CHAPITRE XV

 

Ce que Forrester n’arrivait pas à comprendre, c’était pourquoi on mettait tant de temps à l’arrêter. Il commençait à voir, par la même occasion, ce qui poussait un criminel à se rendre : c’était cette attente intolérable. Dix fois par heure, il était sur le point de dire au satisfacteur : « C’est moi qui ai aidé le Sirien à s’évader. Dénonce-moi à la police » ; mais chaque fois il s’interrompait dans son geste en pensant : « Pas maintenant ; demain, ou dans quelques minutes… Enfin, pas tout de suite… »

De temps en temps, le satisfacteur l’informait que des messages attendaient — quarante-cinq ce premier jour de solitude. Forrester les refusa tous : il ne voulait voir personne « pour le moment ». Mais il n’arrivait pas à imaginer à quel moment le monde redeviendrait vivable et compréhensible pour lui ; en tout cas, ce n’était pas maintenant. Il explora les ressources de son appartement, de son satisfacteur et de son propre esprit. Il fit de fantastiques repas et but d’étranges boissons écumeuses qui avaient goût tantôt de bière éventée, tantôt de farine lactée parfumée au céleri. Il écouta de la musique et regarda des enregistrements de films. Il avait une furieuse envie d’un jeu de cartes, pour faire des réussites, mais le satisfacteur ne comprenait manifestement pas la description qu’il en donnait. Il rencontra les mêmes effets soporifiques dans toutes les maigres littératures sur lesquelles il était obligé de se rabattre : la lettre de sa femme, qu’il connaissait par cœur ; son guide du 26e siècle, dont il s’était usé les doigts à tourner les pages.

Le deuxième jour, près de soixante-dix messages s’étaient déjà accumulés. Comme la veille, Forrester les refusa tous.

Il demanda au satisfacteur de lui diffuser une sélection de bulletins d’informations sur l’écran vidéoscopique. Le seul sujet qui l’intéressait était évidemment l’évolution de la situation concernant les Siriens. Curieusement, il y avait peu de nouvelles à partir du deuxième jour, seulement des rapports négatifs en provenance des patrouilles de surveillance aux quatre coins du ciel, un nombre d’estimations et pronostics en régression concernant l’échéance possible d’une attaque. À cet égard, l’avis général semblait être pas avant plusieurs semaines au moins. Forrester ne manqua pas de s’étonner : il se rappelait parfaitement, en effet, que Sirius était à quelque cinquante années-lumière, et le satisfacteur lui confirma qu’aucun moyen n’avait été encore trouvé de dépasser la vitesse de la lumière. Il en conclut finalement que les Siriens devaient posséder d’une manière ou d’une autre une faculté d’émettre plus rapide que la lumière, et la Terre aussi, nécessairement ; de telle sorte que, même si le fugitif ne réussissait pas à atteindre sa planète, il avait toujours la ressource d’envoyer un message. Et, pour peu qu’une patrouille militaire sirienne se trouve à ce moment-là aux abords de Sol…

Mais rien n’était moins évident qu’une telle éventualité. Le troisième jour, il n’y avait que douze messages pour Forrester, tous refusés par son destinataire.

En fait, il passait le plus clair de son temps à dormir. Il possédait quatre-vingt-treize millions de dollars et jouissait d’une parfaite santé. Il ne voyait donc pas de meilleur moyen de dépenser l’un et l’autre.

— Satisfacteur ! Dis-moi ce que j’ai fait à Adne. De mal, j’entends.

— De mal ? Dans quel sens, Homme Forrester ? Je ne retrouve trace d’aucun acte antisocial de votre part.

— Ne finasse pas avec moi, veux-tu ? Pourquoi m’en veut-elle depuis un certain temps ?

Le satisfacteur commença à se lancer dans une grande théorie sur les déséquilibres hormonaux et les composants inévitables des émotions qui ne répondait pas du tout aux préoccupations de Forrester. Celui-ci commanda d’abord une bière, avant de réitérer sa question :

— Je te prie de me donner des réponses précises. Tu entends tout ce qui se passe, n’est-ce pas ?

— Exact, Homme Forrester. Sauf si je reçois l’ordre spécifique de ne pas écouter.

— Bon, alors, je l’ai offensée ? Comment ?

— Il m’est difficile d’évaluer l’ampleur des offenses, Homme Forrester, mais je peux citer certains actes particulièrement significatifs. Par exemple, vous avez refusé sa proposition de nom réciproque.

— C’est donc si grave ?

— C’est offensant selon les conventions sociales, en effet, Homme Forrester.

Forrester fit la grimace en goûtant la bière qui venait de lui être servie à côté de son divan. Il en commanda une autre — une parfumée à la framboise comme on lui avait servi l’autre jour — et pria le satisfacteur de continuer.

— Autre exemple : votre conduite lorsque Homme Heinzlichen Jura de Syrtis Major vous a notifié son intention de vous tuer a été jugée indigne à certains égards.

— N’a-t-elle donc pas compris que c’était parce que je n’avais pas l’habitude des usages d’aujourd’hui ?

— Si, Homme Forrester, certainement. Néanmoins, elle a jugé votre conduite comme indigne. Autre exemple : vous vous êtes laissé sombrer dans l’indigence. Autre exemple : vous lui avez reproché ses relations avec d’autres hommes.

La deuxième version de la bière que Forrester avait commandée était aussi désastreuse que la première, mais il n’avait plus l’esprit à faire une autre tentative dans ce domaine. Il répondit au satisfacteur :

— Mais c’est parce que je l’aimais, tout simplement !

— Il y a des aspects inévitables du syndrome « amour » que nous ne pouvons pas discerner, Homme Forrester.

— Je ne t’en demande pas tant, à toi : tu n’es qu’une machine ! Mais je croyais qu’Adne, elle au moins, était une femme. — Il soupira — Enfin, je dois reconnaître effectivement qu’il y a un problème. Tant pis !

Il fit un geste de la main : un miroir apparut, et il se mit à examiner son visage. Il avait l’air d’un véritable clochard avec ses cheveux en bataille et sa barbe de trois jours.

Le temps passait, et il n’osait toujours pas poser la question qui lui permettrait de savoir si on le soupçonnait d’être le complice du Sirien. Il en était réduit alors à aborder d’autres questions plus innocentes, dont les réponses, toutefois, le laissaient perplexes. Par exemple, s’il eut la confirmation que son ami dans la société des Oubliés, Jerry Whitlow, était mort, il apprit que sa résurrection était très aléatoire et se demanda surtout à quoi le satisfacteur faisait allusion quand il lui dit que Whitlow avait été « retourné en réserve ». L’interprétation de Forrester fut un moment que le corps avait été utilisé comme matière première, peut-être dans un des lacs organiques comme la fameuse Mer de Vie, d’où provenaient tous les produits alimentaires. Mais Forrester était vraiment trop rebuté par une telle idée pour retenir plus longtemps cette interprétation, dût-il ne jamais comprendre pourquoi la résurrection de Whitlow était si aléatoire.

— Combien de messages aujourd’hui, satisfacteur ? demanda-t-il sans conviction.

— Aucun message pour vous aujourd’hui. Homme Forrester.

Forrester considéra l’appareil avec curiosité. C’était une surprise agréable, en un sens, car tout ce qui changeait de la routine était le bienvenu, mais c’était en même temps un peu inquiétant. Tout le monde l’avait-il oublié ?

— Vraiment ? Aucun message ? Personne ne veut me parler ?

— Aucun autre message que ceux déjà refusés, Homme Forrester. Par ailleurs, d’après l’enregistreur acoustique, seul Homme Hironibi désire vous parler. Il a laissé des instructions concernant la possibilité de lui faire parvenir des messages. Mais cela remonte déjà à six jours.

Forrester tombait des nues :

— Six jours ? Mais depuis combien de temps suis-je ici ?

— Dix-neuf jours. Homme Forrester.

Il faillit en perdre le souffle. Dix-neuf jours ! Eh bien, on pouvait dire que son absence ne pesait guère à ses amis ! Sinon, ils auraient bien trouvé le moyen de défoncer la porte au besoin.

Mais ces dix-neuf jours avaient aussi leur contrepartie, plus rassurante : si l’on avait dû l’arrêter pour son rôle dans l’évasion du Sirien, cela n’aurait certainement pas pris tout ce temps. Était-il présomptueux, alors, d’affirmer qu’il était tiré d’affaire ? Qu’il allait pouvoir retourner dans la société des hommes ?

Il prit rapidement une décision et, avant d’avoir pu changer d’avis, se jeta à l’eau :

— Satisfacteur ! Je veux un bain complet, rasage, vêtements neufs ! Aujourd’hui, je sors !

Ses bonnes résolutions ne durèrent que l’espace d’une toilette. Déjà, lorsqu’il se retrouva dans le couloir de l’immeuble, elles commencèrent à faiblir.

Personne dans le couloir ; aucun bruit. Mais, pour Forrester, c’était comme une piste en pleine jungle avec des tas de dangers inconnus de chaque côté. Il appela un ascenseur pour se faire conduire au niveau piétonnier et, quand la porte s’ouvrit, il y entra prudemment, comme s’il avait peur qu’un ennemi soit caché dedans.

Mais il n’y avait personne nulle part. Rien ni personne non plus sur l’immense hoverpiste, comme il put le constater un peu plus tard. Tout semblait mort.

Forrester n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Qu’il n’y ait pas de piétons, passe encore : il n’y en avait jamais beaucoup. Mais aucun trafic hélicomobile, voilà qui était plus dur à admettre. Même s’il n’y avait aucun véhicule en vue, il aurait dû au moins percevoir le fond sonore caractéristique qui emplissait d’habitude la cité. Qu’il n’y ait pas le moindre signe de vie paraissait incroyable. Où les gens étaient-ils donc partis ?

Avec un tremblement dans la voix, il commanda un taxi, qui arriva deux minutes après — un taxi classique en conduite autocommandée. Il grimpa dedans et lui dit de l’emmener jusqu’à… Jusqu’à aucun endroit en particulier : de l’emmener, tout simplement, pour qu’il puisse voir un peu plus loin dans toutes les directions.

Mais il eut beau aller le plus loin possible, nulle part il ne vit l’ombre d’un être humain. Il n’y avait plus personne !

Il commençait à être pris de panique :

— Satisfacteur ! Que s’est-il passé ?

— À quel point de vue ? lui demanda la machine innocemment.

— Où est-ce que tout le monde est parti ? Adne ? Les enfants ?

— Adne Bensen et ses enfants. Homme Forrester, sont actuellement en cours d’emmagasinage dans le Bâtiment Neuf des Urgences Hibernatoires. Toutefois, on ignore encore si suffisamment de place y sera disponible pour eux sur une base permanente, et cette localisation doit donc être considérée comme provisoire, en attendant l’achèvement de bâtiments supplémentaires…

— Tu veux dire qu’ils sont… morts ?

— Cliniquement morts, c’est exact, Homme Forrester.

— Et… — Forrester chercha dans sa mémoire. — Attends… Ce Martien, là… Non, pas Heinzie : l’autre, avec un nom irlandais… Kevin O’Rourke. Il est mort aussi ?

— Oui, Homme Forrester.

— Et la danseuse italienne que j’ai rencontrée au restaurant, chez les Oubliés ?

— Morte aussi, Homme Forrester. Ils sont tous morts.

— Mais qu’est-il arrivé, à la fin ? cria Forrester.

Le satisfacteur répondit prudemment :

— En termes objectifs, Homme Forrester, on a enregistré une augmentation imprévue du nombre de mises en hibernation. Plus de quatre-vingt-dix-huit pour cent de la race humaine sont en état de stockage cryogénique. En termes subjectifs, les causes du phénomène ne sont pas encore très bien établies, mais elles semblent avoir un rapport avec la perspective d’invasion de la Terre par des créatures vivantes extra-solaires, probablement siriennes.

— Autrement dit, tout le monde s’est suicidé ?

— Non, Homme Forrester. Beaucoup ont préféré être tués par d’autres ; c’est le cas de Homme Heinzlichen Jura de Syrtis Major : lui, si vous vous en souvenez, a choisi d’être tué par vous.

— Dieu du ciel ! murmura Forrester pour lui-même, en se laissant aller contre le dossier de son siège.

Morts ! La quasi-totalité de la race humaine morte ! C’était plus qu’il ne pouvait encaisser d’un seul coup. Il demeura un moment le regard perdu dans le vague, comme privé de toute réaction, jusqu’à ce que le satisfacteur lui demande, sur un ton désolé, s’il voulait choisir une destination.

— Je ne sais pas… Peut-être. Mais attends : tu as bien dit que quatre-vingt-dix-huit pour cent des gens étaient morts, n’est-ce pas ?

— Quatre-vingt-dix-huit virgule un pour cent exactement, Homme Forrester.

— Mais alors il y en a encore qui sont vivants ! Y en a-t-il parmi eux que je connaisse ?

— Oui, Homme Forrester. Certaines catégories ou professions sont toujours en vie dans de larges proportions en vertu de demandes spéciales justifiées par leur fonction sociale, comme, par exemple, les médecins-spécialistes opérant dans les centres d’hibernation. Il y en a d’autres également. L’un d’eux, que vous connaissez, est Homme Hironibi. Non seulement, il est en vie, mais il a, comme vous le savez, donné des instructions spéciales concernant la possibilité de recevoir des messages de vous.

— Eh bien, emmène-moi tout de suite chez Taiko ! s’écria Forrester. Je vais voir enfin quelqu’un de vivant !

En fait, ce qu’il garda pour lui, c’était surtout qu’il ne voulait plus voir le spectacle de ruines laissé par les morts. Aussi longtemps qu’il serait convaincu que c’était lui qui les avait tués…