et Siobhan.) Tu ne m'as jamais répondu, un peu plus tôt. Comment es-tu arrivée à Las Vegas ?
— De la même façon que toi, dit-elle sèchement. Je suis morte. Et, qui plus est, je ne le referai pas. Ça ne me réussit pas.
Je souris ; il y avait quelque chose chez elle que je ne pouvais tout simplement pas m'empêcher d'aimer.
— Je suis au Bellagio, et Kevin est prêt à discuter. Rejoins-nous en bas dans le casino, tout au bout à côté des restaurants. C'est plus calme, là-bas.
— Quinze minutes, promit-elle avant de raccrocher.
Je replaçai le combiné sur son support et jetai un coup d'œil à Kevin.
— Ne déclenche rien, l'avertis-je. Et donne-moi le bouchon.
— Quoi ?
— Le bouchon de la bouteille de Jonathan.
Il eut l'air méfiant, mais il n'avait rien à gagner à le cacher. Il farfouilla dans la poche de son pantalon et trouva une petite chose en plastique. C'était loin de sembler assez gros pour contenir quelque chose comme Jonathan.
— Tu ne vas pas m'arnaquer, hein? demanda-t-il. (Je secouai la tête.
Il laissa tomber le bouchon dans ma main.) Tu ferais mieux pas, sinon je te démonte la tronche.
Je retournai dans le salon, lequel baignait dans la lumière caramel du petit matin. Une odeur vaguement rance flottait dans la pièce; ils n'avaient pas laissé entrer les femmes de ménage depuis des jours, peut-
être des semaines. Je me dirigeai droit sur le bar, attrapai la bouteille de Jim Beam et me versai une dose dans un verre à whisky en cristal. Kevin apparut sur le seuil, et je le vis devenir livide (plus que d'habitude), puis essayer de dissimuler sa réaction.
— Verse-moi en un aussi, dit-il en s'avançant d'une démarche étu-diée.
Je lui lançai un sourire charmant et chaleureux.
— Non. (Je revissai le bouchon sur le whisky et le mis de côté, me tournai vers le bar et laissai mes yeux errer sur la collection de cristal scintillante.) C'était ton idée ? Elle n'est pas mauvaise, gamin, vraiment.
Le coup de la lettre volée. Classique.
— Jonathan ! hurla-t-il.
Je durcis l'air en une carapace épaisse autour de lui, créant une bulle solide et opaque qui empêchait le son de pénétrer. Il allait la briser, mais il lui faudrait quelques secondes avant de comprendre comment le faire; c'était un avantage que je possédais toujours sur lui. L'entraînement. Je commençai à sortir des flacons de whisky, les uns après les autres, et à les secouer. Non, non, non, non...
Oui.
Le cliquetis étouffé du verre contre le cristal. Je descendis le flacon de son étagère, le saisis fermement et plaçai mes doigts sur le goulot en guise de passoire grossière, tout en déversant l'alcool (certainement très coûteux) dans l'évier en inox.
Une bouteille en verre heurta mes doigts avec un petit choc lourd et mouillé.
Kevin fit craquer la bulle qui l'entourait avec un éclair violent de pouvoir; assez violent pour fracasser le miroir derrière le bar et pour envoyer bouler des meubles lourds. Je baissai la tête, manquai de laisser échapper le cristal lisse et pesant, et l'entendis crier à nouveau le nom de Jonathan.
Non pas que Jonathan puisse répondre. Kevin lui avait clairement lancé : « Ne ressors pas avant que je te le dise, » or il ne l'avait pas dit, pas en autant de mots. Il allait falloir un ordre direct pour neutraliser son instruction précédente, et cela m'octroya de précieuses secondes.
Tant que je ne laissais rien tomber...
...ce qui, évidemment, se produisit, alors que Siobhan me plaquait sur le côté. Nous culbutâmes toutes les deux. Ma chute fut arrêtée par le rebord dur d'un petit placard, le flacon en cristal tomba lourdement sur la moquette, laissant échapper ses dernières gouttes ambrées, et une bouteille en verre, à peu près aussi grande que celle d'un parfum fait pour rentrer dans un sac à main, glissa à moitié hors du goulot rond.
Siobhan bondit pour la saisir. À mon tour de plaquer. Elle tira mes cheveux, ce qui faisait mal, et je la fis rouler avant de tendre la main vers le cristal. Il glissa entre mes doigts comme s'il était couvert d'huile, et fila à dix centimètres de moi. Kevin était toujours en train d'appeler désespé-
rément Jonathan, sans vraiment comprendre ce qui se passait, sauf qu'il y avait une bagarre de filles par terre et qu'il aimait plutôt ça.
D'un coup de pied, je me débarrassai des mains de Siobhan qui cherchait à m'empoigner, roulai, et pris le flacon avec moi.
— Jonathan, viens ici ! hurla frénétiquement Kevin en bondissant par-dessus Siobhan pour venir vers moi, balançant son poing.
Je retournai le flacon.
Mes doigts se refermèrent sur le verre lisse et humide de la bouteille de Jonathan, et le monde... changea. Il était désormais mon djinn.
Tout s'arrêta, avec la clarté du cristal : Kevin, suspendu au milieu de son geste, Siobhan, rampant sur la moquette dans ma direction, le flacon à whisky abandonné, qui tombait vers le sol.
Tout... s'arrêta.
Je pris une profonde inspiration et la retins; mes muscles, mes tendons, mes os et ma chair me donnaient l'impression d'être tout neufs, flambant neufs, comme s'ils avaient été fabriqués à la seconde même.
Puis le monde se forma autour de moi. L'air, dans sa belle dentelle complexe de molécules, se déplaçant en vagues et en tourbillons, une forme de vie propre. L'étonnante perfection cristalline de la bouteille dans ma main. Le monde, mon dieu, le monde, si immense, si extraordinaire, si merveilleux dans sa précision digne d'une horloge.
L'énorme force du monde, une puissance de rêve, vivant dans chaque pulsation, chaque souffle.
Et il y avait Jonathan, debout devant moi. Pas sous sa forme humaine normale, avec sa grâce désinvolte facile à sous-estimer; non, c'était là autre chose, quelque chose de lumineux, de méconnaissable et de sauvage dans sa magie.
La séduction qu'il dégageait...
Une respiration plus tard, Jonathan était revenu à son déguisement humain, les yeux fixés sur Siobhan et Kevin, lesquels étaient toujours fi-gés dans le temps. La lumière chatoyait dans ses cheveux brun argenté, et la noirceur de ses yeux était celle de la fin de toutes choses.
— Je ne t'aime pas, dit-il, sans même me jeter un regard. Tu le sais.
— Je sais. (Ma bouche me paraissait étrange, et ma voix encore plus.) Désolée.
Il haussa les épaules.
— Eh bien, c'est ainsi que le monde s'effrite. Parfois, on est surpris.
Il se retourna alors et m'attira tout contre lui. Son contact était de feu; pas la chaleur apaisante de la peau de David, mais la brûlure mor-dante d'une flamme nue. J'essayai de me dégager, mais ce n'était pas possible, pas ici, pas maintenant. Il mit une main au creux de mon dos et déplaça l'autre, écartant les doigts paume ouverte sur mon ventre.
Trop proche. Trop intime. Très personnel.
Il y avait des étoiles dans ces yeux, comme un ciel infini. Inconnu et impossible à connaître, pour quoi que ce soit ayant un lien avec l'humanité. Et il y avait là de la passion, aussi, la passion des dieux, que les insectes ne connaîtraient ni ne comprendraient jamais.
— C'est ce qui te sauve, chuchota-t-il, avant de poser très gentiment ses lèvres contre les miennes. (Un baiser fermé, mais il enflamma mon sang et mes jambes flageolèrent, transformées en coton.) Elle te sauve.
Estime-toi heureuse, Jo. Ceci aurait pu se terminer autrement.
...et le temps reprit sa place en un claquement de doigts. Jonathan fit un pas en arrière, un sourire aux lèvres.
Et le poing de Kevin heurta mon menton, projetant ma tête en ar-rière. Au lieu de voir des montagnes et des dieux je vis des étoiles; mais je m'accrochai avec acharnement à ce que je tenais dans ma main, même quand ses doigts cherchèrent à me l'enlever.
Je glissai de côté sur la moquette, fis fonctionner ma mâchoire pour la tester et dis :
— Jonathan, maîtrise-les, s'il te plaît.
Quand j'ouvris les yeux et clignai des paupières pour chasser le voile qui encombrait ma vision, il tenait Kevin par la peau du cou et Siobhan par le bras. Ils étaient tous les deux en train de lutter; Kevin criait des malédictions, qui m'étaient pour la plupart adressées, mais ils n'allaient pas pouvoir s'échapper.
Jonathan arqua les sourcils dans ma direction.
— Tu vas avoir un joli bleu.
Je lui lançai un regard furieux.
— Finissons-en avec ça, dis-je. Prends les pouvoirs que Kevin a volés à Lewis, et remets-les à leur vraie place. (Il se contenta de me fixer du regard. Nous restâmes ainsi pendant plusieurs secondes.) J'ai dit, prends les pouvoirs que Kevin a volés à Lewis, et...
— Je t'ai entendue, m'interrompit Jonathan. Tu ne désires pas faire ça maintenant.
— Tu veux jouer à la Règle des Trois avec moi ?
— Crois-moi, tu ne veux vraiment pas que je fasse ce que tu viens de dire.
— Je... (Je me tus et l'observai intensément, avant de changer d'avis.) O.K, je vais jouer. Pourquoi pas ?
Il me lança un sourire de djinn, empli de ruse et de désinformation.
— Je pensais que tu voulais sauver le monde.
— Ce qui veut dire ?
Il haussa les épaules. Siobhan était en train d'essayer de lui mordre la main. Il lui lança un regard oblique, et elle devint toute molle puis tomba sur la moquette.
— Hé ! protestai-je avant de me précipiter à ses côtés. (Elle respirait toujours. En fait, elle avait un doux petit sourire, une fois ses grands airs disparus. C'était une vraie rousse, avec la peau douce et rose qui allait avec, et la lumière était plus tendre que la vie à son égard.) Fais gaffe, mon pote. Je suis celle qui a la...
— Tu n'as rien du tout, dit Jonathan. Nous savons tous les deux que tu ne peux pas me forcer à foutre quoi que ce soit si je ne le veux pas.
D'ac ?
— D'ac, acquiesçai-je d'un air sombre. Alors, pourquoi est-ce que tu ne veux pas rendre ses pouvoirs à Lewis ? C'est quoi, le but ? Il va mourir
!
Le sourire se maintint sur le beau visage anguleux de Jonathan, mais il n'y avait aucun amusement dans ses yeux.
— Fais-moi confiance, répondit-il. C'est mieux ainsi. Juste pour un temps.
Nous aurions pu jouer à ce jeu pendant des heures, je le savais; j'avais la bouteille de Jonathan, mais je n'avais pas Jonathan lui-même, même avec un gros effort d'imagination. Il venait de découvrir la servi-tude quand Yvette l'avait pris, et il n'en avait pas complètement compris les limites dans la précipitation du moment; sans cela, il n'aurait jamais accompli la moitié des ordres qu'elle lui avait donné.
Quelle chance de le posséder au moment où il avait progressé sur la courbe d'apprentissage.
— Très bien, dis-je. Réveille Siobhan. Nous allons tous descendre.
Il ne prit même pas la peine de lui jeter un coup d'œil, mais la fille se redressa d'un coup, haletante, et se jeta immédiatement sur moi à nouveau. Jonathan leva les yeux au ciel et, sans que je le lui demande, la stoppa en plein bond.
Arrêt sur image.
Il secoua Kevin par la peau du cou et dit :
— Explique à ta copine combien ceci est stupide.
Kevin s'humecta les lèvres, son regard allant et venant de moi à Jonathan.
— Elle peut m'entendre ?
— Bien sûr.
— Siobhan... euh... mollo, O.K ? C'est pas comme si c'était une mauvaise chose. Peut-être qu'ils arrêteront de nous pourchasser, maintenant.
Jonathan la libéra en appuyant sur son bouton pause invisible. Siobhan, perdant l'équilibre, moulina des bras et des jambes mais resta sur ses pieds.
Et fit la moue.
— Tu ne veux pas la récupérer ?
— Sa bouteille ? (Kevin lança à Jonathan un autre regard prudent.) Euh, non.
— Loser, marmonna-t-elle. (Elle leva les bras au ciel et, d'un bond, posa ses fesses sur un tabouret de bar.) On aurait pu être riches, tu sais.
Vivre dans un grand manoir blanc avec des domestiques, tout ça. Une piscine.
Je n'osais pas la laisser en arrière; elle en savait trop.
— O.K. les enfants, on y va. Soyez sages et peut-être que je vous donnerai quelques jolis jouets.
Siobhan, pas folle, abaissa ses cils alourdis de mascara.
— Genre un grand manoir blanc ?
Je tendis le bras et la bousculai pour la faire descendre du tabouret de bar.
— Ne pousse pas le bouchon. (Je hochai la tête à l'adresse de Jonathan.) Laisse-le partir.
— T'es une salope, dit Kevin.
— Tu dis ça comme si c'était une mauvaise chose. (J'empoignai Kevin par l'épaule et le pilotai ainsi que Siobhan en direction de la porte.) Bouge.
JE PRIS JONATHAN à part dans l'ascenseur, tournant le dos à Kevin et Siobhan, et chuchotai :
— Les Ma'at ont fait appel à un sniper. Il a ordre d'abattre Kevin. J'ai besoin que tu t'assures que cela n'arrivera pas.
Aucun changement dans l'expression de Jonathan. Aucun signe d'accord non plus. Je soupirai.
— Est-ce qu'on peut se mettre d'accord pour avoir une relation de travail décente, là ? Parce que je n'ai vraiment pas le temps pour ça, et que je peux toujours te coller dans ta bouteille et fourrer un tampon au sommet au lieu d'un bouchon, et tous les autres djinns te pointeront du doigt et riront...
— Très bien, dit-il. Je m'assurerai que Kevin ne se fasse pas tirer dessus.
Je flairai l'anguille sous roche.
— Je préférerais ne pas me faire tirer dessus non plus. Jonathan haussa les épaules. Je pris cela pour un cadeau, et vis que Kevin et sa petite amie avaient saisi cette occasion pour chuchoter aussi entre eux... Ce n'étaient sans doute pas de gentilles petites messes basses, d'après les regards qu'ils nous jetaient. Super. Maintenant j'allais devoir m'inquiéter de l'éventuelle trahison de Jonathan et des machinations grossières des Bonnie and Clyde en herbe.
L'ascenseur s'arrêta sans heurts dans un glissement élégant, et nous sortîmes dans les couloirs en marbre, avec des rangées et des rangées de portes qui s'ouvraient et se fermaient, dans un va-et-vient permanent de personnes. On dit que New York est la ville qui ne dort jamais; Las Vegas ne fait même pas la sieste. Je me demandai quand ils procédaient au mé-
nage nécessaire. Même Disneyland ferme ses portes, le temps de vider les poubelles et de polir les cuivres.
Nous rejoignîmes le flot jusqu'au hall principal, tournâmes à gauche et dépassâmes le comptoir des caisses pour entrer dans la jungle des machines qui carillonnaient gentiment. À notre droite se trouvaient les restaurants branchés (du genre à ne pas afficher les prix), et quelque part au fond se trouvait une allée menant au Caesar's Palace d'à côté. À côté, pour Las Vegas, signifiait une marche de dix minutes environ sur une passerelle aérienne qui semblait sans fin.
Je nous arrêtai auprès d'un bar, dans un coin du fond, choisis une table et laissai tout le monde s'asseoir. Tout le monde sauf Jonathan, qui était en train d'examiner des machines à sous et se distrayait en forçant certaines d'entre elles, au hasard, à cracher des pièces. Kevin l'observait d'un air fasciné. J'étais capable de dire, rien qu'en voyant la lueur avide de ses yeux, qu'il avait saisi ce que le djinn était en train de faire.
— N'y pense même pas, dis-je.
Les caméras de sécurité ne remarqueraient sans doute pas du tout Jonathan; elles ne verraient que des machines vomissant des jetons au hasard... mais si Kevin commençait à se démener en faisant retentir les sonneries, une présence rapide et musclée ferait son apparition, ainsi qu'un bureau sans fenêtres, suivi de questions sévèrement formulées auxquelles nous ne pourrions pas nous permettre de répondre.
— Tu joueras plus tard. Reste assis. Kevin dit, sans cesser d'observer Jonathan :
— Je sais qu'ils vont me tuer. (Son expression ne changea pas.) Tu pourrais aussi bien le prendre et partir. Siobhan et moi, on peut se cacher tout seuls.
Étonnamment, c'était probablement vrai. Lui et Siobhan pouvaient se mêler à la foule, sortir de la ville, et trouver une grande cité comme Chicago ou Détroit, où deux adolescents sans domicile qui errent dans les rues n'attireraient pas du tout l'attention. À condition que Siobhan ne l'envoie pas tout simplement bouler après avoir réalisé qu'il n'était pas le tas de fric qu'elle avait cru. Mais je ne pouvais pas le perdre maintenant.
J'avais besoin de lui, pour le bien de Lewis.
J'aperçus un mouvement du coin de l'œil, et je tournai la tête. Marion Bearheart se dirigeait vers nous. Elle avait, comme toujours, l'air calme et détendu. Elle avait les mains dans les poches de sa veste, et ne se pressait pas; elle s'arrêta pour admirer quelques objets dans la vitrine d'une boutique, inspecta le menu du restaurant Le Cirque. Elle faisait lentement le tour de la zone, contrôlant le monde éthéré, j'en étais sûre.
Puis elle tira une chaise auprès de moi et dit :
— Contente de voir que tu as réussi.
— Ouais, pareil. (Je décochai un coup d'œil vers Kevin et Siobhan.) J'imagine que tu connais Kevin.
Elle hocha poliment la tête dans sa direction, comme si elle ne plani-fiait pas de l'enfermer derrière une porte dans son atelier et de le dé-
pouiller de ses pouvoirs et de son potentiel dès que l'occasion se présenterait. Kevin ne bougea pas. Il nous lançait à toutes les deux son regard noir de mauvais garçon patenté.
Marion l'ignora, et concentra ses yeux sombres sur moi.
— Tu l'as ?
J'ouvris le poing pour lui montrer la bouteille de Jonathan.
— J'aimerais l'échanger contre quelque chose de plus précieux que ta parole. Non pas que je ne te fasse pas confiance, mais... eh bien, je ne te fais pas confiance.
Elle sortit une main de la poche de sa veste et révéla sans un mot la bouteille en verre bleue qu'Yvette Prentiss avait utilisée, il n'y avait pas si longtemps, pour piéger un homme disposé à abandonner sa vie pour moi.
Je tendis lentement la main et pris la bouteille. Elle n'avait pas de bouchon, et était chaude au toucher.
— David, chuchotai-je, avant de fermer les yeux pendant une seconde de soulagement, alors que notre connexion bourdonnait étroitement entre nous.
— Par ici.
J'entendis le grincement d'une chaise, et vis qu'il nous avait rejoints à la table.
Il n'avait absolument pas changé; des cheveux mouchetés d'auburn, légèrement en désordre, des yeux bruns lançant des éclairs derrière des lunettes rondes cerclées d'or. Un manteau kaki désuet et une chemise à carreaux bleue délavée. Un jean.
Je pris une inspiration hachée et sentis des larmes me piquer les yeux; la vision que j'avais de lui vira à une image floue et colorée. Une image floue qui tendit le bras, franchissant l'espace vide qui nous séparait, et plaça sa main en coupe sur ma joue; et oui, c'était bien là son contact, chaud, doux et léger. Je me penchai sur lui, respirant l'odeur de laine ancienne et de cannelle, de feuilles et de fumée de bois.
— Oh, mon dieu, chuchotai-je, et cette déclaration sonna comme la prière qu'elle était.
Il se penchait plus près; je pouvais sentir son aura contre moi, le contact à peine présent de ses lèvres contre mon oreille alors qu'il chuchotait :
— Je t'ai surveillée.
Le chatoiement de chaleur qui me parcourut me transforma inté-
rieurement en miel et en beurre, provoqua en moi des pensées que je ne devrais pas avoir en public, encore moins face à des gens qui pourraient vouloir ma mort.
— Tu aurais pu me donner un petit coup de main, dis-je.
— Tu t'en es bien sortie.
Il m'embrassa, et toutes mes pensées se précisèrent, se changeant en convoitise pure et entière. Je voulais qu'il continue de m'embrasser, pour toujours si possible. Je ne pouvais imaginer que cela prenne fin, mais ce fut évidemment le cas; ses lèvres douces et délicieuses se retirèrent lentement des miennes.
J'ouvris les paupières et plongeai mes yeux droit dans les siens; ils brûlaient d'or et de cuivre, fondaient d'amour, de désir et de pouvoir.
Voilà ce pour quoi je m'étais battue. Ce pour quoi je me battrais de toutes mes forces, chaque jour de ma vie.
— Ya-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi, maître ? me chuchota-t-il. Ou que je puisse te faire, d'ailleurs ?
Je pris une inspiration surchauffée, tremblante, et parvins à me montrer pratique.
— Un sac à main dans lequel je pourrais mettre cette bouteille, ce serait vraiment génial.
Il tendit le bras sous la table et en sortit un sac en cuir noir, qui ne venait pas de chez un créateur (c'était ma faute, pour ne pas avoir été assez claire, en fait) ; il avait eu la prévenance d'inclure un rembourrage. Je glissai la bouteille à l'intérieur et tirai la fermeture éclair, puis le passai façon bandoulière autour de mon cou. Je n'allais pas le perdre. Pas encore. J'allais briser sa bouteille quand nous sortirions de ce bordel; je n'aimais pas le garder prisonnier, mais à ce moment précis, le fait que les pouvoirs de David amplifient les miens pourrait nous garder en vie.
— Joanne ?
La voix lointaine de Marion. Je cillai et me forçai à détourner mon attention de David; c'était comme de s'arracher un membre, mais j'y parvins. L'absence ne rendait pas le cœur plus épris; elle créait une sorte de blocage magnétique qui semblait humainement impossible à briser.
— La bouteille de Jonathan, s'il te plaît, reprit-elle. Oh. C'est vrai.
Jonathan avait laissé tomber les machines à sous et était revenu se promener de notre côté. Il se tenait debout derrière ma chaise, et, sans me retourner, je sus qu'il observait David. Je pouvais sentir le crépite-ment du pouvoir dans l'air. Ils ne disaient rien, mais une conversation avait bien lieu. Des niveaux de pouvoir, d'émotion, de considération mutuelle.
— Contente de m'en débarrasser, dis-je sincèrement en la tendant pour que Marion la reçoive.
Kevin avait patienté, et il saisit l'occasion au vol. Il donna une tape sur ma main, et la bouteille traversa la table en tournant sur elle-même, bondissant et ricochant, droit vers David ; lequel, étant un djinn, ne pouvait la toucher, que ce soit physiquement ou dans le monde éthéré. Il tendit le bras vers elle, mais sa main passa directement à travers comme si elle n'existait pas, ou comme si lui n'existait pas, ou un mélange des deux; la bouteille glissa à travers lui et disparut. J'entendis le bruit sourd et étouffé qu'elle produisit en tombant sur la moquette.
— Entre-deux, murmura Jonathan, puis il redevint sérieux. Merde.
Je sentis la déferlante presque exactement au même moment, ainsi que David, qui se jeta sur moi. Quelque chose était en approche. Quelque chose de gros. Je pouvais le voir exploser dans le monde éthéré, grand comme un dragon et deux fois plus féroce; aucune idée de ce que c'était, mais c'était énorme et très, très effrayant.
— À terre !
La voix de Jonathan gronda à travers le casino, d'une puissance surnaturelle, comme celle d'un instructeur enragé parlant à travers le plus gros haut-parleur du monde. Il n'était donc pas étonnant que chaque personne en vue, Jonathan mis à part, se jette sur la moquette comme si on leur avait coupé les jambes au niveau des genoux. Il y eut quelques cris étouffés, mais ils étaient étonnamment peu nombreux. Je commen-
çai à me faufiler sur le sol vers l'endroit où la bouteille de Jonathan était tombée, mais David était sur mon chemin, et Kevin rampait aussi sur ses coudes dans la même direction. Je bondis par-dessus David vers la faible étincelle de verre dans l'ombre, mais il était trop tard; une main fut là avant moi.
Siobhan. Elle l'attrapa et fourra la bouteille dans la poche de son jean.
Jonathan s'était retourné pour la regarder, les yeux étrécis, sombres, comme un prédateur sur le point de dévorer quelque chose. Je saisis le poignet de la fille.
— Siobhan. Il va te tuer. Donne-la moi !
Elle devint très pâle. Elle hésita, puis la sortit de sa poche et me la tendit, au moment précis où Kevin parvint en position, là où il pouvait essayer de me l'arracher. Nous nous lançâmes dans un petit combat de lutte indigne, où je tirais sur mes mains d'un coup sec pour qu'il me lâche et où il essayait de me soulever les doigts de force, en marmonnant des choses peu flatteuses à propos de ma mère. Siobhan recula en crabe, loin de la bagarre.
— Silence ! nous intima Jonathan d'un ton sec.
Nous nous figeâmes tous. Il y eut un silence étonnamment lourd et profond. Puis le cliquetis très léger des verres sur la table, qui se poursui-vit pendant quelques secondes délicates.
Puis un tremblement de terre frappa comme une bombe.
Peut-être que les gens crièrent, je n'en sais rien ; la première secousse ondoya en parcourant le sol comme une vague sur l'océan pendant une tempête. Je fus projetée de côté, roulai, et m'échouai contre une balustrade à laquelle je m'accrochai de toutes mes forces tandis que le bâtiment continuait de tanguer. Il y avait trop de bruit pour qu'on puisse entendre les cris, au milieu du boucan strident des alarmes et des sonneries, des machines à sous agonisantes, du verre brisé et de l'acier qui vo-lait en éclats.
J'avais beaucoup de pouvoir. Il était entièrement inutile. Le pouvoir des Cieux était quelque chose d'éphémère; ceci était quelque chose de profond, fort, implacable. Dans un éclair, j'aperçus quelqu'un bouger rapidement, son manteau volant derrière lui, et je vis David bondir au-dessus du sol qui roulait et ondulait, pour atterrir lourdement à mes côtés. Il se jeta sur moi, étouffant mon hurlement; car j'avais hurlé. Je m'en rendis compte à cause de la douleur à vif dans ma gorge ; puis je sentis des impacts contre son corps. Des choses le heurtaient. Des choses qui m'auraient écrasée.
Même un tremblement de terre mineur avait un effet profondément perturbant, mais un séisme majeur, comme celui-ci, vous prive de la capacité à faire quoique ce soit d'autre qu'attendre et prier. Je priai, mes mains refermées en un étau autour de la balustrade en fer forgé, et j'entendis
David chuchoter quelque chose dans ce langage liquide des djinns.
C'était peut-être aussi une prière, pour ce que j'en savais.
Et puis je réalisai que j'avais le pouvoir d'arrêter ça. Ma main gauche, celle qui n'était pas férocement refermée sur sa prise, tenait fermement la bouteille de Jonathan; laquelle était, heureusement, toujours intacte.
— Lève-toi ! hurlai-je dans l'oreille de David. Lève !
Il roula loin de moi et s'accroupit de façon fluide et inhumaine: c'était la première fois que je voyais son langage corporel trahir sa nature de djinn. À présent, il se déplaçait comme Rahel, comme quelque chose de fabriqué à partir d'éléments étrangers à ce monde, formant l'illusion d'un corps humain. Ses yeux flamboyaient avec tant d'éclat qu'ils semblaient avoir pris feu.
Je tins en l'air la bouteille de Jonathan, recrachai en toussant à nouveau un nuage de poussière de plâtre, et hurlai :
— Jonathan ! Je t'ordonne d'arrêter ce tremblement de terre, maintenant !
Il était le seul à tenir encore debout. Grand, mince, insensible aux fragments de béton et aux débris volants, alors que l'hôtel se démante-lait. À ses pieds, Marion ne bougeait plus. Kevin. Siobhan.
Il eut l'air parfaitement calme quand il se retourna vers moi et dit :
— Je ne peux pas.
Je faillis me noyer sous une vague d'incrédulité. Je ne lui avais laissé aucune place pour l'ambiguïté; je tenais sa fichue bouteille...
Il hocha la tête dans la direction de cette dernière.
— Ce n'est pas ma bouteille, ma grande, dit-il. Désolé. Joli choix de mots, ceci dit. Huit sur dix pour le style.
Je secouai bêtement la bouteille dans ma main (pourquoi, je n'en avais aucune idée : pour essayer de la faire fonctionner ?), et avant que je puisse me faire à l'idée, l'instant était passé. Jonathan était en train de faire quelque chose. Pas ce que j'avais voulu qu'il fasse, bien sûr, mais quelque chose, ce qui était plus que le reste d'entre nous n'était capable de tenter.
Il empoigna Kevin par la peau du cou, le tira sur ses pieds d'un coup sec, et hurla quelque chose dans son oreille. Puis il attrapa Marion, la mit debout, et lui hurla aussi quelque chose.
Puis il stabilisa le sol sous leurs pieds. Je pouvais le voir, même dans cette réalité; un chatoiement doré, qui s'élargissait autour de lui en cercles concentriques croissants. Au milieu de la zone d'or se trouvait un îlot de calme. Marion et Kevin étaient en train de parler, ou plutôt de hurler; je n'entendais rien du tout. Je ne parvenais même plus à entendre David, lequel était enveloppé autour de moi; il me poussa dans le renfoncement profond d'une porte et s'arc-bouta là, me gardant à l'inté-
rieur. Je jetai un petit coup d'oeil par-dessus son épaule pour voir ce qui se passait.
Marion avait pris la main de Kevin. Ils se faisaient tous les deux face, à présent, et alors que je les observais, elle plongea dans un état de transe, ses yeux se fermant lentement. Elle emmena le gamin avec elle.
Alors que son visage devenait calme et apaisé, Kevin sembla avoir dix ans de plus; en même temps, il paraissait incroyablement enfantin.
Illuminé par le pouvoir.
Ceci était un séisme superficiel, je savais au moins ça; les troubles situés plus en profondeur causent ordinairement moins de dégâts, car l'énergie est absorbée en chemin par le substrat rocheux. Les séismes superficiels sont beaucoup plus dangereux pour la surface, et celui-ci était unique en son genre. Je n'avais aucun moyen de le mesurer objective-ment en suivant les standards de l'échelle de Richter, mais on m'avait enseigné l'échelle d'intensité de Mercalli, et celui-ci était certainement un IX. Les dégâts étaient causés précisément pas les mêmes événements que ceux qui se produisent quand on laisse tomber une pierre dans une mare; des vagues qui rebondissent sur des objets plus durs, puis sur d'autres vagues d'intensité plus grande. De l'énergie en conflit, constamment déviée et revenant sur elle-même. Qui disloquait tout dans sa folie.
Je sentis le tremblement et le roulement céder la place à une simple inclinaison nauséeuse, puis à un tressaillement et un frisson. Alors qu'il s'apaisait, les sons redevinrent audibles; les cris, les chocs, les machines à sous qui se déversaient, les murs qui s'effondraient.
Et dans le cercle doré, Marion et Kevin ouvrirent les yeux et échangèrent un sourire. De purs sourires de plaisir et de fierté.
Le tremblement cessa. Un dernier écoulement de poussière depuis le plafond, puis ce fut terminé. Une lumière de secours quelconque fut allumée, baignant toute la scène dans une lueur halogène maladive, mais les ombres restèrent profondes et secrètes.
Marion lâcha les mains de Kevin et leva les bras pour poser ses paumes sur ses joues. Elle l'inclina pour le rapprocher d'elle, et l'embrassa doucement sur le front tout en caressant ses cheveux emmêlés et huileux.
— C'était magnifique, dit-elle. Très bon travail. Je te félicite. Kevin avait l'air en extase. Son visage était illuminé, et pour une fois, la lueur dans ses yeux n'avait rien à voir avec l'avidité ou la fureur.
Cela ressemblait à de l'amour.
— Maintenant nous devons venir en aide aux gens, dit Marion. Il y a beaucoup de blessés. Viens avec moi.
Elle enjamba un morceau de béton effondré, et tendit la main vers lui.
— Kevin !
La voix stridente de Siobhan. Elle était en train de se relever (sans l'aide de Jonathan), et de brosser la poussière sur son short. Elle avait des marques de coupures ensanglantées et d'éraflures, mais d'après moi, rien de sérieux.
Elle semblait en avoir royalement marre.
Kevin hésita, regardant en arrière. Ses doigts n'étaient qu'à cinq centimètres de la main ouverte de Marion. Va, le suppliai-je. Apprends ce que font les véritables gardiens. Vois quelle différence tu peux faire dans le monde.
Je regrettai de ne pas avoir scotché la fille à une chaise. Avec le recul.
— Kevin, dit Marion, d'un ton beaucoup plus adulte. Sans ordonner, sans chercher à l'amadouer; elle se contentait seulement de lui rappeler ce qui était important.
La lumière s'effaça sur son visage, et il fit un pas en arrière.
— Pourquoi je devrais les aider ? Qu'est-ce qu'ils feraient pour moi ?
Marion laissa retomber sa main le long de son flanc, se détourna et s'éloigna pour aller s'agenouiller auprès de la première personne qu'elle vit. Marion était une gardienne de la Terre. Guérir faisait tellement partie d'elle qu'elle ne pouvait le renier et, d'après le tourment visible sur le visage de Kevin, je sus qu'il ressentait lui aussi cette part de l'héritage qu'il avait volé à Lewis. Les pouvoirs de la Terre étaient sacrément puissants, mais ils charriaient aussi une énorme charge de compassion et de responsabilité.
J'observai Kevin retourner vers Siobhan, et je me sentis endeuillée par cette occasion perdue.
— Joanne. (La voix de David me ramena à l'instant présent, à son corps pressé contre le mien dans l'espace étroit.) Tu es blessée ?
Je secouai la tête et vis de la poussière s'écouler de mes cheveux.
J'éternuai.
— Moi non, seulement mon image de marque. Va aider Marion.
Sauve qui tu peux.
Il embrassa mon front sans faire de commentaire, et me quitta. Je traversai les décombres avec précaution, et faillis glisser sur un large plateau rond en plastique surmonté d'une montagne de verres; je regardai autour de moi, à la recherche du serveur, mais il avait disparu. Au moins, il ne semblait pas y avoir trop de pertes. Remarquable.
Jonathan avait remis d'aplomb une des chaises qui n'avaient pas volé en éclats et s'était assis dessus, les yeux fixés sur le chantier. Je m'arrêtai auprès de lui. Siobhan et Kevin traînaient dans le coin, elle chuchotant, lui écoutant.
— Pas ta bouteille ? (Je lui montrai celle que j'avais tenue serrée. Il secoua la tête sans dire un mot. Je la regardai de plus près; non pas que j'avais mémorisé celle que j'avais prise dans le flacon, mais celle-ci semblait bel et bien différente. Et désormais je ne percevais plus non plus la présence de Jonathan en moi.) Alors, qui est-ce qui l'a ?
Jonathan me lança un sourire sinistre.
— Tu sais déjà qui...
Il s'interrompit brusquement. Quelqu'un approchait au milieu des gravats, se déplaçant avec l'aisance fluide d'un tigre. Même à travers le nuage saturé de poussière, ses vêtements flamboyaient de couleur.
Jaune fluo.
Rahel évita les décombres d'une machine à sous saignant des jetons, puis marcha vers nous. Belle comme toujours, confiante et décontractée.
Souriante.
Ses yeux étaient noirs. Noirs de jais, intégralement.
— Merde, je n'ai pas de temps pour ça. Rahel, bordel... dit Jonathan; et il ne put en dire plus, car elle se jeta sur lui, se changeant en contours anguleux et charbon scintillant, chose faite de dents et de bords tranchants.
L'ifrit venait de trouver le repas de sa vie.
Je criai et essayai de l'attraper, mais je n'étais plus un djinn, même si j'avais toujours une sorte de seconde vue djinn; mes mains passèrent à travers elle comme si elle était un fantôme. Et à travers Jonathan, aussi.
Il était devenu fantomatique, piégé dans son étreinte. Ils tombèrent et roulèrent sur les décombres, luttant et griffant. Jonathan perdit son état humain et se changea en quelque chose d'aussi brillant et violemment dangereux qu'une étoile, mais les ténèbres engloutissaient sa chaleur.
— David ! hurlai-je, mais je n'en avais pas vraiment besoin ; il était déjà en train de bouger, bondissant par-dessus les obstacles et atterris-sant sur le dos de l'ifrit.
Il saisit sa tête aux contours aigus (était-ce là sa tête ?) dans ses mains, et la tordit avec une force vicieuse.
Elle ne se tourna pas vraiment; plutôt, elle... s'inversa. Des dents poussèrent sur ce qu'il tenait, des griffes émergèrent de son dos, ainsi que des bras et des piquants. Ils le percèrent et le maintinrent, et je sentis la brutale vibration de souffrance me traverser moi aussi. Elle me fit trébucher et tomber à genoux.
— Rahel, non ! criai-je. Arrête ! Mon dieu, arrête !
Elle ne pouvait pas. Elle était complètement hors de contrôle.
J'eus l'impression soudaine et étrange que la pression changeait, et mes oreilles y répondirent en se débouchant brusquement et douloureusement. Je tressautai, en train de tomber, et je me rattrapai alors que j'entendais David crier. Son hurlement résonna à travers le monde éthéré comme une cloche fracassée, et je sus que je n'avais plus le temps, plus le temps, la faim de Rahel le mettait en pièces...
Je ne savais pas du tout si cela marcherait, si cela pouvait marcher, mais je devais essayer.
Je brandis la bouteille vide, le leurre, dans mon poing tremblant, et hurlai la première itération du rituel.
— Rahel ! Sois liée à mon service !
L'ifrit se retourna vers moi avec un rugissement. David saignait. Ce n'était pas du vrai sang, pas plus que ceci n'était un vrai corps; c'était la représentation physique d'une énergie éthérée. Il pouvait se guérir de n'importe quoi, tant qu'il lui restait assez de pouvoir pour former de la chair...
Mais cela avait l'air tellement réel. Il était blafard, anéanti, brisé. Le cuivre de ses yeux se mourait.
— Sois liée à mon service ! criai-je, tout en rampant vers l'arrière alors que les griffes aiguisées comme des rasoirs ratissaient le sol vers moi.
À travers moi. Elle ne pouvait pas me toucher. Je sentis une chaude étincelle de triomphe.
— Sois liée à...
Elle plongea sur moi; les griffes s'enfoncèrent profondément, profondément... et s'accrochèrent à quelque chose. Non ! non non non non non... Pas mon bébé.
Elle pouvait détruire la vie qui se trouvait en moi, je le sus. Je le ressentis, tout comme je sentis que David essayait de parvenir jusqu'à moi, déterminé à me protéger ou à mourir dans la tentative.
Rahel hésita. Ses griffes formaient une cage autour d'Imara, tenant cette fragile étincelle. II suffirait d'une pression d'un instant.
Alors qu'elle hésitait, déchirée par le vestige de raison quelconque qui lui restait, je hoquetai :
— Sois liée à mon service !
Elle s'immobilisa complètement. Glace et angles, charbon et glace.
Une sculpture en trois dimensions, visible uniquement aux yeux djinns.
Était-elle en vie ? Respirait-elle ? Je ne le savais pas, j'étais incapable de le déterminer.
Aucune sensation de pouvoir ne se dégageait de la bouteille que je tenais, ni aucune sensation de connexion entre elle et moi. Quelqu'un avait-il déjà essayé de lier un ifrit auparavant ? Sans doute que non... les humains ne pouvaient pas les voir, et les djinns ne seraient pas capables de les lier.
J'étais la seule qui pouvait les voir et les lier.
— Lâche mon bébé, chuchotai-je.
À l'intérieur de moi, la main se desserra. Les griffes se retirèrent.
C'était la seule partie d'elle qui bougeait.
— Rahel, dis-je. Tu peux m'entendre ?
Pas de réponse. Je haussai les épaules, et ouvris le sac à main en cuir noir que je portais toujours en bandoulière; il y avait assez de rembourrage à l'intérieur pour deux bouteilles. J'y fourrai celle de Rahel, faisant bien attention à ce qu'elle ne cogne pas contre celle de David, puis je laissai là l'ifrit, figée, pour me diriger à tâtons vers l'endroit où il gisait.
Son torse était un amas informe de viande déchiquetée. Du sang, tellement de sang. Ses yeux étaient devenus aussi bruns que des feuilles mortes, et ses lèvres avaient une légère teinte lilas.
Elle l'avait presque entièrement consumé. J'étais incapable de reprendre mon souffle, alors que je m'agenouillai auprès de lui. Il était si froid au toucher : David, lui qui était toujours brûlant. C'était comme un feu mourant.
Je chuchotai son nom, encore et encore, comme une mélopée. Je lui ordonnai de se guérir. Il ne répondit pas, bien que ses yeux se verrouillent sur moi comme si j'étais la seule chose au monde.
Sa main trouva la mienne et la saisit. Il n'y avait aucune force en lui.
Ses ongles avaient la même teinte livide que ses lèvres.
Il chuchota :
— Laisse-moi.
— C'est ça, ouais ! lançai-je sèchement. Mon dieu, s'il te plaît, ne fais pas ça; David, je t'ordonne de guérir...
Kevin était debout près de moi.
— Il est en train de mourir, dit-il. Waouh. Je ne savais pas qu'ils faisaient ça.
— Ferme-la, sale connard.
Je levai les yeux, et pendant une seconde je crus que le point rouge dansant sur sa poitrine avait un rapport avec les larmes qui déformaient ma vision, mais je réalisai alors, tardivement, ce que c'était exactement.
J'avais complètement oublié Quinn et son fusil à lunette.
Le point rouge était un viseur laser, concentré sur le cœur de Kevin.
— Non ! criai-je, et je bousculai Kevin d'une main posée à plat sur sa poitrine. (Il trébucha, tomba sur les fesses. Je me levai, agitant les bras.) Non, Quinn, stop, c'est fini, c'est fini...
Kevin bondit sur ses pieds, l'idiot. Une cible parfaite. Le point rouge se stabilisa sur mon cœur. Aussi immobile qu'un rocher.
Il était centré sur moi. Pas sur Kevin, sur moi. Bordel, qu'est-ce que... ?!
J'eus juste assez de temps pour me jeter en arrière, et je le jure, je sentis le sifflement supersonique provoqué par la friction de l'air alors que la balle passait au-dessus de moi.
Raté, pensai-je, puis je vis que quelqu'un s'était trouvé debout derrière moi. Comme son petit ami, Siobhan avait été assez stupide pour bondir telle une cible surgissant dans un stand de tir.
Elle avait la bouche ouverte d'étonnement. Elle baissa les yeux sur le trou rouge (qui faisait environ la taille de mon pouce) à travers sa poitrine. Elle ne fit pas vraiment de bruit. Juste une légère toux, comme quelqu'un essayant de s'éclaircir la gorge, puis tout à coup, un flot rouge choquant sortit de sa bouche.
Elle tomba vers l'avant, passant au-dessus de moi. Je levai les mains et vis le trou dans son dos, de la taille d'un poing fermé, rempli de sang comme un puits profond qui débordait, éclaboussant tout autour de lui.
Elle tremblait de tout son corps. Je hurlai quelque chose; c'était peut-
être le nom de Marion. Kevin était déjà là, la main tendue vers elle, mais je la sentis partir.
Nous la sentîmes tous deux mourir.
Son corps s'écroula sur moi, vide et mou, et pour la première fois je vis que ses yeux n'étaient pas du tout noisette ; ils étaient constitués d'un beau motif en toile d'araignée couleur brun mousse, pailleté d'or.
Son corps était lourd comme une pierre, couché sur moi.
Je ne sais pas combien de secondes cela dura (j'avais l'impression que c'était une éternité), puis Kevin fut là, hurlant. Il fit rouler son corps amorphe dans ses bras. Je sentis la déferlante de pouvoir alors qu'il essayait de forcer son corps à vivre; la chair tressauta alors que les nerfs conduisaient l'électricité, mais ce n'était rien d'autre qu'un réflexe.
— Elle est partie, chuchotai-je. (Du sang avait giclé partout sur moi; je l'essuyai avec des doigts tremblants.) Kevin, arrête. Elle est partie.
Il continua d'essayer. Respira dans sa bouche. Inondant sa chair morte, décharge après décharge, de pouvoir pur, tandis qu'il essayait de changer l'immuable.
— Fais quelque chose ! me hurla-t-il. (Son visage avait pris une teinte blafarde de zombie, mais ses yeux étaient furieux, ses lèvres ta-chées de sang après le bouche à bouche.) Tu as un djinn ! Sauve-la !
— Non, dis-je.
— Je vais te tuer, je te jure que je le ferai !
Je pouvais sentir la fureur se déverser hors de lui, mais les mots étaient ceux d'un petit garçon, brisé et apeuré. Le pouvoir qu'il possédait n'avait rien d'un pouvoir de petit garçon, ceci dit; c'était celui de Lewis, et il pouvait m'écraser, me brûler, me déchiqueter.
Il y a trois choses que vous êtes censé ne jamais demander à votre djinn. Vous donner la vie éternelle. Vous donner des pouvoirs illimités.
Ressusciter les morts. C'est à ce dernier que succombent la plupart des gens, s'ils vivent assez longtemps. Dans le premier frisson du deuil, trop de personnes se tournent vers leur djinn et lâchent un ordre qu'ils ne devraient pas prononcer. Les conséquences étaient tragiques et légen-daires.
Car, quand vous faites ces choses bien particulières, les djinns agissent en suivant une catégorie d'impératifs totalement différente. La magie qui les conduit à vous obéir les conduit aussi à se retourner contre vous.
Je me mordis la langue, brutalement, et ravalai un cri.
— Non, chuchotai-je finalement. Elle est partie, Kevin. Je suis tellement désolée.
Je crus pendant une seconde qu'il allait vraiment me tuer, me tuer de ses mains nues et tachées de sang, mais à ce moment les larmes s'écoulèrent et il sanglota, désespéré.
— Reste à terre, dis-je, et je rampai vers l'endroit où David gisait toujours sur le sol.
Il n'allait pas du tout mieux. En fait, il avait l'air d'aller moins bien.
Il respirait de façon saccadée. Ses yeux n'étaient plus bruns; ils viraient à une couleur plus sombre.
— Essaient de te tuer, murmura-t-il. Toi. Pas eux.
— Ouais, acquiesçai-je d'une voix tremblante. J'ai vu. Pourquoi Quinn essaierait-il de me tuer ?
Il tendit la main pour toucher mon visage. Je ne sentis aucune chaleur, seul un contact léger, aussi dépourvu de substance qu'un fantôme.
— Ne me laisse pas, chuchotai-je. Tu ne peux pas me laisser, David.
Je ne te le permettrai pas.
Ses lèvres pâles s'entrouvrirent pour former mon nom en silence. Je sentis l'amour qu'il y mettait.
— J'ai besoin de toi, dis-je. J'ai besoin que tu sois avec moi. Reste.
(Mon souffle faisait quelque chose de bizarre dans ma poitrine, il devenait aigre et épais. Il semblait que j'étais incapable de respirer suffisamment d'air.) Mon dieu, David, ne me fais pas ça. Ne t'avise pas de faire ça.
Il essaya de me répondre, mais à ce moment son dos se cambra et il poussa un cri. Ses yeux ouverts passèrent d'un noir orageux violent à l'orange vif, parcourant toutes les couleurs du spectre. Je me souvins de cela. Je l'avais déjà vu auparavant.
La chair se corrompit et se mit à fondre, révélant des bandes humides de muscles. D'os. Strate après strate, il mourut.
Ce qui resta de lui devint dur, froid et noir.
Glacé.
Ifrit.
De douces mains humaines se posèrent sur moi, me tirant vers l'ar-rière dans une étreinte protectrice, et je fus bercée contre quelqu'un tandis que je gémissais. Incapable de pleurer pour l'instant. Incapable de crier et de laisser sortir ma fureur et mon horreur.
Froid, froid, tout était froid.
David était une chose faite de glace et d'ombres, consumée par les ténèbres. Gisant sur le sol, immobile.
Marion me tenait. Elle était en train de me dire quelque chose, mais je ne parvenais pas à la comprendre; elle ouvrit la fermeture éclair du sac à mon côté, et prit ma main sans forces pour l'envelopper autour de la bouteille bleue de David.
Elle me disait de faire quelque chose. Cela n'avait plus d'importance, désormais, mais je répétai les mots, hébétée :
— Retourne dans la bouteille, dis-je.
Les mots sonnaient bizarrement dans ma tête, et avaient un goût in-sipide sur ma langue.
L'ifrit étendu comme une sorte de sculpture tordue à la place de David se changea en brume dans un chuchotement huileux et disparut. Marion enfonça le bouchon à sa place.
Rahel. Personne d'autre ne pouvait la voir, mais je ne pouvais pas me contenter de... la laisser là. Je pris la deuxième bouteille vide. Je chuchotai les mots. Le corps figé de Rahel disparut à son tour.
Des sauveteurs approchaient. La lumière de lampes torches dansait frénétiquement dans l'air chargé de poussière. Marion ferma le sac à main et le tint contre elle alors que les premiers d'entre eux parvenaient jusqu'à nous. Des ambulanciers et des pompiers. L'un d'entre eux força Kevin à poser le corps de Siobhan, et nous fûmes tous trois (les trois survivants) enveloppés dans des couvertures et conduits à l'extérieur, à travers le fouillis d'acier, de verre brisé et d'obscurité.
Ce n'est qu'alors que je me souvins du sniper. Cela ne semblait plus avoir d'importance, mais aucun point de laser rouge miséricordieux ne venait danser sur ma poitrine. Quinn avait raté sa chance, et abandonné le champ de bataille. Je m'en fichais. S'il voulait me descendre, qu'il me descende et aille se faire voir.
Nous franchîmes une porte latérale tordue et sortîmes dans la chaude lumière du soleil; je cillai et protégeai mes yeux.
Oh, mon dieu. Je ne sais pas à quelle vision je m'étais attendue, mais ce n'était pas ça.
Le reste de Las Vegas était intact. Littéralement intact. Les fenêtres étaient indemnes, les bâtiments tenaient toujours debout. La Tour Eiffel montait toujours à l'assaut du ciel, et la Statue de la Liberté à demi-é-
chelle brandissait sa torche.
Le Bellagio était, dans l'ensemble, à peine touché par les dégâts.
Seule la zone du casino était touchée, et seule notre zone du casino.
Les Ma'at nous avaient ciblés. Ils avaient fait tout cela seulement pour nous atteindre. Ou pire... peut-être, étant donné la personne que visait Quinn, avaient-ils fait ça pour m'atteindre moi.
Je sentis la glace réconfortante du choc commencer à se briser autour de moi, m'ensevelissant sous l'eau froide de la réalité.
Coule ou nage, à présent. Abandonne et meurs, ou fais en sorte que tout cela ne soit pas vain.
— Marion ? (Je me léchai les lèvres et sentis le goût du sang, avalai des particules de poussière ainsi que de l'amertume.) Combien de gens...
Elle semblait épuisée sous la couche de poussière qui la rendait plus pâle. Des cheveux s'échappaient de sa natte méticuleusement tressée, et sa veste en cuir était déchirée et réduite en lambeaux par endroits.
Quand elle essuya son front, elle laissa des traînées de sang encore humide.
— Pas de pertes. Nous avons pu les minimiser, dit-elle. Le gamin et moi.
Elle lança un regard de côté vers Kevin, lequel était enveloppé dans le silence et dans sa propre couverture, assis au bord du trottoir tandis qu'un auxiliaire médical essayait de lui extorquer des informations. Mi-raculeux. Durant les prochains mois, les chaînes d'infos allaient couvrir l'événement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, ressassant sans fin le séisme exceptionnel et l'état des survivants. Des experts feraient leur apparition sur les ondes pour évoquer tout un tas de folles théories, allant des terroristes internationaux aux super-armes de James Bond. Aucun d'entre eux ne tomberait juste.
Pitié, mon dieu, personne ne tomberait juste.
— Il pourrait être super, tu sais. Si quelqu'un s'en souciait assez pour lui montrer comment faire.
Marion observait toujours Kevin. J'acquiesçai.
— Si personne ne le tue avant.
— Fais en sorte que ce ne soit pas le cas.
Les ambulanciers progressaient dans notre direction.
— Il faut qu'on sorte d'ici, dis-je. Avant qu'ils ne prennent nos noms.
Marion hocha la tête. Elle comprenait que le secret était nécessaire, maintenant, tout comme moi.
— Tu ferais mieux d'utiliser ton djinn, ajoutai-je. (Elle baissa les yeux par terre.) Marion ?
— Il est parti, dit-elle. On me l'a pris il y a cinq ans. Pas étonnant que je ne l'ai jamais vu.
— Qui ? Que s'est-il passé ?
Elle poussa un soupir silencieux.
— On me l'a volé.
— Et tu n'as jamais dit...
Non, bien sûr qu'elle n'en avait rien fait. Perdre un djinn était presque passible de pendaison, dans les rangs supérieurs des gardiens.
C'était quelque chose que vous gardiez pour vous pendant que vous récu-périez votre bouteille, et votre vie en même temps. Vous êtes censés mourir avant de perdre votre djinn. Oh, cela arrivait; des bouteilles brisées, des bouteilles perdues dans des catastrophes, mais il y avait des pé-
nalités, et très peu de remplacements.
— On m'a dit, souffla doucement Marion, que si je le signalais, ils le tortureraient. J'y ai cru.
J'avais envie de lui poser un million de questions, mais ce n'était ni le moment ni le lieu. Trop exposé. Ma peau se hérissait toujours de chair de poule, essayant de percevoir la pression inexistante d'un viseur laser.
Je sentis une main sur mon bras et me retournai.
Jonathan. Bon dieu ! Je l'avais complètement oublié...
Il affichait son expression la plus rigide, la plus concentrée.
— Pas beaucoup de temps, dit-il. Il a trouvé la bouteille. Écoute, je vais le ralentir autant que possible. Tu sais où le trouver...
— Bon sang mais de quoi tu parles ? Je ne comprends pas ! Je pris l'épaule de Jonathan, saisis une poignée de tissu noir et essayai de tirer sur sa chemise pour le rapprocher. C'était comme essayer de tirer sur un tas de plomb. Il avait la gravité spécifique d'une montagne.
— Dis-moi ce qui se passe, bordel, et pas de faux-fuyants merdiques à la djinn !
Ses yeux sombres scintillèrent et se réduisirent à deux fentes étroites.
— J'ai été revendiqué. Tu connais ce type ! Nous allons à fant...
Blip. Il avait disparu, instantanément, au milieu d'une syllabe. J'entrevis la lueur de quelque chose dans ses yeux (une rage impuissante, peut-être un léger éclair de peur), et j'inspirai brutalement. Je fis vivement demi-tour, me lançai vers le casino, où les urgentistes grouillaient comme des frelons. Marion enveloppa ses bras autour de moi et me traî-
na pour m'arrêter.
— Non ! dit-elle d'un ton brusque. Tu ne peux pas y retourner.
— J'ai laissé Jonathan ! Sa bouteille... je dois la reprendre !
— C'est trop tard. (Elle était trop forte, et sa voix était trop compatis-sante.) Quelqu'un vient de lui donner un ordre. Tu ne peux pas la récu-pérer.
— Putain de merde ! (Je pris une inspiration mouillée et tremblante.) Lâche-moi. Lâche-moi !
Je me dégageai d'un mouvement brusque, mais elle m'avait convaincue; quand elle me relâcha, je cessai d'essayer de foncer comme un taureau à l'intérieur. J'avais laissé la bouteille de Jonathan, je ne sais comment, je ne sais de quelle manière... bon sang, comment...
Un souvenir m'aveugla dans un flash.
Siobhan, glissant dans sa poche la bouteille tombée. Moi qui la lui réclamais.
Elle avait échangé les bouteilles. Et maintenant quelqu'un (Quinn, sans doute), s'en était emparé sur son cadavre. Siobhan avait travaillé pour lui. Putain de merde, je n'arrivais pas à croire que j'avais laissé passer ça sans le remarquer.
Marion leva la tête pour regarder quelque chose, et son visage prit un air absent et sinistre. Ses yeux étaient comme du silex, prêts à laisser échapper des étincelles.
— Ne regarde pas tout de suite, dit-elle, mais la cavalerie est arrivée.
Je tournai la tête.
Un groupe de peut-être vingt personnes se frayait un chemin parmi les badauds; celui qui se tenait en première ligne était un vieil homme à l'air distingué portant un costume bleu sans taches, avec une cravate en soie d'un gris recherché.
Myron Lazlo. Auprès de lui, Charles Ashworth II brandissait sa canne en ébène. Absolument aucun signe de Quinn dans cette meute d'hommes (et de quelques femmes) au visage grave.
Les Ma'at étaient venus rétablir l'équilibre.