Son troisième jour d’emploi correspondait, pour Forrester, au sixième depuis sa sortie d’hibemateur. Il avait l’impression qu’il s’en était écoulé des millions.
Mais il apprenait. Il constatait, non sans une certaine fierté, même lucide, qu’il arrivait à faire tout son travail et que trouver toutes les réponses n’était qu’une question de temps.
En outre, travailler pour le Sirien n’était pas du tout désagréable. La seule pression qui s’exerçait sur lui venait d’Adne, qu’il n’avait revue que très peu depuis ce premier jour où il avait pris son travail. Elle lui manquait bien, mais il avait d’autres choses en tête également. Le Sirien — dans le doute, Forrester lui avait attribué d’autorité le sexe masculin — était curieux d’apprendre ; insatiable, mais patient. Lorsque Forrester ne trouvait pas une réponse tout de suite, il lui laissait le temps de se documenter. Ses sujets d’intérêt étaient, curieusement, tous centrés sur le passé. Il s’en expliqua plus ou moins en invoquant notamment le fait que tout phénomène actuel n’était qu’un simple dérivé d’un état antérieur, et c’était l’état premier de la race humaine qui l’intéressait.
Forrester se disait que, s’il avait été, lui, prisonnier de guerre sur une planète ennemie, il aurait plutôt cherché à se renseigner sur les armes ou la stratégie défensive de cette planète. Mais il n’était pas Sirien, et peu lui importait, après tout, ce qu’un Sirien pouvait bien avoir dans la tête. Il se contenta donc de répondre aux questions de son employeur sur les agences de publicité de Madison Avenue et sur l’atmosphère de fièvre dans laquelle se déroulaient les championnats de baseball. Mais il n’oubliait pas d’appeler chaque jour sa banque pour s’assurer que son salaire continuait bien à lui être versé régulièrement.
Il avait fini par comprendre que l’argent était toujours l’argent. Avec son quart de million de dollars, il pouvait toujours se procurer la même quantité de biens et de services qu’au vingtième siècle, ce qu’il faisait d’ailleurs. Ce n’était pas le dollar qui avait été touché par l’inflation… c’était le niveau de vie. Aujourd’hui, il y avait tant de choses que l’on avait envie d’acheter…
Il se rendait compte qu’un quart de million de dollars aurait pu lui suffire largement jusqu’à la fin de ses jours s’il s’était contenté de vivre selon les normes du vingtième siècle. Autrement dit, s’il s’était passé de robots pour le servir en permanence, de prestations médicales ruineuses — et notamment l’utilisation des installations hibernatoires, banques d’organes, prothèses, médicaments antientropiques, etc… ; s’il s’était contenté de manger simplement, des aliments préparés comme autrefois ; s’il n’avait pas voyagé, acheté des gadgets hors de prix… En un mot, s’il avait mené le train de vie modeste d’un banlieusard du vingtième siècle, il aurait pu s’en tirer.
Mais aujourd’hui, ce n’était plus possible. Aujourd’hui, il n’avait plus d’argent, mis à part les quelques milliers de dollars qui lui restaient à son compte à la Banque, du Vingt-Sixième Siècle, plus ce que le Sirien lui versait chaque jour : en tout, juste assez pour payer les services tarifés de son satisfacteur pendant quelques semaines encore. S’il faisait attention.
Mais ce n’était pas cette déconfiture financière qui le gênait, puisqu’il avait toujours la ressource de travailler et de gagner plus d’argent qu’il n’avait jamais pu l’imaginer jusque-là. Ce qui le gênait le plus, c’est qu’il avait été le dindon d’une farce, lui et son quart de million de dollars ; et, par-dessus tout, qu’Adne ait pris part à cette farce.
Parce qu’il songeait déjà, quoique d’une façon encore très vague, à ce moment où Adne pourrait avoir une grande importance pour lui. Elle en avait déjà, songea-t-il amèrement, potentiellement du moins. Il se demanda de nouveau ce qu’elle avait voulu dire avec cette histoire de nom qu’ils devaient choisir ensemble. Et, au fait, pourquoi ne l’avait-elle pas appelé depuis tout ce temps ?
Et puis, il accepta l’idée que ce qui était important pour lui ne l’était pas forcément pour les autres. Pour l’instant, il ne faisait encore que l’apprentissage de la vie, en quelque sorte. Pour l’instant, il devait attendre, travailler, apprendre. Et surtout ne pas brusquer les événements. S’il avait déjà appris quelque chose, c’était au moins l’humilité.
Charles Forrester n’avait pas encore découvert que, d’une façon particulière et tout à fait déplaisante, il était en passe de devenir l’homme le plus important du monde.
En attendant, ce qui le déconcertait beaucoup chez son employeur était une certaine attitude préoccupée dont il ne saisissait pas la cause. Il s’en ouvrit même à son satisfacteur, lequel commença par expliquer la curieuse façon de parler du Sirien par les caractéristiques techniques de sa langue d’origine. Mais, quand Forrester lui eut précisé que la « créature » devait avoir une idée derrière la tête, il y eut dans l’appareil un blanc d’une ou deux secondes qui ne lui échappa pas ; car, chez un ordinateur, toute hésitation ou recherche de la réponse signifie que la question lui présente une difficulté particulière. Mais le satisfacteur voulait seulement en savoir davantage :
— Pouvez-vous me donner un exemple. Homme Forrester ?
— Je n’en ai pas de précis. Mais il me fait faire parfois des choses bizarres. Ainsi, est-ce que c’est normal qu’il veuille m’hypnotiser ?
Nouveau blanc, avant que le satisfacteur réponde :
— Je ne peux pas vous dire. Homme Forrester. Mais je ne saurais trop vous conseiller d’être prudent.
Forrester resta donc sur sa faim.
Le Sirien ne renouvela pas sa proposition d’hypnotiser Forrester — pour soi-disant exhumer la vérité cachée, tous les traumatismes de l’ancien temps — mais son comportement n’en restait pas moins déroutant. Sa curiosité papillonnait sans crier gare du vingtième siècle à l’époque des guerres entre Ariens et Athanasiens, deux millénaires avant. (Forrester dut même lui demander de lui laisser le temps de se documenter sur les hérésies qui avaient marqué la distinction entre les termes « homoosien » et « homoiousien », problème qu’il ne réussit d’ailleurs jamais à résoudre). Le Sirien proposa spontanément à Forrester de prendre à sa charge ses frais de satisfacteur, mais refusa dans le même temps de considérer comme frais de déplacement une incursion au plus profond des caves de Shoggo pour y consulter des archives sur Saturne. « Capricieux » était le mot pour qualifier ce comportement.
Il vint à l’idée de Forrester que le Sirien pouvait se sentir seul, mais l’autre refusa sa proposition de lui rendre visite chez lui. Enfin, autant qu’il pût paraître, il ne témoignait aucun intérêt pour le sort de ses dix compatriotes également en exil sur la Terre.
Chargé d’expliquer l’institution du mariage, Forrester s’efforça d’analyser le jeu des pulsions sexuelles et des nécessités familiales qui avaient conduit à codifier des situations de fait. Le Sirien passa brusquement à un autre sujet : la pratique commerciale des timbres de réduction. Dans ce domaine également, Forrester fit de son mieux pour expliquer la complexité du système de vente en supermarché. Autre question : les gens avaient-ils ou non l’habitude d’enfreindre les dispositions fixées par la loi ? Ce fut ce dernier sujet qui prit à Forrester le plus de temps. Malgré ses efforts, il ne parvint pas à faire passer l’idée qu’il pût exister une éthique personnelle et notamment des lois qu’on ne transgresse pas parce qu’elles sont moralement bonnes, et d’autres que tout le monde enfreint parce qu’elles ne sont moralement pas adaptées.
Finalement, il n’enviait pas la position du Sirien, dont le travail d’assimilation était encore plus ardu que le sien.
Forrester n’en négligeait pas pour autant son propre travail d’investigation. Il demanda à son satisfacteur de lui communiquer tous les éléments connus sur la planète sirienne.
Jusque-là, les Siriens étaient pour lui un tigre de papier, mais à présent il découvrait que ce tigre avait des crocs. Environné de forteresses, pourvu de vaisseaux de guerre rapides et puissants allant et venant sans bruit comme des guêpes, le système sirien était un vaste réseau fonctionnant sur un mode militaire. Il y avait une douzaine de planètes en tout, dont deux en orbite exclusive autour de Sirius B, les autres étant les satellites normaux de la grande étoile blanche. Elles étaient toutes habitées, et toutes munies des mêmes dispositifs de défense.
Les engins téléguidés envoyés en reconnaissance par la Terre avaient eu la chance — ou le malheur — d’observer et d’enregistrer ce qui ressemblait fort à des jeux de guerre. Les Siriens avaient l’air de « s’amuser » très sérieusement à la guerre : une fois développés, les vidéo-enregistrements montrèrent en effet une véritable saignée d’êtres et de matériel que, seul, pouvait justifier un effort de guerre massif. Une centaine de vaisseaux étaient endommagés, certains complètement détruits. Une flotte convergeait vers un satellite couvert de glace dépendant de l’une des deux planètes à l’écart… et le satellite en question était réduit à l’état de cendres incandescentes sous les yeux de Forrester.
L’enregistrement s’arrêtait là. Manifestement, les opérateurs qui avaient téléguidé les engins avaient pensé que c’était suffisant comme cela, et qu’il était moins dangereux de laisser les Siriens sans surveillance que de courir le risque d’attirer leur attention avec lesdits engins.
Quoi qu’il en soit, Forrester ne proposa plus jamais au Sirien d’aller lui rendre visite dans ses quartiers…
Le cinquième jour de sa nouvelle vie, Forrester se leva aux premiers murmures de son lit, commanda un petit déjeuner classique (qui n’était finalement pas plus mauvais que les petits déjeuners « spéciaux » beaucoup plus coûteux), passa en revue les messages du matin et se mit au travail.
Tout fier de la maîtrise qu’il avait acquise maintenant, il demanda au satisfacteur de lui choisir un chemin pour se rendre aux vastes étendues souterraines de l’Institut de Documentation des États-Unis et de le lui matérialiser. Aussitôt une signalisation lumineuse se dessina par terre devant lui. Il la suivit jusqu’à un ascenseur (qui se déplaçait aussi bien latéralement que verticalement), ensuite dans un autre immeuble, où il traversa d’abord la salle des trieuses de cartes perforées (lesquelles étaient bien démodées à présent), avant de descendre dans une cave qui renfermait des archives centenaires pour lesquelles son employeur avait manifesté un intérêt certain.
La voix du Sirien l’y rejoignit par l’intermédiaire du satisfacteur :
— Je veux une illustration du terme « course à l’espace » !
Forrester détacha les yeux du vieux lecteur de microfilms :
— Bonjour, Sirien Quatre ! Je suis en train de rechercher les origines de la Fraternité Ned Lud, comme vous me l’avez demandé. C’est très intéressant. Saviez-vous qu’ils s’étaient spécialisés dans la destruction systématique des ordinateurs et…
— Interrompez vos recherches sur la Fraternité Ned Lud et donnez-moi les motifs qui ont conduit deux zones de cette planète à lutter pour arriver chacune la première sur la Lune.
— D’accord. Tout à l’heure. Laissez-moi d’abord finir ce que j’ai commencé.
Il n’y eut pas de réponse. Forrester haussa les épaules et retourna à son lecteur de microfilms. Les Ludites semblaient se prendre infiniment plus au sérieux à leurs débuts : là où Taiko se livrait maintenant à des bouffonneries grotesques pour convaincre, ses prédécesseurs employaient la manière forte, et notamment des haches pour démolir les ordinateurs au cri de « Les travaux nobles pour les hommes, les travaux d’exécution pour les machines ! »
Pris par sa lecture, il en oublia complètement la dernière demande de son employeur. Jusqu’au moment où…
— Homme Forrester ! hurla le satisfacteur. J’ai deux notifications d’intention qui vous sont destinées !
Cette fois, ce n’était plus la voix caverneuse et lointaine du Sirien : c’était carrément l’ordinateur central qui s’adressait à lui. Forrester grogna :
— Quoi encore ?
— Heinzlichen Jura de Syrtis Major…
— Tiens ! Comme par hasard ! murmura Forrester pour lui-même.
— … informe qu’il a fait renouveler son permis de chasse et vous notifie en conséquence de prendre vos dispositions. Homme Forrester.
— D’accord, je prendrai mes dispositions. Et l’autre notification ?
— Elle vient d’Alpha Quatre Zéro-zéro Neutre, ou, comme vous l’appelez, Sirien Quatre. C’est une notification de cessation d’emploi. Toutes les garanties ont été observées et le préavis payé. Motif : non-exécution, conformément à la demande raisonnable de l’employeur, de recherches concernant les raisons de la rivalité États-Unis-U.R.S.S. dans la course à l’espace.
Forrester bondit :
— Hé là ! Mais ça m’a tout l’air d’un… ! Alors, je suis licencié !
— C’est exact. Homme Forrester. Vous êtes licencié.
Une fois le premier effet de surprise passé, Forrester se débattit entre des sentiments contradictoires. Certes, il était ennuyé d’avoir perdu cet emploi, qu’il croyait assurer de manière aussi satisfaisante que possible, si l’on tenait compte du type de travail et surtout d’employeur. Mais, au fond, il n’était pas fâché de ne plus avoir à encourir les reproches plus ou moins déguisés d’Adne et des enfants sur sa « collaboration avec l’ennemi ». Et c’est finalement le cœur léger qu’il écarta le Sirien de son esprit et informa le satisfacteur qu’il voulait un autre emploi.
Il en eut un très rapidement, qui consistait à surveiller un détecteur de radioactivité pour la grande centrale à hydrogène située sous le lac Michigan. L’emploi payait bien et le travail n’était pas difficile.
Forrester ne mit pas plus de vingt-quatre heures pour découvrir que la raison de ce salaire particulièrement généreux était que, à des intervalles totalement imprévisibles, de sérieux dégâts étaient causés par les radiations. Son prédécesseur à ce poste — comme tous ses prédécesseurs d’ailleurs — étaient à l’heure actuelle réduits à l’état de blocs de matière conservés à basse température dans les hibernateurs près du grand lac, attendant, pour en sortir, l’invention de meilleures techniques d’extraction des particules radioactives de leurs cellules. Et le satisfacteur l’informa candidement que cette invention dépendait elle-même de la proximité ou non d’autres découvertes fondamentales en matière de biophysique, et que, dans ces conditions, l’attente pouvait être de l’ordre de deux mille ans.
Forrester ne perdit pas de temps à réagir :
— Eh bien, merci ! Je ne reste pas une seconde de plus dans ce tombeau ! Je me demande bien pourquoi ils ont besoin d’êtres humains pour faire ce travail !
— En cas de défaillance cybernétique, répondit instantanément le satisfacteur, seul un surveillant organique est capable de maintenir le potentiel de liaison phonique avec l’ordinateur central en offrant, en cas d’urgence, une capacité…
— Ce n’était qu’une question pour la forme, laisse tomber, dit Forrester, en appuyant gaillardement sur le bouton d’appel de l’ascenseur qui allait le ramener à la surface avant qu’il retourne dans la cité. Mais pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était un emploi qui tuait ?
— Vous ne me l’avez pas demandé. Homme Forrester, répondit l’appareil sur un ton grave. Excusez-moi, Homme Forrester, mais vous avez appelé un ascenseur, et, malheureusement, il vous faut attendre encore trois heures. Vous ne devez pas laisser la centrale sans surveillance.
— C’est bien possible, mais c’est pourtant ce que je vais faire.
— Homme Forrester ! Je dois vous mettre en garde !
— Écoute. Si j’en crois la plaque là-haut, cette installation est en service depuis quelque chose comme cent quatre-vingts ans, et je parie que les commandes cybernétiques n’ont pas eu une seule défaillance en tout ce temps. Je me trompe ?
— C’est exact, Homme Forrester. Toutefois…
— Toutefois, rien du tout ! Je m’en vais.
L’ascenseur venait juste d’arriver. Sans plus écouter, Forrester entra, et la porte se referma derrière lui.
— Homme Forrester ! Vous mettez en danger toute… !
— Oh ! la ferme ! Il n’y a aucun danger. Le pire qui pourrait se passer, c’est qu’elle s’arrête de fonctionner pendant quelque temps. Mais, dans ce cas, la cité tirerait ses sources d’énergie d’autres générateurs jusqu’à ce qu’elle soit remise en marche, n’est-ce pas ?
— Oui, Homme Forrester, mais le danger…
— Suffit ! Tu discutes trop et à tort et à travers. Tu ferais mieux de me trouver un autre job.
Mais le satisfacteur ne lui proposa rien, cette fois. Le temps passait, mais toujours rien. Il ne lui parlait même plus.
De retour dans son appartement, Forrester lui demanda la raison de ce mutisme :
— Vous autres ordinateurs n’éprouvez pas d’émotions comme les hommes, si ? Ou alors, si je t’ai vexé, excuse-moi.
Pas de réponse. Le satisfacteur ne disait rien, le mur vidéoscopique ne s’allumait plus, le dîner qu’il commanda ne lui fut pas servi. La pièce était comme morte.
Faisant taire son amour-propre, Forrester se rendit chez Adne Bensen. Elle n’était pas là, mais les enfants le firent entrer. Il leur dit :
— Les enfants, j’ai un ennui : j’ai dû faire sauter un plomb ou autre chose dans mon satisfacteur.
En les voyant le fixer avec des yeux ahuris, il se dit qu’il venait encore de jouer les éléphants dans le magasin de porcelaine :
— Qu’est-ce qu’il se passe, Tunt ? Encore une réunion de club ? Hein, Mim, de quoi s’agit-il ?
Ils éclatèrent de rire, ce qui le mit en colère :
— Voudriez-vous avoir l’obligeance de me dire ce qu’il y a de drôle aujourd’hui ?
— Tu m’as appelé Tunt ! s’esclaffa le garçon.
— Et moi, il m’a appelé Mim ! reprit sa sœur en écho. Charles ! Serais-tu vraiment ignare ?
— Je sais que j’ai des ennuis, en tout cas, répliqua Forrester d’un air pincé. Mon satisfacteur ne marche plus.
— Oh ! Charles !
Il se rendait compte, à leur mine, que l’ampleur du désastre dépassait leur entendement. Oubliant complètement ce dont ils étaient en train de parler à son arrivée, ils concentraient maintenant toute leur attention sur lui. Mal à l’aise, il ajouta :
— Écoutez, tout ce que je voudrais savoir, c’est ce qui s’est passé.
— Cherche ! fit la petite. Pauvre Charles !
Elle le regardait à la fois avec compassion et horreur, comme s’il avait la lèpre.
De son côté, le garçon prit l’initiative de se renseigner, par l’intermédiaire de son satisfacteur pédagogique, auprès de l’ordinateur central. Ses yeux s’agrandissaient au fur et à mesure qu’il recevait la réponse. Bientôt, il se tourna vers Forrester :
— Bon sang, Charles ! Tu as quitté ton emploi sans prévenir !
— Eh bien, oui, pourquoi ? fit Forrester, qui se sentait de plus en plus dans ses petits souliers. C’est bon, j’ai peut-être agi un peu brusquement…
— Brusquement !
— Enfin, stupidement, si vous préférez. Je suis désolé.
— Désolé !
— Écoutez, ce n’est pas en répétant tout ce que je dis comme des perroquets que vous allez m’aider. D’accord, j’ai gaffé, je le reconnais.
— Oui, Charles, dit le garçon, mais ne sais-tu pas que tu as perdu ton salaire ? Tu n’en avais déjà pas beaucoup — quelques malheureux dollars bloqués à la banque pour les frais d’hibernation, et pratiquement pas de liquide. Mais maintenant, tu n’as… — Il hésita, comme si les mots lui brûlaient les lèvres. — Tu es complètement fauché !
Ce n’était peut-être pas ce que Forrester avait entendu de plus terrible dans sa vie, mais ce n’en était pas loin. Fauché ! Surtout dans cette ère d’incroyable abondance et de prodigalité galopante ! Autant être mort. Il s’effondra dans son fauteuil ; la petite se précipita à son secours et lui commanda une boisson. Forrester en but avidement une gorgée, espérant que cela lui donnerait un coup de fouet.
Mais pas de coup de fouet. C’était naturellement ce que la petite pouvait lui offrir de mieux en se servant de son satisfacteur pour enfant, mais autant attendre des miracles d’une citronnade. Il reposa son verre et dit :
— Dites-moi si je me trompe : n’ayant plus d’argent pour payer mes dépenses, ils m’ont déconnecté mon satisfacteur. C’est ça ?
Le garçon hocha la tête.
— Alors, la première chose qu’il me reste à faire, c’est remettre de l’argent à mon compte en banque. Donc commencer par trouver de l’argent.
— Exactement, Charles ! s’écria la petite fille. Ça arrangerait tout !
— Mais comment faire ?
Le frère et la sœur se regardèrent d’un air impuissant.
— Enfin, que puis-je faire ? insista Forrester.
— C’est très simple, Charles. Il faut que tu trouves un autre travail.
— Mais le satisfacteur ne peut plus m’en procurer, justement !
Le garçon contempla songeusement son propre satisfacteur, le prit, le secoua, puis le reposa :
— C’est moche. Peut-être que Mim pourra t’aider quand elle rentrera. Enfin… ce n’est pas sûr.
— Vraiment ? Tu penses qu’elle pourra m’aider ?
— Euh… non. Enfin… je ne crois pas qu’elle saura.
— Alors, qu’est-ce que je vais faire ?
Le garçon avait l’air embêté, et un peu effrayé. Forrester était sûr que lui aussi devait donner la même impression ; c’est du moins ce qu’il ressentait.
Bien sûr, se dit-il, Hara pouvait l’aider une fois de plus. Il avait certainement déjà rencontré ce genre de cas. Même Taiko, s’il voulait bien oublier la rebuffade qu’il avait essuyée et renouveler sa proposition de travailler pour les Ludites. Mais il était à peu près sûr qu’il n’avait plus rien à espérer de ce côté non plus.
En voyant la petite retourner vers le jeu qu’il avait dû interrompre et se remettre à parler dans son petit satisfacteur, tout en évitant visiblement son regard, il constata avec amertume, mais sans leur en vouloir vraiment, que les enfants eux aussi le laissaient tomber. Comment leur reprocher de ne pas savoir résoudre des problèmes d’adultes qu’il n’était même pas capable lui, de résoudre ?
Brusquement, le garçon dit :
— Au fait, Charles : Mim dit que Heinzie est encore à ta recherche.
Mais, pour Forrester, cette épée de Damoclès semblait dérisoire comparée au désastre de l’insolvabilité.
Le garçon continua :
— Tu sais, il y a un problème, là aussi. Sans ton satisfacteur, tu ne pourras pas être averti quand il sera là. Et puis, pour l’hélicoptère de mise en hibernation immédiate, il te faut de l’argent aussi, sinon ils ne te mettront pas en hibernation du tout si tu es tué. Remarque que tu as toujours la possibilité de faire quelque chose qui annule les garanties : alors, Heinzie, ou n’importe qui, pourrait demander le paiement… Et c’est eux qui seraient embêtés. Tu comprends : ils ne veulent pas se retrouver coincés avec un type qui ne peut pas payer.
— Je compatis !
— Je voulais simplement que tu saches…
— Tu as bien fait. — Remarquant le manège de la petite fille avec son satisfacteur — : Eh, toi, Mim ! Enfin, peu importe ton nom… Qu’est-ce que tu fabriques ?
La petite leva les yeux et rougit d’excitation :
— Moi, Charles ?
— Oui, toi. J’ai cru t’entcndrc prononcer mon nom.
— Oui, Charles. J’étais en train de te proposer comme membre de notre club. Tu sais : nous l’en avons parlé.
— C’est gentil de ta part, fit Forrester sur un ton sarcastique. Est-ce qu’ils ont un restaurant au moins ?
— Oh ! non, Charles ! Ce n’est pas ce genre de club, tu ne comprends pas. Ils peuvent t’aider, tu sais. Ils ont même déjà fait une proposition.
— Et tu crois vraiment que ça va m’aider ? demanda-t-il d’un air sceptique.
— Oui, oui ! Écoute. Voilà ce que Tars Tarkas vient juste de dire : « Qu’il cherche au fond des mers mortes et des antiques cités. Qu’il rejoigne les hôtes hantés du vieux Jasoom. »
Visiblement, Forrester se creusait la tête pour essayer de comprendre.
— Je ne vois pas ce que ça veut dire, fit-il d’un air las.
— Mais si, voyons ! C’est aussi clair que l’histoire de la noix de coco sur la Lune. Tars Tarkas pense que tu devrais te cacher chez les Oubliés…