CHAPITRE IX

 

Forrester aurait pu remplir ses nouvelles fonctions n’importe où. Mais il n’y tenait pas : il préférait chaque fois réintégrer le bercail. Et là, dans sa chambre, se démenant entre le satisfacteur et le mur vidéophonique, il essayait de dresser un tableau descriptif des Siriens et de leurs activités sur la Terre.

Ils étaient onze en tout : ni touristes ni diplomates, mais prisonniers.

Il y avait maintenant une trentaine d’années que les premiers vaisseaux humains étaient entrés en contact avec les avant-postes de la civilisation sirienne — une civilisation comparable à la civilisation humaine quant à l’état d’avancement de sa technologie, mais s’en éloignant complètement au point de vue de l’apparence physique de ses membres et de l’organisation sociale. Une mission terrienne d’exploration, qui était en train d’étudier une planète située hors du système solaire connu, avait rencontré un vaisseau sirien dans les parages d’un corps céleste en forme d’anneau tournant autour de la planète.

Déjà, à ce stade de ses découvertes, Forrester avait pu prendre conscience des énormes lacunes dans ses connaissances. Ainsi, pourquoi personne ne lui avait-il parlé des explorations effectuées par des hommes dans l’espace extra-solaire ? Où se trouvait cet autre système ? Et quel était le corps céleste en question ? Ce dernier l’intriguait particulièrement : ce ne pouvait être évidemment un objet sirien, et il n’était certainement pas terrien non plus. Mais Forrester décida de ne pas se poser trop de questions pour s’en tenir strictement à la première rencontre avec les Siriens.

Le vaisseau terrien n’avait manifestement pas été équipé pour une banale croisière, et il le fit bien voir le moment venu. Son commandant avait-il ou non reçu carte blanche pour faire face aux éventualités de contact avec des êtres extra-solaires ? Toujours est-il qu’il ne se perdit pas en vaines réflexions et fit donner immédiatement contre l’insolite vaisseau sirien toute l’artillerie dont était équipé le vaisseau : lasers, bombes, roquettes, complétés par des leurres électromagnétiques destinés à tromper les appareils de détection ennemis. Les Siriens, qui n’avaient aucune chance de s’en tirer, moururent tous dans leur vaisseau, à l’exception de quelques-uns qui furent retrouvés vivants dans leurs caissons spatiaux — l’équivalent des scaphandres.

Les Terriens les prirent à bord de leur vaisseau en prenant beaucoup de précautions, puis ils mirent le cap sur la Terre. Par prudence, quelques années plus tard, on envoya des sondes téléguidées sur les lieux du carnage, mais ce fut pour découvrir que l’épave du vaisseau sirien avait disparu, apparemment récupérée par… quelqu’un. Sur quoi, les sondes s’évaporèrent à leur tour !

Quatorze Siriens avaient survécu à l’attaque ; onze vivaient encore à l’heure actuelle, et sur la Terre.

En écoutant le récit de l’exil de ces Siriens, débité d’un ton neutre par le satisfacteur, avec images sur l’écran cathodique à l’appui, Forrester ne put s’empêcher d’éprouver une certaine compassion pour eux. Trente ans d’emprisonnement ! lis devaient être vieux à présent. Avaient-ils encore quelque espoir, ou bien étaient-ils complètement résignés ? Avaient-ils des femmes et des enfants qui les attendaient au nid ? En l’occurrence, le nid était peut-être un poulailler ou un terrier…

Le satisfacteur n’aborda pas ce point ; il indiqua seulement que les Siriens avaient été minutieusement étudiés, que leur cas avait alimenté des controverses incessantes et qu’ils avaient été finalement relâchés. Relâchés pour être assignés à résidence…

La Chambre des Administrations avait adopté des mesures concernant les Siriens. Tout d’abord, il était primordial d’éviter tout contact avec leur planète. Peut-être les Siriens n’attaqueraient-ils pas la Terre même s’ils la découvraient, mais ils avaient encore moins la possibilité de le faire s’ils ne la découvraient pas. En deuxième lieu, les Siriens actuellement en captivité ne pourraient jamais retourner chez eux. Enfin, la race humaine devait être prête à parer à toute attaque tout en espérant que celle-ci ne se produirait jamais.

Donc les Siriens prisonniers étaient répartis sur toute la surface de la Terre, un seul par ville. Il était largement pourvu à leurs besoins matériels, — nourriture, logement, etc. ; bref, ils avaient tout ce qu’ils voulaient… sauf la liberté de s’en aller et la compagnie des leurs. Chacun d’eux était sous surveillance permanente, et pas seulement par l’intermédiaire d’un satisfacteur : des transmetteurs reliés à des unités de calcul centrales avaient été insérés chirurgicalement dans leur système nerveux même, de façon à pouvoir contrôler à chaque instant leurs moindres allées et venues. Ils avaient été informés des zones qui leur étaient interdites — bases de lancement de fusées, centrales nucléaires, ainsi qu’une douzaine d’autres catégories d’édifices. S’ils enfreignaient ces interdictions, ils étaient rappelés à l’ordre. S’ils persistaient, ils recevaient une cuisante décharge dans le système nerveux pour qu’ils s’en souviennent la fois suivante. S’ils ne comprenaient toujours pas, ou si, pour une raison quelconque, leurs transmetteurs étaient déconnectés de l’unité centrale, ils étaient immédiatement détruits. C’est ainsi que trois d’entre eux étaient déjà morts.

À ce moment, la sonnerie caractéristique retentit, l’écran cathodique changea d’image, et Forrester se retrouva en face de son employeur.

Il correspondait tout à fait à la photo qu’il avait vue précédemment. Peut-être était-ce le même Sirien. Mais celui-ci le regardait — autant qu’il était possible d’en juger, du moins, d’après ces douzaines d’yeux minuscules qui garnissaient la partie supérieure de la tête — et lui parlait.

— Votre nom, dit-il d’une voix caverneuse et dans un anglais sans accent, est Charles Dalgleish Forrester. Vous travaillez pour moi et vous devez m’appeler S Quatre.

On aurait dit un robot en train de parler. L’impression était encore plus frappante qu’avec le satisfacteur.

— Entendu, S Quatre, dit Forrester.

— Parlez-moi de vous.

Cette demande semblait tout à fait légitime à Forrester :

— Bien, S Quatre. Par où voulez-vous que je commence ?

— Parlez-moi de vous, se contenta de répéter l’autre.

Les tentacules ondulaient lentement, et les yeux clignotaient comme les voyants lumineux d’un ordinateur. Quant à la voix, en l’écoutant bien, on aurait dit plutôt un mauvais doublage dans un film étranger à la télévision, du temps où il y avait encore des films étrangers et la télévision.

— Eh bien, commença Forrester en essayant de rassembler ses idées, je peux commencer au moment où je suis né. C’était le 19 mars 1932. Mon père était architecte, mais, à cette époque, il était sans travail. Plus tard, il a travaillé comme superviseur de programme à la WPA. Ma mère…

— Parlez-moi de la WPA, interrompit le Sirien.

— C’était une administration qui avait été créée pour secourir les chômeurs au temps de la Dépression. Vous voyez, à ce moment-là se produisaient des déséquilibres cycliques dans l’économie…

— Pas de cours ! coupa une nouvelle fois le Sirien. Expliquez les termes auxquels correspond l’entité WPA.

D’abord pris de court, Forrester essaya de traduire en termes concrets le fonctionnement du programme d’aide aux travailleurs sans emploi mis au point dans le cadre du New Deal. De toute évidence, seules les définitions précises intéressaient le Sirien, pas les digressions économiques d’ordre général et théorique. Probablement ne se fiait-il qu’à ses propres théories. Par contre, il sembla intéressé, ou tout au moins n’interrompit pas Forrester, quand celui-ci glissa dans son exposé une ou deux histoires drôles : celle, par exemple, de cet employé du WPA qui était supposé ramasser les feuilles mortes et qui s’était cassé la figure parce que quelqu’un avait fait valser d’un coup de pied le balai sur lequel il s’appuyait pour se reposer…

Sa multitude de petits yeux clignotant sans arrêt, le Sirien l’écouta sans broncher pendant une demi-heure d’horloge. Puis, alors que Forrester en était arrivé au milieu de ses études, il le coupa :

— Vous continuerez une autre fois.

Et il disparut de l’écran.

Forrester était somme toute assez content de lui. C’était la première fois qu’il parlait à un Sirien…

Bien que l’événement parût bien plaire aux enfants, Adne Bensen réagit très mal quand elle l’apprit :

— Charles, vous oubliez que ce sont des ennemis. Pour les gens, vous êtes en train de faire quelque chose de mal.

— S’ils sont si dangereux, pourquoi ne les a-t-on pas mis dans des camps de concentration ? Ou pourquoi n’y a-t-il pas de loi qui interdise de travailler pour eux ?

— Charles ! Vous vous conduisez de nouveau comme un kamikaze ! — Elle soupira et se mit à grignoter ce qui ressemblait à une orchidée confite en le regardant d’un air préoccupé. — Oh ! Charles, la société humaine n’est pas simplement une question de loi. Vous ne devez pas oublier les principes. Il existe des notions de ce qui est bien et de ce qui est mal que tout individu civilisé doit observer.

— Oui, je vois, grommela Forrester. C’est bien quand quelqu’un me tombe dessus à bras raccourcis ; c’est mal quand j’essaye de me défendre. Je me trompe ?

— Charles ! J’essaye simplement de vous faire comprendre, par exemple, que Taiko vous paierait au moins autant que cet immonde Sirien pour accomplir un travail socialement utile…

— Qu’il aille se faire pendre, votre Taiko ! rugit Forrester. Je suis capable de me débrouiller tout seul !

Adne le quitta sur cet accès d’humeur : elle avait quelque chose à faire, quelque chose en rapport avec son travail. Et Forrester n’en savait pas suffisamment sur ce travail pour lui poser des questions. Il n’avait pas encore trouvé l’occasion de l’interroger sur ce travail mystérieux qui consistait à « ramper » — c’était bien le terme employé par les enfants — ni sur ce « nom » qu’ils étaient censés choisir ensemble. Elle-même, d’ailleurs, n’en avait plus parlé, et c’était sans doute aussi bien comme cela.

De plus, il avait encore des choses à demander aux enfants. Il en apprenait cent fois plus sur le Sirien avec eux que le Sirien ne serait capable d’en apprendre sur lui. Les enfants étaient une véritable mine d’informations. En réalité, on avait très peu d’éléments précis à se mettre sous la dent à propos des Siriens. Tous les otages qui vivaient sur la Terre étaient du même sexe, par exemple, le seul vrai problème étant de savoir de quel sexe il s’agissait. Leur organisation familiale non plus n’était pas claire : Quels qu’aient été les liens affectifs qu’ils avaient laissés sur leur planète d’origine, aucun ne semblait particulièrement souffrir d’être séparé des siens. Pourtant Forrester restait sur sa faim.

Il ne pouvait s’empêcher de penser que l’on en savait sûrement plus à leur sujet. Il s’étonna :

— Autrement dit, la seule occasion où l’on ait pu les observer, c’est lorsqu’on les a attaqués dans l’espace ?

— Oh ! non, Charles ! dit le garçon sur un ton condescendant. On a aussi observé leur planète de loin, pendant un temps. Mais on a arrêté parce que c’était dangereux, paraît-il. Si ç’avait été moi, j’aurais continué.

— C’est comme la chromosphère de Mira Ceti, ajouta sa sœur, le visage illuminé. Oh ! dis, Tunt, peut-être que Charles viendrait avec nous si on y retournait ? J’aimerais tant y retourner !

Forrester, qui se demandait dans quelle aventure il risquait encore de se laisser embarquer, hésita :

— Euh… je ne sais pas de quoi il s’agit… Et puis je n’ai pas beaucoup de temps maintenant : ce sont mes heures de travail en ce moment…

— Mais non, Charles, fit le garçon avec impatience, ça ne prend pas de temps. Tu n’as même pas besoin de te déplacer.

— Mais c’est réel quand même, ajouta sa sœur.

— Seulement, tout est sur bandes maintenant. On nous donne des exercices à faire dessus dans notre programme de cours.

— Montre-lui Mira Ceti, Tunt ! insista la petite qui en gloussait d’excitation. Tu m’avais promis !

Son frère haussa les épaules, jeta un coup d’œil vers Forrester, dont le visage trahissait une perplexité inquiète, puis il se mit à parler dans son satisfacteur pour enfant et pressa un bouton sur son tableau-moniteur éducatif.

Aussitôt, la chambre des enfants disparut, et ils furent entourés par une espèce de mur gris et orange, tourbillonnant et incandescent, et qui émettait de la chaleur. Il s’éclaira davantage…

Et bientôt Forrester et les deux enfants se retrouvèrent assis dans la cabine d’un vaisseau spatial. Jouets et meubles de la chambre avaient été remplacés par des instruments métalliques étincelants et des appareils de contrôle qui clignotaient et sifflaient. Et, de l’autre côté de parois de verre, roulait comme un océan démonté la chromosphère dévastatrice d’un soleil.

Forrester eut instinctivement un mouvement de recul devant la chaleur avant de se rendre compte qu’il n’y avait pas de chaleur : ce n’était qu’une illusion. Mais elle était parfaite.

— Dieu du ciel ! s’exclama-t-il, admiratif. Comment arrive-t-on à obtenir pareil effet ?

— Demande à ton satisfacteur, répondit le garçon avec un petit air méprisant. On n’apprend ça qu’en neuvième phase, nous.

— Eh bien, machine ! Explique !

La voix posée du satisfacteur énonça aussitôt :

— Le phénomène que vous êtes en train d’observer, Homme Forrester, est une projection de pilotons sur un rideau vibratoire. Un effet d’interférence produit une image virtuelle sur la surface d’une sphère optique dont vous-même et vos compagnons êtes le centre géométrique. Cette construction particulière est la reproduction simplifiée d’un intérieur de vaisseau exploratoire sirien dans l’atmosphère stellaire, à savoir…

— Bon, ça va, l’interrompit Forrester. Je préférais la réponse des enfants.

— Taisez-vous ! fit le garçon. Nous démarrons !

Regardez ce vaisseau de reconnaissance sirien : nous allons lui rentrer dedans !

Une voix d’homme éraillée lança : « Vaisseau tracteur Gimmel ! Votre compagnon de groupe a une panne de moteur ! Préparez-vous à enclencher les signaux, aborder et évacuer l’équipage ! »

— Prêts ! cria le garçon. Déclenche les opérations de recherche, Tunt ! Charles, regarde si tu ne vois rien !

Ses mains se promenaient sur le clavier de commande — qui n’était pas là il y a encore quelques secondes mais fonctionnait comme s’il l’était depuis longtemps. En activant un circuit, le vaisseau réagissait. Ainsi, répondant à un ordre donné sur le clavier par le garçon, il amorça un virage sec et fila de plus belle à travers des rideaux de gaz brûlants.

Forrester ne pouvait s’empêcher de s’extasier devant la perfection de l’illusion, qui restituait jusqu’aux impressions thermique et cinétique, lesquelles pourtant n’existaient pas. Il croyait vraiment sentir les moindres oscillations et trépidations du vaisseau obéissant aux ordres donnés sur le clavier. S’il comprenait bien le scénario, ils étaient censés appartenir à une escadrille participant à quelque mission indéterminée. Forrester ne voyait rien qui ressemblât à des Siriens, si tant est qu’il pût voir autre chose que les rideaux de gaz incandescents qu’ils traversaient. Pourtant, il avait vraiment l’impression d’être entouré d’autres vaisseaux, lesquels échangeaient des messages entre eux. Un tableau révéla même leur virtuelle position au milieu de l’océan de feu de Mira Ceti.

Il hasarda :

— Euh… Tunt, qu’est-ce que je suis supposé faire maintenant ?

— Ouvre l’œil, simplement ! lui répondit le gosse sans ménagement, le regard toujours rivé sur ses instruments de contrôle. Ne me dérange pas !

À ce moment-là, sa sœur se mit à hurler :

— Je le vois ! Je le vois ! Tunt, regarde !

— Oh ! non ! lâcha son frère, découragé. Tu n’apprendras donc jamais à faire un rapport !

Elle se reprit en reniflant :

— Pardon. Euh… vaisseau repéré, vecteur… euh… sept… enfin, je crois. Dépression… euh… pas terrible.

— Paré à l’abordage ! lança son frère.

À travers les tourbillons de feu, la masse imposante d’un vaisseau apparut, disparut et réapparut de nouveau. Sa couleur noire tranchait sur le fond éblouissant de la chromosphère. Il était entièrement noir, depuis l’avant jusqu’au réacteur arrière qui crachait des gaz d’échappement, noirs également. Le bruit du réacteur cessa en même temps qu’une voix lançait :

« Dépêchez-vous, Gimmel ! Nous ne pouvons pas tenir plus longtemps ! »

Ils se rapprochèrent du vaisseau en détresse, ballotté au gré des torrents de gaz incandescents. Forrester restait bouche-bée. À l’extérieur de l’épave, quelque chose était en train de traverser la chromosphère comme à la nage et venait dans leur direction ; quelque chose de brillant même au milieu de cette explosion de lumière ; quelque chose qui devenait de plus en plus énorme et monstrueux…

— Bon Dieu ! lâcha Forrester. C’est un Sirien !

Au même moment, l’ensemble de l’image vacilla et s’évanouit.

Ils étaient de nouveau dans la chambre des enfants. Pendant quelques instants, Forrester resta à moitié aveuglé, puis ses yeux distinguèrent l’écran mural, les meubles, le visage familier des enfants. L’expédition était terminée.

— C’était amusant, n’est-ce pas Charles ? dit la petite en sautillant de joie dans la pièce.

Mais son frère arborait un air sombre :

— Il n’y a pas de quoi se vanter ! Regarde le pointage. Nous avons abordé trop tard. Ils étaient trois dans le vaisseau ; deux sont morts… et nous n’avops même pas vu le Sirien. Il n’y a que lui qui l’a vu.

— Je m’excuse, Tunt, fit la petite, toute penaude. Je regarderai mieux la prochaine fois.

— Oh ! ce n’est pas ta faute. — Il lança un regard furieux en direction de Forrester. — Ils fixent les normes pour une mission de trois personnes. Comme s’il servait à quelque chose.

Se rendant bien compte qu’il était visé, Forrester prit son satisfacteur pour en utiliser une fois encore les ressources tranquillisantes. Il appuya sur un bouton au hasard et eut droit, cette fois, à un euphorisant, ce qui n’était déjà pas si mal. Puis il dit :

— Je suis désolé d’avoir tout fait rater. Mais je crois vraiment que j’ai vu le Sirien. C’était un gros vaisseau très brillant. Il venait vers nous.

Le garçon sembla revivre :

— Vrai ? Alors, ce n’est pas si mal, après tout. Qu’est-ce que tu en penses, moniteur ? — Il écouta ce qui, pour Forrester, n’était qu’une voix inaudible sortant du tableau-moniteur et sourit, l’air radieux. — Nous avons droit à un autre essai. La semaine prochaine, Tunt. Nous serons notés.

Forrester s’éclaircit la gorge :

— Est-ce que cela vous ennuierait de me dire ce que nous avons fait exactement ?

Le garçon arbora son expression de condescendance patiente :

— C’était une mission simulée contre le vaisseau d’exploration sirien dans la chromosphère de Mira Ceti. Elle nous sert de base pour une vraie observation scientifique, mais, chaque fois, le contact entre nos vaisseaux et le leur est corrigé. — Il eut un petit sourire ironique en voyant la mine déconfite de Forrester. — C’est important parce que nous sommes notés sur ces exercices de simulation.

Forrester, de plus en plus sous l’effet de l’euphorisant, hasarda :

— Mais ne peut-on pas utiliser le même procédé en s’arrangeant à en savoir davantage sur les Siriens ? En refaisant la rencontre telle qu’elle s’est réellement passée, par exemple ?

— Non, répondit le garçon en jetant un regard incendiaire vers sa sœur. C’est de la faute de Tunt évidemment : elle a pleuré quand les Siriens sont morts. Il faudra attendre qu’on soit plus grands pour le faire vraiment bien.

La petite fille baissa tristement la tête :

— J’avais de la peine… — S’animant de nouveau — : Mais il y a encore d’autres choses que nous pouvons faire, Charles. Tu veux voir la noix de coco sur la Lune ?

— Hein ?

— Attends, nous allons te montrer, intervint le garçon.

Il se gratta l’oreille d’un air pensif et parla dans son satisfacteur. Le mur vidéoscopique s’obscurcit.

— On dit que c’est un objet dans le genre de celui que cherchaient les Siriens dans la chromosphère de Mira Ceti, commenta le garçon tout en manipulant les touches de son tableau-moniteur. Personne ne sait vraiment ce que c’est, ni à qui ça appartient, y compris les Siriens. En tout cas, il y en a beaucoup comme ça. Ils sont vieux. Celui que tu vas voir est le dernier qu’on a découvert.

Les murs vidéoscopiques s’éclaircirent pour montrer la face cachée de la lune, près de la ligne terminatrice. Ils avaient des monts et des cratères devant eux et le noir total d’une nuit lunaire sur un côté. Ils étaient en train de regarder à l’intérieur d’un cratère peu profond, où des formes bougeaient.

— C’est juste un vidéo-enregistrement, précisa le garçon. On ne participe à rien. Tu peux prendre tout ton temps pour regarder.

On voyait une série de baraques pressurisées dans le cratère ; sans doute des laboratoires ou des habitations pour ceux qui étudiaient le fameux objet, lequel se trouvait au centre du cratère.

Il ressemblait en effet à une noix de coco. Comme à n’importe quoi d’autre, finalement. La forme rappelait celle d’un œuf qui aurait plein de poils, mais aussi des espèces de vrilles qui, apparemment, n’avaient rien d’organique : d’un éclat presque vitreux, elles réfléchissaient et réfractaient en même temps la lumière du soleil en produisant comme un poudroiement de couleurs. D’après la dimension des baraques, l’objet semblait avoir la taille d’une locomotive.

— Elle est vide, Charles, souligna la petite fille. Elles sont toutes vides.

— Mais qu’est-ce que c’est ?

— Si tu trouves, fit-elle avec un petit rire bête, tu nous le diras. Ça nous fera sûrement passer en phase douze !

— Mais les Siriens doivent bien savoir…

— Non, Charles, l’interrompit le garçon. Les Siriens ne sont pas arrivés avant nous, tu sais ; et ces objets sont là depuis des milliards d’années. — Il arrêta l’enregistrement. — Il y a autre chose que tu voudrais savoir encore ?

Oui, des tas de choses, pensait Forrester. Mais, d’un autre côté, il se disait que plus il en apprendrait, moins il aurait l’impression d’en savoir. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il ne lui était jamais vraiment venu à l’idée que beaucoup de choses avaient pu arriver à la race humaine pendant qu’il dormait dans son bain d’hélium, au Centre d’Hibernation. C’était comme ces histoires dans les livres ; vous tournez la page : dix années ont passé ; mais vous savez très bien qu’elles n’étaient pas importantes, sinon l’auteur ne les aurait pas passées sous silence.

Mais, en l’occurrence, c’était bien plus que dix années qui avaient ainsi passé, et tout ce qui s’était produit dans l’intervalle était important. Et il n’y avait pas d’auteur pour combler les lacunes…