I
AU-DESSUS DE MOI, le ciel était bleu. Un bleu clair, infini et parfait, le genre de bleu qui vous rend votre regard comme l'abîme de Nietzsche.
Pas un nuage en vue.
J'ai horreur des ciels dégagés. Les ciels dégagés me rendent nerveuse.
Je baissai la tête et me penchai de nouveau vers l'avant, essayant de regarder directement à la verticale du siège conducteur, à travers la partie la plus teintée du pare-brise. Non, pas de nuages. Pas même un petit et fin voile pudique d'humidité. Je me calai à nouveau contre le dossier et modifiai la position de mes hanches avec un soupir douloureux. La dernière aire de repos que j'avais repérée était un truc délabré d'aspect flippant, qui aurait incité le plus endurci des camionneurs au long cours à passer son chemin; mais d'ici peu, la propreté allait se révéler bien moins importante que la disponibilité.
J'étais tellement fatiguée que j'avais l'impression de tout voir à travers un filtre, l'impression que tout était rugueux, légèrement décalé.
Trente heures s'étaient écoulées depuis que j'avais pris trois heures de sommeil. Avant ça, j'avais tenu au moins vingt-quatre heures grâce à l'adrénaline et à la caféine.
Avant ça, j'étais sur la route, à conduire comme une folle furieuse pendant trois semaines, en équilibre sur le fil du rasoir entre l'ennui et la panique. De façon très concrète, j'ai été pendant tout ce temps dans une zone de combat, attendant la prochaine balle de revolver.
J'avais désespérément besoin de toilettes, d'un bain et d'un lit. Dans cet ordre.
Au lieu de cela, je levai légèrement le pied de l'accélérateur.
— Tu vas bien ? demanda mon passager.
Il s'appelait David et me tournait le dos, baigné dans le soleil qui se déversait à travers la vitre latérale. Comme je gardais le silence, il me regarda. À chaque fois que je voyais son visage, une micro-décharge de plaisir traversait ma colonne vertébrale. Car il était superbe. Des pommettes hautes, une peau dorée et lisse, l'éclair d'une paire de lunettes rondes dont il n'avait pas besoin, mais qu'il aimait néanmoins porter en guise de camouflage protecteur. Pour l'instant, il ne s'embêtait pas à masquer ses yeux, et ceux-ci flamboyaient d'une couleur introuvable dans le génome humain... bronze chaud, moucheté d'orange.
David était un djinn. Il avait même une bouteille, laquelle se trouvait actuellement dans la poche de ma veste, débouchée. Et tout ce truc à propos des trois souhaits ? Inexact. Tant que je tenais sa bouteille, j'avais un pouvoir presque illimité au bout des doigts. Sauf que ce pouvoir venait aussi avec une responsabilité presque illimitée, ce qui n'est pas la part de tarte géante qu'on pourrait imaginer.
Il n'avait pas l'air fatigué. Je ne m'en sentis que plus mal, si cela était un tant soit peu possible.
— Tu as besoin de te reposer, dit-il.
Je tournai à nouveau mon attention vers la route. La I-70 s'étirait jusqu'à l'horizon en un ruban noir et plat, son marquage réduit à une esquisse fantomatique par le soleil impitoyable du désert. De chaque côté de la voiture, le paysage se hérissait d'épines plutôt que de feuilles; arbres de Josué, cactus extraterrestres trapus. Pour une fille venant du Royaume de l'Humidité, aussi connu sous le nom de Floride, l'air sec et raréfié semblait trop léger pour être respirable ; il était si chaud qu'il desséchait les muqueuses de mes poumons. Et tout se confondait dans une même monotonie, après des jours passés à jouer au chat et à la souris au milieu de nulle part.
— Oh, moi, j'ai la pêche, dis-je. Comment ça se passe, pour nous ?
— Mieux qu'avant, répondit-il. Je ne crois pas qu'ils nous aient remarqués, pour le moment.
— Pour le moment. (Je sentis un goût amer remonter au fond de ma gorge, et ce n'était pas seulement dû au manque de dentifrice et de fraî-
cheur mentholée.) Bon, combien de distance il nous reste encore à couvrir ?
— Exactement ?
— Approximativement.
— En kilomètres ou en heures ?
— Contente-toi de cracher le morceau, à la fin !
— Nous venons de dépasser une ville qui s'appelle Solitude. Encore six heures, grosso modo. (David s'adossa à nouveau contre le siège passager, sans cesser de me regarder.) Sérieusement. Tu vas bien ?
— Il faut que j'aille aux toilettes. (Je gigotai à nouveau sur mon siège et fixai la route d'un regard furieux.) Ça craint. Être humaine ça craint, bordel.
J'étais bien placée pour le savoir. J'avais passé une brève période se-mi-glorieuse et spectaculaire en tant que djinn. Et je n'avais jamais ressenti ce besoin gênant d'uriner, au milieu de nulle part.
Il se laissa aller dans son siège et inclina la tête vers le haut pour contempler le plafond blanc de la voiture.
— Oui, c'est ce que tu dis.
— Eh bien c'est vrai.
— Ça ne t'embêtait pas d'être humaine, avant.
— J'avais pas vu comment vivait la classe supérieure, avant. Il sourit au plafond. Ce qui était dommage, car le plafond ne pouvait pas, contrairement à moi, apprécier son sourire.
— Tu veux que je fasse apparaître une salle de bain ? Salaud.
— Va te faire foutre.
Il me gratifia à nouveau de sa drôle de mimique, levant les sourcils bien haut au-dessus de ses yeux d'une innocence moqueuse.
— Pourquoi ? Ça aiderait ?
Il me narguait, avec son histoire de salle de bains. Oh, il pouvait en faire apparaître une, ce n'était pas le problème ; il pouvait même sans doute faire apparaître une salle de bains couverte de marbre italien avec des serviettes de toilette en soie. Mais je ne pouvais pas le laisser faire, car nous devions garder profil bas aussi longtemps que possible, pour ce qui était de la magie. David faisait de son mieux pour que nous passions inaperçus, mais n'importe quelle grosse utilisation voyante de ses pouvoirs illuminerait sûrement le monde éthéré comme une supernova.
Et ce ne serait pas bon. C'est le moins qu'on puisse dire.
Je garai la voiture sur le côté de la route ; Mona protesta, s'éteignit avec un grondement guttural et frissonna avant de laisser place au silence quand je tournai la clef de contact. En quelques secondes, la chaleur traversa le pare-brise comme une brute. Il devait déjà faire dans les trente degrés, alors même que nous étions à peine à la mi-avril. Je me sentais collante, sale, ankylosée et lessivée. Rien de tel qu'un petit voyage de trois mille kilomètres et trois semaines passées dans l'expectative (en conduisant presque en permanence) pour vous donner cette impression d'être pas très fraîche.
— Tu vas bien ? demanda David.
— Ça va, je te dis ! répondis-je sèchement. Pourquoi ça n'irait pas ?
— Oh, je ne sais pas. Voyons voir... durant ces deux dernières semaines, tu as été infectée par un démon, pourchassée à travers le pays, tuée, puis tu es devenue un djinn, tu as ressuscité...
— Je me suis fait tirer dessus, ajoutai-je obligeamment.
— Tu t'es fait tirer dessus, acquiesça-t-il. Il y a aussi ça. Donc tu as beaucoup de raisons de ne pas aller bien, non ?
Ouais. J'étais à quelques nuages d'avoir un grain, comme on dit vo-lontiers chez les gardiens. J'avais cru gérer plutôt bien toute la folie qu'était devenue ma vie, mais en me retrouvant ici, seule, avec tout ce désert et cet immense ciel vide...
...je commençais à réaliser que je n'avais rien géré du tout. Donc, évidemment, j'insistai...
— Je vais bien.
Qu'est-ce que j'aurais pu dire d'autre, en réalité ? Je suis nulle, tout ça est horrible, je suis une vraie ratée aussi bien en tant qu'humaine qu'en tant que gardienne, et on ne s'en sortira jamais ? Bon dieu, David savait déjà tout ça. C'était du gaspillage de salive.
David me lança un regard signifiant qu'il savait pertinemment que je racontais des conneries, mais qu'il refusait d'entamer une dispute à ce propos. Il sortit un livre de la poche de son manteau. Celui-là était une édition de poche écornée de Lonesome Dove; il semblait en quelque sorte approprié dans les circonstances actuelles. L'un des avantages à être djinn...
David possédait une bibliothèque littéralement illimitée à sa disposition. Je me demandais comment il se débrouillait niveau DVD.
— Je t'attends là, dit-il en ouvrant le livre. Crie si tu te fais mordre par un serpent à sonnette.
Il s'installa confortablement dans le siège, semblable jusqu'au bout des ongles à un type normal, et refusa de répondre aux divers bruits irrités que j'émettais. J'ouvris la porte de la Viper et fis un pas au-dehors sur l'asphalte noir et brillant du bas-côté.
Et je glapis, alors que mes chaussures à talons sexy mais confortables s'enfonçaient aussitôt dans la surface brûlante. Mon dieu que c'était chaud ! Oubliez cette histoire de cuire un œuf sur le trottoir; ce genre de chaleur était capable de cuire un œuf à l'intérieur d'un poulet.
Elle formait des vagues qui miroitaient en s'élevant du sol, s'abattant depuis le ciel de cuivre brûlant. Je me déplaçai sur la pointe des pieds vers la sécurité du gravier, dérapai sur le remblai et marchai d'un pas lourd parmi les dunes.
Chaussures à bout ouvert plus désert : mauvaise combinaison. Je jurai et progressai d'un pas traînant sur le sable brûlant, jusqu'à trouver un arbre de Josué d'aspect prometteur qui possédait juste assez de feuillage pour faire office de paravent garantissant mon intimité par rapport à l'autoroute. Il avait une odeur piquante et acerbe, qualités que possé-
daient aussi les épines dont il était hérissé. Il n'y avait aucune douceur dans cet endroit. Tout n'était que chaleur et angles, sous le regard fixe d'un ciel clair et implacable.
Pas moyen d'y échapper. Je soupirai, fis glisser mes sous-vêtements et fis mes petites affaires humaines embarrassantes, m'inquiétant sans cesse à propos des serpents à sonnette, des scorpions et des veuves noires. Ainsi que des coups de soleil sur des zones qui ne sont habituelle-ment pas exposées plein ouest.
Étonnamment, rien ne m'attaqua. Je me dépêchai de revenir à la voiture, bondis à l'intérieur et redémarrai Mona. David continua de lire.
J'insérai de nouveau la voiture dans un trafic inexistant, passant les vitesses en douceur jusqu'à atteindre un rythme de croisière confortable.
Mona aimait la vitesse. Et j'aimais lui en donner. Nous n'approchions même pas de la vitesse de pointe de la Viper, qui se trouvait autour des quatre cents, mais en trente secondes environ nous atteignîmes rapidement les trois cents. Nous avions seulement l'impression d'être à, quoi, cent soixante; ce qui faisait honneur à l'ingénierie américaine.
— C'est bien mieux, dis-je. Maintenant je vais bien.
— Tu ne te sens pas bien, dit David sans lever les yeux de son livre.
Il tourna une page.
— C'est flippant.
— Quoi ?
— Tu devrais dire : « Tu n'as pas l'air d'aller bien. » Sans utiliser sentir, tu vois. Parce que tu ne me...
— Ressens pas ? (Il me décocha un coup d'oeil de côté; ses lèvres si adorables esquissèrent un sourire.) C'est le cas, tu sais. Je te ressens. En permanence.
Je comprenais ce qu'il voulait dire ; il y avait toujours cette vibration entre nous deux, quelque chose qui émettait à une fréquence que nous étions les seuls à percevoir. Un bourdonnement bas et constant d'énergie. J'essayais de ne pas trop l'écouter, car il chantait, et il chantait en évoquant des choses comme le pouvoir, ce qui était bien trop séduisant et effrayant. Oh, et le sexe. Ce qui m'empêchait seulement de me concentrer, et me frustrait, en des temps pareils.
Quand j'étais un djinn, j'avais vécu dans un tout autre plan d'existence, accédant au monde à travers la vie qui m'était extérieure. Les djinns n'ont pas de pouvoir personnel ; en général, ils agissent comme des amplificateurs pour le monde qui les entoure. Quand ils sont associés à quelqu'un comme moi, un gardien, quelqu'un ayant un pouvoir lui ap-partenant naturellement, les résultats peuvent être stupéfiants. David jurait, et je le croyais, que ce qui se passait entre nous à présent était quelque chose de différent, cependant. Quelque chose de nouveau.
Quelque chose de plus effrayant, dans son intensité.
— Tu me ressens en permanence, répétai-je. Attention. Continue de parler comme ça et je vais garer cette voiture.
— C'est une promesse ?
Il se pencha et arrangea mes cheveux, les écartant de mon visage et les glissant derrière mon oreille. Son contact était de feu, et il envoyait de petites secousses orgasmiques dans mon système nerveux. Mon dieu. Il m'étudiait à présent avec beaucoup d'intensité, comme s'il ne m'avait jamais vue auparavant.
— Joanne.
Il utilisait rarement mon nom complet. Je fus assez surprise pour lever le pied de l'accélérateur, tout en lui jetant un autre coup d'oeil rapide.
— Quoi ?
— Promets-moi quelque chose.
— Tout ce que tu veux.
Je semblais désinvolte, mais je le pensais.
— Promets-moi que tu vas...
Il ne termina jamais sa phrase, car la route s'incurva. Littéralement.
Elle se souleva et rua, l'asphalte noir ondulant comme les écailles d'un serpent; je poussai un glapissement et sentis Mona s'élever dans les airs avec un hurlement de moteur. Un bang supersonique semblable à un coup de canon retentit, si bruyant que mon cœur en frissonna dans ma poitrine. Oh, merde.
— Lévite ! criai-je.
C'était à peu près tout ce que j'avais le temps de dire; je sentis instantanément cette vibration entre David et moi se changer en un tonnerre symphonique de pouvoir. Il cascada hors de moi, en lui, se transforma en une explosion nucléaire dans le monde éthéré et se forgea lui-même en une matrice de contrôles invisibles.
Le monde... s'arrêta.
Enfin, pour dire vrai, nous nous arrêtâmes. Mona stoppa, inclinée, suspendue en l'air à environ un mètre de la route. Son moteur hurlait toujours, les pneus tournant à vide, mais nous n'allions nulle part. Nous ne tombions pas non plus. En dessous de nous, la I-70 continuait d'onduler et de s'écouler comme si elle essayait de ramper vers l'horizon. Je n'étais pas sensible à cette fréquence de pouvoir particulière, mais je savais ce que c'était.
— Merde, dis-je. J'imagine qu'ils nous ont trouvés. David, solennel et impassible, se laissa aller dans son siège et dit malicieusement :
— Tu crois ?
LE TYPE QUI me faisait ça s'appelait Kevin, et je ne pouvais pas vraiment le haïr. C'était le pire, dans tout ça. On devrait vraiment être capable de haïr son ennemi juré. Je veux dire, ce n'est que justice, non ? Le plaindre et se sentir rien qu'un tout petit peu responsable... ça craint, c'est tout.
Kevin était un gamin de seize ans, peut-être dix-sept, et le fait que sa personnalité de petit branleur soit difficile à apprécier avait un rapport avec le véritable conte de fée qu'il avait vécu. Un mauvais conte de fée. Sa belle-mère semblait sortir tout droit d'une histoire des Frères Grimm, si ces derniers avaient parlé de tueuses en série ambitieuses, allumeuses et strip-teaseuses. Ce qu'elle avait fait à Kevin ne supportait pas vraiment l'examen approfondi, à moins d'avoir l'estomac en béton d'un médecin légiste.
Donc il n'était pas surprenant qu'une fois le pouvoir à sa portée, Kevin l'ait attrapé à deux mains et l'ait utilisé exactement comme une victime d'abus sexuels presque psychotique le ferait : en passant à l'attaque.
Pour garder les gens à distance, comme un gamin effrayé pointant une arme sur tout ce qui bouge.
L'ennui, c'était que l'arme (ou le pouvoir) dont il s'était emparé s'appelait Jonathan; et si l'on pouvait mesurer les djinns avec un voltmètre, Jonathan était si intense qu'il ferait fondre le cadran. J'aimais bien Jonathan, mais je n'étais pas vraiment sûre que c'était réciproque ; David et lui partageaient une étroite amitié qui remontait quasiment à une éternité, et j'avais sauté pile au milieu.
Jonathan n'était pas quelqu'un que l'on voudrait avoir comme ennemi. Et maintenant qu'il avait été revendiqué par Kevin, comme n'importe quel autre djinn, toute la relation maître-serviteur entrait en vigueur.
C'était déjà clairement un problème, mais je commençais à voir nettement que, si la plupart des djinns avaient l'habileté de contourner de fa-
çon créative les ordres de leur maître (c'était comme de négocier avec le diable), Jonathan soit n'avait pas maîtrisé cet art, soit s'en fichait tout simplement.
En tous cas, il ne répugnait certainement pas à me créer des ennuis.
* * *
BREF. NOUS ÉTIONS LÀ, suspendus en l'air, et observions le paysage en dessous de nous s'élever et retomber comme l'océan. Mona compensa doucement son inclinaison et flotta gentiment de façon constante.— Est-ce qu'il faut que je formule la question ? demandai-je. Ma voix était plus ou moins posée, mais ma peau brûlait sous l'effet de la subite montée d'adrénaline.
— Tremblement de terre, dit David.
— C'était rhétorique.
— J'avais deviné. (Il semblait être d'un calme de glace, mais ses yeux scintillaient derrière ses lunettes.) Jo. Tu peux ralentir, maintenant.
C'est vrai, j'étais toujours en train d'écraser l'accélérateur contre le plancher. Je levai le pied et, sans aucune raison apparente, passai au frein. Mes jambes tremblaient. Bon sang, tout mon corps tremblait.
J'étais incapable de retirer mes mains du volant.
— Tu sais, il y a trois types d'ondes associées aux tremblements de terre, dis-je, tentant de paraître nonchalante. Les ondes P, les ondes S et les ondes de Love. Tu vois, le bang supersonique est causé par les ondes primaires...
— Et les anciens Chinois croyaient que c'était le dragon remuant dans son sommeil, m'interrompit David. Rien de tout cela ne nous est très utile, à cet instant précis.
Une fois de plus, il marquait un point.
— O.K. Et si je t'ordonne de le stopper ? demandai-je. David secoua la tête, les yeux baissés sur les ondes continues qui se déplaçaient dans le sol.
— Du pouvoir contre du pouvoir. Cela ne ferait qu'empirer les choses. Je ne peux pas m'opposer à lui directement.
— Donc c'est Jonathan.
Comme si j'avais le moindre doute. Nous avions joué à cache-cache à la frontière de l'État du Nevada depuis bientôt trois jours, la parcourant en tous sens. Et à chaque fois, quelque chose s'était trouvé là pour nous arrêter. Des grêlons de la taille d'un ballon de basket que j'avais tant bien que mal réussi à empêcher de pulvériser la Viper en petits morceaux. Des orages électriques. Des murs de vent. Nous avions rencontré tout et n'importe quoi.
Et nous l'avions fui.
J'avais passé une grande partie de mon temps et de mon énergie à réparer l'équilibre fragile de l'écosystème. Kevin/ Jonathan semblait se ficher complètement du fait que nous balancer des boules de feu pourrait sérieusement foutre en l'air toute l'équation matière-énergie, ou qu'attiser une tornade pourrait mettre en pièces la stabilité de la météo à un de-mi-continent de là. En ce qui concerne Kevin, je pouvais comprendre ; c'était un gamin, et les gamins ne pensent pas aux conséquences. Mais Jonathan... Je savais qu'il avait la capacité de faire pencher la balance. Il ne le faisait pas, c'est tout.
Rester suspendus en l'air ne nous menait nulle part. J'inspirai profondément et déclarai :
— Plan B, j'imagine.
— Je crois que nous en sommes à la moitié de l'alphabet, répondit David. Jo, je pensais vraiment que nous pouvions traverser et aller à Las Vegas, mais nous ne nous en rapprochons même pas. Peut-être que nous devrions...
— Je n'abandonnerai pas, donc ne songe même pas à le dire.
Je ne pouvais pas, abandonner. Kevin et Jonathan formaient un duo infernal, et c'était ma faute. J'avais donné à Kevin l'opportunité de faire ça. Et aussi, j'aurais dû être capable d'empêcher Kevin de voler les pouvoirs du gardien le plus doué du monde, mon ami, Lewis Levander Orwell.
Donc je n'allais pas abandonner maintenant. Le coût en matière de vies humaines et de biens matériels pourrait être incalculable, et je connaissais personnellement une des vies concernées. Lewis mourrait. Il était déjà en train d'agoniser, tout comme il mourrait si quelqu'un lui tombait dessus et lui arrachait des éléments biologiquement importants dont son corps avait besoin pour continuer à fonctionner. Lewis était si puissant, en matière de magie, que cette dernière faisait partie de lui. Il ne pouvait pas survivre sans elle.
Quoi qu'il en soit, le problème était que Kevin possédait à présent tant de pouvoir que David et moi (ainsi que tout autre pauvre idiot stupide doué de magie essayant de parvenir à Las Vegas), étions aussi voyants et vulnérables que des insectes noirs sur un sol blanc immaculé.
Nulle part où se cacher. Nulle part où aller, à part droit devant, en espé-
rant que nous serions capables d'éviter la puissance écrasante du géant.
Nous y étions parvenus, jusqu'ici. Mais il était clair qu'ils ne faisaient que jouer avec nous.
Je songeai à quelque chose de terrible.
— Est-ce qu'il y a quelqu'un d'autre sur cette route ? Kevin, je le savais, ne ferait aucun effort particulier pour accumuler les pertes civiles, mais j'étais loin d'être convaincue qu'il ferait un effort pour les éviter non plus.
— Pas à portée. Je peux amortir un peu les vibrations, à la périphé-
rie, et de plus il les concentre droit sur nous. Personne n'a été blessé.
Le « pour l'instant » tacite me fit grimacer.
— Combien de temps pouvons-nous la garder en l'air ? David me dé-
cocha un regard.
— Tu plaisantes.
— Aussi longtemps que nous le voulons ?
— Exactement. (D'après la sécheresse désertique de sa voix, je compris que David se sentait un peu dérisoire.) Il ne nous reste qu'à patienter.
Une fois de plus.
— Donc, dis-je en forçant ma voix à adopter un peu de légèreté, comment allons-nous passer le temps ?
David n'était pas d'humeur à plaisanter. Il observa la route qui se tortillait en dessous de nous comme une chose vivante et dit :
— Prends un peu de repos pendant que c'est possible. Je monterai la garde.
Pas exactement ce que j'avais espéré, mais je compris ce qu'il voulait dire. J'étais fatiguée, et contrairement à David, je n'étais qu'humaine, ces derniers temps.
Non pas que ça me rende amère ou quoi que ce soit.
Pas trop.
LA MÉTÉO N'EST rien d'autre que l'application pratique de la mécanique quantique. Il est impossible de simplifier la mécanique quantique, mais au bout du compte cela se résume à l'interaction de particules si petites que les atomes paraissent gros à côté d'elles. Tout est divisible, jusqu'à arriver à des particules tellement infimes que l'esprit humain ne peut les saisir ou même les mesurer d'une quelconque façon, excepté d'après les effets qu'elles laissent derrière elles. Les particules se comportent comme des vagues. Rien n'est tel qu'il y paraît.
Contrôler les interactions quantiques est une science macro/ micro, ou de la magie, ou de l'art; ou le véritable mariage de tout cela. Quand on contrôle les éléments, une manipulation est effectuée à des niveaux subatomiques, gagnant ou perdant de l'énergie, détruisant des quarks contre des anti-quarks ou des protons contre des anti-protons, et c'est à la fois destructeur et propre. Cela peut faire la différence entre une journée ensoleillée et une douce pluie printanière, ou entre un orage et une tornade F5 meurtrière. Cela peut signifier l'inondation ou la sécheresse. La vie ou la mort.
C'est une grosse responsabilité, et j'ai peur que les gardiens ne la prennent pas vraiment au sérieux, parfois. Nous sommes humains, après tout. Comme tout le monde, nous avons des vies, des familles, et tout le supplément humain normal de péchés et de vices. Hé, personne n'aime recevoir un appel du bureau à quatre heures du matin, en particulier si c'est pour réparer les bourdes de quelqu'un d'autre.
Et les péchés, oui, nous en avons plein. L'avidité, d'abord. L'avidité et le pouvoir ont toujours fait très bon ménage, mais l'avidité et la magie sont les plus mortels des jumeaux maléfiques.
J'avais eu quelques aperçus de la façon dont le pouvoir pouvait complètement corrompre. Les gardiens sont fondés sur des principes solides et idéalistes, mais quelque part en cours de chemin certains d'entre nous (peut-être même beaucoup d'entre nous) avaient perdu de vue leur mission.
Il restait quelques fidèles altruistes (je n'osais pas me compter parmi eux.)
Ça n'a jamais été mon boulot, ou ma nature, de m'inquiéter de savoir si ce que je faisais était une bonne chose dans le grand plan universel. Je suis un soldat. J'agis, je ne planifie pas. J'aime être utile et faire correctement mon job, et pour ce qui est des satisfactions durables, avoir une garde-robe qui tue et des chaussures démentes ne fait pas de mal.
Je n'ai jamais voulu me trouver en plein conflit éthique. Ça ne devrait pas être à moi de décider qui a raison et qui a tort, qui vit et qui meurt. Personne ne devrait faire ça, mais surtout pas moi en particulier.
Je ne suis pas très sérieuse. Je ne suis pas du genre philosophe. Je suis une fille qui aime les voitures rapides, les mecs rapides et les fringues coûteuses, pas forcément dans cet ordre.
Mais bon, il faut bien faire le boulot qu'on vous donne.
JE NE PARVENAIS pas à dormir. Je veux dire, qui l'aurait pu ? Suspendu en l'air au-dessus d'un tremblement de terre, s'attendant au pire ? Même dans mon état d'épuisement, la peur m'empêchait de fermer les yeux pendant plus de cinq secondes d'affilée.
Donc nous étions suspendus là, à observer la route onduler sous un soleil éclatant et sans pitié, quand quelque chose me vint à l'esprit et me poussa à me redresser, clignant des paupières.
— Est-ce que je peux faire voler ce truc ? demandai-je. (Comme si nous ne maintenions pas déjà une tonne d'acier en l'air sans l'aide d'un moteur d'avion. D'oh !) Je veux dire, déplacer la voiture sur une autre autoroute. Sans qu'ils le sachent.
Ma proposition obtint l'attention totale de David, accompagnée d'un léger froncement de sourcils perplexe.
— Elle n'est pas précisément construite pour planer, mais oui, j'imagine. Pourquoi ?
— Car si nous pouvons maintenir l'illusion, dans le monde éthéré, que nous sommes restés ici, je peux déplacer la voiture jusqu'à une autre route avec la force du vent, et peut-être que nous pourrons gagner un peu de temps avant qu'il s'en rende compte. (J'hésitai, puis je posai la question que j'avais eu peur de formuler.) Il pourrait nous tuer, n'est-ce pas ? N'importe quand.
Les yeux de David étaient d'une franchise impitoyable.
— Il pourrait essayer. Il finirait par y arriver. Je ne peux pas égaler Jonathan au combat par mon pouvoir. Mais il ne veut pas te tuer. Si c'était le cas, tu serais déjà morte.
Je remarquai le changement de pronom. C'était moi qui risquais de mourir. Le pire qui puisse arriver à David était que, pendant que la voiture se ferait écraser comme une cannette de bière et que mes os vole-raient en éclats, la bouteille dans ma poche se brise et qu'il soit libéré.
Jonathan considérerait ça comme un bonus, sans aucun doute. Ce qui, en mettant de côté ce que je ressentais pour David et ce qu'il, je l'espé-
rais, ressentait pour moi, n'était pas un point de vue déraisonnable. Je n'étais pas tout à fait à l'aise moi non plus avec tout ce fonctionnement maître-esclave.
— Tu peux le tenir à distance ?
— Pendant un certain temps. S'il attaque directement.
— Assez longtemps pour que je...
— Puisse te sauver, toi, acheva David. Dans un jeu de ce genre, tu joues sur Kevin, pas sur Jonathan. Je peux bloquer Jonathan, mais notre stratégie doit être la diversion, pas la défense directe. Nous devons continuer à bouger. Si nous le laissons nous coincer, nous sommes finis.
Je hochai la tête, tout en remarquant de petits détails : des rides pâles autour de la bouche de David, de la tension au niveau de ses yeux.
Cette situation était difficile pour lui. Très difficile. Le champ de leur amitié remontait à un âge où ils étaient tous les deux humains, capables de respirer, agonisant ensemble sur un champ de bataille dans les brumes obscures de la préhistoire. Sauvés par une force si primaire qu'elle pouvait aspirer l'existence de milliers, peut-être de millions de créatures pour former un être tel que Jonathan - un être vivant, pensant, composé de pouvoir pur. Même parmi les djinns, il était quelque chose de spécial, ce qui n'est pas peu dire.
Et maintenant il se trouvait du mauvais côté. Au moins, du mauvais côté par rapport à moi.
— Nous ne pouvons pas le blesser, dis-je. (David me décocha un coup d'oeil surpris.) N'est-ce pas ?
— Je ne connais pas grand-chose qui pourrait le faire. Et ce ne sont pas des choses avec lesquelles tu voudrais jouer.
— Mais il pourrait te blesser.
— Il ne le fera pas.
— Il le pourrait.
La raison pour laquelle il pourrait faire du mal à David, c'était moi, essentiellement. David avait dépensé son pouvoir sans compter pour me faire revenir d'entre les morts et me recréer sous forme de djinn ; il n'avait toujours pas entièrement récupéré après ça.
Suivant la tradition des amants du monde entier, nous n'en parlions pas.
David haussa les épaules, baissa les yeux sur la I-70 ondoyante, et dit :
— Nous ferions mieux de continuer à avancer, si c'est toujours le plan. Ce n'est qu'une question de temps avant que Kevin songe à ordonner à Jonathan de nous écraser.
C'était le bon côté de tout ceci : nous étions face à un enfant irascible tenant entre ses mains le pouvoir d'une arme nucléaire, mais au moins, il n'était pas ce que l'on pourrait appeler un grand penseur. Jonathan, bien que lié à son service, n'était pas obligé de lui donner des conseils, et jusqu'ici, il n'avait pas pris l'initiative de se comporter en général dans cette bataille.
Dieu merci.
Je hochai la tête, inspirai et fermai les yeux. Je dérivai hors de mon corps, et montai dans le plan d'existence supérieur que nous autres gardiens connaissions sous le nom de monde éthéré... Le plan où le physique diminuait, et où seules les énergies du monde se déployaient. Les sens humains ne pouvaient voir que certains spectres seulement ; quand j'étais un djinn, le monde éthéré m'avait révélé largement plus de choses, et il avait acquis plus de profondeur, mais j'essayais à présent de me contenter de ce que j'avais.
À cet instant-là, le monde éthéré montrait la route en dessous de nous illuminée comme une immense piste d'atterrissage brillante, scintillant à cause du pouvoir qui plongeait en 3D sous la surface, s'enfon-
çant profondément dans le substrat rocheux. Ce petit crétin était en train de déstabiliser la région entière. Je ne pouvais pas l'arrêter; mes pouvoirs étaient liés au vent et à l'eau, pas à la terre. Quelqu'un d'autre allait devoir équilibrer cette balance. En fait, le portable de quelqu'un dans l'organisation des gardiens était sans doute en train de sonner à l'instant même.
C'était le moment de créer le genre de perturbations qui faisaient ma spécialité. Me tendant vers l'air aride et immobile, je montai très haut, puis excitai des molécules d'air a un endroit et les calmai à un autre. L'effet secondaire de cette action est la chaleur. Le vent n'est rien d'autre que ça, l'interaction du chaud et du froid, de l'air chaud qui s'élève et de l'air froid qui se précipite vers le bas pour combler le vide que la nature a vraiment en horreur. Je baissai la vitre de ma portière et sentis la première brise rafraîchissante souffler du chaud contre ma joue ; un peu plus d'énergie, et la brise devint un vent fort. Je sentis la voiture se balancer légèrement.
— Prépare-toi, dis-je tout haut. Il va falloir que je pousse assez fort.
— Il ne saura pas que nous sommes en train de bouger, promit David.
J'augmentai l'étendue de la chaleur, concentrant la puissance du soleil dans une poussée massive, et je vis le vent cisaillant se former dans le monde éthéré. Il vint sur nous en bouillonnant, formant une vague invisible et épaisse comme du sirop.
Elle frappa Mona par le travers et la fit tournoyer sur elle-même ; puis nous commençâmes à nous déplacer.
Je glapis, resserrai ma prise sur le volant, et ressentis pendant deux secondes pleines cette impression nauséeuse que l'on a en tombant, avant que nous ne nous rétablissions à nouveau, bougeant rapidement.
Je m'étirai encore plus loin dans le monde éthéré, faisant tournoyer des atomes, maintenant ensemble des chaînes de force. Cette chose était aussi lisse et glissante que du verre.
Pour des yeux magiques, la lueur de la voiture, brillante comme un halogène, resta où elle se trouvait auparavant. C'était une illusion compliquée, nécessitant une quantité massive de pouvoir dirigé, qui devait être caché et enterré dans le processus naturel de ce qui se produisait autour de nous; je pouvais sentir ce pouvoir se déverser hors de moi comme le sang hors d'une blessure ouverte. David l'amplifiait et le redirigeait, mais cela nous coûtait énormément à tous les deux.
— Combien de temps ? parvins-je à balbutier, en tendant ma main paume en l'air.
Il l'attrapa. Sa peau était comme brûlante de fièvre.
— Une demi-heure, peut-être, répondit-il. (Aucun signe de tension dans sa voix, mais je perçus une vibration ténue à travers sa peau; je la ressentis dans le lien que nous partagions.) Ne t'inquiète pas pour ça.
Occupe-toi du vent.
Il avait raison. Le genre de puissance que j'étais en train d'utiliser était traître, et pouvait facilement m'échapper. Le vent possède une sorte d'intelligence - lente, instinctive, mais prédatrice. Plus le vent est fort, plus il peut se montrer astucieux ; c'est la raison pour laquelle le travail avec des systèmes météorologiques majeurs est réservé aux gardiens les plus puissants. Ce n'est pas seulement de la physique. C'est du domptage de lion.
Et je pouvais sentir ce lion-là commencer à se lécher les babines d'anticipation.
Sous la voiture, le désert de l'Utah semblait se dérouler par petites touches paresseuses et tranquilles. Nous voyagions à travers le ciel à plus de cent cinquante kilomètres heure, ce qui est lent pour un avion, mais dangereusement rapide pour les flux aériens que je maniais. David maintenait la stabilité de Mona. J'espérais qu'il consacrait une part de son attention à faire en sorte que nous restions inaperçus depuis le sol ; voir une Dodge Viper jouer les Chitty Chitty Bang Bang dans le ciel du désert pourrait être un peu dur à expliquer, même pour les dingues d'ovni.
J'aperçus une petite route secondaire d'aspect prometteur au bord de l'horizon, et me concentrai de toutes mes forces pour nous ralentir.
Cela impliquait toute une série d'ajustements risqués et compliqués: refroidir l'air derrière nous, réchauffer l'air devant nous, et créer une colli-sion de forces qui bloquerait le vent cisaillant. Par chance, il n'y avait pas assez d'humidité dans l'air pour que j'aie à m'inquiéter de déclencher un orage. Je devais aussi diminuer l'accumulation d'énergie, car il fallait bien que tout ça aille quelque part, et la laisser vadrouiller dans le coin à la recherche d'un endroit pour se décharger était une erreur de débutant.
Je la traînai sur des lignes téléphoniques où elle forma des éclairs de plasma bleu, pour la décharger dans la terre.
Malheureusement, le vent n'aimait pas l'idée de ralentir.
— Merde, chuchotai-je, avant de me tendre plus profondément, essayant de saisir les molécules qui bougeaient rapidement.
Les processus chauds étaient toujours plus difficiles à arrêter, les choses bougeant trop vite, sur une trop grande échelle. Je m'obligeai à me calmer, écoutai la tonalité du vent et m'étirai dans le monde éthéré.
C'était comme devenir le vent, comme s'y fondre. Une fois que j'étais à l'intérieur, je pouvais le ralentir...
Et alors David dit brusquement :
— Accroche-toi.
Cela nous frappa par l'arrière : une gifle incroyablement puissante, comme la paume d'un géant heurtant le pare-chocs. Je réprimai un cri et sentis la voiture s'élancer à toute vitesse, plus vite, commençant à échapper à mon contrôle. Putain de merde ! C'était le vent qui ripostait. Je lui avais donné trop d'énergie pour qu'il travaille à mon service. Derrière nous, cette énergie commençait à former une spirale tournant sur ellemême. Je vis que le sable commençait à s'élever, dessinant les contours du plus gros foutu tourbillon de poussière que j'aie jamais vu. Pas une tornade, pas dans le sens traditionnel du terme, mais là-haut, où nous nous trouvions, le phénomène était bien plus puissant qu'en bas, sur le sol.
Je sentis la force m'inonder à nouveau quand David cessa de l'attirer en lui. Je me déployai brusquement dans le monde éthéré pour rassembler les chaînes de contrôle dispersées. C'était comme de jouer aux billes avec un camion benne, le chaos dansant en un joyeux abandon. Je ne peux pas. La panique menaça de me submerger, me faisant perdre le peu de contrôle que j'avais.
Et alors je le sentis dans le monde éthéré, enveloppant son être autour de moi, me soutenant, m'apaisant.
— Tu peux le faire, chuchota-t-il à travers ce lien fort et silencieux entre nous. Aie confiance.
Et quelque chose en moi se fit immobile, et le chaos ne sembla plus être chaos. Il y avait des structures, de magnifiques structures étincelantes ; la vie, la vie partout, dans le vent, dans le sol, en moi, en David.
Il n'y avait plus de chaos. Pendant un instant je le vis, je le connus à un niveau que seuls les vrais djinns pouvaient percevoir; alors je me tendis et je pris le contrôle.
Et le vent m'obéit. Il apaisa sa fureur d'un soupir, laissa tomber son enveloppe de poussière et s'enroula autour de nous comme un animal domestique.
Mona atterrit gentiment sur l'asphalte brûlant qui chatoyait dans le lointain comme un mirage noir.
J'ouvris les yeux, chassai d'un battement de cils l'euphorie persistante, et je sentis à travers ma main serrée sur le volant le moteur de Mona ronronner et frémir comme avant. Je m'accrochais à David, ou il s'accrochait à moi, ou nous nous accrochions l'un à l'autre.
Je dus le lâcher pour embrayer à nouveau avec douceur. Ma main trembla violemment sur le levier de vitesses, mais je me contentai de tenir bon jusqu'à ce que les tremblements disparaissent.
Il venait de me montrer comment les djinns voient le monde. Une vision que j'avais possédée autrefois, et perdue.
Jusqu'à cet instant, je n'avais pas réalisé à quel point elle m'avait terriblement manqué.
NOUS JOUÂMES AU chat et à la souris avec les séismes tout le long du chemin jusqu'à la frontière de l'État du Nevada. Je ne pouvais qu'imaginer combien ces phénomènes devaient rendre fou le monde normal, sans mentionner les pauvres gardiens de la Terre qui étaient censés s'assurer que le monde reste un endroit sûr pour les gens normaux; mon portable ne cessait de sonner, mais je n'avais ni le temps ni l'énergie de répondre.
La personne qui m'appelait était Paul Giancarlo, lequel faisait office de Gardien National pour les États-Unis ; notre ancien dirigeant intrépide s'étant fait refroidir dans l'exercice de ses fonctions, une semaine environ auparavant. Voilà quelque chose d'autre que je n'avais pas été capable d'empêcher, même en tant que djinn. Je ne pouvais qu'imaginer les inquiétudes de Paul, mais entendre mon rapport de situation ne le rassu-rerait pas. Son djinn lui dirait de toute façon que nous étions en vie.
C'était à peu près la seule bonne nouvelle disponible.
— AUTOROUTE 6, DIS-JE.
J'étais en train de parcourir des cartes, ce qu'il m'était possible de faire puisque David conduisait. Il n'était pas aussi bon conducteur que moi, mais j'essayais de ne pas lui en tenir rigueur. Il gardait Mona sur la route, et nous roulions sur les chapeaux de roues, tentant d'aller aussi loin que possible avant que Kevin et Jonathan ne remettent la main sur nous. Je savais que d'un instant à l'autre maintenant, Kevin allait se fatiguer de ce petit jeu et dire quelque chose d'explicite, du genre : Désintè-
gre-moi cette bagnole, tout de suite. Et si on en venait là, ce serait Jonathan contre David, s'affrontant dans une bataille où ma vie était en jeu, et où le gagnant était couru d'avance.
— L'autoroute 6 devient l'autoroute 50, dis-je en suivant le chemin du doigt. La route la plus isolée de l'Amérique. (Ce qui était tout aussi bien pour nous ; je ne voulais pas me trouver sur une autoroute embou-teillée avec le courroux de Jonathan m'arrivant dessus.) Malheureusement, elle ne nous emmène pas là où nous devons aller. L'avantage, c'est que ça signifie peut-être qu'ils ne viendront pas à notre poursuite avant un moment. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais cette merde commence à devenir ridicule.
Il émit un bruit qui pouvait être un signe d'accord ou d'indigestion, sauf que je ne pensais pas que les djinns puissent avoir des indigestions.
— Ça signifie aussi que nous pourrions nous arrêter pour la nuit, dis-je lentement.
J'avais perdu le compte des heures que nous avions passées dans la voiture. Le peu de sommeil que j'avais réussi à trouver m'avait laissée avec l'impression d'avoir les yeux remplis de sable, sujette à des frissons nerveux sponsorisés par la caféine, ainsi qu'à des flash-back post-trau-matiques du dernier matelas moelleux sur lequel j'avais dormi. Évidemment, ce lit avait été un lit d'hôpital, et je m'étais retrouvée à récupérer de ma blessure par balle dans le dos. D'où le SSPT.
— Nous pourrions nous arrêter, acquiesça David. (Rien dans sa voix.
Il ne me regarda pas, pendant un long battement de cœur, puis au dernier moment il me jeta un coup d'œil entre ses paupières.) Tu devrais te reposer.
— Pour repartir du bon pied demain matin.
— On ne peut rien faire d'autre, pour l'instant.
— C'est sans doute vrai. Ça ne me ferait pas de mal de dormir un peu pendant que j'en ai la possibilité.
Nous restâmes tous deux silencieux pendant quelques secondes, puis je laissai échapper un lent soupir fatigué.
— Je ne peux pas. Je ne peux pas me contenter de dormir alors qu'ils sont là, dehors, à faire Dieu sait quoi, à Dieu sait qui...
J'avais été incapable de voir quoique ce soit au-delà du mur de pouvoir de Jonathan. Pour ce que j'en savais, ils avaient fait de Las Vegas une immense fête sur la plage, comme des vacances de printemps éternelles. C'était bien le genre de Kevin.
— Nous l'aurions entendu si quoique ce soit de spectaculaire avait eu lieu, fit-il remarquer. Il n'y a rien eu à la radio jusqu'ici ; les mortels normaux mènent leurs petites affaires comme d'habitude, là-bas. Et même si Kevin est en train de faire quelque chose, tu ne peux pas l'arrêter en t'éreintant comme tu le fais.
— David, ils ont tué des gardiens.
Au dernier décompte, alors que je flemmardais dans mon lit d'hôpital, deux gardiens et leurs djinns étaient partis dans le no-man's-land des environs de Las Vegas, et n'étaient pas revenus. De plus, nous n'avions reçu aucun contact des gardiens du Nevada, qu'ils soient du Feu ou des Cieux. Le gardien de la Terre, ayant sans doute le sentiment d'être la dernière cible restante sur le stand de tir, était d'une nervosité compréhensible.
— Bon sang, je ne peux pas me contenter de... de me détendre ! repris-je.
La voix de David était basse, chaude et douce.
— Je sais. (Il tendit alors une main et effleura ma peau du bout des doigts.) Dors, maintenant.
Et avant de pouvoir protester, je m'endormis.
* * *
MES RÊVES FURENT HANTÉS.
J'étais debout dans le désert, les yeux fixés sur un horizon plat et sans limites. Le sable voletait paresseusement autour de moi, mais je ne sentais absolument pas de vent... je ne sentais rien.
Non, ce n'était pas exact. Je pouvais percevoir la pression externe de la brise contre ma peau, la sentir jouer dans mes cheveux... mais je ne pouvais pas la ressentir. Pas de l'intérieur.
Je ne percevais pas du tout les éléments.
Aveugle. J'étais aveugle. La panique me déchira intérieurement ; elle était à la fois accablante et étrangement irréelle, comme le sont les choses dans les rêves... intenses et déconnectées.
Voilà ce qui est.
Mais ce n'était pas vrai. J'étais une gardienne; j'avais des pouvoirs ; j'étais bien vivante, contre toute attente. Voilà ce qui vient.
— C'est beau, dit une voix.
Je tournai la tête, et vis qu'une femme se tenait auprès de moi ; grande, splendide, avec une chevelure d'un blanc doré qui cascadait en vagues et des yeux d'améthyste. Sa robe pâle et diaphane claquait dans ce vent que je ne pouvais sentir ; elle leva le visage vers le soleil et s'en imprégna comme un enfant heureux.
Je la connaissais. Elle m'avait sauvé la vie très peu de temps auparavant, juste après avoir abandonné sa propre existence, laquelle était en-dommagée et viciée. Autrefois, elle avait été un djinn comme David, mais l'amour qu'elle ressentait pour un humain l'avait ruinée. Il l'avait transformée en ifrit, une créature faite d'ombres, ne se manifestant sous sa forme djinn qu'à condition d'avoir tiré assez de pouvoir d'autres êtres.
Au mieux, les ifrits étaient des vampires. Au pire, des cannibales.
Elle s'était accrochée à cette semi-vie pendant des centaines d'an-nées, pour rester avec celui qu'elle aimait. Et elle avait abandonné cela pour moi.
Je ne savais toujours pas vraiment pourquoi.
— Coucou, Sara, dis-je, comme si la voir était la chose la plus normale au monde. (Elle n'ouvrit pas les yeux, mais son sourire s'élargit et une fossette apparut sur sa joue.) Où sommes-nous ?
— Au bout du monde, dit-elle en prenant ma main. (Sa peau pâle et parfaite comme de l'ivoire avait la chaleur des djinns.) Où s'écoulent toutes les rivières.
Il n'y avait aucune rivière. Je le lui fis remarquer. Son sourire de Mona Lisa ne faiblit pas.
— C'est une métaphore, ma chérie, dit-elle. Pour l'instant... comment va David ?
— Je suis folle de lui, en permanence, dis-je avec l'honnêteté étrange que l'on a en rêve. Si je le perds, j'en mourrai.
— Non, tu n'en mourrais pas.
— Si. (À cette seule idée, une vague de chagrin noire et écrasante menaçait de me paralyser. Sara pressa ma main, comme si elle savait, comme si elle pouvait ressentir mes émotions. Je pris une brusque inspiration, brûlante et acide.) Où est Patrick ?
— Ici.
— Où ça ?
— Ferme les yeux.
J'obéis, et me retrouvai instantanément dans le monde éthéré; ou du moins, dans le monde éthéré des rêves. Et ce n'était pas Sara qui me tenait la main. Le djinn qui la remplaçait se dessinait en nuances de pouvoir, en traits aux accents tragiques, mais des bleus frais comme la glace et des tons verts miroitaient autour de son aura. Une aurore boréale de paix.
D'une certaine façon, je n'étais pas surprise.
— Oh, dis-je. Te voilà donc. Salut, Patrick.
Non pas qu'il soit possible de parler dans le monde éthéré tel quel, mais c'était mon rêve et donc mes règles. La silhouette de Patrick se tourna vers moi, et d'une certaine façon il superposa à son image l'illusion d'humanité qu'il avait portée pendant plus de trois cents ans... un gros homme pourvu d'une explosion de cheveux blancs blonds, les yeux aussi amers et toxiques que l'absinthe. Le Père Noël, mais du genre à laisser tomber les cadeaux par terre et à se pencher pour jeter un œil sous les jupes des femmes.
— Tu m'as manqué, dit-il, et une main incorporelle me saisit les fesses.
— Mauvaise idée ! Sale tripoteur ! glapis-je en m'éloignant d'un bond.
Il grimaça comme un écolier polisson.
— Tu peux pas m'en vouloir d'essayer.
— Tu es mort, dis-je d'un ton accusateur. Tu devrais pas laisser tomber les mauvaises habitudes ?
— Il est un peu tard pour que je m'assagisse. Bon. Tu es là pour demander ce que tu devrais faire.
— Non, je suis en train de rêver.
— Ah oui ? (Il croisa les bras sur sa poitrine. Cela produisit une su-perposition bizarre; c'était comme de voir un découpage papier en deux dimensions, tenu en face d'un ange lumineux.) Tu devrais faire demi-tour et repartir, ma douce. Tu ne peux pas lutter dans cette bataille. C'est comme un feu de forêt. Même les gardiens du Feu les plus obtus savent que parfois, il faut seulement laisser l'incendie se consumer de lui-même.
— Ce gamin va tuer des gens, Patrick. Je ne peux pas laisser ça se produire.
Il tendit la main et me donna un coup sur le front. Ce fut douloureux.
— Aouch !
J'ouvris les yeux et, tout à coup je regardais à nouveau Sara : belle Sara ensoleillée, qui ramenait tout juste sa main contre son flanc. Elle ne souriait plus.
— Il pleut, dit-elle, et elle se détourna de moi.
Une rafale de vent souffla dans sa robe, laquelle se redéploya en une paire d'ailes chatoyant dans la lumière.
Il ne pleuvait pas. Il n'y avait pas un nuage dans le ciel, pas une goutte d'eau en vue.
Elle faisait face à l'ouest. Loin, à l'horizon, je vis une minuscule trace de noir, une langue de feu miniature qui aurait pu être un éclair.
Cela commença comme un chuchotement, grandit jusqu'à devenir un marmonnement puis un tonnerre grondant comme un million de chevaux galopant sous l'effet de la panique.
Et alors l'inondation arriva en une vague couleur de nuit, s'engouf-frant avec fracas dans les canyons auxquels nous faisions face. C'était une vague épaisse et boueuse, surmontée d'une crête de brume noire, grouillant des restes écrasés de maisons, de commerces et de cadavres.
Démesurée, elle nettoyait le monde humain d'un coup de balai. Rien ne pouvait lui échapper. Elle s'écrasa contre la montagne sur laquelle nous nous tenions, et je sentis le monde frissonner. Un soupir froid et mouillé passa sur moi, puis la vague se sépara en deux et contourna la montagne, nous dépassant dans un vacarme assourdissant et se dirigeant vers le bas, loin dans les profondeurs du gouffre noir de l'infini.
— Où s'écoulent toutes les rivières, dit Sara. (Ses yeux étaient terriblement tristes, terriblement meurtriers.) Rentre à la maison, petite fille.
Ne viens pas mourir ici.
La zone de mon front qu'elle, ou Patrick, avait heurtée, irradia une lueur incandescente et brûlante, puis je sentis que je perdais l'équilibre.
Je hurlai.
Je tombai en direction des flots de mort tourbillonnants, couverts d'écume et puants qui m'attendaient en dessous.
* * *
JE M'ÉCARTAI D'UN brusque sursaut en sentant l'odeur d'ozone, accompagnée de cette sensation de picotement due à la présence d'un éclair tout proche. David conduisait toujours, mais le ciel était devenu gris sombre. Au milieu des nuages, la vue d'un gros amas d'un noir violacé me fit comprendre que les ennuis se préparaient, même sans que j'utilise l'avantage de la Seconde Vue pour l'examiner. La pluie balayait la route en vagues denses et argentées. Par réflexe, je jetai un coup d'oeil au compteur de vitesse, et découvris que nous foncions toujours à presque cent soixante kilomètres heure.Les cheveux qui se dressaient sur ma nuque n'étaient pas seulement dus à l'éclair.
Je tournai la tête et me débarrassai d'une crampe douloureuse, passai les doigts dans mes cheveux (ou du moins j'essayai; ils avaient besoin d'une bonne dose de shampooing et d'un après-shampooing puissance monstre), puis je déglutis pour tenter de faire disparaître cette impression de bouche cotonneuse que j'avais acquise pendant ma sieste. Un autre éclair embrasa l'horizon, bleu blanc, avec un délicat liseré rose. Il explosa en plusieurs rubans, frappant quatre ou cinq cibles d'un coup.
Les paroles d'un ancien gardien me revinrent : Si tu es assez près pour le voir, tu es assez près pour te faire du souci.
David dit :
— Je crois que nous devrions nous arrêter pendant un moment. (Il me lança un coup d'oeil rapide et impersonnel.) Un repas, une douche, une bonne nuit de sommeil. Ordres du docteur.
— Il y a une différence entre être un docteur et jouer au docteur, tu sais.
Je blaguais par réflexe. Je n'étais pas en train de discuter ses conseils ; le rêve m'avait brutalement privée de toute envie de me disputer. Il avait, à sa façon extrêmement obscure, tenté de me dire quelque chose. Pas étonnant que j'aie rêvé de Patrick et de Sara, les deux personnes qui avaient abandonné leur existence pour me rendre au monde mortel... mais j'aurais bien aimé une prédiction beaucoup moins vague.
Comment se fait-il que les sages conseils ne soient jamais dispensés en langage normal, d'ailleurs ?
David indiqua d'un signe de tête la lumière vive d'un néon vert devant nous.
— Je vais me garer.
La tache de clair-obscur se transforma en un Holiday Inn, et alors qu'un nouvel éclair déchirait les cieux en se dirigeant vers la terre, ré-
glant la polarité délicate de la pile du monde, je réalisai que je n'avais même pas posé la question logique.
Alors que David coupait le contact, je me tournai vers lui et demandai :
— Est-ce que tout ça vient pour nous ?
Un nouvel éclair illumina son visage, le nimbant d'ivoire et transformant ses yeux en deux lueurs chaudes, d'un orange doré.
Il répondit :
— Est-ce que ce n'est pas toujours le cas ?