CHAPITRE III

 

Des éclats de rire alternaient avec une voix de femme qui hurlait :

— Il la fait tourner ! Il la fait tourner ! Oui, je crois que j’ai vu la cartouche !

Forrester ouvrit les yeux. Il était étendu sur quelque chose qui cahotait et bourdonnait légèrement. Une jeune fille avec un ensemble bleu, le dos tourné, était en train de regarder ce qui, à première vue, ressemblait à un écran de télévision, sur lequel on pouvait voir une sorte d’arène où une jeune fille — celle qui poussait les hurlements — était penchée sur un homme qui avait les yeux bandés et tenait un revolver. Elle trépignait tellement d’excitation qu’elle en avait le visage tout cramoisi.

La douleur dans tout le corps vint très vite rappeler à Forrester ce qui s’était passé. Il était d’ailleurs surpris d’être encore vivant. Il grogna :

— Hé, là !

La jeune fille en bleu tourna la tête par-dessus son épaule :

— Ça va, reposez-vous. Nous arrivons dans une minute.

— Où ça ?

D’un geste impatient, elle appuya sur quelque chose, et l’arène avec l’homme et la jeune fille disparut. Juste au moment où l’homme semblait lever son revolver. Forrester se retrouva alors en train de contempler un ciel bleu et des nuages.

— Soulevez-vous un peu, dit la jeune fille en bleu. Vous allez voir où c’est. Là !

Forrester essaya de s’appuyer sur un coude, réussit à voir des arbres et, vaguement, quelques immeubles aux couleurs pastel, mais il retomba.

— Je n’arrive pas à me soulever ! Ma parole, ils m’ont à moitié tué !

Il s’aperçut alors qu’il était sur une sorte de civière et qu’il y en avait une autre à côté de la sienne. Mais un drap recouvrait complètement la tête de la personne qui y était étendue.

— Qui est-ce ? demanda Forrester.

— Est-ce que je sais, moi ? Je me contente de ramasser les gens ; je ne leur demande pas de me raconter leur vie. Maintenant détendez-vous ou je vais être obligée de vous faire dormir de force.

— Espèce de petite… ! s’écria Forrester, qui avait le qualificatif exact sur le bout de la langue. Si vous croyez que je vais me laisser faire comme ça ! J’exige que vous… Hé là ! mais qu’est-ce que vous faites ?

La jeune fille s’était complètement retournée et braquait sur lui un ustensile qui ressemblait beaucoup à son satisfacteur :

— Allez-vous vous taire et vous tenir tranquille à la fin ?

— Je vous avertis : n’essayez pas… !

Elle soupira, et, au même moment, quelque chose de frais se répandit sur le visage de Forrester.

Il rassembla toute son énergie pour dire à la jeune fille ses quatre vérités, en y incluant les péripéties de sa vie privée, et protester contre la façon intolérable et parfaitement arbitraire dont on traitait dans ce monde les honorables citoyens comme lui. Mais sans succès. Tout ce qu’il réussit à articuler fut : « Arr… arr… » Bien que restant lucide, il se sentait très faible.

— Tu nous ennuies, mon mignon ! dit la jeune fille. C’est vrai, vous êtes tous les mêmes : il suffit que vous vous réveilliez dans un hibernatorium pour vous croire sortis de la cuisse de Jupiter. D’accord, tu es vivant. D’accord, tu as eu la chance la plus formidable de ta vie. Mais qu’est-ce que tu veux que ça nous fasse ?

Pendant ce temps, l’aéronef amorçait son atterrissage, mais la jeune fille, qu’on aurait pu supposer être le pilote, n’y faisait même pas attention. Très en colère, elle ajouta :

— Écoute, je connais mon travail, et mon travail, c’est de te maintenir en vie, ou mort, dans les meilleures conditions de sécurité possible jusqu’à ce qu’on s’occupe de toi. Je ne suis pas obligée de parler avec toi. Je ne suis même pas obligée de t’écouter.

Forrester fit encore « Ar.r.r.r… »

— Tu ne me plais même pas, poursuivit-elle d’un ton vexé. Et, par-dessus le marché, tu m’as fait rater mon feuilleton favori. Je vais te faire dormir, tu vas voir.

Et, juste au moment où Forrester sentait l’aéronef se poser, elle leva de nouveau le satisfacteur et, effectivement… il dormit.

À la température de l’hélium liquide, toute réaction chimique cesse…

C’est à partir de cette constatation, assortie d’un espoir raisonnable, qu’avait été élaborée la plus grande industrie de la fin du vingtième siècle.

L’espoir raisonnable était que les progrès de la médecine au cours des années passées seraient égalés par des progrès identiques dans l’avenir. Ainsi — et peu importe de quoi une personne meurt — on trouverait à un moment donné un moyen de soigner la maladie, de réparer les conséquences d’un accident ou, du moins, de faire en sorte que toute séquelle de l’un ou de l’autre ne soit pas incompatible avec la poursuite d’une vie et d’une activité normales, (y compris une méthode pour réparer le dommage causé par la congélation d’un corps à cette température).

La constatation était que la congélation arrêtait le temps.

Quant à l’industrie en question, c’était l’« Immortalité et Cie ».

La cité de Shoggo, où Forrester s’était réveillé après son hibernation artificielle, était une ville énorme qui avait à peu près huit cents ans. Environ quatre cents hectares de parc en bordure d’un lac s’étaient transformés en colline, autour de laquelle tout était plat. En réalité, la colline était un phénomène artificiel : c’était le centre d’hibernation pour cette partie de la planète.

Plus de cent mille mètres cubes de terre avaient été excavés afin de construire une immense chambre froide pour êtres humains. Une fois terminée, on la recouvrit avec la terre ainsi dégagée pour en assurer l’isolation. La différence de température entre la surface et le cœur de la colline réfrigérée avoisinait trois cents degrés Kelvin{1}, échelle servant de référence pour le fonctionnement de l’hibernatorium.

Quand il se rendit compte où l’hélicoptère l’avait amené, Forrester fut aussitôt envahi par une terreur indicible. Commençant à reprendre conscience, il se sentait terriblement faible, comme si le liquide vaporisé par le satisfacteur de la fille l’avait privé de quatre-vingt-dix pour cent de sa faculté de commander à ses muscles (c’était d’ailleurs le cas). En voyant le plafond uniforme et luisant au-dessus de sa tête et en reconnaissant le bruit métallique un peu plaintif des milliers d’instruments impressionnants qui redonnaient la vie aux gens, il eut la certitude affolante qu’il allait encore être mis en hibernation. Et il restait là, étendu, grognant des sons inarticulés, tandis qu’on était en train de s’occuper de lui.

Mais, de toute évidence, on ne le mettait pas en hibernation. On était juste en train de le « rafistoler » un peu. On lui nettoya bien ses plaies avec un petit instrument métallique, après quoi on étala dessus une espèce de gelée transparente qui sortait d’un long tube cylindrique argenté. Pendant quelques secondes également, on lui maintint la cuisse gauche serrée entre deux plaques incandescentes — certainement un appareil de radiographie — et, pour finir, on le badigeonna à l’endroit du cœur avec un liquide noir et brillant comme de la laque.

Ce mystérieux émollient semblait étonnamment efficace, car Forrester se sentit tout de suite mieux et, en tout cas, de nouveau en état de parler.

— Merci, fit-il.

Le jeune homme un peu rougeaud qui était penché sur lui — et n’attendait manifestement pas de remerciements — hocha machinalement la tête et passa une sonde en argent sur le nombril de son patient. Puis, ayant jeté un coup d’œil dessus, il annonça :

— Parfait. Je crois que nous en avons terminé avec vous. Levez-vous et essayez de marcher jusqu’au bureau du Dr Hara.

Forrester balança ses jambes en dehors de l’espèce de couchette sur laquelle il était étendu et se rendit compte qu’il pouvait marcher tout à fait normalement. C’est à peine s’il sentait même la douleur aux endroits de ses plaies, malgré quelques élancements.

— Vous êtes retapé maintenant, lui dit le jeune homme. Vous pouvez partir d’ici. Mais n’oubliez pas de passer voir Hara : j’ai l’impression que vous êtes allé vous chercher quelques ennuis.

Et, comme Forrester lui demandait quel genre d’ennuis, il répondit en lui tournant le dos qu’il n’avait qu’à interroger le Dr Hara pour le savoir.

Forrester aurait même pu se passer des flèches lumineuses, par terre, pour retrouver le chemin du bureau de Hara. Une fois sorti du service des urgences, il se retrouva dans la partie de l’hibernatorium dont il se souvenait. C’est là qu’il s’était réveillé d’un sommeil d’un demi-millénaire. Là que, tous les jours pendant une semaine, il s’était baigné dans une sorte d’huile légère et tiède qui vibrait légèrement et le picotait, lui causant une sensation d’assoupissement, mais le rendant en même temps chaque jour plus fort. C’était au niveau juste en dessous de celui-ci qu’il faisait ses exercices, et dans le bâtiment de l’autre côté du parterre de poinsettias (qui étaient ici tout en or brillant) qu’il dormait.

Il se demandait ce qu’était devenu le reste de ce qu’il ne pouvait s’empêcher d’appeler sa « promotion ». Tous ces martyrs de la science étaient en effet décongelés par fournées — il y en avait cinquante d’un seul coup dans son groupe — et, bien qu’il n’ait pas passé beaucoup de temps avec eux, leur expérience commune les avait tous rapprochés rapidement. Mais, à leur sortie du Centre d’Hibernation, chacun s’en était allé de son côté, apparemment pour des raisons politiques. Forrester regrettait qu’ils aient perdu contact.

Brusquement, il éclata de rire. Une femme vêtue d’une combinaison bleue et qui parlait dans un petit appareil à son poignet se retourna sur son passage et le toisa avec une curiosité mêlée de mépris. Il s’excusa, sans toutefois se retenir de rire, et poursuivit son chemin, toujours précédé par la signalisation lumineuse. On devait sûrement le prendre pour un original. Il se sentait d’ailleurs original. Il s’amusait de voir avec quelle indifférence finalement il regrettait la compagnie de ses camarades d’hibernatorium. Pourtant, il y avait à peine quarante-huit heures qu’il les avait quittés.

Quarante-huit heures plutôt mouvementées, pensa-t-il. Un peu affolantes aussi. Même la richesse n’était pas une garantie aussi sûre contre ce monde qu’il l’avait pensé.

La signalisation lumineuse disparut lorsqu’il arriva devant le bureau de Hara. Ce dernier l’attendait devant la porte.

— Sacré kamikaze ! fit-il sur le ton du reproche amical. Je ne peux pas vous laisser cinq minutes sans que vous fassiez des bêtises ?

Forrester, qui n’avait pourtant jamais été d’un tempérament très démonstratif, lui serra frénétiquement la main :

— Je suis bigrement heureux de vous voir, vous savez ! Je ne sais plus où j’en suis. Il se passe de ces choses !…

— Si vous vous teniez tranquille un peu ! Asseyez-vous.

Hara fit sortir un fauteuil du mur et une bouteille de son bureau. Il versa un verre à Forrester en disant :

— Je m’attendais à vous voir arriver ici par vos propres moyens, vous savez, pas dans un hélicoptère d’intervention pré-hibernatoire. Le Centre ne vous a pas mis en garde que quelqu’un en avait après vous ?

Forrester était à la fois surpris et indigné :

— Mais non ! Quelqu’un en avait après moi ? J’ignorais complètement…

Et puis d’un seul coup tout lui revint :

— À moins que ce ne soit ce dont parlait le satisfacteur : cette histoire d’assurance et de garanties… et d’un certain Heinz quelque chose de Syrtis Major. C’est en rapport avec Mars, n’est-ce pas ?

— Heinzlichen Jura de Syrtis Major, précisa Hara.

Après avoir trinqué, il but une petite gorgée. Forrester fit de même. C’était encore du champagne. Hara soupira :

— Décidément, Charles, je ne crois pas que je serai jamais emballé par cette boisson.

— Peu importe votre boisson !… C’était donc le Martien ! Le type au collant orange ! Celui qui m’a frappé, avec ses hommes de main !

— Mais bien sûr, fit Hara, un peu étonné.

Forrester avala le contenu de son verre d’un trait.

Ce n’était pas du très bon champagne, (il suffisait que Forrester lui ait dit que ce breuvage était un des fleurons du passé pour que Hara veuille s’en procurer à tout prix), et il n’était pas non plus très adapté à la circonstance. Son gaz picotait le nez. Mais, au moins, il contenait de l’alcool, et Forrester en avait bien besoin.

— S’il vous plaît, dites-moi ce qui s’est passé, demanda-t-il presque sur un ton d’humilité.

— Je ne sais pas par où je dois commencer. Qu’avez-vous fait à Heinzie ?

— Mais rien ! Enfin… Non, vraiment, je ne sais pas. Je lui ai peut-être marché sur les pieds sans faire attention quand nous avons dansé.

Hara prit un air furieux :

— Un Martien ? Vous lui avez marché sur les pieds ?

— Je ne vois pas ce qu’il y a de si terrible ! Enfin, à supposer que je l’aie fait — mais je n’en suis même pas sûr — vous n’allez pas vous mettre dans tous vos états pour une chose aussi ridicule !

— Mars n’est pas Shoggo, dit Hara en s’efforçant de garder son calme. Et, justement, je peux très bien me mettre dans tous mes états, même si cela vous semble ne pas en valoir la peine. Vous avez lu votre manuel d’orientation ?

— Pardon ?

— Le guide de l’année 2527. On vous l’a remis quand vous êtes sorti d’ici.

Forrester fit un effort pour se souvenir :

— Ah oui ! Il me semble que je l’ai oublié hier, à la soirée.

— De mieux en mieux ! s’exclama Hara, écœuré. Voudriez-vous essayer de vous souvenir une bonne fois, premièrement, que vous êtes en quelque sorte sous ma responsabilité ; deuxièmement, que vous ne connaissez pas cette ville ! Je vais vous faire remettre un autre exemplaire du livre. Et lisez-le ! Revenez me voir demain ; j’ai du travail à faire maintenant. En sortant, n’oubliez pas de vous arrêter au bureau des départs pour récupérer vos affaires.

Il accompagna Forrester jusqu’à la porte. Au moment de se retourner, il s’arrêta :

— Oh !… Adne Bensen vous envoie le bonjour. C’est une fille charmante. Vous lui plaisez.

Là-dessus, il referma la porte.

Après quelques dernières formalités, le service médical laissa partir Forrester. Celui-ci reçut en sortant un beau dossier tout blanc avec son nom imprimé en lettres d’or.

Il contenait quatre séries de documents. Il y avait d’abord son dossier médical, assez volumineux ; ensuite, le livre dont Hara lui avait parlé, sorte de brochure reliée bronze, avec son titre en lettres phosphorescentes :

VOTRE GUIDE DU 26e SIÈCLE

(Édition de 1970-1990)

Le troisième document semblait être un acte juridique quelconque. La feuille, renforcée d’une matière rigide bleue faisait penser à une assignation. Forrester se souvint que le médecin qui l’avait soigné lui avait parlé d’ennuis. Cette feuille avait bien l’air d’annoncer des ennuis, encore que le texte lui en parût passablement obscur :

Vous, Charles Dalgleish Forrester, trente-sept ans écoulés, n’ayant fait l’objet d’aucune condamnation, sans engagement politique, actuellement sans emploi, êtes requis, avec nos compliments, de faire ce qui suit : Vous présenter à l’Audience de Conformité, à 10 heures 75, le 15e Jour du 9e Mois…

Il constata avec inquiétude que le document avait bien l’apparence d’un acte juridique. Sur presque toute la surface de la feuille, des signes en code, mais lisibles cependant, qui rappelaient les inscriptions portées par ordinateur sur les chèques. Pas de doute : c’était bien une assignation. Mais une date figurait sur la feuille et, autant que Forrester pût calculer, cette date reportait à plus d’une semaine en arrière ; aussi reclassa-t-il la feuille avec soulagement, et il regarda le dernier document du dossier.

C’était un relevé de compte. Y était joint une bande métallique mince, sur laquelle Forrester reconnut les mêmes formes d’impression, caractéristiques d’un chèque, que tout à l’heure. Mais, cette fois, c’était bien un chèque.

Il le palpa avec amour, avant de se préoccuper du montant qui y figurait. Il trouva finalement la somme inscrite : deux cent trente et un mille cinquante-sept dollars cinquante-six.

Par réflexe, Forrester voulut le plier, mais le chèque revint instantanément à sa position initiale, comme un ressort, et il dut le mettre tel que dans sa poche, qui était sans doute l’endroit le plus recommandé pour mettre un chèque.

Il était quelque peu déçu qu’il y ait presque vingt mille dollars de moins que ce qu’il attendait. Mais, en termes de pourcentages, cette somme était relativement insignifiante, et il se fit volontiers à l’idée que cette société, comme toutes les sociétés, connaissait sans aucun doute le principe des impôts. Il pouvait bien, après tout, se résigner à abandonner vingt mille dollars à titre de frais d’initiation.

Se sentant nettement mieux à tous les points de vue, il sortit dehors et regarda autour de lui.

La journée était déjà assez avancée. Il avait le soleil à sa droite et une étendue d’eau de couleur gris-bleu à sa gauche. Il regardait vers le sud. Un avion était en train de survoler l’énorme masse de la cité dont les profondes artères fourmillaient de choses qui avançaient lentement. Le soleil faisait des jeux de reflets avec le verre et l’acier et, bien qu’il fasse encore jour, naissaient déjà dans la cité les premières lueurs des néons et fluorescences.

Il y avait au moins dix millions d’habitants à Shoggo. Il y avait des théâtres, des salles de jeux et un tas d’autres endroits où Forrester pouvait trouver un ami ou rencontrer une femme. Ou bien un ennemi. Là-bas, il y avait la fille qu’il avait embrassée la nuit dernière — Tip, elle s’appelait ? — Et le Martien complètement cinglé qui avait essayé de le tuer, avec sa bande de molosses.

Mais où exactement ? Forrester ne savait par où commencer.

Bien vivant, en parfaite santé, avec près d’un quart de million de dollars en poche, il se sentait à l’écart de tout. Sur cette planète habitée par dix-sept milliards d’êtres humains vivants et un nombre au moins deux fois plus grand de leurs semblables en train de rêver dans leur bain d’hélium, il se sentait désespérément seul.

De sa ceinture monta la voix du satisfacteur :

— Voulez-vous prendre vos messages, Homme Forrester ?

— Oui, dit Forrester, pris de court. Euh… non, attends une minute.

Il prit la dernière cigarette du paquet qu’il avait acheté le matin, l’alluma et jeta le paquet. Il réfléchit.

Le satisfacteur était un peu comme un génie qui exaucerait les vœux. La rapidité et la précision de l’appareil le prenait toujours au dépourvu ; de plus, il avait l’impression que l’autre exigeait de lui la même exactitude, dont il ne se sentait absolument pas capable.

Mais, pour se remonter le moral, il se dit qu’il n’avait jamais affaire après tout qu’à un système de transmission radio communiquant à distance avec un jeu de transistors et de tores de ferrites sans âme.

— Écoute, dit-il finalement. Je crois que j’aurais intérêt à retourner à mon appartement et à tout reprendre par le commencement. Quel est le meilleur moyen pour s’y rendre ?

— Homme Forrester, le meilleur moyen de vous rendre à l’appartement que vous occupiez est de prendre un taxi. Je peux vous en appeler un. Toutefois, je dois vous informer que cet appartement n’est plus à vous. Voulez-vous prendre vos messages ?

— Attends un peu : pourquoi l’appartement n’est-il plus à moi ? Je n’ai jamais dit que je le libérais !

— Ce n’est pas nécessaire. Homme Forrester. C’est automatique dès que vous en partez.

Forrester s’arrêta un instant pour réfléchir à la situation. En fait, ce n’était pas si grave ; il n’avait rien laissé d’important dans cet appartement : pas de bagages, aucun objet personnel, pas même de quoi se raser (Hara lui avait dit qu’il n’aurait pas besoin de se raser pendant au moins une semaine). Simplement les vêtements qu’il portait la nuit précédente ; mais c’était de toute façon des vêtements qui se jettent et nul doute que quelqu’un les avait déjà jetés.

— Et qui a payé la note ?

— La note a été payée par le Centre d’Hibernation, Annexe post-hibernatoire. Elle a été portée sur votre relevé de compte, Homme Forrester. Vous avez un message urgent, deux messages personnels, une notification, sept petites annonces…

— Tu me les diras après.

Une fois encore, Forrester essaya de formuler correctement sa question, mais il renonça. Il lui fallait se rendre à l’évidence : aussi intelligent fût-il, il n’était pas programmeur d’ordinateur, alors à quoi bon essayer de donner le change ? Il semblait absurde de demander à une machine de formuler des jugements de valeur, mais sait-on jamais…

— Dis-moi un peu : que ferais-tu, là, maintenant, si tu étais moi ?

Le satisfacteur répondit sans hésitation, comme si ce genre de question était posée tous les jours :

— Si j’étais vous, Homme Forrester, c’est-à-dire si j’étais humain, sortant à peine d’hibernation, sans logement, privé des rapports sociaux élémentaires, sans emploi, sans expérience…

— D’accord, c’est effectivement ma situation, s’impatienta Forrester. Réponds à la question.

Quelque chose était en train de lui glisser sous les pieds. Il fit un pas brusque de côté et vit une « chose » métallique scintillante.

— J’irais dans un salon de thé. Homme Forrester. Là, je lirais mon livre d’orientation en dégustant une petite collation. Ensuite, je réfléchirais sérieusement à la situation. Ensuite…

— Ce sera tout pour le moment.

La chose métallique, qui semblait lorgner le paquet de cigarettes que Forrester avait jeté, se rua brusquement dessus et l’avala goulûment. Forrester s’amusa à l’observer encore quelques instants puis hocha la tête :

— Tu as de bonnes idées, machine. Emmène-moi à un salon de thé !