Dans l’appartement d’Adne, ce furent les enfants qui l’accueillirent.
— Bonjour, Tunt ! Bonjour, Mim ! fit-il.
Ils le regardèrent d’un drôle d’air, puis échangèrent un regard entre eux. « J’ai encore dû gaffer, pensa-t-il avec résignation. Ce doit être Tunt, la fille, et Mim, le garçon. » Mais s’il fallait qu’il fasse constamment attention à ce genre de petites erreurs, il n’en sortirait plus ; aussi avait-il décidé une fois pour toutes de ne plus s’y arrêter.
— Où est votre mère ? demanda-t-il.
— Elle est sortie.
— Où ça ?
— Euh…
Forrester revint patiemment à la charge :
— Vous voulez bien me dire où ?
Le frère et la sœur se regardèrent en ayant l’air de réfléchir. C’est le garçon qui répondit :
— Non, nous ne pouvons pas, Charles. Nous sommes assez occupés.
Forrester s’était toujours rangé dans la catégorie des gens qui aiment bien les enfants, mais, en l’occurrence, le sourire dont il gratifiait ces deux-là commençait à avoir quelque chose de forcé.
— Je peux l’appeler par le satisfacteur, vous savez, dit-il.
Le garçon prit un air scandalisé :
— Maintenant ? Pendant qu’elle est en train de ramper !
Forrester soupira :
— Écoutez, les enfants, j’ai quelque chose à dire à votre mère. Comment faut-il que je m’y prenne pour lui parler ?
— Tu pourrais l’attendre ici, répondit le garçon du bout des lèvres.
— Si tu as vraiment besoin de la voir, ajouta sa sœur.
— J’ai comme l’impression que ma présence ici est indésirable. Qu’est-ce que vous êtes donc en train de faire ?
Le garçon lança un regard impérieux à sa sœur pour l’empêcher de répondre, avant de dire sur un ton penaud :
— Nous avons une réunion.
— Mais ne le dis pas à Taiko, s’écria la petite fille.
— Il n’aime pas notre club, précisa le garçon.
— Mais vous formez le club seulement à vous deux ?
Le garçon se mit à rire :
— Ah ! non ! Nous sommes… attends… onze.
— Douze ! rectifia sa sœur. Je parie que tu as encore oublié de compter le robot.
— Attends : toi et moi, quatre garçons, trois filles, un adulte, un Martien… et le robot. C’est ça : douze.
— Tu veux dire un Martien comme Heinzlichen-machin-chouette ?
— Oh ! non, Charles ! Heinzie est un être humain. Le nôtre est un de ces gros bonhommes verts avec quatre bras.
Forrester ouvrit de grands yeux et dit :
— Tu veux dire comme dans les livres d’Edgar Rice Burroughs ? Mais… mais je croyais que ces êtres n’étaient pas réels !
Tandis que son frère prenait un air des plus condescendants, la petite demanda :
— Qu’est-ce que tu veux dire par « réels », Charles ?
De son temps, avant sa mort, Forrester s’était toujours passionné pour la science. Il avait toujours trouvé étonnant, voire miraculeux, de vivre une époque où de la lumière sortait de douilles dans les murs, et des photos animées, d’une boîte, même baptisée téléviseur. Déjà, à ce moment-là, il lui arrivait de penser, avec ironie et pitié, à quel point des génies comme Newton ou Archimède auraient été dépassés s’il s’était agi pour eux de régler un téléviseur ou de faire marcher un train électrique. Or, aujourd’hui, c’était lui, Forrester, qui passait pour l’homme préhistorique, son amour-propre dût-il en souffrir.
Mais, au moyen d’un interrogatoire le plus rationnel possible, il finit par avoir une idée de ce dont les enfants étaient en train de parler. Leurs compagnons de jeu n’étaient pas véritablement « réels », mais ils l’étaient en tout cas davantage que, disons, de simples poupées. C’étaient des homologues d’êtres humains, des simulacres, que les enfants appelaient parfois « simulogues ». La petite déclara fièrement qu’ils savaient très bien entretenir des relations personnelles.
— Je crois que j’y arrive parfois, moi aussi, ironisa Charles. Mais je ne vois pas ce que Taiko vient faire dans tout cela.
— Oh ! celui-là !…
— Il n’aime pas qu’on s’amuse.
— Il dit qu’en s’amusant on n’a plus envie de vivre dans ce que tu disais, Charles : la réalité.
— Oh ! dis, tu veux l’entendre ? proposa la petite.
Elle indiqua le mur qui servait d’écran vidéoscopique, et où l’on voyait pour le moment un innocent paysage de forêt habité de petits animaux à fourrure.
— À la télévision ? fit Charles.
— La quoi, Charles ?
— Là-dessus, je veux dire.
— C’est ça, Charles.
Après tout, pourquoi pas ? se dit-il. Au pire, il pourrait toujours accepter l’offre de Taiko, à supposer qu’elle tienne toujours. Et, avant d’en arriver là, il avait déjà l’occasion d’en savoir un peu davantage.
— Vas-y, dit-il. Qu’est-ce que j’ai à perdre ?
Le mur vidéocapteur, obéissant aux ordres de la petite fille, effaça la forêt et la remplaça par une scène d’auditorium. Dessus, un homme avec une perruque qui lui donnait un air d’épouvantail, sautillait tout en hurlant.
Forrester eut du mal à reconnaître le visiteur aux cheveux blonds coupés ras dont il s’était si cavalièrement débarrassé, il ne se souvenait déjà plus quand. Taiko était en train d’exécuter une espèce de danse de Saint-Guy qui devait correspondre à un cérémonial quelconque : deux pas dans un sens et on marque le temps, deux pas dans l’autre, on marque le temps, et ainsi de suite. Et ce qu’il criait paraissait du charabia pour Forrester :
— Louons Lud, ligne limpide ! (Marque). Laissons Lud libérer l’homme ! (Marque). Loin de Lud languit l’être (Marque) dans les limbes ! (Marque).
Il lança les bras en avant, et la caméra saisit l’expression de son visage torturé, tourné vers l’assistance.
— Allons, vous autres ! Voulez-vous voir votre cerveau réduit à l’état de gelée informe ? Voulez-vous tous devenir du néant ? Non ? Alors : Laissons Lud libérer l’homme ! (Marque). Laissons Lud libérer l’homme ! (Marque)…
Et cœtera, et cœtera.
Dans la chambre, le garçon expliqua, en criant pour couvrir la voix de Taiko :
— À présent, il va demander leurs commentaires aux vidéospectateurs. D’habitude, c’est à ce moment-là qu’on lui répond des tas de choses qui le mettent en rogne, comme : « Retourne dans ton hibernateur, espèce de vieux glaçon ! » ou « Taiko est un vieux crétin d’Utopien ! Évidemment, nous ne disons pas qui nous sommes.
Sa sœur enchaîna :
— Aujourd’hui, j’avais l’intention de lui dire : « S’il n’y avait que des gens comme toi, nous nous déplacerions encore en nous servant de notre queue, comme les singes », mais ça ne le vexerait certainement pas beaucoup.
Forrester s’éclaircit la gorge d’un air gêné :
— À votre place, je n’essaierais pas trop de le vexer : je vais peut-être être obligé de travailler pour lui.
Les deux enfants le regardèrent d’un air consterné.
Le garçon fit disparaître l’image de Taiko sur le mur et s’écria :
— Non, Charles, ne fais pas ça ! Mim nous a dit que tu l’avais flanqué à la porte !
— C’est vrai, mais il va peut-être falloir que je change d’avis. J’ai besoin de trouver du travail ; c’est d’ailleurs pour ça que je suis ici.
— Oh ! bon, fit la petite. Mim t’en trouvera, elle. N’est-ce pas, Tunt ?
Son frère n’avait pas l’air aussi convaincu :
— Si elle peut. Qu’est-ce que tu sais faire, Charles ?
— C’est justement le problème. En tout cas, il va bien falloir que je trouve une solution : je n’ai plus d’argent.
Ils se contentèrent de le regarder avec de grands yeux. Ils avaient surtout l’air gêné. Au bout d’un moment, la petite fille soupira :
— Mon pauvre Charles, tu es vraiment bête à pleurer. Je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un sans argent, en dehors des Oubliés. Tu ne sais pas comment trouver un emploi ?
— Non, pas très bien.
— Sers-toi du satisfacteur, dit le garçon d’un air supérieur.
— J’ai déjà essayé, mais…
— Tu n’as qu’à lui dire que tu veux passer un test d’aptitude professionnelle et qu’il te donne ensuite des conseils.
— Euh… qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour ça ?, hasarda Forrester.
Le garçon soupira :
— Enfin, Charles ! À quoi crois-tu que sert un satisfacteur ?
De fait, tout se passa très simplement, encore que le test d’aptitude professionnelle comportât des questions assez bizarres :
— Qu’est-ce que « Dieu » ?
— Vos selles sont-elles noires et visqueuses comme du goudron ?
— Si vous étiez une fille, aimeriez-vous être un garçon ?
— Supposez qu’il existe des Plutoniens. Supposez qu’il existe des elfes. Si les elfes attaquaient Pluton sans prévenir, de quel côté seriez-vous ?
— Pourquoi êtes-vous meilleur que les autres ?
La plupart des questions étaient dans ce style, certaines pires encore, soit parce qu’elles étaient totalement incompréhensibles à Forrester, soit parce qu’elles le mettaient vraiment en posture délicate devant les enfants. Mais ceux-ci avaient l’air de trouver cela tout normal et, d’ailleurs, au bout d’un moment, ils s’en lassèrent et retournèrent à leur vidéoscopie, pour regarder ce qui semblait être un journal d’informations. Pendant ce temps, Forrester répondait aux questions du mieux qu’il pouvait, étant parvenu à la conclusion que la machine savait ce qu’elle faisait même si lui ne le savait pas. Ses réponses n’avaient naturellement pas plus de sens que les questions. Il comprit au bout d’un bon moment que le satisfacteur ne faisait sans doute qu’enregistrer les réactions de son système nerveux et qu’il en apprenait plus par les petites impulsions qui lui traversaient le cerveau que par ses paroles. Cela fut confirmé, à la fin du questionnaire, quand l’appareil annonça :
— Homme Forrester, nous allons maintenant étudier vos réactions jusqu’à ce que vous reveniez à l’état de repos. Je vous informerai ensuite des possibilités d’emploi.
Forrester se leva, s’étira et regarda autour de lui. Il avait réellement l’impression qu’il venait de passer une épreuve du feu. Ressusciter amenait presque autant d’ennuis que naître pour la première fois.
Les enfants étaient en train de commenter la scène qui se déroulait sur le mur vidéocapteur, et qui montrait, entouré d’appareils de sauvetage, un gros avion de transport qui venait de s’écraser sur une sorte de montagne, dans une région inconnue. Tout autour s’affairaient les secours. Des hommes et des machines l’arrosaient avec des produits chimiques quelconques tandis que d’autres emportaient les victimes sur des civières jusqu’à des appareils que Forrester reconnut, grâce au caducée rouge, comme étant des hélicoptères d’intervention pré-hibernatoire. On remarquait aussi, un peu partout, de tout petits hélicoptères aux couleurs vives, dont on ne voyait pas très bien le rôle qu’ils jouaient s’ils n’appartenaient pas à des badauds. Comme ces autres badauds, pensa Forrester, qui, une certaine nuit, avaient assisté à sa mort dans un incendie d’immeuble, insensibles à la bruine et au vent glacial ou aux policiers qui tentaient de les repousser…
— Le vieux Hap n’y arrivera jamais ! dit le garçon à sa sœur. — Puis, apercevant Forrester — : Ça y est ? Tu as fini ?
Forrester fit signe que oui.
Pendant ce temps, une voix commentait sur l’écran : « … Encore réussi ! Ce qui fait pour l’instant un total de trente et un plus cinquante-cinq sur un total idéal de quatre-vingt-dix-huit. Pas mal pour le vieux champion ! Pourtant, Hap est toujours derrière le jeune Maori de Port Moresby… »
— Qu’est-ce que vous regardez ? demanda Forrester.
— Seulement les demi-finales, répondit le garçon. Et ton test, qu’est-ce que ça a donné ?
— Je n’ai pas encore les résultats.
L’image changea sur l’écran. On voyait maintenant une carte astronomique stylisée avec des flèches et des points jaunes et verts. Forrester reprit :
— Est-ce qu’il est exagéré de demander dix millions par an ?
— Enfin, Charles ! Comment veux-tu qu’on le sache ?
Le garçon était manifestement plus intéressé par le programme sur l’écran que par Forrester, mais il ajouta :
— La moyenne prévue pour Tunt est à peu près de douze millions par an. La mienne, de quinze millions, évidemment, nous avons plus… d’avantages.
Forrester s’assit et se résigna à attendre les résultats. Sur l’écran, les flèches et les points se déplaçaient dans tous les sens à travers la carte, tandis qu’une voix disait : « Les rapports d’enquête en provenance de 61 Cygni, Proxima Centauri, Epsilon Indi et Cordoba 31353 ne montrent aucun signe d’activité artificielle ni aucune modification dans les niveaux nets d’énergie du système.
— Quels idiots ! s’exclama la fille. Ils ne seraient même pas fichus de trouver un Martien dans un matelas !
« À Groombridge One, l’objet non identifié détecté il y a six jours ne révèle aucune manifestation émissive. Il pourrait donc s’agir d’une très grande et très massive comète, mais l’hypothèse d’un phénomène artificiel, générateur potentiel de conflit, n’est évidemment pas écartée. Inutile de souligner qu’il fait l’objet d’une surveillance minutieuse, et l’état-major du SEPF dans la Cité Fédérale annonce qu’il a déprogrammé deux monitors supplémentaires de leur orbite passive… »
— De quoi parlent-ils ? demanda Forrester au garçon.
— De la guerre, évidemment. Tais-toi un peu !
« … Nous avons reçu de bonnes nouvelles ce soir du 22H Camelopardis ! Le dernier bulletin que nous venons de recevoir du centre de contrôle des sorties indique que l’opération délicate qui consistait à remplacer la sonde endommagée est terminée ! La première des pièces de rechange envoyée d’urgence par le BO 7899 a pu être mise en orbite stellaire sans difficulté, orbite presque circulaire. Tous les dispositifs sont prêts à fonctionner. Sept autres opérations identiques… »
— Oh ! là, là ! Elle n’est vraiment pas drôle, cette guerre ! fit la petite. Charles, c’était mieux de ton temps, n’est-ce pas ?
— À quel point de vue ?
Elle prit un air étonné :
— Est-ce qu’il y avait davantage de morts ?
— Si tu appelles ça « mieux », alors c’est possible : la Deuxième Guerre Mondiale a tué vingt millions de gens, je crois.
La gosse n’en revenait pas :
— Vingt millions ?… Et nous, combien en avons-nous tué jusque-là, Tunt ? Vingt-deux ?
— Vingt-deux millions ? dit Forrester.
Le garçon secoua la tête d’un air blasé :
— Non. Vingt-deux Siriens. C’est minable, hein ?
Mais avant que Forrester ait pu répondre, la voix de son satisfacteur s’éleva :
— Homme Forrester ! Vos tests ont été intégrés et analysés. Puis-je transcrire les résultats sur l’écran des enfants Bensen ?
Le garçon accepta à contre-cœur que son outil de loisirs serve de vulgaire tableau pour faire du calcul mathématique.
La carte astronomique céda la place sur l’écran à toute une série de courbes sinusoïdales et de chiffres tremblotants qui n’avaient aucun sens pour Forrester.
— Vous pouvez demander une réévaluation de n’importe quel élément du profil, si vous le désirez. Homme Forrester…
Mais Forrester ne désirait rien du tout : de toute façon, il ne comprenait rien aux graphiques qu’il avait sous les yeux. Pourtant, l’espace d’une seconde, cela le ramena en arrière, juste après son retour du service militaire, à la fin de la guerre de Corée. Ayant alors dû s’en remettre à un bureau de main-d’œuvre pour trouver du travail, il avait rejoint les rangs serrés des chômeurs qui racontaient leurs mensonges à un employé blasé. Il revoyait encore le linoléum par terre et les queues interminables de gens qui, comme lui, voulaient seulement toucher l’allocation-chômage en attendant que les perspectives d’avenir soient meilleures. Mais cette vision s’effaça vite, car le satisfacteur commençait déjà à faire ses commentaires.
— Votre profil, Homme Forrester, révèle une aptitude relativement élevée aux emplois impliquant service et contact personnels. J’ai sélectionné quatre-vingt treize possibilités. Voulez-vous que je vous en donne la liste ?
— Dieu du ciel, non ! Dis-moi seulement celui qui le paraît le meilleur.
— Le choix optimum est le suivant. Homme Forrester : salaire, dix-sept mille cinq cents…
— Hé ! attends ! J’avais demandé dix millions !
— Je sais. Homme Forrester, vous avez demandé dix millions par an. Il s’agit ici de dix-sept mille cinq cents par jour. Sur la base de quatre jours de travail par semaine, et compte tenu des heures supplémentaires et des charges sociales, cela fait trois millions huit cent mille dollars par an. Je vous précise que toutes vos dépenses sont également prises en compte sur la base optimale de cinq millions en sus du salaire proprement dit.
Forrester s’embrouillait dans tous ces chiffres. Il se tourna vers les enfants :
— Cela fait à peu près neuf millions par an. Je peux vivre avec ça ?
— Bien sûr, Charles, si tu t’arranges bien.
Forrester prit sa respiration :
— D’accord, je le prends.
Apparemment, pour le satisfacteur, cela ne faisait ni chaud ni froid :
— Très bien, Homme Forrester. Voici la nature de l’emploi : conversation, synthèse, discussion. Les domaines abordés sont d’ordre général et peuvent se rattacher à n’importe quelle époque ; votre statut d’ex-hiberné ne sera donc pas un handicap pour vous. Vous êtes supposé répondre à des questions et être disponible pour des discussions, en principe par télécommunication pour des raisons de localisation géographique. Quelques déplacements sont envisagés.
Les enfants Bensen commençaient à montrer des signes d’intérêt et fixaient Forrester avec des yeux pleins de curiosité.
— Une information complémentaire. Homme Forrester : l’employeur en question a refusé les services de l’automation car il préfère l’originalité d’analyse à la précision des données. L’employeur est relativement peu familiarisé avec l’Histoire, la culture et les mœurs…
— Et comment ! fit la petite.
— … et complétera vos services, si besoin est, en faisant appel aux données fournies par le TIC.
— D’accord, l’interrompit Forrester, impatient. Où dois-je aller pour l’entrevue ?
— Vous l’avez déjà passée, Homme Forrester.
— Tu veux dire que ça y est : j’ai le job ? Et… qu’est-ce que je dois faire après ?
— Voici la marche à suivre. Homme Forrester. Veuillez noter le signal suivant. — Le satisfacteur fit retentir une espèce de sonnerie assez douce, bourdonnante. — Ceci annonce un message de votre employeur. Aux termes de votre contrat de travail, vous n’avez le droit de refuser aucun message entre dix heures cent et quatorze heures cent les jours ouvrables. Vous êtes tenu par ailleurs à prendre ces messages dans un délai ne dépassant pas douze heures même les jours non ouvrables. Merci, Homme Forrester.
Ainsi, tout était réglé. Mais Forrester, qui observait les enfants depuis quelques instants, se demandait ce qui pouvait bien les mettre dans une telle effervescence. Ils n’arrêtaient pas de se faire des messes basses en jetant à la dérobée des regards vers lui. À la fin, il n’y tint plus :
— Qu’est-ce que vous avez, tous les deux ?
Le garçon fit l’étonné :
— Nous ? Rien.
— Rien d’important, rectifia sa sœur.
— Allez ! Je vois bien qu’il y a quelque chose.
— Oh… fit la petite en hésitant, c’est simplement que nous n’avons jamais connu personne qui ait travaillé pour eux, avant.
— Travaillé pour qui ?
— Le satisfacteur te l’a dit, Charles ! dit le garçon. Tu as déjà oublié.
— Allons, Charles ! enchaîna sa sœur. Tu ne sais pas pour qui tu travailles ?
Forrester les regarda l’un après l’autre en s’efforçant de garder son calme. Décidément, ils avaient juré de lui en faire voir de toutes les couleurs, ce matin. Il s’assit et reprit son satisfacteur. Il passa en revue la ribambelle de boutons dont il était pourvu jusqu’à ce qu’il finisse par trouver celui qu’il cherchait. Ayant orienté l’appareil, dans la position « vaporisation », contre son bras, il appuya sur le bouton en question.
Il ignorait ce qu’il venait de vaporiser exactement, mais l’effet était réussi. C’était un supertranquillisant en tout cas : il lui éclaircit l’esprit, lui ralentit le pouls et le mit en état de demander le plus calmement du monde :
— Machine ! Mais pour qui, bon sang, suis-je supposé travailler ?
— Désirez-vous que je vous montre une photo de votre employeur, Homme Forrester ?
— Tu parles si je le désire !
— Veuillez regarder l’écran cathodique. Homme Forrester.
Forrester s’exécuta. C’est alors qu’il eut d’un seul coup un mal fou à avaler sa salive…
Il fallait rendre cette justice au satisfacteur qu’il n’avait mis aucune restriction dans le choix d’un employeur. Forrester, de son côté, était prêt à accepter pratiquement n’importe quoi. Mais, en l’occurrence, tout de même, il y avait de quoi éprouver un choc.
Comment Forrester aurait-il pu s’attendre en effet à ce que son employeur ait une fourrure verte luisante pour peau, ou même une espèce de couronne de tout petits yeux plantés tout autour d’une tête pointue, ou encore des tentacules ?… Bref, il n’aurait jamais pensé qu’il aurait affaire à l’un des ennemis, à l’une des races dont la présence dans l’espace inspirait une sainte terreur à la race humaine au point de provoquer toutes ces fausses alertes aériennes, vastes programmes d’armement et autres sondages spatiaux…
Autrement dit, un Sirien.