CHAPITRE XI

 

Il ne fallait que dix minutes à pied pour aller de l’immeuble des enfants jusqu’aux grandes étendues désertes et souterraines où vivait la société des Oubliés. Mais, cette fois, Forrester n’avait pas de guide, ni de satisfacteur pour lui matérialiser son chemin avec des flèches lumineuses, et il mit une heure. Au péril de sa vie, il traversa une avenue recouverte d’herbe, en passant au milieu d’hovercrafts vrombissants, pour se retrouver finalement sous une tour de cent étages. Un homme vint à sa rencontre. Habillé assez modestement, il avait une physionomie qui disait vaguement quelque chose à Forrester.

— Etranger, fit-il sur un ton légèrement suppliant. J’ai eu bien des malheurs dans ma vie. Tout a commencé quand les mines ont fermé et que ma femme Murry est tombée malade…

— Il y a erreur, mon vieux, dit Forrester.

L’autre recula d’un pas et le toisa des pieds à la tête. Il était grand, maigre, très brun, et son visage intelligent était celui de quelqu’un qui en a effectivement beaucoup enduré dans sa vie. Il fronça les sourcils :

— Vous seriez pas des fois le type avec les deux gosses à qui j’ai déjà demandé l’aumône ? Vous m’avez donné cinquante dollars, j’crois bien.

— Vous avez bonne mémoire. Mais c’était quand j’avais de l’argent. Maintenant, je suis complètement fauché.

Forrester jeta un coup d’œil sur les grandes tours et la pelouse autour de lui. Elles ne lui paraissaient guère hospitalières. Il ajouta :

— Je vous serais très reconnaissant si vous me disiez où je peux dormir cette nuit.

À son tour, l’homme regarda autour de lui d’un air circonspect, comme s’il soupçonnait un piège quelconque. Puis il sourit et tendit la main :

— Bienvenue dans le club ! J’m’appelle Whitlow. Jurry Whitlow. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— J’ai été viré, répondit simplement Forrester en guise d’introduction.

— Ça peut arriver à tout le monde. J’ai tout de suite remarqué que t’avais pas de satisfacteur, mais j’me suis dit : « C’est peut-être un bleu ; il a dû oublier de le prendre. En tout cas, t’as intérêt à t’en dégotter un rapido presto.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Mince alors ! Tu n’sais pas que t’es que du gibier à poil pour tous les gars qui chassent ? Si jamais y en a qui se pointent par ici et qu’ils voient que t’es fauché comme les blés… ben, mon vieux, j’te garantis que tu n’finis pas la journée.

Il défit son satisfacteur — ou, du moins, ce que Forrester avait tout de suite pris pour un satisfacteur — et le lui tendit fièrement :

— C’est un faux. Drôlement bien imité, hein ? Tout le monde s’y trompe. Toi aussi, t’y as vu que du feu, j’parie.

En effet. Mais Forrester se rendit très vite compte que l’instrument ne pouvait pas tromper son monde longtemps, surtout de près. C’était bien trop léger pour un satisfacteur, et l’on voyait bien qu’il avait été taillé dans une espèce de matière plastique organique, et peint pour essayer de rendre les tons pâles d’un satisfacteur.

— Naturellement, il ne marche pas, ajouta Whitlow avec un petit sourire entendu. Mais l’avantage, c’est que j’ai pas de frais à payer pour. En plus, ça suffit pour les tenir à distance. Si j’en avais pas, y a longtemps qu’un de ces vicieux que la mort totale fait jouir m’aurait épinglé.

Il retira son instrument des mains de Forrester et considéra ce dernier tout en réfléchissant :

— Maintenant, il t’en faut un comme ça ; et justement t’as de la chance : y a un gars qui en fabrique et qui les vend, pas loin d’ici. C’est un copain. J’pense qu’il t’en fera un pour… oh !… disons cent dollars, pas plus. — Forrester ouvrait déjà la bouche pour dire quelque chose. — Peut-être même quatre-vingts !… Allez, soixante-quinze.

— Mais je n’ai même plus un cent, avoua Forrester tranquillement.

Whitlow fit la grimace :

— Aïe, aïe, aïe ! — Puis, haussant les épaules — : Bon, bon, on ne va pas te laisser tuer pour quinze malheureux dollars. Je t’avancerai le fric.

— Quinze dollars ?

Witlow sourit :

— Sans ma commission, attention ! Allez, viens avec moi. T’as encore pas mal de combines à apprendre.

La classe sociale des Oubliés vivait de tous les rebuts de la société d’en haut, juste au-dessus de leur lête, mais Forrester n’avait pas pour autant l’impression qu’ils vivaient mal. Jerry Whitlow n’était pas spécialement gros, mais il n’offrait pas non plus l’apparence de quelqu’un qui crève la faim. Ses vêtements étaient propres et en bon état, et il n’avait pas l’air de souffrir de quoi que ce soit. Après tout, se dit Forrester, j’arriverai peut-être à me plaire ici, finalement, une fois que je saurai me débrouiller…

À cet égard, Whitlow était un excellent professeur, même s’il n’arrêtait jamais de parler. Il guida Forrester par des dédales souterrains et des passerelles que Forrester n’avait même jamais vus, en parlant sans arrêt. Il lui racontait surtout l’histoire de sa vie :

— … tiré de la mine quand j’avais seize ans. Pas d’travail et une famille à nourrir. Et puis, voilà ma femme Murry qui tombe malade ! On a dû demander l’Aide Publique. Y a un fonctionnaire qu’est venu pour m’inscrire à la formation professionnelle pour adultes ; il m’a fait passer des tests. Bon sang ! J’avais des notes tellement bonnes que j’battais tous les records. Alors, j’suis retourné à l’école et…

Il s’interrompit au milieu de son récit et leva la tête. Ils se trouvaient entre deux immeubles, à un endroit d’où l’on pouvait voir un carré de ciel. Il saisit Forrester par le bras et l’entraîna promptement dans la cave où le fabriquant de satisfacteurs avait sa boutique.

— Attention ! chuchota-t-il sur un ton brusque. Il y a un journaliste là-haut !

Pour Forrester, le mot n’avait en soi rien d’effrayant, mais le ton de Whitlow suffisait. Il courut d’un côté, son compagnon, de l’autre. La boutique du fabriquant de satisfacteurs était située dans une sorte d’appendice vermiforme des canalisations sanitaires d’un grand complexe immobilier, sur un emplacement laissé libre après la modification d’une partie des plans d’architecture. Le petit homme qui vendait ses satisfacteurs occupait une sorte de triplex — trois pièces sur trois niveaux — à partir duquel divergeaient une série de galeries d’un peu plus d’un mètre de large. Dans l’une d’elles, fuyait Whitlow ; dans une autre, Forrester.

Il faisait noir. Forrester ne voyait pratiquement pas où il posait le pied, et il était obligé de se pencher en avant pour ne pas se cogner la tête. Pourtant, il allait aussi vite qu’il pouvait. Mais bientôt l’obscurité fut totale, et il s’affala sur le sol rugueux, le souffle coupé.

Il ne savait toujours pas pourquoi il fuyait, mais la peur de Whitlow était contagieuse. Elle lui rappelait aussi celle qu’il éprouvait en essayant d’échapper à ce maudit Martien, là-haut ; et l’effort qu’il venait de fournir avait réveillé de vieilles douleurs qu’il avait presque oubliées, comme après cette raclée qu’il avait reçue le lendemain de sa sortie d’hibernateur. Ses côtes lui faisaient mal, ses tempes lui battaient.

Il ne faisait partie du monde des Oubliés que depuis exactement deux heures…

Le temps passait, et le silence était aussi pesant que l’obscurité.

Le danger devant lequel Whitlow fuyait devait avoir disparu. Forrester pensa avec une amère ironie qu’il aurait fallu une fouine humaine pour poursuivre un lièvre humain jusqu’ici et, qui sait si, dans cette obscurité, il ne pousserait pas des griffes au lapin ? Ce n’était déjà pas drôle quand il n’avait à craindre que ce damné Martien, mais maintenant…

Il soupira et se retourna sur le dos. Le sol était dur et pierreux.

Il se demandait avec amertume ce qu’étaient devenus les meubles et gadgets qu’il avait achetés si inconsidérablement pour l’appartement qui ne lui appartenait déjà plus à l’heure actuelle. Ne devrait-il pas exister une sorte de système de reprise ?

Mais, même si c’était le cas, il ignorait comment faire valoir ses droits. En plus, il ne disposait plus d’un satisfacteur en état de marche pour le conseiller. Ils se demanda si Hara ne pourrait pas l’aider à sortir de ce mauvais pas, et décida d’aller le trouver. Après tout, n’était-ce pas un peu de sa faute s’il se trouvait dans cette situation ?

Non, se dit-il finalement, Hara n’y était pour rien ; il n’avait à s’en prendre qu’à lui-même.

S’il avait au moins appris une chose depuis deux heures qu’il était chez les Oubliés, c’était bien que chacun était seul responsable de ses actes. Ici, il n’était pas dans une société où un État-providence pourvoit à tous les besoins de ses citoyens, mais dans un monde où l’individu était livré à lui-même, seul maître de son destin et de son âme. Mais, en contrepartie, prisonnier de ses défaillances.

Quand il entendit Whillow l’appeler prudemment à mi-voix, Forrester s’était fait à l’idée qu’il était tout seul dans un monde froid et indifférent. Bientôt, tous deux sortirent avec précaution de leur cachette, traversèrent une hoverpiste et se retrouvèrent sous un immeuble colossal qui reposait sur un millier de piliers elliptiques plantés dans l’herbe. La lumière qui permettait à l’herbe de pousser venait de toute une série de dispositifs dissimulés dans les milliers de mètres carrés de toit au-dessus de leur tête.

Whitlow, qui avait repris du poil de la bête, se dirigea vers l’un des piliers où s’encadrait une porte sur laquelle était inscrit, en lettres scintillantes, SORTIE DE SECOURS. Il l’ouvrit, poussa Forrester à l’intérieur et referma derrière eux.

— Eh ben ! fit-il, l’air soulagé. C’était moins cinq ! Mais on est tiré d’affaire maintenant. Tu commences pas à avoir un peu faim par hasard ?

Forrester, qui s’apprêtait à poser un tas de questions, avait l’air tout étonné de devoir répondre à celle-là :

— Si !

Whitlow sourit d’un air entendu :

— J’ai pensé à tout. J’ai un bon client dans cet immeuble, un gars qui travaillait avec moi autrefois. Il s’occupe de programmation de régimes alimentaires à présent et il s’arrange toujours pour me filer un petit quelque chose sur les rations. Voyons ça…

Il fourragea dans un placard et sortit deux plats chauds dans des thermos transparents. Une fois ouverts, ils dégagèrent un fumet qui mettait l’eau à la bouche.

— Il s’est surpassé aujourd’hui ! On dirait des huîtres Milanese ! Allez, mon vieux, attaque-moi ça ! En voilà un qu’ceux d’en haut n’auront pas !

Tout en avalant gloutonnement ce repas providentiel, Forrester regardait tout autour de lui pour essayer de voir où il se trouvait. Cela ressemblait à un accès de sous-sol comme il en avait vu pour les exercices d’alerte. Mais celui-ci ne servait plus à rien, car, depuis la première menace sirienne, on avait creusé d’autres abris à cent cinquante mètres sous terre ; aussi Whitlow avait-il récupéré l’endroit pour son usage personnel. Climatisé, le local était pourvu d’éclairage, de sanitaires et, comme Forrester avait déjà pu le constater, de possibilités pour conserver des aliments. Tout ce que Whitlow avait à fournir était précisément la nourriture. Forrester se détendit complètement quand il attaqua une mousse au chocolat, écoutant d’une oreille distraite les histoires interminables de Whitlow :

— Quand j’ai eu mon M.A.T., y avait plus de boulot pour les ingénieurs des Mines. Alors, j’suis revenu passer mon diplôme d’électronique. Et puis, j’ai été engagé par les Laboratoires Bell. J’ai débuté à neuf mille dollars. Bon sang, qu’c’était chouette ! Murry reprenait du poids et les gosses étaient en pleine forme. Mais moi, j’avais une drôle de toux depuis quelque temps, et…

Forrester l’interrompit :

— Arrête une minute, Whit. Je voudrais te demander quelque chose. Pourquoi avons-nous fui devant ce journaliste ?

Whitlow prit un air ahuri :

— Ah ! oui, c’est vrai ! J’oubliais que t’avais encore un tas de choses à apprendre. Ces journalistes, eh bien il suffira que t’en voies un à l’œuvre. De vrais vautours. Avec eux, tu sais tout de suite qu’il va y avoir un cadavre en bas. Tu vois, chaque fois que quelqu’un prend un permis de chasse, il doit aller le dire illico presto aux journalistes, en donnant tous les détails, comme ça les autres sont tout de suite sur place dès que le sang commence à couler. Parce qu’ils enregistrent tout bien gentiment pour pouvoir le faire passer après sur les écrans vidéoscopiques. Surtout si le chasseur participe à un championnat. La semaine dernière, c’était le mec de l’Open National. Si t’avais vu tous les vautours qu’y avait !

— Je vois, dit Forrester. Autrement dit, si tu ne te trouves pas sur le chemin d’un journaliste, tu as toutes les chances de ne pas te trouver sur celui des tueurs.

— C’est logique, non ?

Ce genre de logique faisait froid dans le dos à Forrester. Il commençait à regretter d’avoir suivi si vite le conseil des enfants d’Adne, de ne pas avoir plutôt attendu, quitte à encourir encore un peu le mépris — peu destructeur finalement — de la jeune femme. Il sentit un moment la colère monter en lui : comment cette société se permettait-elle de faire si peu cas de sa vie ! Mais, sans ce monde de fous, il n’aurait plus de vie du tout : il serait mort définitivement depuis des siècles, avec sa boulfée de feu dans les poumons, et son corps aurait déjà servi d’engrais à un joli petit coin de terre.

Il se laissa aller doucement sur sa chaise, bercé par le bavardage incessant de Whitlow :

— Alors, j’suis allé voir le toubib de la boîte. Il m’a dit que j’étais bon, qu’j’avais un cancer. Mais y avait ces projets d’hibernation au labo et je m’suis présenté aux médecins. « Cancer du poumon, hein ? qu’ils m’ont dit. Allongez-vous là. On va vous congeler jusqu’à la mœlle. »

Forrester ne l’écoutait presque plus. Quelle drôle de journée, pensa-t-il.

Et puis, il s’arrêta de penser et s’endormit.

Selon Whitlow, pour vivre à l’aise en « faisant la manche », il fallait savoir bien choisir ses « clients », le pire étant bien de ne pas avoir le nez creux. Il y avait toujours le risque, en elfet, de tomber sur un jeune voyou de la haute qui cherche de son côté un crime économique à commettre, un crime qui le dispense d’avoir à payer les frais de « récupération » de la victime, mais qui, d’un autre côté, comporte sa petite dose de suspense dans la mesure où la victime peut rester morte… ad vitam æternam.

Pour éviter cela, il fallait étudier très soigneusement sa cible. Personne ne descendait pour son travail. Les plus intéressants étaient les touristes en bagnenaude. Ils venaient généralement par deux, et celui à qui l’autre commentait la visite était à tous les coups le jeunot trop frais émoulu de son hibernateur ou d’un voyage dans l’espace pour avoir encore eu le temps de s’offrir un meurtre. Restait son partenaire, qu’il s’agissait d’apprécier correctement.

— C’est pour ça que j’t’ai choisi l’autre jour, Chuck. Le garçon ne me posait pas de problème. Encore qu’on a des surprises quelquefois.

Évidemment, tout ce qu’ils faisaient était plus ou moins illégal ; alors, il fallait faire attention aux flics. Aux flics-robots. Ils ne vous ennuyaient pas tant qu’on ne violait pas la loi, ou qu’on n’était pas recherché pour quelque chose. Sinon, ça ne pardonnait pas.

La première fois que Forrester eut un contact avec un flic, il s’apprêtait à « faire la manche » à une femme seule. Caché derrière un gros massif de lilas, Whitlow venait de lui dire : « T’as vu, elle a jeté un mégot ! Neuf chances sur dix qu’elle soit de 1980 ou avant. Vas-y ! » Mais à peine Forrester avait-il fait un pas que son compagnon lui cria : « Un flic ! »

Le flic en question devait avoir dans les deux mètres vingt ; il était en uniforme bleu et faisait des moulinets avec ce que l’on aurait pu prendre pour un vulgaire bâton de flic mais qui, en réalité, n’en était pas un, Forrester le savait : c’était une espèce de satisfacteur bourré d’anesthésiques et de projectiles divers.

Le flic l’avait vu. Il s’avança vers eux, jouant toujours de son bâton, s’arrêta et jeta un coup d’œil vers Whitlow derrière son lilas.

— Bonjour, Homme Whitlow, dit-il très poliment.

Puis, se tournant vers Forrester, il le dévisagea un moment en silence avant de dire :

— Bonne journée. Homme Forrester.

Et il s’éloigna.

— Comment sait-il qui je suis ? demanda Forrester qui n’en revenait pas.

— Par rétinographie. Mais t’occupe pas : s’il en avait après toi, il t’aurait pas lâché comme ça. Attends encore un peu qu’il soit parti.

Dans l’intervalle, leur victime potentielle avait évidemment disparu. Mais ils en trouvèrent plein d’autres. À force d’être occupé à éviter les flics, à essayer d’apprendre les « trucs » de Whitlow pour évaluer une victime à l’avance, Forrester ne voyait pas le temps passer. En outre, les conditions dans lesquelles il travaillait étaient agréables : température idéale, végétation parfumée, clientèle relativement compréhensive. Ainsi, Forrester soulagea-t-il de cinq dollars une jolie fille qui portait une espèce de bikini réfléchissant ; de cinquante, un homme qui était descendu promener son petit singe, et qui sembla admettre ce prélèvement forcé comme une forme de péage pour jouissance des lieux. Après avoir remboursé l’argent que Whitlow lui avait avancé pour le faux satisfacteur, Forrester se retrouva pour la première fois depuis longtemps avec de l’argent en poche. Comme il n’avait pas de besoins particuliers justifiant d’importantes dépenses, il se sentait de nouveau solvable.

Mais déjà Whitlow le tirait par la manche :

— Hé ! Vise un peu là-bas ! Ça, c’est une belle prise !

Il désignait un homme, jeune apparemment, qui venait de descendre d’un hélitaxi arrêté près d’un parterre de glaïeuls. Ils le virent renvoyer le taxi et s’avancer d’un pas nonchalant, comme un touriste qui a tout son temps. Son allure avait pourtant quelque chose de particulier, et, au fur et à mesure qu’il s’approchait d’eux, ils distinguaient mieux l’expression de grave sérénité qui se lisait sur son visage.

— T’as vu sa façon de marcher ? Ça, Chuck, crois-en ma vieille expérience : c’est un gars qui revient d’un beau voyage dans les étoiles, et je te garantis qu’il est plein aux as !

Sans demander davantage d’explications, Forrester s’avança à la rencontre de l’homme et lui dit :

— Je m’appelle Charles D. Forrester, et, en raison de mon ignorance des usages de cette époque, j’ai perdu tout mon argent et je suis sans travail. Si vous pouviez me dépanner de quelque argent, je vous en serais infiniment reconnaissant.

Whitlow apparut comme par magie à ses côtés.

— Moi, c’est comme lui, mon bon monsieur, fit-il, en prenant l’air le plus affligé du monde. Nous sommes tous les deux dans la dèche, et si vous pouviez être assez aimable pour nous aider, on vous serait éternellement reconnaissants.

Les mains dans les poches, l’autre, qui n’avait l’air ni surpris ni agacé, les dévisagea avec gravité.

— Vous m’en voyez désolé, messieurs.

Et de leur demander quels étaient leurs malheurs respectifs. Sur ce point, Whitlow fut intarrissable :

— Moi, c’est comme Forrester. J’m’appelle Whitlow, Jerry Whitlow. Tout a commencé quand j’travaillais dans les mines de Virginie. Un jour, ils les ont fermées et…

Forrester ne fut pas en reste sur le chapitre des confidences. L’homme était non seulement poli, mais fort patient. Il les écouta attentivement, compatit, prit leurs noms sur son carnet et leur promit de les revoir s’il repassait par-là. En bref, c’était le pigeon idéal, car non seulement il était astronaute, mais il faisait également partie d’un des équipages tournants de ces satellites de télécommunications dits « en angle droit » qui tournent autour du soleil avec une déclinaison de quatre-vingt-dix degrés par rapport au plan de l’écliptique, fournissant des relais garantis sans interférences à l’ensemble du système solaire. Le travail payait bien, mais ce n’en était qu’un des aspects. En raison de la somme d’énergie nécessaire pour trouver des orbites convenables pour les satellites en question, les équipages ne travaillaient que six mois sur douze, et ils revenaient chaque fois avec une véritable fortune en poche et une furieuse soif de compagnie. Voilà pourquoi Whitlow et Forrester le quittèrent avec un petit « cadeau » de deux mille dollars chacun.

Ce soir-là, ils dînèrent au restaurant, et, malgré les protestations de son compagnon, c’est Forrester qui invita.

Le restaurant était un lieu où se retrouvaient les Oubliés, hommes et femmes. Il associait la chaleur de la maison particulière et la froideur d’une automatisation poussée à l’extrême. On pouvait profiter des services exclusifs d’un satisfacteur, à condition de mettre de l’argent dans une fente pour le faire fonctionner. Les prix, également, firent passer un grand frisson à travers tout le corps de Forrester, mais il chercha à se rassurer en se disant qu’il n’en était qu’au début de son apprentissage et que l’expérience était une chose qui se payait. Aussi, sur proposition de Whitlow, prirent-ils chacun une bonne giclée d’euphorisant pour commencer (cinquante dollars la giclée), ensuite des cocktails (quarante dollars), ensuite un consommé très bourratif (vingt-cinq), puis encore d’autres boissons, que Forrester commença très vite à ne plus compter. Il se souvint d’avoir mangé aussi quelque chose qui avait vaguement goût de viande, mais qui n’en était pas — c’était nappé d’une espèce de crème au chocolat et à la vanille mais tout sanguinolent à l’intérieur. Et puis ils se mirent à boire pour de bon…

Ils n’étaient pas seuls : la salle était pleine. Whitlow semblait connaître tout le monde : des gens qui provenaient de six siècles, sept continents et une ou deux planètes et lunes extra-terrestres.

Il y avait notamment un type immense au visage tout rouge qui s’appelait Kevin O’Rourke na Solis Lacis. Forrester eut d’abord un choc en le voyant et avant qu’il décline son identité, car il ressemblait à Heinzie l’Assassin ! Et pour cause : ils étaient tous les deux Martiens. Mais O’Rourke, lui, était poète. Il mettait son point d’honneur à refuser ce qu’il appelait les « aumônes de l’administration des machines ». Il voulait parler des fondations et autres donations accordées pratiquement à discrétion aux poètes, et que lui rejetait systématiquement avec mépris. Il avait frayé un temps avec la Fraternité Ned Lud, mais, selon lui, ils ne valaient pas mieux que les machines qui nous gouvernent. À l’entendre, la Terre tout entière était une zone de calamité que les Siriens feraient bien de rayer de la carte astronomique. Lorsque Forrester lui demanda poliment pourquoi, dans ces conditions, il ne retournait pas sur Mars, le Martien prit la question pour une insulte et planta là son interlocuteur.

— Vous en faites pas pour lui, fit la jolie brunette qui, on ne sait trop comment, s’était retrouvée tout contre Forrester et l’aidait à vider son verre. Il reviendra. Certainement{3}.

Forrester finit par trouver à toute cette assemblée un petit air très « Nations Unies ». En effet, mis à part quelques excentriques dans le genre du poète martien, la grande majorité des Oubliés semblaient être plus ou moins ses contemporains. Tous hibernés, ils devaient en avoir vu de dures avant de pouvoir s’adapter à leur condition présente et gagner leur vie.

Mais l’argent n’était pas toujours la seule motivation. La petite brunette, par exemple, était à l’origine danseuse étoile en Tchécoslovaquie ; elle avait été abattue comme dangereux agent contre-révolutionnaire pro-Chinois en 1991, mise en hibernation à grands risques par le Mouvement de la Résistance Khrouchtchévienne, ramenée à la vie, tuée encore sept fois depuis, dans des circonstances diverses, et ressuscitée chaque fois. Whitlow expliqua à Forrester que les raisons pour lesquelles elle se cachait parmi les Oubliés n’avaient rien à voir avec l’argent : elle en avait plein — elle avait eu en effet l’occasion de se constituer, sur plusieurs siècles, une importante collection d’objets en or et de diamants offerts par ses admirateurs dans une douzaine de pays, trésor qui avait pris une valeur considérable. Mais l’un de ses assassinats avait produit quelques altérations dans les cellules de son cerveau, et elle était maintenant persuadée qu’elle était traquée par des agents staliniens. Non pas qu’elle en ait vraiment peur, d’ailleurs, mais elle répugnait à l’idée d’être tuée, un peu comme Forrester aurait, à son époque, répugné à l’idée d’aller chez le dentiste : avec la certitude que ç’allait être désagréable. Comme quelqu’un qui avait connu sept siècles, Forrester la trouvait fascinante — et jolie, ce qui ne gâtait rien. Mais elle fut rapidement tellement saoule que plus rien dans le récit de ses souvenirs ne tenait debout.

S’étant levé pour se servir un autre verre, Forrester constata qu’il tanguait — oh ! légèrement, pensa-t-il pour se rassurer. Toujours est-il que, une fois son verre rempli, il en renversa tout le contenu sur un vieux monsieur maigre et presque chauve, qui lui adressa un sourire en disant : « Tenga dura, signore ! E precioso ! »

— Vous avez bien raison, lui répondit Forrester en s’asseyant aussitôt à côté de lui.

Whitlow lui avait déjà dit l’essentiel sur l’homme. C’était une des curiosités de l’endroit. Il était âgé de cent sept ans lorsque, en 1988, une embolie l’avait emporté. Il aurait pu être tout de suite remédié à l’embolie, mais pas aux ravages de l’âge. Pas à cette époque, du moins. Après un séjour paisible de six siècles dans l’hélium liquide, ses économies avaient fructifié au point que les responsables de l’hibernation avaient décidé de lui rendre la vie. Mais il n’y avait eu assez d’argent que pour lui redonner la jeunesse des organes ; peu de retouches avaient porté sur l’apparence extérieure, et tout son argent était passé dans l’opération.

— Je suis sûr que vous avez eu une vie intéressante, lui dit Forrester en finissant ce qui restait dans son verre.

L’autre hocha la tête d’un air solennel :

— Signore, durante la vita mia prima del morte, era un uomo grande ! Nel tempo del Duce… ah ! Un maggiore del esercito, io, e dappertutto, le donne non mi dispiace !{4}

Whitlow donna une tape sur l’épaule du vieillard et entraîna Forrester à l’écart.

— Il a eu le cerveau endommagé, lui souffla-t-il à voix basse.

— Mais il parlait en italien !

— Parce qu’il n’arrive pas à apprendre correctement. Tu sais, y a pas beaucoup de boulots pour un gars qui n’sait pas parler comme les autres.

Le Martien passa devant eux en titubant, la tête comiquement incliné dans leur direction. Comme s’il avait écouté la conversation, il déclamait :

— Parler comme les autres. Fifre comme les autres. Fifre pour l’État, car l’État sait ce qui est pien pour nous !

Heureux dans sa saoulographie, Forrester trouvait que l’ambiance commençait à s’animer de façon intéressante. Un petit homme avec une collerette verte — imitation de la coloration sirienne — s’écria :

— Et qu’est-ce qui est bien pour nous ? Adolf Berle posait déjà la question il y a cinq cents ans : « Que recherche une société commerciale ? » Car l’État est devenu une société commerciale !

La danseuse tchèque eut un hoquet et ouvrit de grands yeux dont la colère altérait la transparence de verre.

— Stalinien ! lui lança-t-elle avec hargne.

Sur quoi, elle sombra de nouveau dans une torpeur complète, pendant que Forrester continuait à moissonner allègrement les billets de cent dollars dans sa poche pour ne pas laisser les satisfacteurs sous-alimentés et payer en même temps des tournées à la ronde.

Il était parfaitement conscient d’épuiser rapidement ses mille derniers dollars. En un sens, il en éprouvait une certaine jouissance. Il était assez saoul et euphorique pour se dire que, après tout, demain serait un autre jour, et que cela ne pouvait de toute façon être pire qu’au début de cette journée. Il voyait même des avantages dans la condition d’Oublié : on n’avait jamais de dettes puisqu’on n’avait pas de crédit au départ. Sage Tars Tarkas ! Et braves gosses qui lui avaient fourni pareil filon !

— Mangeons ! Buvons ! Profitons de la vie ! s’écria-t-il, en balayant d’un geste les conseils de prudence que Whitlow était en train de lui prodiguer à voix basse. Car demain nous mourrons… encore une fois !

— Domani morirel reprit en écho le vieil Italien en brandissant le verre de grappa — oh ! combien ruineux — que Forrester lui avait généreusement payé.

Forrester trinqua avec lui. Mais Whitlow, lui, avait l’air de moins en moins à son aise.

— Écoute, Chuck, lui dit-il en aparté, vas-y mollo. On n’a pas des pigeons comme cet astronaute tous les jours.

— Whit, la ferme ! Joue pas les grand-mères, tu veux ?

— C’que j’en dis, moi. Après tout, c’est ton fric. Mais ne viens pas me faire des reproches si t’es encore fauché demain.

Forrester se contenta de lui sourire :

— Fous-moi la paix !

Whitlow se rebiffa :

— Tu vas arrêter ça, maintenant, hein ! Qu’est-ce que tu serais devenu si j’avais pas été là ? J’étais pas obligé de… !

Mais le Martien au nom irlandais les interrompit :

— Hé ! fous deux ! Fous afez pas fini ? Fous afez encore une tournée à payer.

Tandis que Whitlow se calmait un peu, Forrester se mit à considérer le Martien avec un drôle d’air :

— Dites donc, vous ! Pourquoi est-ce que vous parlez comme ça ?

— Comment, « comme ça » ? Fou afez l’air de dire que ch’ai une drôle de façon de parler ! — Puis quelque chose sembla lui revenir en mémoire, et il fit claquer ses doigts. — Mais attendez un peu ! Forrester : c’est pien comme ça que fous fous appelez ?

— Oui. Mais c’est de vous qu’on parlait…

— Fous devriez apprendre à ne pas interrompre les chens, lui fit observer Kevin O’Rourke na Solis Lacis. Ce que ch’ai à fous dire est ceci : il y a un Sirien qui fous cherche.

— Un Sirien ? Un de ces types tout verts ? — Forrester ne mettait guère de conviction à essayer de se concentrer. — Vous voulez parler de S Quatre ?

— Comment foulez-fous que che sache son numéro ? Il est arrifé afec une de ces espèces de manteau pressurissé, mais je sais que c’est un Sirien : ch’en ai fu des tas.

— Il veut probablement me faire un procès pour rupture de contrat… Eh bien, je l’attends ! Il n’est pas le seul.

— Non, che ne crois pas, parce que…

— Bon, ça suffit ! coupa Forrester. Sachez que je déteste la façon dont vous, les Martiens, n’arrêtez pas de détourner la conversation. Je vous demande pourquoi vous parlez comme ça. Parce que l’autre, là, qui veut me tuer, a le même accent allemand ; mais, dans son cas, je suppose que c’est normal, parce qu’il a un nom allemand. Mais vous, vous parlez de la même façon alors que vous êtes Irlandais. Alors ?

Kevin O’Rourke redressa la tête d’un air choqué :

— Forrester, fous êtes ifre ! Qu’est-ce que fous foulez dire par « Irlandais » ?

Combien de temps encore dura la soirée ? Forrester aurait bien été en peine de le dire. Il se souvenait vaguement que la danseuse avait essayé de lui démontrer, entre deux vapeurs d’alcool, que l’accent du Martien était martien, tout simplement, et non allemand, en se basant sur une obscure théorie selon laquelle six cents millibars de pression d’oxy-hélium leur faisait perdre l’habitude de percevoir certaines fréquences. Par contre, il se revoyait nettement, à un moment donné, fouiller dans sa poche et n’en rien ressortir. Le tout suivi de la sensation confuse qu’il se passait quelque chose d’anormal et de grave dans le restaurant.

Mais les souvenirs étaient trop flous et ne lui revenaient que par bribes. Ce dont il était sûr, en tout cas, c’est que, en se réveillant le lendemain matin, il se trouvait de nouveau dans la galerie sombre près de la boutique du fabriquant de satisfacteurs. Comment il était arrivé là, il n’en avait pas la moindre idée. Il était seul. Seul, mais avec une gueule de bois carabinée.

Contre cela aussi Whitlow l’avait mis en garde, il s’en souvenait maintenant. Il n’y avait pas de circuits d’alerte autonomes sur les satisfacteurs publics ; c’était à lui de se rendre compte s’il avait bu assez, parce que l’appareil ne cessait pas de servir même au point de non-retour… du moins tant que l’alimentation en argent, elle, durait. Et, apparemment, elle avait duré un peu trop longtemps…

Il secoua tristement la tête, geste qui lui déclencha une violente douleur derrière le crâne. Oui, il s’était passé quelque chose de grave au cours de cette nuit. Il essaya de se concentrer pour en retrouver le souvenir, mais tout ce qu’il revoyait était une scène confuse de panique collective. Quelque chose avait interrompu brutalement la soirée, car, malgré leur état debriété, tous ces hommes et toutes ces femmes — y compris l’Italien et la ballerine — n’avaient plus pensé qu’à fuir à toutes jambes. Mais qu’est-ce qui avait bien pu provoquer une telle terreur ?

Il n’était pas tellement sûr de vouloir s’en souvenir pour le moment. Arrivé laborieusement au bout du tunnel, il descendit un petit escalier de métal, entrouvrit une porte et jeta un coup d’œil à l’extérieur. Une brise tiède vint lui caresser le visage et, hormis un bruissement en provenance de la circulation hélicomobile, au loin, on n’entendait âme qui vive.

Même s’il était un peu prématuré de juger d’après les vingt-quatre heures qui venaient de s’écouler, Forrester avait déjà tendance à penser qu’il n’était pas à sa place non plus chez les Oubliés. S’il était à sa place quelque part ! Mais lorsque Whitlow se montra, visiblement repu et heureux, il se dit que, après tout, puisqu’il était vivant, il n’avait qu’à continuer à vivre.

— Comment ça va, ce matin ? lui demanda son compagnon, sur un ton jovial. Dis donc ! T’étais pas beau à voir quand on est partis !

— J’imagine, fit Forrester, l’air renfrogné. Fais-moi grâce des détails. Mais dis-moi, Whitlow, qu’est-ce que je dois faire maintenant pour trouver du travail ?

— Pourquoi faire ?

— Finita la comedia, Whit. Écoute, ne prends pas ça comme une critique, mais je ne peux pas continuer à vivre de cette façon.

— Tu sais, sans argent pour démarrer, t’iras pas loin. Personne ne voudra t’employer.

— Autrement dit, il faut commencer par faire un autre coup ?

— Tout juste ! fit Whitlow, dont le visage s’illuminait déjà. C’est d’ailleurs pour ça que j’venais te chercher. L’astronaute est revenu ! On va essayer de gratter encore quelque chose.

Ils traversèrent la grande ceinture verte sous les pylônes, dans l’espoir de trouver un coin de ciel. Whitlow disait avoir vu l’astronaute dans son hélimodule, tournant en rond et cherchant visiblement à se poser pour faire une nouvelle promenade chez les Oubliés. Mais, pour l’instant, on ne le voyait nulle part.

— Désolé, dit Whitlow. Mais je suis pourtant sûr de l’avoir vu dans les parages.

Forrester haussa les épaules. À dire vrai, il n’était plus tellement sûr d’avoir envie de « taper » les gens. Il avait un peu l’impression de vivre aux crochets de cette société sans lui apporter aucune contribution en retour, même selon les critères très particuliers en vigueur ici, ne serait-ce que, par exemple, en participant aux activités subversives de Taiko. Les possibilités d’emploi illimitées devaient sûrement lui permettre de trouver quelque chose. Quelque chose qui lui plaise même, et qui vaille la peine…

Mais la voix de Whitlow interrompit ses réflexions :

— Je savais bien qu’j’avais pas rêvé, Chuck ! Regarde ! Le voilà !

Forrester leva les yeux et vit en effet un hélimodule dans lequel quelqu’un — dont il ne voyait pas très bien le visage, mais qui ne pouvait être que l’astronaute — les regardait. Puis le pilote parla à voix basse dans son satisfacteur et, presque aussitôt, le module perdit encore de l’altitude et se prépara à aller atterrir un peu plus loin.

Forrester se tourna vers Whitlow, qui était en train de se gratter pensivement le menton en suivant des yeux la trajectoire de l’appareil. Puis son visage exprima carrément l’inquiétude.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Forrester.

— Euh… Je n’sais pas… Un pressentiment tout d’un coup. Simplement, tu comprends, on ne sait jamais comment ces types ont l’intention de s’amuser. Je crois qu’on ferait mieux d’se tirer d’ici.

Joignant le geste à la parole, il tourna les talons et entraîna son compagnon derrière lui.

Inquiet seulement parce que Whitlow l’était, Forrester le suivit sans trop comprendre. Il était un peu étonné par cette attitude qu’il mettait sur le compte de la lâcheté, renforcée, en cet âge de hautes probabilités d’immortalité, par la peur exagérée d’une mort permanente. C’est alors que la même peur le saisit à son tour brusquement, furieusement, quand il sentit le souffle d’air au-dessus de sa tête…

L’hélimodule avait redécollé et tournait maintenant au dessus d’eux.

— C’est lui ! cria Fofrester. Tu avais raison : il en a après nous !

Il s’élança dans une autre direction, tandis que Whitlow continuait à courir de son côté. Le module piqua et vira brusquement au ras de leur tête…

Forrester ne réalisa pas sur le coup que, cette fois-ci, il n’avait pas vu de pilote dans le module !

Au même moment, il entendit un hurlement. La voix de Whitlow ! Il n’avait pas vu de pilote dans le module pour la bonne raison qu’il n’y était plus ! Il avait mis l’appareil en servo-commande et programmé la position « vol stationnaire », tandis qu’il attendait bien tranquillement au sol. Il tenait dans la main quelque chose qui ressemblait à un fouet et barrait le passage à Whitlow, sous l’avancée en pointe d’un immeuble jaune.

Whitlow voulut rebrousser chemin, mais l’astronaute ne lui en laissa pas l’occasion. C’était bien un fouet qu’il tenait, et auquel il venait d’imprimer un mouvement presque imperceptible, mais suffisant pour qu’il vienne s’enrouler en sifflant autour du cou de Whitlow, qui s’affala par terre.

Forrester se lança dans une fuite éperdue. Juste derrière lui, il y avait l’hoverpiste, avec ses appareils sifflant de tous leurs stato-réacteurs meurtriers qui se suivaient à une cadence de rafales traçantes de mitraillette. S’il était touché, il mourrait aussi sûrement que de la main d’un assassin. Sans réfléchir davantage, il s’élança, traversa comme un fou la bande dangereuse et, miraculeusement, sortit indemne de la manœuvre. En se retournant, il vit un flic qui l’observait avec curiosité.

Pendant ce temps, l’astronaute levait de nouveau son fouet, une expression de pur sadisme sur le visage. Par-dessus le sifflement des hélicoptères, Forrester perçut le hurlement de Whitlow. Ce dernier essaya de se relever, mais le fouet s’abattit une nouvelle fois. Puis encore, et encore, à chaque tentative de Whitlow pour se remettre sur pieds. Jusqu’au moment où le malheureux, couvert de sang, ne bougea plus.

Forrester détourna la tête. Il s’aperçut qu’il pleurait et avait en même temps l’impression de devenir fou. Il y avait de quoi : voir ainsi un ami tué d’une façon aussi atroce et gratuite ne pouvait pas laisser de marbre. Surtout quand la victime aurait très bien pu être lui-même. Pouvait toujours, d’ailleurs, être lui-même…

Il se retourna pour se remettre à courir et… se retrouva en plein dans les bras du flic rougeaud de la veille.

— Homme Forrester, lui dit celui-ci en le regardant bien dans les yeux, j’ai un message pour vous, et bonjour !

— Fichez-moi la paix ! cria Forrester.

— Le message est le suivant, continua le flic imperturbablement. Homme Forrester, voudriez-vous accepter d’être réembauché ? La proposition vous est faite par celui que vous connaissez sous le nom de S Quatre.

— Non !… Enfin, je ne sais pas… Tout ce que je veux, c’est sortir d’ici !

— Votre éventuel employeur, Homme Forrester, dit le flic en le lâchant, est tout près d’ici. Vous pouvez le voir tout de suite si vous le désirez.

— Qu’il aille se faire voir ! répliqua Forrester hargneusement.

Sans le vouloir, il continua sa course folle dans la direction que le flic venait de lui indiquer. Forrester vit l’aéromodule en premier, puis, à l’extérieur, quelque chose qu’il ne reconnut pas tout de suite. Cela se présentait sous l’aspect d’un gros cornet de glace renversé, tout luisant, reposant sur un coussin d’air. Il s’approchait à très grande vitesse de Forrester, et ce n’est que lorsqu’il fut tout près de lui qu’il identifia d’abord le scaphandre, puis, derrière le hublot du casque, la couronne de petits yeux verts scintillants…

C’était son Sirien. Avant qu’il ait pu réagir, celui-ci le toucha avec quelque chose de brillant et qui piquait, et Forrester se retrouva étendu par terre, regardant la créature sur son coussin d’air au-dessus de lui.

— Je n’ai jamais dit que j’allais retravailler pour vous…

L’autre était immobile, son espèce de vrille au pouvoir paralysant pendant mollement à son côté.

— Je n’ai pas… besoin… d’un tra… vail… comme ça… articula encore Forrester, qui avait de plus en plus de mal à garder les yeux ouverts.

Il se demandait ce que le Sirien avait bien pu lui injecter dans le corps, car il ne pouvait plus bouger du tout. Et le Sirien était en train de changer de forme !…

Bientôt, il ne ressembla plus du tout à un Sirien…