CHAPITRE II

 

Le lit sur lequel Forrester reposait était ovale, élastique et agréablement douillet. Il ronronnait doucement, gaiement, et c’est ce qui réveilla Forrester. Puis le ronronnement cessa quand celui-ci se mit à bouger, et Forrester sentit alors quelque chose lui masser les muscles du dos. Des lumières s’allumèrent, et une musique, sortie d’on ne sait où, se mit à jouer en sourdine sur un rythme et des airs tziganes. Forrester s’étira, bâilla, se passa la langue sur les dents et s’assit.

— Bonjour, Homme Forrester, dit le lit. Il est huit heures cinquante et vous avez un rendez-vous à neuf heures soixante-quinze. Voulez-vous que je vous dise les appels que vous avez reçus ?

— Pas maintenant, dit Forrester.

Hara l’avait déjà averti au sujet du lit qui parle, aussi n’était-il ni surpris ni effrayé. Cela faisait partie des commodités de ce monde où l’on s’ingéniait manifestement à vous rendre la vie si facile.

Forrester, qui avait trente-sept ans quand il était mort brûlé vif et estimait avoir aujourd’hui toujours le même âge, alluma une cigarette pour s’aider à réfléchir sérieusement sur sa situation. Il se dit qu’il avait accompli une performance encore jamais égalée par aucun homme de trente-sept ans dans toute l’histoire de l’humanité. N’était-il pas de nouveau en vie, en pleine santé et entouré de monde ? Sans oublier le quart de million de dollars…

Bien sûr, son cas n’était pas aussi unique qu’il le pensait. Mais, n’ayant pas encore admis totalement le fait qu’il était mort et ressuscité, et encore moins qu’ils étaient des millions comme lui, il se sentait unique en son genre. Et parfaitement bien dans sa peau.

— Je viens de recevoir un autre message pour vous. Homme Forrester, annonça le lit.

— Tout à l’heure. Quand j’aurai bu une tasse de café.

— Désirez-vous que je vous fasse servir du café, Homme Forrester ?

— Tu es casse-pieds, tu sais ! Je te dirai quand j’aurai besoin de quoi que ce soit.

Ce que Forrester désirait en réalité, encore qu’il ne se le soit pas clairement avoué à lui-même, c’était jouir un moment de la sensation de n’avoir aucun engagement, aucune contrainte. C’était comme une libération. C’était comme sa première semaine de formation à l’Armée, quand il s’était rendu compte qu’il y avait deux manières de s’en sortir, et que la plus facile était de se la couler douce ; ce qui se résumait à ne prendre aucune décision, à n’avoir aucune initiative, et à simplement obéir aux ordres sans réfléchir. Dans ces conditions, on avait un peu l’impression de faire un séjour prolongé dans un camp de vacances au rabais.

Ici, le cadre était évidemment beaucoup plus somptueux ; mais le principe était le même. Il n’avait pas besoin de se faire de soucis à propos de telle ou telle obligation : il n’avait pas d’obligations. Pas besoin de s’assurer que les enfants n’allaient pas être en retard pour l’école : il n’avait plus d’enfants. Ni de s’inquiéter que sa femme ait suffisamment d’argent pour la journée : il n’avait plus de femme. Il pouvait s’il le voulait se fourrer de nouveau sous les couvertures et redormir. Personne ne l’en empêcherait ni n’en serait fâché. Il pouvait, s’il lui en prenait l’envie, se saouler, coucher avec une fille ou écrire un poème. Toutes ses dettes étaient payées ou bien oubliées depuis des siècles. Par la force des choses, il se trouvait délié de toutes les promesses qu’il avait pu faire. Le mensonge qu’il avait raconté à sa femme, Dorothy, à propos d’un certain week-end de 1962 n’avait plus aucune importance : en admettant même que la vérité soit découverte, personne n’en aurait cure.

En deux mots, il avait un chèque en blanc sur la vie.

Mieux même, il avait une très sérieuse garantie de voir cette vie se prolonger longtemps : il n’était pas malade, aucune menace ne pesait sur lui, et même la tumeur à la jambe qui le préoccupait tant avant sa mort ne présentait plus aucun danger, sinon les médecins qui l’avaient surveillé pendant son hibernation s’en seraient déjà occupés. Il ne devait plus craindre de se faire écraser par une voiture — si tant est qu’il y ait encore des voitures — puisque, au pire, cela signifiait seulement quelques siècles supplémentaires dans le bain d’hélium liquide et un nouveau retour à la vie, en meilleure condition que jamais !

Bref, il avait tout ce qu’un être peut désirer.

Les seules choses qu’il n’avait pas étaient celles qu’il ne désirait pas parce qu’il les avait déjà eues : famille, amis, position sociale.

Donc, en cette année 2527 après J.C. qui marquait le début de sa nouvelle vie, Charles Forrester était entièrement libre. Mais ce tableau idyllique avait aussi son revers, dont Forrester était parfaitement conscient : on pouvait aussi considérer qu’il était totalement superflu sur cette terre.

Le lit se rappela à son attention :

— Homme Forrester, je me permets d’insister. J’ai un message très urgent et un avis de visite.

Sur ce, le matelas s’ourla comme une vague jusqu’à soulever Forrester avant de le déposer par terre.

Encore titubant, Forrester grommela :

— Quel est ce message urgent ?

— Un permis de chasse a été pris contre vous, Homme Forrester. Le titulaire du permis s’appelle Heinzlichen Jura de Syrtis Major, sexe masculin, dipara-Zen, Utopiste, quatre-vingt-six ans passés, un mètre quatre-vingt-treize, travaille dans l’import-export. C’est un humain extra-terrestre. N’a pas donné de raisons pour prendre ce permis. Les formalités d’assurance et autres garanties ont été remplies. Voulez-vous votre café à présent ?

Tout en parlant, le lit s’était replié dans le mur. Il disparut bientôt par une sorte de sphincter qui se referma sans laisser aucune marque. C’était déconcertant, mais Forrester, se rappelant les instructions de Hara, chercha sans tarder son satisfacteur et le trouva. Il s’adressa à lui :

— Je voudrais prendre mon petit déjeuner maintenant. Jambon, œufs, toasts et jus d’orange. Du café et un paquet de cigarettes.

— Tout cela vous sera servi dans cinq minutes, Homme Forrester, dit le satisfacteur. Puis-je vous lire les autres messages ?

— Attends une minute ! Je croyais que c’était le lit qui délivrait les messages.

— Cela revient exactement au même. Homme Forrester. Voici les messages, et, tout d’abord, l’avis de visite : Taiko Hironibi viendra prendre le petit déjeuner avec vous. Le Dr Hara a prescrit un euphorisant en cas de besoin ; il vous sera remis avec votre petit déjeuner. Adne Bensen vous envoie un baiser. La First Merchants Audit and Trust sollicite votre patronage. L’Association des Anciens Hibernés vous fait savoir qu’elle vous a accepté comme membre à l’unanimité, avec droit aux indemnités de réétablissement. Le cabinet Ziegler, Durant and Colfax…

— Saute les petites annonces, s’il te plaît. Tu m’as parlé d’un permis de chasse ?

— Un permis de chasse a été pris contre vous, Homme Forrester. Le titulaire du permis s’appelle Heinzlichen Jura de…

— D’accord, tu l’as déjà dit. Mais, attends une minute…

Forrester considéra son satisfacteur d’un air pensif. Le principe de l’appareil semblait assez clair : c’était un terminal d’ordinateur portatif relié à distance à une unité centrale opérant en time-sharing, et qui comprenait également des unités annexes faisant office à l’occasion de flacon de poche, trousse de premiers soins, nécessaire de toilette, etc. L’appareil avait un peu la forme d’un gourdin ou d’un sceptre comme en avaient les bouffons de rois autrefois. Forrester avait beau se dire que, après tout, il n’était pas plus naturel de parler dans un téléphone que dans un gourdin, il n’en restait pas moins qu’à l’autre bout d’un téléphone se trouvait généralement un être humain ou, du moins, d’après les souvenirs qu’il en avait, la voix enregistrée de ce qui avait été à un moment donné un être humain… En tout cas, ce système ne lui donnait pas du tout l’impression d’être naturel. Il fit part de son état d’âme au satisfacteur :

— Je ne comprends rien à tout cela. Je ne sais même pas qui sont ces gens qui veulent me voir.

— Homme Forrester, voici les renseignements concernant vos visiteurs : Taiko Hironibi, sexe masculin, Confucianiste fossilisé, Arcadien, cinquante et un ans révolus, un mètre quatre-vingt-cinq, politicien-homme d’affaires. Il apportera son propre petit déjeuner. Adne Bensen, sexe féminin, Universaliste, Arcadienne opportuniste, vingt-trois ans avoués, un mètre soixante-cinq, maîtresse de maison expérimentée, sans profession déclarée. Baiser suit…

Forrester était curieux de savoir comment le baiser en question allait suivre. Mais ce fut bien un vrai baiser. Le phénomène était assez déconcertant : pas de lèvres visibles, seulement un soupçon d’haleine parfumée suivi d’une légère pression sur ses lèvres — une pression tiède et douce, humide et sucrée. Il sursauta et se passa les doigts sur les lèvres.

— Mais, bon sang, comment as-tu fait ça ? s’écria-t-il.

— Stimulation sensorielle par l’intermédiaire du réseau tactile, Homme Forrester. Êtes-vous prêt à recevoir Taiko Hironibi ?

— Euh… franchement, je ne sais pas. Oh ! et puis d’accord. Fais-le entrer… Non, attends ! Est-ce que je ne devrais pas m’habiller d’abord ?

— Désirez-vous d’autres vêtements, Homme Forrester ?

— Écoute, tu m’embrouilles ! dit Forrester avec humeur. Attends un peu. — Il réfléchit un instant. — Je ne sais pas qui est ce Hirowatsis…

— Taiko Hironibi, Homme Forrester. Sexe masculin, Confucianiste fossilisé…

— Cesse de rabâcher à la fin ! rugit Forrester, qui commençait à perdre son calme.

Presque instantanément, le satisfacteur qu’il tenait dans sa main émit un sifflement et vaporisa sur lui quelque chose qui lui parut humide sur l’instant mais s’évapora très vile.

Forrester sentit qu’il se détendait. Il appréciait les effets de ce tranquillisant mystérieux, sans manquer pourtant de s’inquiéter que ce soit une machine qui l’administre à son gré.

— Et puis, après tout, fit-il, quelle importance de savoir qui il est ? Allez, fais-le entrer. Et n’oublie pas mon petit déjeuner !

— Fantastique ! exultait Taiko Hironibi. Je n’ai jamais vu pareille perfection ! Quel formidable indice céphalique ! Vous avez toutes les caractéristiques extérieures d’un… comment dire ?… d’un « crack ». Mais de l’espèce supérieure !

Charles Forrester l’invita poliment à s’asseoir dans un fauteuil :

— J’ignore ce que vous attendez de moi, mais je suis prêt à en discuter. En tout cas, vous êtes le Japonais le plus incroyable que j’aie jamais vu. Physiquement s’entend.

— Vraiment ?

L’autre avait l’air surpris. Mais il ne faisait pas très japonais, il faut bien le dire, avec ses cheveux blonds en brosse et ses yeux bleus.

— On ne s’aperçoit pas que l’on change, ajouta-t-il comme pour s’excuser. J’ai dû sans doute être différent autrefois. Mais dites-moi : suis-je le premier à arriver ici ?

— Vous êtes même arrivé avant mon petit déjeuner.

— Fantastique ! Fantastique ! Donc, voici ce qui m’amène. Nous sommes tous dans le chaos complet ici, et nous comptons sur vous pour nous aider à redresser la situation sans tarder. Les gens sont de véritables moutons : ils savent qu’on les spolie complètement, mais que font-ils pour l’empêcher ? Rien. Ils restent le derrière sur leur chaise et en redemandent. Voilà pourquoi nous avons créé la FRATERNITÉ NED LUD. Je ne connais pas vos opinions politiques, Charlie…

— J’étais démocrate dans l’ensemble.

— Enfin, peu importe. Je suis moi-même inscrit au Parti Arcadien, naturellement, mais la plupart sont surtout Opportunistes. Peut-être même pire, — Clin d’œil — : vous voyez ce que je veux dire ? De toute façon, nous sommes tous concernés. Si vous élevez vos enfants avec des machines, vous avez fatalement plus tard des individus qui ne jurent que par la machine, non ? Maintenant…

— Hé là !…

Forrester était en train de regarder le mur, dans lequel, à peu près à l’endroit où il avait vu disparaître le lit tout à l’heure, un sphincter venait de s’ouvrir, laissant passer une table dressée pour deux personnes avec, d’un côté, son petit déjeuner et, de l’autre, seulement le couvert.

Apparemment satisfait de cet intermède alimentaire, Taiko Hironibi ouvrit une poche dans l’espèce de trousse qu’il avait sur lui et en sortit un petit bol fermé par un couvercle, une boîte en plastique qui avait l’air de contenir des biscuits, et une sorte de bocal, dont le Japonais fit sortir, en le pressant, du thé chaud verdâtre qu’il versa dans sa tasse.

— Voulez-vous des pruneaux au vinaigre ? proposa-t-il en enlevant le couvercle du bol.

Forrester refusa poliment. Des chaises étant également apparues de chaque côté de la table, il alla s’asseoir sur celle placée devant le jambon et les œufs.

À côté de l’assiette fumante, il y avait un petit plateau en verre avec, dessus, une capsule et un bout de papier doré sur lequel était écrit :

Je ne sais pas ce que valait le champagne d’hier. Prenez ce comprimé si vous avez la gueule de bois.

Hara

Forrester n’avait pas l’impression d’avoir la gueule de bois, mais le comprimé semblait trop bon pour être jeté. Il l’avala avec un peu de jus d’orange et eut aussitôt la sensation d’être encore plus détendu, si tant est que ce fût possible. Il se sentait maintenant pris d’une véritable affection pour le blond Japonais, lequel était en train pour le moment de grignoter avec dignité une mystérieuse chose noire et desséchée.

Il vint à l’esprit de Forrester que le comprimé, s’ajoutant à ce que le satisfacteur lui avait vaporisé, risquait d’avoir des effets auxquels il n’était pas préparé. La tête lui tournait un peu. Méfiance ! pensa-t-il, et il demanda aussi peu aimablement qu’il put :

— Qui vous a envoyé ici ?

— Mais… notre agent de liaison est Adne Bensen.

— Connais pas, rétorqua Forrester laconiquement, en se forçant à ne pas sourire.

— Ah non ? — L’air consterné, Taiko s’arrêta de manger. — Pourtant, elle m’a bien dit que vous…

— Aucune importance, coupa Forrester, qui enchaîna aussitôt par la question qu’il trouvait le plus amusant de poser : Dites-moi plutôt quel intérêt j’ai à entrer dans votre fraternité.

L’autre avait l’air nettement vexé :

— Écoutez, je ne vais sûrement pas vous supplier à deux genoux. Vous voulez y entrer ? Parfait ! Mais si vous ne voulez pas, allez donc vous…

— Ce n’est pas ce que je vous demande. Répondez seulement à ma question. — Forrester alluma une cigarette et en souffla la fumée à la figure de Taiko. — Par exemple, est-ce que l’argent n’entrerait pas en ligne de compte par hasard ?

— Euh… bien sûr. Tout le monde a besoin d’argent, non ? Mais ce n’est pas la seule chose…

Réprimant une envie de rire, Forrester l’interrompit sur un ton poli mais ferme :

— Je m’y attendais un peu, vous savez.

Il était en train de se rendre compte que les deux tranquillisants, ajoutés à ce qu’il avait déjà ingurgité la nuit précédente, donnaient quelque chose de très proche d’une belle cuite. Il n’en était que plus glorieux et viril de sa part de garder l’esprit clair dans de telles conditions.

— Vous réagissez exactement comme si j’étais en train d’essayer d’abuser de votre confiance, lui reprocha Taiko sèchement. Pourquoi ? Ne voyez-vous pas que les machines sont en train de nous dépouiller de notre droit naturel d’homme ? De ce droit d’être malheureux si nous le voulons bien, de faire des erreurs, d’oublier des choses ? Ne comprenez-vous pas que nous, Ludites, voulons détruire les machines et redonner le monde aux êtres humains ? Je laisse de côté, naturellement, les machines indispensables.

— Oui, je vois, dit Forrester en se mettant laborieusement debout. Enfin, merci. Vous feriez mieux de vous en aller à présent, Hironibi. Je réfléchirai à votre proposition, et peut-être aurons-nous l’occasion de nous revoir un de ces jours. Mais ne m’appelez pas : c’est moi qui le ferai.

Puis, comme tout bon hôte qui se respecte, il raccompagna le Japonais à la porte et attendit qu’elle se soit refermée sur lui. Alors, n’y tenant plus, il éclata de rire.

— Espèce d’escroc, va ! lâcha-t-il. Il me prend pour un pigeon ! L’ennui quand on est riche, c’est qu’il y a toujours quelqu’un pour essayer d’en profiter au maximum !

— Pardon, Homme Forrester ? fit le satisfacteur. C’est à moi que vous parlez ?

— Mais non, rassure-toi, répondit Forrester, dont le rire nerveux se prolongeait.

Il sentait monter en lui une certaine fierté. En effet, il avait peut-être l’air de débarquer de sa campagne, n’empêche que voilà un filou qui venait bel et bien de se casser les dents sur lui.

Maintenant, il se demandait qui était cette Adne Bensen qui avait orienté ledit filou vers lui et lui avait envoyé un baiser par voie électronique. Si elle embrassait en vrai comme elle embrassait sous forme de stimulation sensorielle du réseau tactile, elle devait valoir la peine d’être connue. De toute façon, pensa-t-il avec ravissement, si Taiko était un échantillon de ce que ce siècle pouvait produire de pire, il n’y avait plus aucun danger pour ses deux cent cinquante mille dollars !

Vingt minutes plus tard, il avait trouvé son chemin jusqu’au niveau rue de l’immeuble, non sans être obligé d’essuyer des remontrances de la part de son satisfacteur.

— Homme Forrester, disait celui-ci sur un ton attristé, il vaut mieux prendre un taxi ! Ne marchez pas ! L’assurance ne couvre pas le risque provoqué et l’imprudence !

— Tais-toi une minute, veux-tu !

Forrester ouvrit la porte et regarda à l’extérieur.

La cité de l’an 2527 après J.C. était très grande, très animée et très bruyante. Forrester se trouvait sur une espèce d’allée privée. Devant lui, un massif de fougères d’une dizaine de mètres de haut, d’aspect très pur, lui cachait en partie une rue à douze voies où passait à vive allure, dans les deux sens, une circulation incroyablement dense. De temps en temps, un véhicule quittait sa file et se dirigeait vers l’entrée de l’immeuble de Forrester, s’arrêtait un instant devant celui-ci, puis continuait. Des taxis ? se demanda Forrester. Si c’en était, rien dans son attitude n’était de nature à les encourager.

Le satisfacteur se rappela à son souvenir :

— Homme Forrester, j’ai appelé une unité volante d’intervention pré-hibernatoire, mais elle ne sera pas là avant plusieurs minutes. Seulement, je dois vous avertir : les frais de prise en charge peuvent vous être contestés aux termes des règlements d’assurance.

— Oh ! la ferme !

C’était à première vue une belle journée, et Forrester était peut-être encore un peu trop euphorique. La tentation de marcher était irrésistible. Il se dit que tous les problèmes pouvaient — devaient même — être remis à plus tard. Pour le moment, sa première tâche était de s’orienter tout seul. D’ailleurs, il se vantait d’avoir toujours été un peu « citoyen du monde » avant sa mort ; il se sentait autant chez lui à San Francisco ou Rome qu’à New York ou Chicago. Et il avait toujours pris le temps de se promener dans une ville.

C’est bien ce qu’il avait l’intention de faire dans celle-ci, n’en déplaise à tous les satisfacteurs du monde. Ayant choisi d’aller vers la droite, il accrocha son satisfacteur à sa ceinture et commença à marcher sur une étroite voie piétonnière.

Il y avait très peu d’autres passants. Sans vouloir porter de jugement hâtif, Forrester trouvait ces gens bien tendres et soignés d’allure ; peut-être parce qu’ils pouvaient se le permettre. Nul doute que quelqu’un comme lui devait avoir l’air à côté d’un abominable homme préhistorique, poilu, sauvage et mal dégrossi ; il ne lui manquait plus que la hache en silex.

— Homme Forrester ! lança le satisfacteur à sa ceinture. Mon devoir est de vous informer que Heinzlichen Jura de Syrtis Major a renoncé à faire valoir les règlements d’assurance. L’hélicoptère d’intervention pré-hibernatoire est en route.

Forrester donna un coup sur l’appareil, qui se tint tranquille, ou, du moins, dont la litanie permanente lui couverte par le bruit assourdissant de la circulation. Ce qui faisait marcher toutes ces voitures, en tout cas, n’était certainement pas de l’essence : il n’y avait pas de gaz d’échappement ; rien qu’un ronflement d’air et un chuintement de pneus multipliés des centaines de fois et incessant. La rue était bordée de très hauts immeubles étincelants, soit d’un rouge-orange très doux, soit d’un bleu-gris cristallin. À la faveur d’une trouée momentanée dans le flot de la circulation, Forrester réussit à voir, dans la cour d’un immeuble de l’autre côté de la rue, un échantillon de végétation luxuriante avec d’énormes fruits écarlates. Sur un balcon au-dessus de sa tête pétillaient des fontaines parfumées.

Le satisfacteur était en train de lui parler de nouveau, mais il ne saisit que quelques bribes de phrases :

— … est arrivé, Homme Forrester…

Une ombre passa au-dessus de lui, et il leva la tête.

Une espèce d’avion blanc, mais sans ailes, était en train de descendre doucement en diagonale vers lui. Il avait sur le côté un emblème rouge qui rappelait le caducée d’Esculape. Ce qui ressemblait à l’avant de l’aéronef était tout en verre et permettait de voir à l’intérieur une jeune femme vêtue d’un ensemble bleu vif qui était en train de surveiller vaguement quelque chose sur un écran invisible pour le moment. À son tour, elle regarda dans sa direction, parla dans un micro, jeta de nouveau vers lui un regard furtif, puis reporta son attention sur son écran. L’aéronef prit position au-dessus de lui, se contentant d’avancer en même temps que lui.

— Bizarre ! fit Forrester tout haut.

— Nous sommes dans un monde bizarre, dit une voix tout près de lui.

Il se retourna. Il y avait là quatre hommes qui étaient en train de l’observer avec des expressions avenantes. L’un d’eux était très grand et très massif — grossier, en fait. S’appuyant sur une canne, il examinait Forrester d’un air intéressé.

C’était lui qui venait de parler et, subitement, Forrester s’aperçut qu’il le connaissait :

— Vous êtes le Martien au collant orange !

L’autre hocha la tête. Il n’était pas en collant orange, cette fois, mais portait une tunique blanche assez lâche et un short gris. Forrester se souvenait qu’il n’était pas vraiment Martien ; du moins, ses ancêtres étaient originaires de la Terre.

L’un des trois autres serra vigoureusement la main de Forrester :

— C’est vous l’homme au quart de million de dollars ? Venez me voir quand le bon temps sera passé : j’aimerais savoir ce qu’un type comme vous pense de notre monde.

Et, sur ces bonnes paroles, il lui flanqua un coup de genou vicieux en plein dans les parties sensibles.

Forrester eut l’impression que tout explosait, à commencer par lui-même. Il vit l’homme se reculer pour l’observer avec un intérêt sadique, mais il avait du mal à bien le voir, car toute la ville chavirait autour de lui. Il eut l’impression qu’elle se renversait, et le sol vint heurter son front. Il roula sur lui-même en se tenant le bas-ventre et se retrouva sur le dos, les yeux vers le ciel.

Le Martien lui parlait tranquillement :

— Ne vous en faites pas, nous avons tout le temps.

Il s’avança en s’appuyant sur sa canne, et Forrester eut l’occasion de constater que le moindre geste représentait un effort particulier pour lui en raison de la pesanteur terrestre. Ce qui n’empêcha pas la canne de venir, à plusieurs reprises et à intervalles réguliers, frapper lentement mais douloureusement l’épaule et le bras de Forrester. Elle devait être plombée car elle pesait autant qu’une batte de baseball.

La douleur dans le ventre était à la limite du supportable, et Forrester avait le bras complètement paralysé. Pourtant, tandis que, incapable de bouger, il voyait la canne passer de main en main et l’avion blanc poursuivre son sur-place avec sa passagère en train de surveiller tranquillement les opérations, il eut nettement l’impression qu’il souffrait moins qu’il ne s’y serait normalement attendu. Peut-être était-il en train de profiter des effets du comprimé prescrit par Hara. Ou peut-être était-ce simplement à cause du choc.

— Je vous avais averti, Homme Forrester, dit tristement le satisfacteur, qui reposait par terre au niveau de sa tête.

Forrester essaya d’articuler des mots, mais il avait l’impression que ses poumons étaient bloqués. Il n’arrivait pas non plus à perdre conscience carrément comme il l’aurait bien voulu. Peut-être était-ce, là encore, un des effets de la pilule euphorisante de Hara. Et puis bientôt il sentit que cela venait : la douleur s’accrut de façon alarmante puis commença à refluer. Enfin, il ne sentit plus rien du tout, du moins rien de physique.

Mais une douleur mentale avait pris le relais, une sorte de gémissement dans son esprit, qui répétait : Pourquoi ? Pourquoi moi ?