Dans la pièce — ou peut-être était-ce un parc — l’éclairage projetait sur chacun des formes et des symboles de couleur. La jeune fille à la robe transparente avait, un moment, des yeux d’un rose scintillant et, l’instant d’après, un halo de cheveux d’argent. L’homme à côté de Forrester avait une peau dorée et un masque d’ombre. Des bouffées de senteurs — de la sauge à la rose — passaient dans l’air à tour de rôle. De temps à autre émanait du néant une musique aux résonances cristallines.
— Je suis riche ! s’écria Forrester. Et vivant !
Ce qui laissait visiblement tout le monde indifférent. Il cueillit une grappe de ce raisin incolore que Hara lui avait recommandé, se leva et, caressant au passage l’épaule de la jeune fille à la robe transparente, il se dirigea d’une démarche titubante vers la piscine où les convives s’ébattaient joyeusement, toute nudité confondue. Malgré le long endoctrinement qu’il avait reçu dès sa résurrection pour l’obliger à faire table rase des futilités de sa première vie, Forrester avait encore souvent du mal à contrôler un penchant atavique à la luxure ; la nudité l’inspirait toujours.
— Voici Forrester ! Il est riche ! lança quelqu’un.
Forrester sourit et fit un geste de la main. À son tour, une jeune fille s’écria :
— Chantons-lui une chanson ! Une chanson !
Et tous de l’éclabousser en chantant :
Il est mort il y a des années,
Mais il est ressuscité.
C’est un cas pour les savants, (Splash !)
Et il est riche à présent : (Splash !)
Forrester ! (Splash ! Splash !)
Forrester eut d’abord un mouvement de recul, puis il se laissa éclabousser d’eau tiède et parfumée.
— Amusez-vous ! Amusez-vous ! disait-il, avec un sourire complaisant, en contemplant les corps nus.
Corps de bronze ou d’ivoire, corps maigres ou lisses, ils étaient tous beaux. Il savait qu’ils auraient trouvé normal qu’il retire ses vêtements et se joigne à eux, mais il savait aussi que son corps ne souffrait pas la comparaison avec ceux des Adonis ici présents et n’avait aucune chance d’impressionner les Vénus à l’opulente poitrine ; aussi resta-t-il sagement sur le bord.
— Buvez et soyez heureux, car hier nous sommes morts, lançait-il en les aspergeant au hasard avec son satisfacteur.
Peu lui importait de ne pas être aussi beau qu’eux, en ce moment du moins ; il était heureux, rien ne le tourmentait : ni soucis, ni fatigue, ni peur. Pas même sa conscience, car, en temps normal, il aurait eu l’impression de gaspiller futilement son temps ; mais, après ce qui lui était arrivé, il avait le droit de gaspiller son temps.
Hara ne lui avait-il pas conseillé de se laisser vivre, le temps de s’acclimater à sa nouvelle existence ? Car il était resté mort très longtemps.
Et Forrester s’était empressé de suivre ce conseil ; il serait bien assez tôt demain matin pour commencer à penser aux choses sérieuses et à se préoccuper de se faire une place dans ce monde tout neuf. Sans fausse modestie d’ailleurs, il estimait qu’il n’en avait pas réellement besoin : ne possédait-il pas un quart de million de dollars ? Mais il mettait son point d’honneur à vouloir travailler pour mériter son plaisir. Il avait l’intention d’être un bon citoyen.
Par curiosité, il lança à l’adresse de l’une des jeunes filles ce qui lui passait par la tête dans le genre obscène (bien que, selon Hara, aucun propos aujourd’hui ne pût renfermer d’obscénités). En retour, la jeune fille fit un geste charmant, que Forrester s’efforça d’interpréter comme un geste obscène. Le compagnon de la jeune fille, étendu sur le bord de la piscine, souleva languissamment son satisfacteur et vaporisa sur Forrester une espèce de liquide qui, outre une vive sensation de picotement, provoqua chez lui une pulsion sexuelle instantanée avant de le plonger presque aussitôt dans un état d’épuisement rassasié qui dura quelques secondes.
Quelle délicieuse façon de vivre, en vérité ! pensa Forrester. Puis il s’éloigna de la piscine, accompagné par les dernières strophes de la chanson :
Il a dormi très longtemps,
Et qui est-il maintenant ?
Notre sauveur, notre destin ?
Est-il seulement humain ?
Forrester !
Mais il était déjà trop loin pour qu’ils l’atteignent ; d’ailleurs son attention s’était déjà portée sur quelqu’un dont il avait l’intention de faire tout de suite la connaissance.
C’était une jeune fille. Elle venait juste d’entrer et n’avait visiblement pas encore trop bu. Elle était seule ; Forrester remarqua qu’elle était presque aussi grande que lui. Hara aurait pu la lui présenter, s’il lui avait demandé, puisque c’était plus ou moins la soirée de Hara, mais celui-ci n’était pas là pour le moment et, après tout, Forrester pouvait très bien se passer de lui. Il s’avança donc vers la jeune fille et se présenta lui-même.
— Je m’appelle Charles D. Forrester. J’ai cinq cent quatre-vingt-seize ans et un quart de million de dollars. Aujourd’hui est mon premier jour de sortie après mon hibernation, et je serais très heureux si vous acceptiez de vous asseoir avec moi pour discuter un moment, ou de m’embrasser.
— Mais certainement, répondit-elle en lui prenant la main. Étendons-nous sur ces violettes. Mais faites attention à mon satisfacteur : il est rempli de quelque chose de spécial.
Une demi-heure plus tard, passant par-là, Hara les trouva tous deux étendus, enlacés, têtes l’une contre l’autre. Bien que le voyant, Forrester continua à discuter avec la jeune fille. Ils avaient mangé du raisin transparent de la treille au-dessus de leur tête. Les vertus enivrantes du fruit, les circonstances et une impression générale de bien-être s’étaient combinées pour éliminer de l’esprit de Forrester tout sens des convenances. Il était d’ailleurs persuadé que Hara ne lui tiendrait pas rigueur de cette nonchalance.
— Ne faites pas attention à lui, ma chérie, dit-il à sa compagne. Vous étiez en train de me dire que je ne devais pas signer comme donateur.
— Ni comme gibier. Il y a un tas d’amateurs pour ce genre de sport, parce qu’il y a beaucoup d’argent à gagner. Mais ils se font toujours avoir parce qu’il est difficile de se rendre compte de ce que cela coûte finalement.
— C’est très intéressant. — Forrester soupira et tourna la tête vers Hara. — Savez-vous, Hara, que vous êtes un boulet à mon pied ?
— Et vous, un ivrogne, répliqua Hara. Bonjour, Tip ! Eh bien, vous avez l’air de vous entendre à merveille tous les deux !
— Il est gentil, dit la jeune fille. Vous aussi, bien entendu, Tip. N’est-ce pas l’heure du champagne, maintenant ?
— Elle est largement passée même. C’est pour cela que je vous cherchais. Je me suis pourtant donné beaucoup de mal pour avoir ce champagne ce soir. Maintenant Forrester va bien gentiment se lever et en boire un peu pour nous montrer comment il se boit.
— En le versant, tout simplement, dit Forrester.
Hara l’observa plus attentivement et secoua la tête d’un air de reproche :
— Faut-il donc que vous oubliiez tout ce que je vous dis ?
Puis, prenant son satisfacteur, il vaporisa sur Forrester quelque chose de très froid et qui laissait une profonde sensation tonifiante.
— Vous ne deviez pas boire exagérément ce soir. Modérez-vous. N’oubliez pas que vous avez été mort. Il va falloir vous décider à faire ce que je vous dis. Maintenant voyons un peu ce champagne.
Comme un enfant obéissant, Forrester se leva et, un bras autour de la taille de la jeune fille, suivit Hara vers le buffet dressé pour la soirée. Sa compagne avait des cheveux d’un blond très pâle relevés en une espèce de couronne au-dessus de sa tête, et les artifices de l’éclairage donnaient l’impression que des lucioles s’y étaient accrochées.
Forrester se dit que, dans l’éventualité où il retrouverait sa femme, Dorothy, il devrait sans doute renoncer à ce genre de distractions ; mais, en attendant, il trouvait sa situation présente très agréable. Et rassurante. Avec une jolie fille à son bras, il lui était difficile de se souvenir que, il y a seulement quatre-vingt-dix jours, son corps était encore à l’état de cristal congelé dans un bain d’hélium liquide, le cœur et le cerveau à l’arrêt, les poumons présentant l’aspect pitoyable d’un magma de tissu cicatriciel.
Il fit sauter le bouchon de la bouteille comme il l’avait toujours vu faire, trinqua et but. Il ne connaissait pas le nom qui figurait sur l’étiquette, mais c’était bien du champagne. À la demande de Hara, il déclama The Bastard King of England, ce qui lui valut des applaudissements nourris ; mais, bien qu’il se rendît parfaitement compte qu’il recommençait à tituber et à bégayer, il ne voulait pas se laisser dégriser.
— Oh ! vous, tous autant que vous êtes… beuglait-il. Vous avez beau savoir beaucoup de choses, vous ne savez pas vous saouler !
Ils étaient une vingtaine à danser en rond sur une musique où les trémolos de la flûte répondaient aux pizzicatti du violoncelle ; ils se tenaient tous par le bras, frappant bruyamment des pieds et changeant brusquement de sens. C’était à mi-chemin entre le quadrille et la danse champêtre. La jeune fille s’écria :
— Oh ! Charles ! Charles Forrester ! Vous faites presque de moi une Arcadienne !
Lui dodelinait de la tête en souriant. Elle se tenait à sa droite et, à sa gauche, il était flanqué d’une immense créature en collants oranges, un homme qui, aux dires de quelqu’un, revenait de Mars et supportait mal la pesanteur sur la Terre. Pourtant, il riait. Tout le monde riait. Beaucoup se moquaient visiblement de Forrester, peut-être à cause des efforts comiques qu’il faisait pour garder la cadence, mais, en tout cas, personne ne riait plus fort que lui.
Ce fut à peu près la dernière chose dont il se souvint de cette soirée. Il y eut des cris ; on parlait de lui en tout cas. Quelqu’un proposa un moyen de le dessaouler, il y eut des protestations, suivies d’une discussion interminable entrecoupée de petits rires. Lui continuait à dodeliner de la tête d’un air béat, comme une poupée désarticulée. Il n’aurait su dire quand la soirée se termina ; il se revoyait vaguement suivant la jeune fille, qui le faisait passer entre des espèces d’édifices géants, des monuments quelconques. Il chantait à tue-tête. Il se souvint aussi d’avoir embrassé la jeune fille et d’avoir reçu presque tout de suite après une petite giclée d’un liquide aphrodisiaque — provenant du satisfacteur de sa compagne — qui avait provoqué chez lui une étrange sensation de désir et de crainte mélangés. Mais il n’avait aucun souvenir d’avoir regagné sa chambre et de s’être couché.
Quand il se réveilla le lendemain matin, il se sentait reposé, plein d’entrain et d’énergie, mais seul.