En quatrième vitesse, Forrester finit de mettre son pantalon, enfila son pull-over, des sandales, et accrocha le satisfacteur à sa ceinture.
— Par où faut-il passer ? rugit-il.
— Par ici, Homme Forrester.
Une ouverture dans le mur s’élargit comme deux parenthèses, et Forrester s’y rua comme un fou. Une grande salle, une rampe, une double porte ouverte, et il se retrouva dehors, dans l’allée, un soleil radieux au-dessus de la tête et au milieu de gens qui changèrent à peine d’expression en le voyant.
Il regarda autour de lui : oui, l’hélicoptère d’intervention pré-hibernatoire était là, tout blanc et luisant dans le ciel ; son passager avait l’air perdu dans la contemplation du néant.
— Où est Heinzie ? demanda Forrester.
— Il vous suit, Homme Forrester. Voulez-vous l’affronter ici ?
— Ah ! non ! Qui est-ce qui t’a parlé de l’affronter, imbécile ? Je veux lui échapper, au contraire !
Il se rendit compte qu’il était en train d’attirer l’attention sur lui ; les gens commençaient à avoir une expression intriguée, voire carrément hostile.
Le satisfacteur dit en hésitant :
— Homme Forrester, je dois vous demander d’être plus précis. Désirez-vous éviter de vous mesurer en combat singulier avec Homme Heinzlichen définitivement ?
— Oui, mais… je crois que je n’ai plus tellement le choix à présent, constata Forrester amèrement.
En effet, les portes du ramporium venaient de s’ouvrir en grand, et le Martien fonçait tout droit dans sa direction. Il ne lui restait plus qu’à l’attendre de pied ferme.
Le Martien se planta devant lui, souillant comme un phoque, et dit :
— Ponchour ! Déssolé de fous afoir fait attendre si longtemps.
— Rien ne pressait, vous savez, lui fit remarquer Forrester aimablement.
En même temps, il examinait soigneusement son adversaire pour voir s’il avait une arme, mais, apparemment, il n’en avait pas. Il portait une espèce de perruque de boucles blondes qui lui encadrait comiquement le visage et lui tombait sur la nuque ; mais, à part ce détail, il n’avait pas changé par rapport à la dernière fois où Forrester l’avait vu. Il n’avait même pas de bâton, son satisfacteur était à sa ceinture, et ses mains vides pendaient le long de son corps.
— Donc, dit le Martien, fous étiez chez les Oupliés, et moi, ch’afais d’autres choses à faire. Maintenant que tout est rentré dans l’ordre, finissons-en, foulez-fous ?
— Qu’est-ce que je suis supposé faire ?
Le Martien s’énerva :
— Battez-fous, impécile ! Qu’est-ce que fous croyez donc ?
— Mais je ne suis même pas fou ! protesta Forrester.
— Sapristi ! rugit le Martien. Che le suis, moi, ça suffit ! Allez, pattez-fous !
Mais ses mains restaient toujours le long de son corps. Forrester se déplaça légèrement, mais discrètement. Autour, les gens, que le spectacle intéressait à présent, formaient un cercle ; Forrester crut même en entendre faire des paris. En l’air, le passager de l’hélicoptère d’intervention pré-hibernatoire surveillait tranquillement la scène. Au moins, se dit Forrester après avoir jeté un rapide coup d’œil dans sa direction, si je le laisse me tuer, les autres seront à pied d’œuvre. Et peut-être, après tout, qu’un nouveau séjour en hibernateur n’est pas une si mauvaise solution, le temps que cette histoire de Siriens soit réglée…
— Allez-fous fous battre, oui ou non ? le pressa le Martien.
— Une question, d’abord.
— Ch’écoute.
— Votre façon de parler : j’ai eu une dispute l’autre jour à ce sujet…
— Qu’est-ce qu’elle a ma façon de parler ?
— Je croyais que c’était un accent allemand, mais l’autre Martien était irlandais et il parlait exactement comme vous…
Heinzlichen prit un air ahuri :
— Irlandais ? Allemand ?… Écoutez, Forrester, sur Mars nous afons une pression de six cents millibars, fous comprenez ? On perd une partie des hautes fréquences, c’est tout. Che ne sais pas ce que feul dire « allemand » ou « irlandais ».
— Dites donc, mais c’est intéressant ! s’écria Forrester. Vous voulez dire que ce n’est pas vraiment un accent ?
— Che trouve surtout que fous afez déchà gaspillé trop de temps !
En disant ces mots, le Martien se jeta sur Forrester. Et, dans cette allée inondée de soleil, au milieu des plantes ambulantes qui le bousculaient et de la foule qui hurlait son excitation, celui-ci se retrouva en train de lutter pour défendre sa vie. Non content d’être gros, ce bougre de Martien était fort comme un Turc ! Comment, d’ailleurs, un Martien pouvait-il être fort comme un Turc ? se demanda Forrester. Qui prétendait que les habitants de ces planètes soumises à de faibles gravités perdaient leur tonus musculaire ? Pourquoi lui, Terrien, n’était-il pas capable d’écraser cette misérable créature des faibles gravités d’un seul coup ?
De fait, il n’y arrivait pas. Le Martien l’écrasait de tout son poids et lui cognait obstinément la tête contre le sol. Heureusement pour Forrester que celui-ci était composé d’une substance élastique comme du caoutchouc, et pas de ciment ; mais, caoutchouc ou pas, il commençait à avoir une migraine terrible et la tête qui lui tourne. Et, par-dessus le marché, son adversaire joignait l’insulte au geste.
— Relèfe-toi et bats-toi ! beuglait-il. Ce n’est pas drôle, tu sais !
Cet instant marqua pour Forrester les limites d’une maîtrise civilisée de soi. Hurlant de rage, il se redressa brutalement et envoya le Martien valdinguer un peu plus loin. Puis, bondissant sur ses pieds, ce fut son tour de se laisser lourdement tomber sur son adversaire, lui appliquant son genou contre la gorge. Apercevant du coin de l’œil le satisfacteur du Martien qui s’était détaché de sa ceinture, il l’empoigna comme une canne de golf pour en assener de toutes ses forces des coups sur le crâne de son ennemi. Au milieu de sa fureur, Forrester eut un instant de surprise : l’appareil sonnait comme du bronze sur le crâne ! Et puis il comprit : la perruque n’était pas simplement des cheveux ; c’était une armure destinée à protéger son crâne !
— Saloperie ! rugit Forrester, dont la fureur redoubla.
Oui, le Martien s’était préparé à cette bataille en se mettant un casque ! Alors, modifiant le tir, Forrester le frappa en pleine figure. Aussitôt, le sang jaillit, des dents se brisèrent. Forrester continuait à frapper ; le Martien essayait de crier mais ne pouvait pas. Forrester frappait, frappait toujours…
Derrière lui, la voix du passager de l’hélicoptère d’intervention pré-hibernatoire retentit :
— Bon, ça suffit comme ça. Je vais m’occuper de lui à présent.
Toujours à genoux, hors d’haleine, Forrester s’assit sur les talons et contempla le spectacle lamentable qu’offrait le visage du Martien. Il réussit à articuler :
— Il est… Il est mort ?
— On ne peut plus mort, répondit l’autre. Voudriez-vous vous déplacer un petit peu ?… Merci. Maintenant, il est à moi. Attendez le flic, s’il vous plaît, pour le constat.
Ce qui se passa ensuite était très confus dans la mémoire de Forrester. Il se revoyait vaguement retournant au vestiaire-toilette du ramporium pour prendre une nouvelle douche et changer de vêtements. Un bain de vapeur tonifiante le réveilla et lui éclaireit un instant les idées. Mais, dès qu’il ressortit de la pièce, le brouillard revint. Il ne s’agissait pas des séquelles de son combat contre Heinzie, mais simplement des symptômes d’un traumatisme psychique.
Il avait en effet détruit une vie humaine !
— Pourtant, il réagit tout de suite contre cette idée : il ne l’avait pas vraiment détruite, puisque, après un petit séjour dans l’hibernateur, il n’y paraitrait plus !
Mais le choc n’en subsistait pas moins. Ni même le mystère : car — était-ce une idée ? — il avait l’impression que le Martien ne s’était pas défendu…
Adne l’attendait, avec Taiko. Ils avaient assisté au combat et étaient restés pour l’aider, après. Ou aider le Martien, peut-être bien, songea-t-il avec amertume : cela ne faisait certainement aucune différence pour eux. Quoi qu’il en soit, Adne le ramena chez elle, où elle le laissa quelques instants, le temps d’aller vérifier s’il pouvait retourner dans son propre appartement. Elle l’y accompagna avant de le laisser en compagnie de Taiko, qui voulait discuter un peu.
— Beau combat, Charles. Vous avez dû être secoué, j’imagine. Bon sang, je me rappelle mon premier mort !… Oh ! il n’y a pas à avoir honte, vous savez. Mais, si vous devez travailler pour la Fraternité, il faut vous ressaisir.
Forrester se redressa et regarda Taiko :
— Mais qu’est-ce qui vous fait penser que je veux travailler pour les Ludites ?
— Allons, Charles, allons ! Prenez un coup de ce remontant, vous allez voir… Là, le bouton vert…
— Vous allez me faire le plaisir de ficher le camp d’ici et de me laisser tranquille !
Taiko donnait des signes d’impatience :
— Enfin, sapristi, qu’est-ce que vous avez ? Vous avez dit vous-même que vous vouliez nous aider à appliquer le programme de la Fraternité ! Eh bien, il n’y a plus une minute à perdre maintenant : voici l’occasion que nous attendons depuis si longtemps, mon vieux ! Tout le monde est complètement obnubilé par les Siriens ; ils vont tous se ruer dans les hibernateurs, et c’est à ceux d’entre nous qui sont seuls capables d’affronter sérieusement la situation de profiter de la pagaille pour agir ! Nous pouvons nous débarrasser de la menace des machines une fois pour toutes si nous… — Taiko hésita, lança un regard songeur vers Forrester et se reprit — : … Bref, êtes-vous avec nous ou contre nous ?
Forrester envisagea un instant la possibilité d’expliquer à son interlocuteur que son intérêt pour la Fraternité Ned Lud n’avait pour seule motivation que le moyen de gagner de l’argent pour vivre et que, à présent qu’il avait été généreusement mis à l’abri du besoin par le Sirien, cet intérêt s’était subitement évaporé. Renonçant à cette perspective trop éprouvante, il répondit :
— Je crois que je suis contre vous.
— Charles, vous me rendez malade ! Enfin, vous, vous qui avez tellement de raisons de vous plaindre de cette époque que nous vivons ! Ne voulez-vous pas essayer de remédier au mal de la domination des machines ? Ne voulez-vous pas… ?
— Je vais vous dire ce que je veux, répliqua Forrester, en se levant pour donner l’exemple. Je veux que vous vous en alliez ! Et vite !
— Vous êtes encore sous le coup de l’émotion, dit Taiko. Quand vous irez mieux, appelez-moi. Je suis difficile à joindre parce que… Enfin, peu importe. Je ferai en sorte que vous puissiez toujours m’atteindre. Parce que je vous connais, Charles : je sais que vous voudrez nous aider à mettre fin à cette monstrueuse hypocrisie et à rendre à l’homme… Bon, bon. Je m’en vais…
Quand la porte se fut refermée sur lui, Forrester resta plus d’une heure les yeux dans le vague, sans même penser. Puis il s’étendit pour dormir, son seul regret étant que, tôt ou tard, il devrait se réveiller.