IV

J'ÉTAIS ALLONGÉE SUR un sol carrelé. Il était dur, tiède et humide. L'air avait une odeur chaude et moite, terreuse, chargée du parfum capiteux de centaines de fleurs. Je vis des ténèbres et des champs d'étoiles s'écouler loin de moi, et des gens qui couraient dans ma direction.

Être morte était étrangement indolore. Oh, attendez, je n'étais pas encore morte, non ? Seulement agonisante. Cela prend quelques minutes avant que le cerveau ne s'arrête, et en attendant, j'avais les yeux fixés sur des plantes grasses aux feuilles épaisses qui bruissaient au-dessus de ma tête, ainsi que sur un fin réseau de verre laiteux et d'acier noir au-delà.

Des visages ne cessaient d'apparaître et de disparaître. Ils semblaient tous effarés.

L'un d'entre eux se pencha sur moi et accomplit quelque chose qui fit grincer mes côtes. Alors qu'il se penchait à nouveau, je songeai : Je ne vous ai pas donné la permission de me rouler une pelle, puis je réalisai ce qui était en train de se passer.

On était en train de me réanimer. Compressions thoraciques. Bouche-à-bouche.

Je m'étranglai et sentis quelque chose palpiter dans ma poitrine, sous le pompage bras tendus douloureux que quelqu'un était en train de me faire. La première ébauche d'un battement de coeur.

— Elle revient !

Mon sauveteur s'était retourné en criant; il était jeune, afro-américain, et portait ce qui ressemblait à un blazer du style agent de sécurité marqué d'un logo. Agréable eau de Cologne. Quand il se retourna vers moi, je le gratifiai d'un sourire loufoque.

— Hé, restez tranquille, d'accord ? me dit-il. Une ambulance arrive.

— Je vais bien, dis-je en essayant de me lever. (Il était aussi fort qu'il en avait l'air, et je me sentis largement plus faible que je n'aurais dû l'être.) Que s'est-il passé ?

— Vous avez fait un malaise, m'dame. Écoutez, ne bougez pas. Tout va...

...très mal, constatai-je alors que je me redressais en m'appuyant sur les coudes. Prada était étendue par terre sur le carrelage à un ou deux mètres de moi, et une ombre noire aux contours aigus était accroupie sur elle comme une sorte de gargouille hideuse.

— Hé ! Arrête ça ! (J'essayai de m'asseoir. J'avais été prisonnière d'une lutte avec un ifrit quand j'étais moi-même un djinn; je savais combien il était terrible de sentir la vie vous être arrachée...) Rahel, arrête !

Le djinn était étrangement silencieux, mais l'ifrit émettait des bruits; des bruits avides et geignards, comme une victime de la famine devant un buffet à volonté. Le visage de Prada n'était pas tourné vers moi, et je ne pouvais donc pas distinguer le supplice sur ses traits; en re-vanche, je pouvais voir que tout son corps tremblait, pris de spasmes prêts à le briser. Les contours de sa silhouette se changeaient en brume, se sublimant dans le monde éthéré.

L'ifrit commença à changer. À acquérir des contours, une forme et une texture.

Ainsi que de la couleur.

Lel devait avoir fini par surmonter sa confusion et par ordonner au djinn de revenir dans sa bouteille, car tout à coup il y eut une sensation de vide, puis elle disparut.

L'ifrit, privé de son festin, tomba à genoux, ses mains presque humaines posées sur le carrelage, sans cesser d'émettre ces bruits sauvages et misérables. Sa forme vacilla, se solidifia, devint... Rahel.

— Elle est incohérente, dit mon sauveur en blazer de sécurité à une armée d'auxiliaires médicaux, qui arrivaient en arborant des mallettes de premiers secours ainsi qu'une expression d'ennui professionnelle.

L'un d'entre eux poussait un brancard d'hôpital. Non pas qu'un lit ne soit pas attirant, mais je n'avais vraiment pas le temps pour ça.

J'écartai sa main d'une tape.

— Même pas vrai.

Puis cela me revint, la raison pour laquelle il croyait que j'étais folle.

J'étais en train de regarder Rahel, et Rahel n'existait pas pour eux. Ils ne pouvaient pas la voir. Je clignai des yeux et retombai allongée sur le dos, me montrant obligeante afin que les gentils secouristes puissent prendre ma tension et mon pouls, tout en parlant de diverses choses que je ne comprenais pas mais qui faisaient très officiel. Le monde commençait à se préciser autour de moi, maintenant que la crise était passée. Nous étions dans une immense serre, une monstruosité victorienne qui s'étirait sur au moins deux ou trois étages d'arches gracieuses en fer forgé et de verre dépoli. L'endroit débordait d'une quantité de fleurs délirante et grouillait de plantes, mais chacune d'entre elles était entretenue à la perfection. Pas un grain de terre qui ne soit à sa place. J'étais incapable de déterminer si les chants d'oiseaux et le bourdonnement des insectes étaient réels ou préenregistrés; tout ça était si parfait qu'on aurait plutôt dit un simulacre de nature que la nature elle-même. Nous nous trouvions au centre du jardin, près de la gloriette pittoresque et empreinte de dignité où des touristes par millions avaient sans aucun doute pris des photos floues en l'honneur de tout l'argent qu'ils venaient de perdre. Je sentis une odeur de nourriture et repérai un restaurant à six mètres environ. À l'extrémité opposée du jardin intérieur se trouvait un couloir menant au hall de l'hôtel.

Tout ceci me semblait familier. Vraiment familier.

Les auxiliaires médicaux et la sécurité tenaient les badauds à distance, mais ces derniers étaient nombreux. Des personnes de tous âges, de toutes races, de toutes classes. Des touristes en chemise kitsch et shorts, sans oublier le sac banane. Des types en costume fait main à cinq mille dollars qui discutaient sur des téléphones portables. Une femme portant une robe bien trop cool pour être autre chose que de la haute couture, avec à son bras un sac Fendi et aux pieds une sélection de la collection automne Miu-Miu. Des gamins en t-shirts Razmoket.

Bon sang de merde. J'étais à Las Vegas.

CELA ME PRIT plus d'une demi-heure pour me débarrasser des divers formulaires qu'ils tenaient à me faire signer. Je dus aussi apaiser des responsables à l'air grave et mécontent, et découvris que j'étais désormais l'invitée de l'hôtel Bellagio, pour leur avoir foutu une trouille monstre en tombant raide morte dans leur jardin d'hiver. Ils n'avaient aucun moyen de savoir que j'avais été larguée ici depuis le monde éthéré, et je ne voyais aucune raison de l'expliquer. Je montai une petite histoire de toutes pièces, disant que j'étais venue en ville et que je cherchais un bon hôtel, et ils me crurent; j'acceptai une carte magnétique à titre gracieux et m'échappai pour retourner dans le jardin d'hiver aussi vite que possible, espérant qu'elle serait toujours là.

Et elle y était. Rahel. Assise sur un banc, en train de patienter. Elle se mit gracieusement debout, épousseta une poussière inexistante sur son tailleur-pantalon jaune fluo préféré et se redressa pour me regarder de haut alors que je marchais vers elle. Elle inclina la tête sur le côté, ses tresses afro bruissant comme des feuilles sèches, et dans son beau visage à la peau sombre, ses yeux flamboyèrent, jaunes comme des soleils d'été.

— Blanche-Neige, me salua Rahel. (Sa voix semblait encore enrouée, comme si elle avait passé des heures à crier.) Tu te sens mieux ?

— Pas beaucoup. (Je tendis la main. Elle la regarda comme si elle devait se décider ou non à la briser net, puis elle la prit dans les siennes, la secoua et la laissa retomber. Sa peau était chaude et sèche, parfaitement solide.) Merci de m'avoir attendue.

— J'étais sur le point de t'abandonner. Je n'ai pas beaucoup de temps. (Ce rappel sembla l'irriter.) Elle était faible. (Ce qui signifiait que le pouvoir qu'elle avait tiré de Prada ne durerait pas longtemps, et qu'elle commencerait alors à retomber dans l'ombre.) J'ai fait ce que j'ai pu pour toi. N'oublie pas, petite sœur. Tu as une dette envers moi.

— Sans aucun doute... Ah, petite question, est-ce que tu sais où David...

— Toujours entre les mains de tes amis, dit-elle. Je ne peux plus t'aider. Je dois me nourrir pour regagner mon pouvoir.

J'empoignai sa main, et la lâchai vivement. Son contact était bizarre.

Elle n'était certainement pas aussi lisse et douce qu'elle le paraissait.

— Attends. Tu ne peux pas, Rahel, tu sais que cela ne va pas durer.

Tu dois connaître un moyen de te soigner. Non ?

Des yeux brûlants de prédateur rencontrèrent les miens, et j'eus beaucoup de mal à soutenir leur regard fixe. Elle laissa échapper dans un grognement :

— Non. J'existerai sous cette forme, en me nourrissant des autres, ou je mourrai. À cause de toi. De toi et David.

Je me souvins de la dernière fois que je l'avais vue; comme la plupart des djinns libres, elle avait été piégée par la contamination dans le monde éthéré, empoisonnée par de jolies petites étincelles bleues qui l'avaient dévorée de l'intérieur. Je l'avais regardée mourir, ou du moins c'est ce que je croyais à l'époque. Sa désintégration laissait croire qu'elle avait été digérée plutôt que temporairement bannie.

O.K, génial, elle m'en voulait. Ce n'était pas bon signe, mais elle venait tout juste de me sauver la vie... pour le moment, du moins.

Elle prit mon silence pour un accord.

— Nous ferons les comptes. Pour tous ceux qui tombent à cause d'un autre.

— Mais pas maintenant, dis-je.(Sans m'en rendre compte, j'avais commencé à me frotter la poitrine au niveau du cœur.) D'accord ?

Un long, long regard. Je me couvris littéralement de chair de poule, mais je n'en laissai rien paraître; du moins je l'espérais.

— Nous en parlerons, dit-elle avec douceur. Si tu survis.

— Jusqu'ici je me débrouille. (Mon ton de voix se fit sarcastique. Je ravalai mon besoin réflexe de rendre pique pour pique.) Rahel, merci.

Merci, pour ma vie.

Elle m'observa sans ciller, puis elle se détourna et cueillit une fleur d'un jaune éclatant sur une plante auprès d'elle. Un sang clair suintait de la tige coupée; elle le fit disparaître d'un coup de langue songeur, fixa la fleur dans sa chevelure noire brillante et m'octroya un sourire qui trahit des dents aiguisées comme des rasoirs.

— De rien, Blanche-Neige, dit-elle. Mais ne t'habitue pas trop à ta nouvelle peau. Il se pourrait que tu ne l'aies pas pour longtemps.

Je ne fis pas un geste. Elle tourna lentement en cercle autour de moi, marchant aussi gracieusement qu'un tigre, sans jamais cesser de m'observer. La lumière du soleil fit briller les perles d'ambre au bout de ses tresses et se refléta sur un ânkh égyptien qu'elle portait autour du cou. D'un or vieilli, il avait un petit air d'antiquité. Les djinns étaient un mélange si étrange d'ancien et de nouveau, comme Socrate sur un skate-board.

— Ton ennemi approche.

— Lequel ?

Ma réponse semblait désinvolte; je n'avais pourtant pas voulu qu'elle sonne ainsi. Mais bon, j'avais désormais plus d'un ennemi. Lewis, oh mon Dieu, quel fichu marché as-tu passé, et bon sang, avec quoi l'as-tu passé...?

Rahel me saisit par l'épaule, se pencha plus près de moi, puis frissonna comme si elle avait été prise dans un vent à la froideur mortelle.

Sa forme changea, durcit, devint glacée puis revint d'un coup à sa netteté initiale, au jaune fluo provocant et à ses grandes lignes élégantes. Elle revint à sa peau sans défaut et aux yeux de prédateur, brillant sous le coup de l'urgence.

— Ton ennemi approche. Écoute-moi, Blanche-Neige. Les djinns ont besoin de toi. Tu ne dois pas faire confiance à...

Ses lèvres bougeaient toujours, mais ce qui en sortait n'était que du bruit : une sorte de crissement grinçant et grondant, qui se fondit dans le silence. Le désespoir étincela une unique fois dans son regard, puis elle se brouilla comme une projection sans mise au point et devint noire, luisante, froide.

Cauchemardesque et arachnéenne.

Je retirai ma main d'un coup sec et fis un bond en arrière, aiguillon-née par le souvenir de ce qu'avait été un combat contre un ifrit, mais elle ne me pourchassa pas. Les humains n'entrent pas dans la catégorie nourriture, pour des choses comme elle. Elle se contenta de... s'évanouir.

— Rahel ?

Je regardai autour de moi. Lumière du soleil tamisée, feuilles vertes luisantes, le chuchotement de fleurs et de fontaines. Je tournai lentement sur moi-même, ébahie par la beauté, par la perte, par l'énormité de ce que j'étais censée accomplir. La simple idée de survivre semblait être une lourde charge, à cet instant précis.

Une famille de cinq personnes passa près de moi, occupée à consulter des cartes et à pointer le doigt dans plus de directions différentes qu'une boussole. Ils s'entassèrent dans la gloriette pour prendre une photo. Je dus attendre qu'ils libèrent la voie. Je fouillai dans la poche de ma jupe et en extirpai la carte magnétique de ma suite gratuite, tout en souhaitant férocement avoir pensé à y glisser aussi une carte de crédit...

ou du liquide...

Je sentis une montée de pouvoir filer le long de ma colonne verté-

brale, perçus une odeur d'ozone et me levai rapidement. Quelque chose venait dans ma direction, et ce n'était pas quelque chose de bon.

Ton ennemi approche, avait dit Rahel. Il semblait bien qu'il était presque là, en effet. Je cherchai un endroit où me cacher, réalisai que ce serait vain, étant donné qui j'affrontais, et décidai de camper sur mes positions.

Une étincelle bleue d'électricité statique jaillit du banc en fer forgé, franchissant vingt centimètres d'espace vide, et m'immobilisa juste au moment où le bourdonnement des insectes et des oiseaux en pleine activité s'apaisait dans le jardin d'hiver.

La terre cessa de respirer, ou du moins ce fut le cas à l'endroit où je me tenais, alors que Kevin Prentiss entrait tranquillement dans le bâtiment. Il me vit, s'arrêta pendant quelques secondes, puis coinça les mains dans les poches de son jean et approcha d'un pas nonchalant dans ma direction. C'est drôle, devenir le roi du monde n'avait pas beaucoup changé le gamin. Il était toujours commun d'aspect, plein d'acné, re-vêche, hirsute et mal fagoté. D'après l'arôme qui flotta dans ma direction (transpiration, vêtements aux relents aigres et désespoir), il n'avait pas non plus pris son hygiène personnelle à cœur. Il portait un sweat à ca-puche gris sur un t-shirt marqué d'une inscription à demi obscurcie qui disait « Va te faire », avec un doigt levé en guise d'illustration. Ses tennis, des Keds rouges, avaient l'air usées au point d'en être presque méconnaissables. Un jean trop long et graisseux aux ourlets déchirés s'affaissait autour de ses chaussures.

Il s'arrêta à trois mètres environ. Distance de tir.

— J'me demandais quand tu te montrerais, dit-il. Où est ton joujou sur pattes ?

Il voulait dire David.

Cela me blessa au vif. J'eus du mal à conserver un ton de voix égal.

— Je suis seule.

— Comment tu es entrée ? (Kevin fourra les mains dans les poches de son sweat et forma deux poings agressifs sous le tissu.) T'aurais pas dû pouvoir. Personne dans ton genre peut rentrer.

— Tu veux dire les gardiens ? Les gardiens ne peuvent pas rentrer ?

— Seulement ceux qui étaient à Vegas avant moi. (Il haussa les épaules.) Je pensais que ce serait marrant, ici. C'est plutôt chiant. Je veux dire, c'est cool, tout ça, mais... je voulais être loin de vous tous, mais vous continuez juste de me pourchasser. Je veux dire, qu'est-ce que je vous ai fait ?

À part dévaster la chambre forte des gardiens et faire mumuse avec des pouvoirs qu'il ne comprenait pas ?

— J'imagine qu'ils ont peur que tu ne sois hors de contrôle, Kevin.

— Je le suis pas.

— Et puis il y a Yvette, dis-je lentement. Qui est morte. Les yeux de Kevin s'envolèrent à la rencontre des miens, écarquillés et sans défense, et je vis le souvenir s'y déployer. Il avait fait ça. Il avait ordonné qu'on la tue, et il n'avait pas bronché.

Mais maintenant si.

— Cette salope le méritait, dit-il. (Il paraissait dur, mais ce n'était que de la frime. Il possédait une immense quantité de pouvoir, et personne ne pouvait lui dire ce qu'il avait à faire... mais il était seul. C'était la personne la plus seule que j'aie jamais vue.) Tu ferais mieux de pas me prendre la tête, yo ?

— Yo. (J'écartai largement les bras dans un geste de capitulation.) Je ne te mettrai pas en rogne. Mais il y a peut-être quelque chose que je peux faire pour toi.

— Ah ouais ? (Il garda un ton de voix neutre, mais je vis la lueur d'espoir sur son visage.) Genre quoi ?

— Genre passer un marché pour toi. Tu laisses tomber Jonathan, tu rends les pouvoirs que tu as volés, et je crois que les gardiens ne te causeront plus d'ennuis. Tu continueras simplement à t'occuper de tes petites affaires.

Non pas que je sois autorisée à passer des marchés pour eux, mais j'étais là et il parlait. Et avec le jeu subtil auquel semblait s'adonner Lewis, plus je pourrais rendre ceci simple et facile, mieux ce serait.

Kevin secoua la tête.

— Pas question. J'ai que lui.

— Tôt ou tard, ils arriveront jusqu'à toi. Écoute, Kevin, je me fiche de savoir combien de pouvoir tu possèdes; tôt ou tard, ils t'abattront. Tu le sais. Laisse-moi...

— Je n'ai pas besoin de ton aide. (Il fit un pas traînant dans ma direction, essayant probablement de paraître menaçant; il réussit seulement à avoir l'air prêt à trébucher sur ses ourlets déchirés.) Tu ne devrais même pas être là. Aucun gardien vivant ne peut franchir les limites de la ville; c'est ce qu'a dit Jonathan.

Aucun gardien vivant.

Oh, Lewis. Espèce de salaud... tu aurais pu me mettre au courant du plan...

Il n'avait pas voulu que Paul et les autres le sachent. Il avait fait cela lui-même, en secret. D'où l'enlèvement de Lel et Carl; et mon innocent Lewis amoureux de la paix avait-il trouvé un tel couple de tueurs ir-réductibles ? Charmant.

— Eh bien ? Qu'est-ce que tu attends ? Va-t'en. Je t'ordonne de... tu sais... pars !

Kevin fit le geste de me chasser. Si ça n'avait pas été aussi pathé-

tique, j'aurais ri.

— Je ne peux pas. Je ne suis plus un djinn, et il se trouve que je n'en ai pas sur moi non plus. (Mon esprit tournait comme un moteur au point mort, faisant beaucoup de bruit mais n'allant nulle part.) Hé, si tu veux m'envoyer balader, utilise le tien.

— Qui ? Lui ?

Sans lever les yeux, Kevin esquissa du doigt un petit cercle dans les airs, en direction du toit.

Je devinai qu'il ne parlait pas de Dieu.

— Jonathan, précisai-je.

Sa main retomba le long de son flanc, mais il y eut un éclair dans ses yeux qui aurait bien pu être de la peur.

— Tu ne veux pas ça. Peut-être que tu devrais juste prendre un bus, un truc comme ça. Mais tu ferais mieux de dégager, ou je vais lui dire que tu es là, et lui dire quoi faire de toi.

— Il est dans la bouteille ? demandai-je. (Kevin frotta sa chaussure sur le carrelage et prit un air rébarbatif.) Allez, Kev, sois beau joueur. Il se balade dans le coin sans contraintes, ou tu l'as enfermé ?

— Il m'a dit que si je le collais encore une fois dans la bouteille, il allait me défoncer. (La boule proéminente de sa pomme d'Adam ne cessait de monter et descendre.) C'est pas comme si je pouvais pas m'occuper de son cas, mais merde. Autant laisser le vieux croûton s'amuser un peu, tu vois ?

— S'il est hors de la bouteille, il sait déjà que je suis là, dis-je. Écoute, Kevin, je ne t'ai jamais fait de mal. J'ai essayé de t'aider. Tu sais ça, n'est-ce pas ?

— Tu as essayé de rentrer de force depuis que je suis arrivé ici. Toi et tous les autres. (Il fit un brusque mouvement du menton dans la direction générale de nulle part; il faisait référence aux gardiens, j'en étais sûre.) Eh bien, tu es là, maintenant. J'espère que la balade t'a plu.

Je fis un pas vers lui. Seulement un. Il leva brusquement la tête, ainsi que la main, me pointant du doigt en une parodie maladroite de pres-tidigitateur. Du cinoche, notai-je sèchement dans un coin de ma tête. Il a probablement les incantations qui vont avec. Kevin avait du pouvoir, et il avait côtoyé des professionnels entraînés, mais j'étais relativement certaine que toute sa compréhension du fonctionnement de la magie entre-tenait plus de rapports avec les dessins animés du samedi matin qu'avec la physique quantique. Il possédait son propre pouvoir (le feu, me rappelai-je, et un talent assez important) mais livré à lui-même, il ne serait pas difficile à vaincre.

Mais il n'était pas seul, et si je déclenchais une bataille, je ne la ga-gnerais pas. Lewis voulait que je sois là, et il s'était donné un mal fou pour me placer dans cette position ; ce serait dommage de gâcher un meurtre parfaitement bien exécuté en faisant quelque chose d'aussi stupide que chercher la bagarre avec Super-psycho.

Je m'arrêtai, joignis les mains comme une gentille fille et attendis qu'il prenne une décision rationnelle quelconque.

Il me balaya du regard, et je me désolai une fois de plus de ne pas être habillée pour l'occasion; si vous vous apprêtez à risquer votre vie, vous devriez au moins le faire en ayant de l'allure. Les chaussures ne tenaient pas bien le coup face aux mauvais traitements, et pour commencer, elles étaient des imitations dépourvues de marque; j'avais quitté New York comme une flèche sans avoir le temps de faire du shopping de qualité. Ah, le bon vieux temps de ma vie de djinn, quand j'avais été capable d'invoquer du monde éthéré des Manolo Blahnik... Qu'est-ce qui convenait à une dernière résistance héroïque, d'ailleurs ? Versace ? Jimmy Choo ? Je fulminais encore en songeant à la dernière pique de Lel sur mon expertise en chaussures. C'étaient clairement des imitations.

— Viens avec moi, dit Kevin. (Il me décocha un regard de côté, bref et brûlant.) Essaie de me faire n'importe quelle connerie, et je te fais pareil qu'à... Yvette.

Il avait du mal à l'appeler maman, ces jours-ci. J'étais stupéfaite qu'il ait jamais été capable de cracher le mot, d'ailleurs, vu le type d'enfer qu'elle lui avait fait subir. Ma compassion envers lui ne le rendait en rien moins menaçant.

J'avais un souvenir rouge et vivace de ce qui était arrivé à Yvette. Je ne croyais pas que je serais jamais capable d'oublier le bruit de son crâne en train de s'écraser.

— Je serai sage.

Il commença à se détourner, hésita et dit :

— C'est quoi, ton nom ? Pour de vrai, yo. Pas cette connerie de Lilith que tu m'as sortie la dernière fois.

— Joanne.

— Oh. (Un froncement de sourcils lui plissa le front.) Pour de vrai ?

Ah. Je pensais qu'il était mieux que ça.

— Mieux ?

Il fit un geste vague.

— Tu sais. Plus sexy. Je m'offusquai.

— Tu veux dire comme Vanna LaTramp, un truc comme ça ? Un nom de strip-teaseuse de pôle dance ?

Haussement d'épaules, et deux petits cercles brûlants sur ses joues.

— Pour moi, tu ne ressembles pas à une Joanne.

— Ouais, eh bien pour moi tu ne ressembles pas à un Kevin. O.K, tu y ressemblerais avec une coupe de cheveux et des fringues décentes...

Je savais que les mots s'écoulaient malgré moi hors de ma bouche, mais je ne parvenais pas à arrêter, et il se tournait déjà vers moi, la main levée.

Je me figeai. Il ne me frappa pas, mais ce n'était pas loin.

— Salope, te conduis pas comme ma putain de mère à moins que t'aies envie de mourir comme elle.

Ouille. Son ton de voix était devenu opaque et froid comme l'acier, frôlant la fureur. C'était beaucoup pour une conversation si légère. Il essayait de ressembler à ces méchants dangereux et balèzes qu'il avait vus dans des films. Le problème étant qu'il était dangereux, et je le savais mieux que quiconque. L'image d'Yvette Prentiss me revint alors qu'elle hurlait ses derniers moments de vie. Kevin l'avait regardée mourir sans esquisser ne serait-ce qu'un clignement de paupières. Peu importe combien il pouvait ressembler à un quelconque voyou de la génération X, il était bien plus que ça. Bien pire.

Elle l'avait rendu ainsi.

Je n'osai pas le pousser plus loin. Je fis un geste poli et dit :

— Après toi.

Il empoigna mon bras et me remorqua vers le hall du Bellagio.

AVEC ASSEZ D'ARGENT, tout peut devenir de bon goût. Le hall du Bellagio en était un parfait exemple. J'étais incapable d'imaginer les sommes fa-ramineuses qui avaient été dépensées pour créer cet endroit... Le plafond floral en verre soufflé fantastiquement orné, pour commencer, qui aurait été magnifique s'il avait mesuré un demi-mètre de large, mais qui, avec ses douze mètres, était si étourdissant qu'il manquait de vous aveugler l'esprit. Sous nos pieds, un tapis doux et réconfortant, bordé de marbre lustré et éclatant. Du personnel en costume sur-mesure, bien propret.

Des rangées sans fin de comptoirs n'attendant rien d'autre que de servir les clients. L'endroit était bourré de touristes, vêtus pour la plupart avec ce qui, d'après la dernière pub Abercrombie & Fitch, les rendrait cool.

Malheureusement, personne ne semblait faire attention à moi, à Kevin, ou à la façon dont il me tordait le bras pour me forcer à rester à sa hauteur. Je n'étais pas sûre de savoir si c'était l'illusion standard ne-me-voyez-pas, ou seulement les gens qui ne s'occupaient que de leurs fichues affaires.

— Ça te plaît ? (Kevin avait remarqué le coup d'œil que je jetais aux alentours. Il avait l'air fier, comme s'il avait tout conçu.) J'aurais pu aller n'importe où, mais celui-là c'était le meilleur.

Comme s'il payait pour ça.

— Comment tu le sais ? lui demandai-je.

— Le chauffeur de taxi me l'a dit.

S'il y avait quelque chose qui gâchait l'élégance de l'image du Bellagio, c'était le bavardage musical constant des machines à sous. Au-delà du hall s'étirait le casino... et il s'étirait, remplissant toute une étendue qui ressemblait à une rue, avec une mer de machines clignotantes multi-colores et des havres paisibles de tables de blackjack et roulettes. Des lambris sombres donnaient à l'endroit une élégance tranquille style dix-neuvième siècle. L'absence de fenêtres y créait une éternelle atmosphère de début de soirée. Des bars (et je pouvais tout de suite en repérer trois) faisaient des affaires florissantes. L'idée d'un verre revigorant rendit le fond de ma gorge douloureux. Allez, Lewis, aide-moi un peu, là. Tends-moi une perche. J'avais un unique et mince espoir : Lewis avait un genre de plan malin et profondément ingénieux pour me sortir d'ici vivante.

Ouais, c'est ça. C'est toi, la perche qu'on a tendue. Mon surmoi sarcastique avait sans doute raison; les gardiens, y compris Lewis, ne se souciaient pas actuellement de mes problèmes. J'étais une diversion, et j'étais toute seule.

Il y avait des gens partout, tous concentrés sur leurs propres buts.

Cet endroit était très mauvais pour tenter un affrontement, et c'était sans doute dans cette idée que Kevin l'avait choisi. Ou Jonathan. Ça me semblait relever de sa logique; Kevin aurait sans doute plutôt rampé dans un trou quelconque du sol et l'aurait refermé sur lui, comme un enfant qui rentre la tète pour se cacher du croque-mitaine. Jonathan était du style à réfléchir à toutes les possibilités défensives d'un établissement très public et bien en vue.

Kevin me pilota hors du hall jusqu'à la zone casino, et nous déambulâmes en passant devant un bar, puis une machine, puis d'autres machines, keno, blackjack. Nous dépassâmes une pièce marquée « Privé »

où, quand la porte s'ouvrit et se referma, j'entrevis quelques hommes intensément silencieux penchés autour d'une table de poker.

Et vous vous imaginez que vous jouez gros, les gars. Essayez de vous frotter à mon jeu.

— Où allons-nous ? demandai-je.

Kevin ne répondit pas. Nous prîmes à droite à un croisement en T, nous éloignant de la zone du casino pour entrer dans ce qui ressemblait (ce qui réjouit instantanément mon lobe occipital) à un centre commercial. Un centre commercial de classe supérieure. Seulement, il ne me conduisit pas dans cette direction; il me dirigea vers une massive rangée d'ascenseurs, fournie avec vigiles au regard de marbre qui nous firent signe de passer quand j'extirpai la carte magnétique de ma poche.

Nous entrâmes dans l'ascenseur et profitâmes d'une balade silencieuse et efficace vers la stratosphère.

— Comment tu es entrée ? demanda finalement Kevin, alors que les lumières clignotantes dépassaient le vingt-cinquième étage. Juste par curiosité.

— J'étais morte.

— Oh. (Il me fixa du regard, attendant la chute.) Un peu extrême.

— Tu parles.

Il ne parvint pas à décider si je mentais ou non, mais cela n'avait pas beaucoup d'importance; l'ascenseur parvint au bout de sa course, et nous sortîmes, à un étage du sommet.

Nous marchâmes un long moment en suivant un couloir élégant, assez grand pour la course de chars de Ben-Hur. La dernière porte à gauche était la sienne.

Elle s'ouvrit en grand à son simple contact, et je sentis une vague bouffée de pouvoir. Du Feu, cette fois; il avait simplement dupé le mécanisme de fermeture avec une décharge électrique. Jolie preuve de maî-

trise, ça; la dernière fois que je l'avais vu, il était en grande partie non-entraîné, plutôt dans la phase cambriolage sauvage.

Je fis un pas à l'intérieur et réalisai que Kevin s'était approprié la suite présidentielle, ou au moins celle du vice-président. Elle était énorme, somptueuse au point de toucher à la parodie, mais sans jamais franchir la limite. J'étais relativement certaine que les meubles étaient anciens, en majeure partie; si c'étaient des copies, elles étaient du meilleur goût.

Kevin me relâcha, ferma la porte et avança d'un pas traînant sur le tapis Aubusson couleur bordeaux, en direction d'un bar pourvu de tout le nécessaire. Il se versa un verre à whisky de Jim Beam. Je me retins de le sermonner sur les méfaits des spiritueux, ou de lui rappeler l'âge légal pour consommer de l'alcool.

Je regardai autour de moi.

— Où est Jonathan ?

Il fit tinter les glaçons dans son verre.

— Dans le coin.

Ce qui signifiait qu'il n'en avait sans doute aucune idée.

— Tu gardes sa bouteille sur toi ?

— T'as fumé ou quoi ? Je te dirai pas où je la garde.

— Je ne te le demande pas, dis-je. Hé, ça t'embêterait de... Je fis le geste de verser quelque chose. Kevin déversa du JB dans un autre verre avant de me le tendre, et je pris une gorgée.

Waouh. De la chaleur liquide, qui se changeait en lave brûlante quelque part au milieu de la gorge. Bof, après tout, ça devait bien être l'heure de l'apéro quelque part.

Je faillis recracher mon whisky quand une nouvelle voix déclara :

— Ton séjour te plaît ?

Elle provenait d'un coin de la pièce, où un gros fauteuil en cuir était installé face à une grande baie vitrée donnant sur les jets blancs des fontaines. Je posai le verre et fis un ou deux pas sur la gauche pour avoir une meilleure vue.

Non pas que ce soit vraiment une surprise de voir Jonathan assis là.

Il semblait détendu. Tout à fait chez lui. La tête penchée en arrière, les yeux mi-clos, il avait les pieds posés sur une table de style fédéral quasiment inestimable, qui n'aurait pas dû être prise pour un repose-pieds, et ce sous aucun prétexte. Je me permis de le fixer pendant quelques longues secondes. Ce n'était pas du tout une corvée; il apparaissait comme un homme d'âge mûr, ses cheveux d'un brun clair généreusement saupoudrés de gris. Il avait la carrure sèche et robuste d'un habitué de la course, et était vêtu d'un jean délavé ainsi que d'un pull en polaire vert forêt. Un genre de chaussures bateau couvrait ses grands pieds. Le type d'allure décontractée et sans façons que les clients à l'affût de la mode, au rez-de-chaussée, ne pourraient jamais espérer imiter.

Il était le seul djinn que j'aie jamais rencontré à avoir des yeux de type humain, du moins à première vue. Les siens étaient sombres. Il se trouvait que je savais, pour y avoir profondément plongé mon regard à une certaine occasion, qu'ils n'étaient pas seulement sombres; ils étaient noirs, ils étaient infinis, et ils étaient dangereux.

Jonathan n'avait aucun effort à faire pour impressionner qui que ce soit. Il lui suffisait de se montrer.

— Eh bien, dit-il sans regarder dans ma direction. Je te laisse un minuscule instant, et tu deviens toute humaine dans mon dos. Tu sais vraiment comment survivre, je te l'accorde. Bon. Comment va la vie ?

— Pas trop mal. (Je tremblais intérieurement, je vibrais sur des fré-

quences que je ne me savais pas capable de toujours ressentir. Peut-être qu'il restait un peu de djinn en moi, après tout.) Et toi ?

Ses lèvres s'incurvèrent en un drôle de petit sourire.

— Ça va. Hé, à propos de tout ça : ça n'a rien de personnel. Tu sais bien. Et d'ailleurs, jolie façon de contourner l'obstacle. Il m'a dit que je ne pouvais laisser entrer aucun gardien vivant. Mourir pour la cause : voilà qui est stratégiquement délicieux. (Il inclina une bouteille vers l'ar-rière et avala une gorgée de bière.) Ils t'offrent un genre de prime de performance pour ça ?

— Des chèques-cadeaux et une place de parking spéciale, dis-je. Ça t'embête si je m'assois ?

Il haussa les épaules et m'indiqua un élégant fauteuil en brocart si-tué à un ou deux mètres. Je m'y installai confortablement, lissant ma jupe avec la paume de mes mains moites. Là-bas, au bar, Kevin buvait son Jim Beam d'un air rebelle.

— Donc, dit Jonathan en souriant. (Je n'aimai pas ce sourire; il était aussi froid et dur qu'un glacier.) J'imagine qu'ils t'ont envoyée ici pour passer un marché. Qu'est-ce que vous avez que je pourrais vouloir ?

Comme si son maître - son maître symbolique - n'était même pas là.

Cela me donna froid dans le dos. Je savais bien que le gamin n'était pas en mesure de posséder et de gérer un Border Collie, encore moins un djinn, mais...

— Rien, dis-je. Sauf que je peux rappeler les gardiens et donner une chance à Kevin. Une meilleure chance, du moins, parce nous savons toi et moi que le temps pendant lequel il peut encore survivre à ça est plus réduit que la durée de vie d'une tranche de pain.

Je prêchais dans le vide. Rien ne bougea dans l'expression avenante de Jonathan, dans les profondeurs impénétrables de ses yeux.

— Parce que tu crois que je m'en soucie ? dit-il. Peut-être que nous pouvons parler d'autre chose.

Je pouvais deviner quoi.

— Tu veux toujours la bouteille de David. Je ne l'ai plus.

Il me vint à l'esprit, un peu trop tard, que si je n'avais pas David, Jonathan n'avait aucune raison de me garder en vie. En fait, il avait même une motivation assez intéressante pour s'assurer que je cesse de vivre.

David pleurerait ma perte, il la surmonterait, et les choses reviendraient (sur l'échelle djinn) à une relative normalité; Jonathan finirait par pouvoir le sauver, et sans ma présence pour le distraire, David partirait vo-lontiers.

— Je sais que tu ne l'as pas délibérément abandonné, dit-il. Qui l'a pris ? Où est-il ? demanda Jonathan.

Il semblait détendu, mais je ne m'y trompais pas; je sentis aussi quelque chose de bizarre dans l'air. Kevin se tenait immobile, les yeux fixés sur le djinn. Comme s'il attendait un genre d'instruction. Ouais, toute cette histoire de maître-serviteur était complètement renversée.

— Les gardiens l'ont pris, dis-je. Ça ne dépend plus de moi. Tu devras provoquer une guerre généralisée pour le récupérer, désormais.

— Tu dis ça comme si c'était quelque chose de mal. (Jonathan retira ses pieds de la table ancienne et se leva. Il avait en lui une sorte d'énergie qui me faisait frissonner; piaffante, intense, alimentée par quelque chose que je ne comprenais pas entièrement.) Tu penses que nous ne pouvons pas gagner une guerre comme celle-là.

— Je sais que tu ne peux pas gagner une guerre comme celle-là. Mais, ce qui est plus important, c'est que beaucoup de gens mourraient entre-temps, et ni toi ni moi ne voulons que cela se produise.

Je l'espérais.

Il marcha dans ma direction, les mains dans les poches de son jean, et resta là, debout, les yeux baissés sur moi. Des yeux sans lumière.

Quelque chose de froid remuait dans leurs profondeurs, comme des étoiles mourantes.

— Ne t'imagine pas comprendre ce que je veux, dit-il. La vie humaine ne vaut pas grand-chose. Je n'ai un intérêt particulier à protéger qu'une seule race; celle que vous utilisez, dégradez et jetez. Mon peuple.

S'il faut une guerre avec les gardiens pour arriver à faire passer le message, eh bien, c'est dommage pour vous, voilà tout. Je ne vous laisserai plus nous échanger comme des babioles.

— Hé, dit Kevin. (Il s'était déplacé jusqu'à arriver derrière moi pendant que mon attention était concentrée sur Jonathan; j'eus la chair de poule en réalisant que je n'avais rien remarqué.) Attends une seconde.

— Silence, siffla Jonathan. La dame et moi sommes en pleine conversation.

Je glapis alors que mon fauteuil commençait tout à coup à glisser, comme si on le poussait fermement par-derrière. Il se dirigea vers Jonathan, qui s'écarta du chemin...

...puis il fila droit sur la baie vitrée.

Je sentis la panique me prendre à la gorge, car le fauteuil ne cessait d'accélérer et je savais que j'allais heurter la vitre, fracasser le verre en la traversant et basculer au-dehors dans une chute qui allait me soulever le cœur. Et essayer de planter mes pieds sur le tapis ne me ralentissait pas.

Jonathan arrêta le fauteuil avec précision, juste au niveau de la fe-nêtre. Je m'accrochais si fort aux accoudoirs que je sentis quelque chose craquer, que ce soit du bois ou mes doigts, et j'évacuai en haletant le choc et la peur.

— Tu vois ce mec, là, en bas ? demanda Jonathan en inclinant mon fauteuil en équilibre sur ses pieds avant, afin de m'offrir une meilleure vue. (Je couinai et agrippai encore plus fort les accoudoirs.) Non ? Bon, O.K, je te l'accorde, ils se ressemblent tous vu d'ici. Tiens, je vais t'aider.

Mon front toucha la vitre.

Elle ondoya comme de l'eau, et je me fondis à travers la surface froide et lisse, tête et épaules incluses. Je sentis un air frais et chaud à la fois souffler sur moi en rafales, aussi rapide qu'un jet-stream, et mes cheveux furent brusquement rejetés vers l'arrière en un drapeau noir déchiré flottant sur le dossier du fauteuil. J'avais peur de respirer. Le verre me donnait l'impression d'être fondu sur les bords, formant un liquide épais autour de mon corps. Il ne me maintenait pas en place. À présent, il n'y avait rien entre mon fauteuil incliné et l'air raréfié, sinon la bonne volonté de Jonathan; et je n'étais pas certaine qu'il en éprouvait vraiment à mon égard. J'essayais sans cesse de me reculer contre le dossier, mais je ne pouvais aller nulle part.

— Cet homme, là en bas, est un gardien d'un type quelconque, dit Jonathan. Un reste, datant d'avant que je mette le bouclier en place. Je te l'accorde, il n'est pas très bon, mais hé, il représente ce qui vous définit, vous autres, non ? Du boulot merdique de seconde main. Voilà pourquoi des gens meurent nuit et jour à cause de votre négligence. Tu ne peux pas m'en tenir responsable.

— Non, en effet, parvins-je à articuler d'une voix étranglée entre mes dents serrées. Nous faisons de notre mieux. Et si tu travaillais avec nous au lieu de travailler contre nous, nous pourrions sauver plus de monde.

Mais toi, ton truc, ce n'est pas d'aider qui que ce soit, hein ? Ton truc, c'est la liberté à tout prix. Bon dieu, si nous libérons les djinns, nous ne pourrons pas toucher aux gros orages, aux désastres majeurs. Ceux qui tuent une centaine de milliers de personnes d'un seul coup. Qui le fera ?

Toi ?

La chaise retomba sur le tapis avec un bruit sourd, et la vitre se re-forma en face de moi, accompagnée par un épais bruit de succion. Des vagues coururent à sa surface, puis s'apaisèrent. Je levai les yeux pour croiser ceux de Jonathan, sombres et sans fin, et je me souvins d'y avoir été engloutie quand j'étais djinn; je me souvins de l'âge, de la séduction et de la puissance sans limites qui le caractérisaient.

— Personne ne nous l'a jamais demandé, dit-il en se laissant tomber dans un canapé auprès de moi. (Ce sourire était magnifique, cynique, et parfaitement effrayant.) Non pas que nous aurions dit oui, mais, ça aurait été gentil de nous demander. Enfin, peu importe. Qui t'a envoyée ici ?

— Personne.

— Laisse-moi te le présenter d'une autre façon... Quelqu'un s'est assuré que tu sois suffisamment morte pour passer le bouclier, et t'a jetée dans nos jambes. Qui ?

— Va te faire voir.

Le fauteuil s'inclina à nouveau. La vitre contre mon front, chaude et liquide, s'écoulant autour de moi. Une plainte monta quelque part dans les profondeurs de ma gorge, et je fermai les yeux.

— Non, vraiment, je suis sérieuse. Va te faire voir. Mais ne me jette pas par la fenêtre, d'ac ?

— Tu as peur ?

— Oh ouais. (Je parvins à esquisser un sourire livide, en sueur.) Et toi ?

Il se pencha sur moi pour m'étudier à l'envers.

— Tu es tellement sacrifiable qu'ils t'ont quasiment tirée ici avec un canon de cirque. Tu sais ça, n'est-ce pas ? Je pense que tu es une diversion. Un truc avec lequel je puisse jouer pendant qu'ils envoient la grosse artillerie.

Kevin s'éclaircit la gorge en arrière-plan.

— Tu ne crois pas que...

— Non, le coupa Jonathan. Laisse-moi m'occuper de ça.

— Mais...

— Fiston, tu ne joues pas dans la même cour que nous, dit Jonathan.

(Il ne parlait pas avec rudesse.) Elle s'est jouée de toi une fois; elle le fera à nouveau. Contente-toi de me laisser gérer ça.

— O.K.

Kevin semblait perdu et mal à l'aise; il avait vraiment l'air d'un gamin. Il s'était montré bien plus difficile quand j'avais été son djinn, mais à l'époque, les mécanismes de notre relation avaient été complètement différents. Il m'avait principalement considérée comme une poupée gonflable surnaturelle. Jonathan était, dans un sens très concret, le père qu'il n'avait jamais eu; et il ferait un père super balèze.

Sauf que je ne croyais pas qu'il ait à cœur les meilleurs intérêts de Kevin.

Je tournai la tête et regardai droit dans les yeux de Jonathan au-dessus de moi.

— Ne l'utilise pas. Il mérite mieux que ça. Si tu veux me tuer, fais-le, c'est tout; n'entraîne pas le gamin là-dedans. C'est minable et cruel.

J'obtins un frémissement de ses sourcils couleur cendre, et un éclair de surprise passa sur son visage sans âge.

— Je pensais que c'était un meurtrier. Un chien enragé qu'il faut tuer. C'est ce qu'a dit le dernier gardien avant de prendre l'ascenseur express vers le sol. Si tu regardes de plus près, tu peux toujours voir les éclaboussures sur le trottoir.

Il inclina mon fauteuil à nouveau. Je glapis et tentai de me renfoncer dans les coussins. Je me cramponnai de toutes mes forces et cherchai à ravaler un besoin pressant de supplier qu'on m'épargne. C'était la deuxième fois en une journée.

— Tu crois vraiment que le gamin mérite une chance ?

— Je crois qu'il a besoin qu'on l'arrête, dis-je, à bout de souffle. Je ne pense pas que cela signifie obligatoirement qu'il doit être tué. Et comme il se pourrait que je sois la seule à penser ça, tu devrais vraiment y réflé-

chir à deux fois avant me faire faire la promenade verticale.

Cette fois, la vitre se contenta de disparaître. Pouf. Les pieds du fauteuil étaient à quelques centimètres de la fenêtre. Inclinée vers l'avant comme je l'étais, mes genoux étaient déjà exposés au soleil éclatant de Las Vegas. En dessous, les fontaines du Bellagio rugissaient comme le Niagara, et je pouvais sentir le goût métallique de leur humidité s'évapo-rant sous le regard fixe et constant du désert.

Je commençai à glisser vers l'extérieur, et la lumière du soleil coula sa chaleur sur mes cuisses, illumina mon ventre... j'étais en train de passer par-dessus mon siège en hurlant.

C'est à ce moment que Jonathan prit une inspiration si brusque et saccadée qu'on pouvait l'entendre malgré le vent cinglant, et il tendit le bras pour me tirer d'un coup sec, me ramenant dans mon siège. Il laissa le fauteuil retomber lourdement, en sécurité sur le tapis.

Il me fixa, les yeux baissés sur moi, avec de grands yeux sombres et surpris.

— Non, dit-il. Il ne serait certainement pas si stupide.

Qui, il ? Lewis ? Au contraire, mon ami 1. . J ' avais l'impression que tout le monde se conduisait de façon plutôt stupide, et cela m'incluait moi, avec mon attitude bravache. Je luttais pour respirer sans sangloter.

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1. En français dans le texte (NdT).

Dieu que je n'aimais pas les endroits en hauteur, en particulier ceux dont je pouvais chuter à la rencontre de ma mort, et d'où je pouvais tout au long du chemin faire une inspection rapide et désagréable des trente-cinq étages jusqu'en bas. Je regardai vers le haut à travers mes cheveux emmêlés par le vent, et vis que Jonathan me fixait toujours. Il avait l'air sincèrement effrayé. Cela ne dura que le temps de deux ou trois batte-ments de cœur, puis il reprit le contrôle de son visage et revint à son expression je-m'en-foutiste habituelle.

— Ça ne marchera pas, dit-il, et il se pencha au-dessus de moi pour se mettre pile devant mon visage. Je me fiche de ce qu'il t'a dit, cela ne marchera pas. S'il t'a dit que ça garantirait que je ne te ferais pas de mal, il a menti. Compris ?

Non. Avant que je puisse le lui dire, Kevin déclara :

— Ne la jette pas par la fenêtre. Ramène-la-moi par ici. Un ordre direct. La voix de Kevin trembla quand il l'énonça, mais Jonathan ne fit pas d'objection et n'essaya pas de l'embobiner; il remorqua ma chaise à travers la pièce et l'apporta en face de Kevin, puis il se tint en retrait, les mains dans les poches. M'observant à travers ses paupières à demi fermées, les yeux dénués de toute expression. Je pouvais sentir la fureur puiser derrière ceux-ci, cependant. Il était en colère, très bien. Je ne savais absolument pas pourquoi. Ce n'était pas comme si j'avais fait autre chose qu'essayer d'éviter qu'on me balance, et je n'avais même pas été efficace.

Kevin paraissait fragile à côté de lui.

— Ferme-moi ça, dit-il à Jonathan.

Le vent chaud et rugissant provenant de la fenêtre ouverte mourut tout à coup. La vitre brillante et sans défaut était revenue en place. Certaines parties de moi, tendues et frappées de panique, continuaient de hurler, mais je les obligeai à se taire.

— Qu'est-il arrivé aux autres gardiens qui ont été envoyés ? demandai-je.

Les épaules étroites aux angles aigus de Kevin s'affaissèrent, et il contempla le tapis.

— Ils sont venus avant que je lui dise de les garder à l'extérieur.

— Tu as fait en sorte qu'il les tue ?

— Je ne lui ai pas dit de le faire.

— Est-ce que tu lui as dit de ne pas le faire ? (Haussement d'épaules.

Je fermai brièvement les yeux pour bloquer l'image d'Yvette en train de mourir et de hurler.) Comment peux-tu seulement penser que tu vas sortir de tout ça en vie, vu la façon dont tu n'arrêtes pas de merder ? Tu ne peux pas tuer ces gens; ils ne te lâcheront jamais !

— Je sais. (Kevin avait l'air triste et pitoyable. Un petit garçon à nouveau.) Il n'y en a eu qu'un ; j'ai seulement effrayé le reste d'entre eux et je leur ai dit de rester loin. Je voulais juste qu'ils me foutent la paix. Pourquoi ils ne peuvent pas faire ça ?

— Parce que tu as quelque chose qui ne t'appartient pas. (Et tu t'en sers incroyablement mal... ou il se sert de toi.) Les gardiens ne savent pas ce qui est en train de se passer, ici. Ils ont envoyé des membres de l'Association; ils n'en ont plus entendu parler. Ils ont peur que tu sois en train de tuer des gens dans le coin. Kevin, si tu me disais seulement ce que tu as fait...

— Rien ! (Il tenait toujours le verre à whisky en cristal dans sa main, à moitié rempli de Jim Beam; il le lança à travers la pièce pour dégommer une lampe de table élégante, dans un bruit de porcelaine écrasée.) Bordel ! J'essaie juste de m'amuser un peu, c'est tout... je ne mérite pas ça ? Comme si ma vie ne craignait pas déjà grave...

— Bébé ?

Nous nous immobilisâmes tous complètement au son de cette nouvelle voix... douce, féminine, aiguë. Voilée de sommeil. Je tordis la tête et vis que la porte de la chambre à coucher s'était ouverte, et qu'une fille se tenait là. Une grande partie d'elle était exposée, étant donné que le drap dont elle se couvrait ne la cachait pas entièrement; il laissait apparaître beaucoup de peau pâle, en partie tatouée de motifs celtiques bleu sombre le long du bras gauche et sur la cuisse. Elle avait des yeux noisette clair, et ses cheveux roux étaient coupés courts dans un fouillis « au saut du lit

» dont la réalisation demanderait des heures de travail dans un salon.

Elle n'était pas vraiment jolie. Une mâchoire large, des yeux étroits, des pommettes proéminentes; puis elle détourna son attention de moi pour la reporter sur Kevin, et la lumière accrocha son visage à la perfection.

Belle. Belle d'une façon étroite et un peu famélique, une élégance d'hé-

roïne affamée.

— Oh, laissa échapper Kevin, avant de rougir. Euh... rien qui doive t'inquiéter. Les affaires. (Il fit un effort pour se redresser.) Retourne juste au lit, d'accord ? Je viendrai bientôt.

Les yeux chauds couleur noisette errèrent à nouveau dans ma direction.

— C'est qui ?

— Personne.

— On dirait que c'est quelqu'un. (Elle fit la moue, et traîna des pieds vers la porte en tirant son drap en coton égyptien après elle.) Reviens au lit, d'accord ?

— Dans une minute.

— Maintenant ?

— Dans une minute ! (Sa mauvaise humeur s'enflamma, et je vis la douleur exploser en réponse dans ses yeux noisette alors qu'elle regardait en arrière.) Bordel, Siobhan, retourne juste au lit, d'accord ? Je viens dans une minute !

Elle se détourna et rentra dans l'autre pièce, la porte se refermant doucement derrière elle. Je levai les yeux sur Kevin, qui la suivait du regard, et dis :

— Siobhan ?

Ses joues devinrent rouge vif.

— Peu importe.

— Tu l'as ramassée sur le Strip ? Ou est-ce que tu as demandé à Jonathan de la faire apparaître pour toi ?

— Ferme-la, d'accord ?

— Elle est réelle. Ce n'est pas un djinn. (Je continuai de le fixer, le forçant à croiser mon regard.) Kevin, dis-moi que tu n'as pas kidnappé cette fille. Et quel âge a-t-elle ? Seize ans ? Mon dieu !

— Je ne l'ai pas kidnappée ! Elle était dans la rue. (Le rouge flamboiement de ses joues virait au violet.) Tu sais. Il y avait ces cartes. Jetées sur le trottoir.

Cartes de visite de prostituées. Bien sûr.

— Tu la payes ?

Jonathan, qui avait regagné le confort de son siège, les pieds en l'air, grogna et dit :

— Non, elle est avec lui pour sa personnalité si spirituelle.

— La ferme ! hurla Kevin. (Jonathan ramassa sa bière à moitié vide et prit une longue gorgée. Elle devait s'être réchauffée pendant qu'il me tourmentait; de la brume s'éleva en flottant de la bouteille alors qu'il la refroidissait.) Écoute, elle... elle n'est qu'une compagnie. Ne fais pas attention à elle. Elle ne compte pas.

Je me demandais si elle savait ça. Je songeai à la douleur que j'avais vue passer furtivement dans ses yeux.

— Très bien. Parlons de toi. Tu veux sortir de tout ça en vie ?

— Ça dépend. (Il s'enferma dans une expression butée, parfaitement adolescente.) Ça ne m'embête pas de mourir. Je n'ai pas peur.

Incroyable. Mon regard passa de Kevin à Jonathan, qui leva les sourcils et me lança un fin sourire caustique.

— Ne me regarde pas, dit-il. Je ne suis que la bonne. C'est ça, et j'étais Madame Doubtfire.

— Si tu veux que je passe un marché avec les gardiens, il va falloir donner pour obtenir. Qu'est-ce que tu proposes ?

Kevin lança un coup d'œil en coin à Jonathan.

— Je le leur rendrai s'ils me laissent partir. Il lança cela comme un défi.

Jonathan n'eut aucune réaction apparente alors qu'il avalait une gorgée de bière.

— Ne fais pas ça, dit-il doucement. Ils vont te baiser. Ils font toujours ça.

— Ouais, eh bien, tu ne m'écoutes pas, toi ! (Kevin parut encore plus obstiné, et reporta son attention sur moi.) Tu le veux ? Très bien. Laisse-moi seulement partir.

Je sentis les mots me balayer comme une douche d'eau glacée, et essayai de ne rien laisser paraître.

— Donc tu... le rendrais, tout simplement. Donne-moi sa bouteille.

— Je n'ai pas besoin de lui.

C'est ça, oui; mais peut-être le croyait-il vraiment.

— Très bien. Tu me donnes la bouteille ; je trouve un moyen de la leur faire parvenir.

Je gardais un ton de voix désinvolte. Avec un peu de chance, il ne réaliserait pas qu'une fois la bouteille de Jonathan en ma possession, ce dernier serait sous mon contrôle... et ce serait la fin de la petite balade de Kevin. Je rendrais les pouvoirs de Lewis à leur vrai propriétaire, mettrais les choses en ordre, briserais la bouteille, et je me sortirais de toute cette fichue affaire. Puis ils seraient obligés de me rendre la bouteille de David.

Ou peut-être garderais-je la bouteille de Jonathan jusqu'à ce qu'il les force à rendre David. Ouais. Ça pourrait marcher.

Kevin était en train de réfléchir à ma proposition.

— Tu le jures ? Tu me laisseras partir ?

— Absolument, mentis-je sans scrupule. Fais-moi confiance.

Il marchait; je pouvais le voir dans ses yeux.

— D'accord, dit-il. Je vais chercher la bouteille. Ne bouge pas d'ici.

Il s'éloigna d'un ou deux pas, chancela et se retourna.

— Oups, dit Jonathan.

Il prit une nouvelle gorgée de bière.

— Quoi ? demandai-je.

Puis je sentis l'air dans la pièce devenir étrange et s'immobiliser tout à fait.

J'inspirai brusquement, surprise, vis les yeux de Kevin s'agrandir, et il dit :

— Espèce de garce, je t'ai dit que j'allais te laisser...

Il s'interrompit brutalement avec un bruit de gorge écœurant et tendit la main vers son cou, prenant bruyamment une profonde inspiration.

Je sentis une piqûre brûlante griffer le fond de ma trachée, tentai de hurler, et réalisai que si je faisais cela j'étais morte. Je me tournai vers Jonathan, lequel nous observait avec un intérêt modéré.

— Je ne peux pas le laisser faire ça, dit Jonathan. J'ai des choses à faire. Des gens à voir. Si tu as une once d'intelligence, Joanne, tu ne te foutras pas sur mon chemin.

— À l'aide... croassai-je. Il haussa les épaules.

— Tu es une gardienne. Aide-toi toi-même.

Kevin était déjà en train de s'évanouir. Il tomba à genoux, les mains refermées sur sa gorge. Son visage était écarlate.

En quelques secondes, il fut par terre. Inconscient ou mourant.

J'avais besoin de respirer, et respirer n'était actuellement pas à ma portée. Une petite rime stupide tournait dans ma tête, dont la chute était ce qu'il prenait pour H20 était en fait H2S04. Humour chimique. Mon esprit bouillonnait de façon incontrôlable, cherchant à trouver la réponse dans le placard bordélique de ma mémoire.

Je lâchai prise sur mon corps et le sentis s'écrouler lourdement sur le coûteux tapis bordeaux, assez épais pour avoir droit au statut de matelas, et je me projetai violemment dans le monde éthéré, en quête de clarté. L'air devint solide autour de moi dans un cube en trois dimensions scintillant, et je plongeai profondément, encore plus profondément, tra-quant ce qui, je le savais, était là.

Deux molécules, ajoutées à la chaîne complexe, rendaient l'air respirable. Rien que deux.

Pas de problème, je pouvais le faire. J'étais bonne sous la pression.

J'étirai le pouvoir comme une centaine de mains et je commençai à écraser ces molécules; ou, pour être plus précise, je les secouai comme du soda, modifiant leur signature électromagnétique et les rendant instables. Les écraser aurait signifié libérer trop d'énergie, et avec le type de poison qui avait été formé autour de nous, cela n'aurait fait que nous éliminer tout aussi rapidement. Nous, ainsi que la majeure partie des trois derniers étages de l'hôtel.

Cette saloperie était extrêmement inflammable. Jonathan s'en fichait vraiment, n'est-ce pas ? Ce n'était qu'un nouvel exercice pour lui; il voulait me voir à sa botte. Peut-être était-il en colère parce que j'avais réussi à convaincre Kevin...

Arrête de glander et travaille rapidement. Cette voix dans ma tête n'était absolument pas nécessaire; j'étais consciente du peu de temps qu'il me restait avant que Kevin ou moi ne respire une trop grande quantité de cette merde pour pouvoir y survivre. Je n'étais pas suffisamment geek en biologie pour savoir ce qu'elle me ferait, mais je devinais que ce serait fatal, et que ce ne serait sans doute pas une façon agréable de quitter ce monde. Allez, bouge...

Bon sang, j'avais besoin de David...

Non, tu n'as pas besoin de lui. Tu as déjà très bien fait ça par toi-même. Ce n'est pas difficile au point de nécessiter un djinn. La nécessité était quelque chose de tellement subjectif. Tu as fait ça à l'entraînement, tu te souviens ?

Ouais, eh bien pendant les sessions d'entraînement, je n'essayais pas de respirer tout en l'altérant.

Je réalisai que mes doigts, du moins leur représentation dans le monde éthéré, étaient en train de s'engourdir, et je retombai partielle-ment dans le Pays du Monde Réel pour former une poche d'oxygène pur autour de mon corps, puis autour de celui de Kevin. Je me sentis hoqueter, perçus la bouffée de soulagement qui s'ensuivit, et je repartis pour continuer patiemment mon travail.

Quelque chose me picota la nuque, laquelle n'était pas vraiment ma nuque, là-haut (d'ailleurs ce n'était pas non plus un vrai picotement) : si Jonathan nous avait fait ça, pourquoi n'essayait-il pas de m'empêcher d'arranger le problème ? Et pourquoi en arriver à de telles extrémités ?

S'il l'avait voulu, il aurait pu se contenter d'endormir Kevin.

J'abandonnai mes manipulations, qui étaient de toute façon presque terminées, et me laissai retomber dans mon corps comme un boulet de canon, à une vitesse ébouriffante; puis je me dressai sur mes pieds et me dirigeai d'une démarche trébuchante vers la porte...

...et je me cognai contre un homme en train de pénétrer dans la pièce.

Un homme portant une arme.

Je pourrais le décrire, mais en vérité, la seule chose sur laquelle je pus me concentrer fut le revolver. Je connaissais certains gardiens du Feu qui prétendaient pouvoir bloquer la séquence de mise à feu dans la chambre de combustion d'une arme, mais cela demandait du cran, une adresse folle et une généreuse dose de chance; je n'avais rien de tout cela à ce moment précis, et de plus, je n'étais même pas un gardien du Feu.

Mes poumons ainsi que les zones exposées de ma peau étaient encore douloureuses suite à la soupe empoisonnée qu'était devenu l'air.

Je levai les mains en l'air et songeai à le jeter par terre grâce à une rafale de vent, mais le regard calme et fixe du porte-flingue me fit abandonner cette idée. Il avait l'air d'un type capable de tirer droit à travers un ouragan, si nécessaire.

Il fit un geste en silence. Langage des signes pour dégage ton cul de là. Je sortis en traînant des pieds, rasai le mur et fixai encore un peu son arme. C'était un automatique, je savais au moins ça. Il était noir, anguleux, et semblait mortellement efficace.

— Vous êtes Joanne Baldwin ? me demanda l'homme.

Il avait une voix de rien du tout; elle n'était ni grave ni aiguë, ni im-pressionnante. Une trace d'accent traînant de la côte ouest, peut-être.

J'acquiesçai. Il semblait que j'étais incapable de retirer ma main de ma gorge douloureuse.

— Bien, dit-il. Vous avez la bouteille ?

Je secouai la tête et toussai. Mes poumons me lançaient. Il tendit le bras et ferma la porte.

— Gaz toxique, hein? demanda-t-il. Bon sang. J'imagine que c'est pas une bonne idée d'entrer là-dedans et de fouiller la chambre de fond en comble tout de suite.

Je secouai la tête à nouveau. Il rengaina son arme, tendit la main et, d'un seul coup, son image se précisa devant moi. Le genre de mec qui fait tapisserie; des cheveux noirs, un visage intelligent et des yeux marron clair. Une barbe de deux jours.

— Enchanté de faire votre connaissance. Je m'appelle Quinn, dit-il.

Je suis là pour vous sauver.